Le Juif errant est arrivé/Adieu ! Ben !

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Albin Michel (p. 216-225).

XIX

ADIEU ! BEN !


On va se quitter, mon cher Ben. Évidemment nous ne pleurerons pas ; cependant nous sommes devenus de grands amis depuis la soirée de Mukacevo où vous avez voulu me prouver que les perroquets nichaient dans les Carpathes. Avons-nous eu assez froid ensemble ! Notre Juif errant des Marmaroches, où peut-il être à cette heure ? Est-il arrivé ? En quel pays ? A-t-il vendu ses bougies ? Et le débarquement à cinq heures du matin à Oradea-Mare, votre bosse au dos ? Nous n’avons pas replacé la Mézuza, c’est une petite mauvaise action. Vos parents de la Galanterie frémissent-ils toujours au souvenir des pogromes ? Peut-être reverrai-je le pionnier de Kichinev à Jérusalem ? Savez-vous que, dans sa fureur antisioniste, l’horloger de Cernauti a définitivement saboté ma montre ? Ces pauvres Juifs de Lwow, tout de même ! Et ceux de Cracovie ? Quel dommage qu’ils refusent de se laisser photographier. J’ai raté les plus beaux. Et Nalewki ? Si le rabbin miraculeux avait été moins intolérant à votre endroit, tout se serait bien passé, en somme. Et voilà que vous allez rejoindre votre Russie sud-carpathique…

Nous marchions dans Varsovie, Ben et moi.

— Quand vous serez en Palestine, me dit-il, vous regarderez de tous vos yeux et vous m’écrirez de là-bas si la tentative vaut le dérangement.

— Vous êtes un homme de peu de foi !

— Je suis un Juif qui cherche son chemin.

— Vous l’avez trouvé en Tchécoslovaquie.

— Quand un alpiniste de chez vous couche au refuge, dans la montée, croit-il avoir atteint le sommet du mont Blanc ? Pour nous, Juifs de cette partie de l’Europe, le mont Blanc est encore dans les nuages. Moi je me suis réfugié dans les Marmaroches. D’autres sont restés en Russie, en Pologne, en Roumanie. Mais que notre état, momentanément sédentaire, ne vous abuse pas. Aucun de nous ne se sent arrivé. Nous sommes encore tous en marche vers un pic inaccessible.

— Vous, peut-être ?

— Tous ! Le temps n’a apaisé l’âme d’aucun de nous.

— Je me rappelle cependant qu’à Whitechapel j’ai entendu quelques familles regretter la Russie. « Ah ! si nous avions pu rester en Russie ! » me disaient-elles.

— C’était un aveu et non un regret. Regret, d’ailleurs, ne veut pas dire attachement. On regrette souvent une situation qui était loin de vous satisfaire. Les Juifs de Russie ? Ils savent qu’ils profitent d’une trêve. Le bolchevisme leur apporta la paix. Tout régime qui succédera au bolchevisme leur apportera la guerre. Ils feront les frais de la débâcle. Les pogromes de Petlioura seront dépassés. Tous le savent, et ce sera épouvantable. En Pologne ? Situation plus mauvaise qu’elle ne l’a jamais été. Hostilité ouverte en Roumanie. Neutralité, mais abandon en Tchécoslovaquie. Voilà le cadre ! Qui n’en voudrait sortir ?

— Le peuple juif, mon cher Ben…

— Le peuple juif est comme les autres peuples. Il a ses satisfaits et ses malheureux. Et les satisfaits ne s’occupent pas des malheureux. Ce qui le distingue, c’est d’avoir été écartelé. Toute nation a son image. Vous n’avez qu’à regarder les pièces de monnaie. Elles sont frappées tantôt à l’empreinte d’un coq, d’une tête de femme, d’un faisceau, d’un aigle, d’un roi. L’image du peuple juif devrait être cubiste : les bras d’un côté, la tête de l’autre, les jambes dans un coin et le tronc absent ! Les Juifs d’Amérique et d’Europe occidentale représentent la tête. Les sept millions sis en Russie, en Pologne, en Roumanie sont le tronc. Ceux qui, comme moi, se sont mis en marche vers je ne sais quoi, sont les jambes.

— Et les bras ?

— Ce sont tous les misérables qui vous les ont tendus. La tête, elle, a changé de corps. C’est la plus magnifique réussite chirurgicale que je connaisse. La tête nous a quittés, un jour, emportée par deux ailes, et, s’étant multipliée dans son voyage, s’est allée poser sur les épaules de l’Angleterre, de la France, de l’Allemagne, de l’Amérique. Depuis, nourrie de sang étranger, elle nous a complètement oubliés. Quand de cruelles convulsions agitent le tronc, elle n’entend même pas ses immenses soupirs. Nous sommes bel et bien divisés en quatre :

1o Les Juifs de chez vous : les assimilés ;

2o Les Juifs d’ici : les emprisonnés ;

3o Les Juifs de Palestine : les illuminés ;

4o Les Juifs comme moi.

— Les alpinistes ?

