Le Juif errant (Eugène Sue)/Partie XVI/07

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Méline, Cans et compagnie (9-10p. 99-113).
Seizième partie


VII


L’ange gardien.


À la fraîcheur charmante de Rose et de Blanche avait succédé une pâleur livide ; leurs grands yeux bleus, devenus caves, commençant à se retirer au fond de leurs orbites, paraissaient énormes ; leurs lèvres, naguère si vermeilles, se couvraient déjà d’une teinte violette… comme celle qui remplaçait peu à peu la transparence carminée de leurs joues et de leurs doigts effilés… On eût dit que tout ce qu’il y avait de rose et de pourpre dans leur ravissant visage se ternissait ainsi peu à peu sous le souffle bleuâtre et glacé de la mort…

Lorsque les orphelines se trouvèrent face à face, défaillantes, se soutenant à peine… un cri de mutuel effroi sortit de leur sein ; chacune, à la vue de l’épouvantable altération des traits de sa sœur, s’écria :

— Ma sœur… toi aussi, tu souffres ?…

Et toutes deux se précipitèrent dans les bras l’une de l’autre en fondant en larmes ; puis, s’interrogeant du regard :

— Mon Dieu, Rose… tu es bien pâle !

— Comme toi, ma sœur…

— Tu ressens aussi un frisson glacé ?…

— Oui, je suis brisée ;… ma vue se trouble…

— Moi, j’ai la poitrine en feu…

— Ma sœur, nous allons peut-être mourir ?…

— Pourvu que ce soit ensemble…

— Et notre pauvre père ?…

— Et Dagobert ?…

— Ma sœur… notre rêve… était vrai ! s’écria tout à coup Rose presque délirante, en jetant ses bras autour du cou de sa sœur. Regarde… regarde ;… l’ange Gabriel vient nous chercher…

À ce moment, en effet, Gabriel entrait dans l’espèce d’hémicycle réservé à chaque extrémité du salon.

— Ciel !… que vois-je ?… les filles du maréchal Simon ! s’écria le jeune prêtre.

Et s’élançant, il reçut les orphelines entre ses bras ; elles n’avaient plus la force de se soutenir ; déjà leurs têtes alanguies, leurs yeux mourants, leur souffle péniblement oppressé annonçaient les approches de la mort…

La sœur Marthe n’était qu’à quelques pas ; elle accourut à l’appel de Gabriel ; aidé de cette sainte femme, il put transporter les orphelines sur le lit réservé au médecin de garde.

De peur que le spectacle de cette déchirante agonie n’impressionnât trop vivement les malades voisines, la sœur Marthe tira un grand rideau, et les deux sœurs furent séparées, de la sorte, du reste de la salle.

Leurs mains s’étaient si étroitement entrelacées pendant un accès de paroxysme nerveux, que l’on ne put disjoindre leurs doigts crispés ; ce fut ainsi que les premiers secours leurs furent donnés… secours impuissants à vaincre le mal, mais qui du moins calmèrent pour quelques instants l’atroce violence de leurs douleurs et jetèrent une faible lueur au milieu de leur raison obscurcie et troublée.

À ce moment, Gabriel, debout à leur chevet et penché vers elles, les contemplait avec une douleur inexprimable ; le cœur brisé, la figure baignée de larmes, il songeait avec épouvante au sort étrange qui le rendait témoin de la mort de ces deux jeunes filles, ses parentes, que peu de mois auparavant il avait arrachées aux horreurs de la tempête… Malgré la fermeté d’âme du missionnaire, il ne pouvait s’empêcher de frémir en réfléchissant à la destinée des orphelines, à la mort de Jacques Rennepont, à l’effrayante captation qui, après avoir jeté M. Hardy dans la solitude claustrale de Saint-Hérem, en avait fait, presque à l’agonie, un membre de la société de Jésus[1] ; le missionnaire se disait que déjà quatre membres de la famille Rennepont… de sa famille à lui, Gabriel, venaient d’être successivement frappés par un concours de circonstances funestes ; il se demandait enfin avec effroi comment les détestables intérêts de la société d’Ignace de Loyola étaient servis par une fatalité si providentielle ?… L’étonnement du jeune missionnaire eût fait place à l’horreur la plus profonde, s’il eût connu la part que Rodin et ses complices avaient à la mort de Jacques Rennepont, en faisant surexciter par Morok les mauvais penchants de cet artisan, et à la fin prochaine de Rose et de Blanche, en faisant exalter par la princesse de Saint-Dizier les inspirations généreuses des orphelines jusqu’à un héroïsme homicide.

Rose et Blanche, sortant un moment du douloureux anéantissement où elles étaient plongées, ouvrirent à demi leurs grands yeux déjà troubles, éteints ; et puis toutes deux, de plus en plus délirantes, attachèrent un regard fixe et extatique sur l’angélique figure de Gabriel…

— Ma sœur, dit Rose d’une voix affaiblie, vois-tu l’archange… comme dans notre rêve… en Allemagne ?

— Oui… il y a trois jours, il nous est encore apparu.

— Il vient… nous chercher…

— Hélas ! notre mort… sauvera-t-elle notre pauvre mère… du purgatoire ?

— Archange… saint archange… priez Dieu pour notre mère… et pour nous…

Jusqu’alors, Gabriel, stupéfait d’étonnement et de douleur, presque suffoqué par les sanglots, n’avait pu trouver une parole ; mais, à ces mots des orphelines, il s’écria :

— Chères enfants, pourquoi douter du salut de votre mère ?… Ah !… jamais âme plus pure, plus sainte, n’est remontée vers le Créateur… Votre mère !… mais je le sais par mon père adoptif, ses vertus, son courage, ont fait l’admiration de ceux qui la connaissaient… aussi, croyez-moi… Dieu l’a bénie…

— Oh ! tu l’entends… ma sœur… ! s’écria Rose, et un éclair de joie céleste illumina un instant la figure livide des orphelines. Notre mère est bénie de Dieu !…

— Oui, oui, reprit Gabriel ; écartez ces idées funestes… pauvres enfants ;… reprenez courage, vous ne mourrez pas… Songez à votre père…

— Notre père ! dit Blanche en tressaillant.

Et elle reprit avec un mélange de raison et d’exaltation délirante qui eût déchiré l’âme la plus indifférente :

— Hélas ! il ne nous retrouvera plus à son retour… Pardonne-nous, mon père ;… nous n’avons pas cru mal agir… Nous avons, comme toi, voulu faire quelque chose de généreux, en tâchant d’aller secourir notre gouvernante…

— Et puis nous ne savions pas mourir si vite et si tôt… Hier encore nous étions gaies, heureuses…

— Oh ! bon archange, vous apparaîtrez en rêve à notre père, comme vous nous êtes apparu ; vous lui direz qu’en mourant, la dernière pensée… de ses enfants… a été pour lui…

— C’est sans prévenir Dagobert que nous sommes… venues ici ;… que notre père ne le gronde pas.

— Saint archange, reprit l’autre orpheline d’une voix de plus en plus affaiblie, à Dagobert aussi… vous apparaîtrez… pour lui dire que nous lui demandons pardon du chagrin que notre mort lui aura causé…

— Que notre vieil ami donne… une bonne caresse pour nous au pauvre Rabat-Joie, notre gardien fidèle, ajouta Blanche en tâchant de sourire.

— Et puis… enfin…, reprit Rose d’une voix plus faible, promettez-nous d’apparaître aussi à deux personnes… qui ont été si affectueuses pour nous ;… portez-leur notre dernier souvenir,… à cette bonne Mayeux… et à cette belle mademoiselle Adrienne…

— Nous n’oublions… personne de ceux qui nous ont aimées…, dit Blanche avec un suprême effort ; maintenant… que le bon Dieu… fasse… que nous allions rejoindre notre mère… pour ne plus jamais la quitter.

— Vous nous l’avez promis… vous savez… bon archange, dans le rêve… vous nous avez dit : « Pauvres enfants venues… de si loin… vous aurez… traversé cette terre… pour aller vous reposer à jamais dans le sein maternel… »

— Oh ! c’est affreux… affreux… si jeunes… et aucun espoir… de les sauver…, murmura Gabriel en cachant dans ses mains sa figure altérée. Seigneur, Seigneur, tes voies sont impénétrables… Hélas ! pourquoi frapper ces enfants d’une mort si cruelle ?

Rose poussa un grand soupir et dit d’une voix expirante :

— Que nous soyons… ensevelies… ensemble… afin d’être… après notre mort… comme pendant notre vie… ensemble.

Et les deux sœurs tournèrent leurs regards expirants et tendirent leurs mains suppliantes vers Gabriel.

— Oh ! saints martyrs du plus généreux dévouement ! s’écria le missionnaire en levant au ciel ses yeux baignés de larmes, âmes angéliques !… trésors d’innocence et de candeur, remontez… remontez au ciel !… puisque, hélas ! Dieu vous rappelle à lui, comme si la terre n’était pas digne de vous posséder.