— Un alpiniste qui n’a pu jusqu’ici gravir que les Carpathes ! Vous vous souvenez de la fameuse école de la rue Saint-Georges, de ces étudiants en papillotes et en chapeau rond ? Je fus l’un de ces étudiants. Vous pouvez me regarder ; mon front ne me démentira pas. J’ai mendié dans Nalewki le pain de ma jeune science. Les nuits, j’ai gardé la boutique d’un marchand de nippes dans un cul-de-sac de la rue de l’Oie. Quatorze heures par jour j’ai bu le Talmud à plein goulot et, voilà dix ans, vous m’auriez vu tanguer, ivre autant que les autres, sur un banc de la Mesybtha. J’étais parti pour être un Juif emprisonné, emprisonné par sa religion et par la Pologne, mais on ne m’a pas trouvé de femme, et je me suis réveillé devant le rabbinat. Je n’oublie pas mon arrivée dans la communauté de Podosk : un village dans la boue, deux chiens affamés cherchaient en tremblant une nourriture urgente. Une paysanne polonaise essuyait, de l’intérieur, la vitre de sa fenêtre. Un Juif poussait une voiture remplie de peaux de mouton. Et je vis des maisons de bois coiffées de chaume. Voilà où me conduisaient six années de folles études. Mon corps en frissonna dans son caftan. Rabbin ? Guide d’Israël ? Et où donc ? Ici ? Pour trente, quarante ans, jusqu’à ma mort ? Je me sentis si nebbich, si pauvre homme que, tout en marchant vers ma future bergerie, je disais : Non ! Non ! Non !

La première nuit, dans ma Chata (isba) décida de moi. En rêve, je vis le monde. Puisque je n’avais pas de patrie, ne pouvais-je en choisir une ? Les grandes bornes de notre espérance dansèrent devant mes yeux : Londres, Paris, New-York, Berlin ! Quitter le caftan, couper mes papillotes, m’assimiler, moi aussi ? Ma mémoire avait été si bellement entraînée dans cette Mesybtha que j’apprendrais tout en une seule journée, et le français, et l’anglais, et l’espagnol, et les manières de chacun des peuples, et comment me tenir dans un veston. Je bouillais, et l’esprit religieux s’échappait de moi.

Je passai une semaine à Podosk. Et sans prévenir, attiré par l’inconnu, je repris le train pour Varsovie. Que je vous raconte : je me rendis au marché du bout de Zoliborska, là où l’on retire les habits du four à désinfecter pour les mettre sur son dos. J’acquis mon premier veston ; il était vert ; mon premier chapeau ; il était gris. Et comme mon pantalon était un peu jaune, je ne représentais pas un Européen très élégant. Se couper les papillotes, c’est quelque chose comme commettre un sacrilège. Pourtant ! Une glace de Nalewki me dit que je ne pouvais plus promener une tête de Juif sur un costume de Polonais. Les deux grandes larmes de cheveux qui tombaient de mes tempes démentaient chapeau et veston, cette première assimilation ! C’est un marchand de la rue Pauska qui me les coupa. Et comme Pauska veut dire gentilshommes, il ne manqua pas de me faire remarquer que je n’aurais pu choisir meilleure rue pour entrer définitivement dans le monde.

Et je me trouvai devant la vie.

Ma conscience a-t-elle protesté de voir que je n’étais plus en règle avec la loi hébraïque ? En prêtant bien l’oreille, je crus, en effet, l’entendre me parler durement. « Mon garçon, me dis-je, ne l’écoute pas ; jusqu’à présent, tu as fait du luxe, tu as appris à vivre dans un pays qui n’existe pas. Tu sais te conduire par rapport à Moïse, mais quels rapports le monde a-t-il maintenant avec Moïse ? »

Et je fus précepteur chez des juifs hongrois. Je les suivis en vacances en Italie. Avec l’argent économisé, je m’arrêtai six mois à Grenoble où j’appris le français. Des Espagnols en villégiature à Uriage m’emmenèrent à Barcelone. Je vins à Vienne. De Vienne à Prague. Vous m’avez rencontré dans les Marmaroches. J’ai flairé partout et je n’ai pas encore trouvé mon os. Mon frère de New-York ne me fait pas signe. J’ai raté un départ pour le Brésil. J’ai trente ans et je couche encore sous les ponts des nations !

— On tâchera de vous trouver un lit, Ben.

— Heureux vos Juifs à vous qui se sentent chez eux ! Nous tous, ici, nous ne sommes pas chez nous. C’est pourquoi nous devons surveiller nos mouvements, nous tenir toujours comme en visite, être plus polis que quiconque. On dit que nous sommes obséquieux. Nous sommes simplement des hôtes où que nous soyons. Quand on est chez soi, dans sa demeure, on fait ce que l’on veut. On est libre de déjeuner en bras de chemise. Un invité, même un cochon d’invité comme nous, doit être plus correct. Savez-vous que les Juifs de ma catégorie sont les plus malheureux ? Les religieux attendent le Messie. Les assimilés deviennent lords en Angleterre ou députés en France. Les sionistes marchent vivants dans leur rêve, mais nous, les déserteurs du ghetto ? Nous sommes les vrais Juifs errants.

C’est pourquoi rien ne me met davantage en colère, tenez, que ces compatriotes qui s’installent dans le luxe. Croient-ils donc demeurer jusqu’à la fin des siècles dans les pays où ils respirent par hasard ? Un peuple comme le nôtre doit avoir son bâton à portée de la main, car les lois des pays qui l’ont recueilli deviennent parfois si mauvaises pour lui qu’il lui faut aller chercher sa vie ailleurs. Ce peuple-là ne doit donc pas gaspiller son argent, mais le garder pour fuir. L’argent, c’est le passeport du Juif.

Je regardai mon compagnon, mon rouquin si subtil, qui, depuis deux mois, me jouait de son intelligence comme un musicien de son violon.

— En résumé, que désirez-vous, Ben ?

— Si le sionisme a de l’avenir, ne manquez pas de me l’écrire de Jérusalem. J’irai là-bas. Et, Juif, je vivrai en Juif. Sinon, pensez à moi quand vous reviendrez à Paris. Je parle treize langues. Dans une compagnie de navigation, par exemple, croyez-vous que je serais de trop ? Je deviendrais aussi bien Anglais, mais puisque vous êtes Français et que vous m’offrez vos services…