— Ma sœur !… mon père !…

Tels furent les mots suprêmes que les orphelines prononcèrent d’une voix mourante…

Puis, les deux sœurs, par un dernier mouvement instinctif, semblèrent vouloir se serrer l’une contre l’autre, leurs paupières appesanties se soulevèrent à demi, comme pour échanger encore un regard ; alors elles frissonnèrent deux ou trois fois ; leurs membres s’affaissèrent… et un profond soupir s’exhala de leurs lèvres violettes, faiblement entr’ouvertes…

Rose et Blanche étaient mortes !…

Gabriel et la sœur Marthe, après avoir fermé la paupière des orphelines, s’agenouillèrent pour prier auprès de la couche funèbre.

Tout à coup un grand tumulte se fit entendre dans la salle.

Bientôt des pas précipités, mêlés d’imprécations, retentirent ; le rideau qui environnait cette scène lugubre s’ouvrit, et Dagobert entra précipitamment, pâle, égaré, les habits en désordre…

À la vue de Gabriel et de la sœur de charité agenouillés auprès du corps de ses enfants, le soldat, pétrifié, poussa un cri terrible, essaya de faire un pas… mais en vain, car avant que Gabriel eût pu courir à lui, Dagobert tomba à la renverse, et sa tête grise rebondit sur le parquet.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il fait nuit… une nuit sombre, orageuse.

Une heure du matin vient de sonner à l’église de Montmartre.

C’est au cimetière de Montmartre que, le même jour, on a transporté le cercueil qui, selon le vœu de Rose et de Blanche, les contenait toutes deux…

À travers l’ombre épaisse qui enveloppe le champ des morts, on voit errer une pâle lumière.

C’est le fossoyeur.

Il marche avec précaution, une lanterne sourde à la main.

Un homme, enveloppé d’un manteau, l’accompagne ; sa tête est baissée, il pleure.

C’est Samuel…

Samuel… le vieux juif… le gardien de la maison de la rue Saint-François.

La nuit des funérailles de Jacques Rennepont, le premier mort des sept héritiers, enterré dans un autre cimetière, Samuel est aussi venu s’entretenir mystérieusement avec le fossoyeur… pour en obtenir à prix d’or… une faveur…

Étrange et effrayante faveur !

Après avoir traversé bien des sentiers bordés de cyprès, côtoyé bien des tombes, le juif et le fossoyeur arrivèrent à une petite clairière, située près de la muraille occidentale du cimetière.

La nuit était toujours si noire, que l’on y voyait à peine.

Après avoir promené çà et là sa lanterne à terre et autour de lui, le fossoyeur, montrant à Samuel au pied d’un grand if aux longs rameaux noirs, une éminence de terre fraîchement remuée, il dit :

— C’est là…

— Vous en êtes sûr ?…

— Oui, oui… deux corps dans une même bière… ça ne se rencontre pas tous les jours.

— Hélas !… toutes deux dans le même cercueil… dit le juif en gémissant.

— Maintenant que vous savez l’endroit… que voulez-vous de plus ? demanda le fossoyeur.

Samuel ne répondit pas.

Il tomba à genoux, baisa pieusement la terre qui recouvrait la fosse, puis se relevant, les joues baignées de larmes, il s’approcha du fossoyeur et lui parla quelques instants tout bas… à l’oreille, tout bas… quoiqu’ils fussent seuls, au fond de ce cimetière désert.

Alors entre ces deux hommes commença un mystérieux entretien que la nuit enveloppait de son ombre, de son silence.

Le fossoyeur, épouvanté de ce que Samuel lui demandait, refusa d’abord.

Mais le juif employant tour à tour la persuasion, les prières, les larmes, et enfin la séduction de l’or que l’on entendit tinter, le fossoyeur, après une longue résistance, parut vaincu ;… quoique frémissant à la pensée de ce qu’il promettait à Samuel, il lui dit d’une voix altérée :

— Dans la nuit de demain… à deux heures.

— Je serai derrière ce mur, dit Samuel en montrant, à l’aide de la lanterne, la clôture peu élevée ; pour signal… je jetterai trois pierres dans le cimetière.

— Oui… pour signal, trois pierres, répondit le fossoyeur en frissonnant et en essuyant la sueur froide qui coulait sur son front.

Retrouvant un reste de vigueur, Samuel, malgré son grand âge, s’aidant des anfractuosités des pierres, escalada le mur peu élevé à cet endroit, et disparut.

Le fossoyeur regagna sa maison à grands pas… regardant de temps à autre avec effroi derrière lui, comme s’il eût été poursuivi par quelque sinistre vision.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le soir des funérailles de Rose et de Blanche, Rodin écrivit deux billets.

Le premier, adressé à son mystérieux correspondant de Rome, faisait allusion à la mort de Jacques Rennepont, à la mort de Rose et de Blanche Simon, à la captation de M. Hardy et à la donation de Gabriel, événements qui réduisaient le nombre des héritiers à deux… à mademoiselle de Cardoville et à Djalma.

Ce premier billet, écrit par Rodin et adressé à Rome, contenait ces seuls mots :


« Qui de sept ôte cinq, reste : DEUX.

« Faites connaître ce résultat au cardinal-prince ; et qu’il marche,… car moi j’avance… j’avance… j’avance… »


Le second billet, d’une écriture contrefaite, fut adressé et devait parvenir sûrement au maréchal Simon.

Il contenait ce peu de mots :


« S’il en est temps encore, revenez en hâte, vos filles sont mortes.

« On vous dira qui les a tuées. »




  1. À propos de captation, nous recevons la communication du fait suivant, dont nous pouvons garantir l’authenticité. Seulement, par convenance, nous ne donnerons pas les noms.

    « Monsieur,

    « Voici une captation que les jésuites opèrent en ce moment (20 juillet 1845) ; ceci vous fera voir toute l’étendue de leur puissance et du mal qu’ils peuvent faire :

    « Le fils de M. ***, horloger, rue ***, no **, est âgé de vingt-huit ans. Il occupe la chaire de *** au collège de ***. Il paraît que les jésuites ont pénétré dans ce collège, et qu’ils ont d’abord déterminé ce jeune homme à embrasser l’état ecclésiastique ; M. *** père est établi depuis trente-six ans, rue *** ; c’est un des citoyens les plus estimables de l’arrondissement ; des médailles et la croix d’honneur, données en récompense d’actes de dévouement et de courage, le grade d’officier dans la garde nationale, décerné par le choix de ses concitoyens, témoignent assez de ce qu’il y a d’honorable dans le caractère de cet excellent homme ; mais, par cela même, il n’a pas dû faire fortune. Père d’une nombreuse famille qu’il a libéralement élevée, il comptait sur son fils aîné pour le soutenir dans sa vieillesse, et pour aider ses autres enfants. Ce fils lui avait constamment manifesté le plus entier dévouement et l’affection la plus tendre ; il voulait, disait-il sans cesse, grâce au fruit de ses travaux, acheter une maison de campagne à son père, où il pourrait se reposer de ses longs travaux, soutenir ses jeunes frères et devenir le protecteur de ses sœurs ; il touchait, en effet, à ce résultat : outre les quatre mille francs d’appointements affectés à sa chaire de ***, il avait des répétitions au collège ***, et pouvait se faire au moins dix mille francs par an ; puis la Sorbonne, le collège de France l’attendaient peut-être un jour… Tels étaient la position et le noble cœur de ce jeune homme ; c’était une belle proie pour les jésuites ; ils viennent de s’en emparer. M. *** fils se fait jésuite ; il part pour Rome où le général l’appelle. Aux pleurs, au désespoir d’un père, de frères, de sœurs qui attendaient tout de lui, le nouvel adepte, dont le cœur naguère si généreux est déjà flétri, répond froidement : « Le ciel en a décidé autrement, » et lorsque le digne père s’écrie : « Mais ces promesses pour moi et pour tes frères et sœurs, que tu nous faisais quand tu nous aimais tant, que sont-elles devenues ?Le ciel a prononcé ! » telle est l’unique réponse du nouvel adepte des jésuites ; il a été impossible de rien obtenir de plus de ce jeune homme naguère si bon, si expansif, si dévoué à sa famille ; il n’a plus de cœur, il part pour Rome. Le plus malheureux des pères me racontait hier cette cruelle détermination, et il ajoutait : « Si on le portait au cimetière, je pleurerais sa mort ; mais le savoir vivant et sans âme depuis qu’il est devenu la victime de ces infâmes corrupteurs, c’est pire que la mort. »

    « Agréez, monsieur, etc.

    « ***, avocat à la cour royale de Paris. »

    Nous livrons à tous les pères, à toutes les mères de famille l’appréciation de ce fait d’effrayante captation ! Et le parti prêtre, qui prend son mot d’ordre à Rome, et qui dispose de ces terribles moyens d’action sur la jeunesse, même en dehors de ses séminaires, ose demander une part égale à celle des laïques dans le libre enseignement ! Et ce parti a l’audace de s’étonner de ce que les gens de bon sens ne veulent lui accorder qu’un droit d’enseignement très-limité, et, encore, prudemment entouré des réserves les plus excessives, des restrictions les plus sévères et de la surveillance la plus incessante, la plus directe, la plus absolue !