Le Jupon (extrait)

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JULES VIDAL




LE JUPON


(FRAGMENT)





Il allait par les rues, musant à l’aventure. Un soleil tapageur illuminait le ciel. Le jeune homme remarquait la sonorité extrême des bruits heurtés, dans cette lumière de printemps, comme les jours précédents il constata le sourd rythme, la monotonie du Paris bruyant, assourdi dans du gris pluvieux, le gris uniforme qui met sur la ville d’immenses couches de ouate.

À la tour Saint-Jacques il y avait des coins de joyeuses verdures, des cordons de chaises garnies de dames, de nourrices et d’enfants, un pépiment de bébés près du gazon tout neuf, en tapis monochrome, et des ombres mouvantes que le feuillage étalait dans les allées sablées.

Edmond n’avait pas fait cinquante pas qu’il reconnut Mme  Vintéjoux assise, non loin de sa fillette médusée par un caniche assoupi, couché sur le dos, l’air repu.

Valentine répondit au salut du jeune homme, et celui-ci vint échanger quelques mots. Une chaise était libre, à peu de distance, il alla la chercher.

Qu’eût-il fait de mieux, par cet après-midi superbe ? La jeune femme l’accueillait avec son plus gracieux sourire, heureuse de sa compagnie, montrant de la joie à parler un peu, puisque Saint-Rémont voulait bien s’arrêter un instant.

Alors, en brodant un point de dentelle, par contenance, elle levait à demi sa figure fraîche, pleine de santé, et caquetait des choses sur sa gamine Berthe, des maladies ou des caprices d’enfant gâté.

Et comme la petite se plaignait, n’osant ramasser sa pelle de bois et son seau de zinc gisant auprès du toutou étendu de son long, Edmond lui vint en aide.

— Je comprends la terreur qu’il inspire, fit-il en se rasseyant.

Il plaisanta l’étrange toilette du caniche, tondu comme certains moutons, avec une bande transversale au dos, et conservant, à son museau, deux bouquets de poils du plus belliqueux aspect.

Maintenant la gamine chargeait gravement les genoux du jeune homme de petits cailloux, et ce dernier s’attardait en compagnie de Valentine, suivant le dessin de la broderie d’un air absorbé.

Ses réponses étaient distraites. Il concevait très bien ce printemps parisien, dans un jardinet propret, ratissé, un vert de chromolithographie, et ses promeneurs élégants, ses bouquets de jolies femmes, des effets de sentiers qui tournaient gentiment autour des gros arbres, ménageant des perspectives : par là, un semblant de parc semé de corbeilles de fleurs et des vols de moineaux sur une statue en bronze ; plus loin, à gauche, des rinceaux gothiques, le socle de la tour, des feuillures de pierre qui rappelaient les joliesses d’un décor d’opéra-comique.

Combien étaient délicieusement modernes ces petits chemins, tirés au cordeau, que le soleil colorait d’un or pâle, ces enfants beaux comme des poupées avec leurs chapeaux de paille où chantait l’écarlate ou le bleu d’une écharpe ; et dans une éclaircie, vers le Châtelet, le rose délicat d’une affiche entrevue au loin.

Des mains se tendirent. Mme  Vintéjoux jeta un regard inquiet vers le ciel.

— Vous n’avez pas senti des gouttes ? Ce nuage qui s’avance…

Edmond la rassura. Le temps n’avait rien de redoutable. Il suivit de l’œil cette main qu’une mitaine de soie recouvrait à moitié d’un fin treillis blanc.

Il pensa, de même qu’Huguet, qu’une telle main compensait de bien des travers. Mais que pouvait-on reprocher, hormis son piano, à cette jeune femme que Vintéjoux avait le privilége de posséder ?

— Ça y est ! Il pleut ! s’exclama-t-elle en ramassant précipitamment ses pelotes de fil dans un mignon panier doré.

— Un grain… peu de chose… En se mettant sous un arbre…

L’averse s’annonçait par de grosses gouttes chaudes et faisait fuir ces dames. À les voir battre des jupes ont eût dit un essaim d’oiseaux effarouchés. En quelques secondes les chaises furent vides, les allées désertes. Trois ou quatre gros arbres servaient de refuge aux personnes confiantes dans le retour du soleil.

Mais les nuages se tassaient, l’eau tomba abondamment, et Saint-Rémont regretta d’avoir conseillé à la jeune femme de s’abriter sous le feuillage avec l’enfant.

Elle ne se plaignait pas, cependant, un peu consternée de n’avoir pas songé à se munir d’un parapluie. Un moment elle reçut une gouttelette dans le cou, et la surprise de cette fraîcheur chatouilleuse entre les épaules lui fit relever la tête.

Elle eut un rire là-dessus. Puis l’eau crevant la feuillée, en minces rigoles, on ne sut où se mettre.

— Le plus simple encore, dit le jeune homme, serait de prendre ses jambes à son cou, et de gagner les boutiques en traversant la rue, en droite ligne.

— Oui, mais la petite ?

— Je m’en charge.

Mme  Vintéjoux ramassa ses jupes et, bravement, courut devant, sans fausse honte pour les mollets qu’elle découvrait.

L’orage redoublant de violence, elle dut s’arrêter sous un second arbre, essoufflée.

— Ah ! zut ! C’est impatientant à la fin, s’écria-t-elle, d’un ton fâché.

La pluie lui avait fouetté la face et les épaules, dérangé ses cheveux sur son front ; malgré tout, son mécompte ne lui donnait aucune mauvaise humeur ; elle avait même sur les lèvres un joli sourire narquois en voyant sa fillette portée par Edmond.

— Elle doit vous casser le bras ! Mettez-là à terre ; entre nous deux elle sera mieux garantie. Ah ! la pauvre chérie ! Eh bien, nous sommes gentils, vrai !

Elle lui ôta le mouchoir de batiste mis sur sa tête au début et qui, tout mouillé, collait à sa joue.

L’enfant n’avait encore soufflé mot, le cœur gros, très effrayée. Un violent coup de foudre éclata sur les toits ; alors elle pleura, se cachant la figure dans la robe de sa mère.

Le jeune homme se désespérait par de courtes exclamations, ne savait qu’imaginer pour sortir Valentine de ce mauvais pas.

Elle ne haussait plus les épaules ; sa fanfaronnade s’éteignait sous cette eau qui croulait, pesante comme l’eau d’une écluse. Maintenant ses pieds se glaçaient dans l’herbe inondée ; la mince étoffe de son corsage se plaquait à sa chair, et elle levait une figure navrée sur Edmond, serrée près de lui, le dos à l’arbre, tandis que Berthe pleurait dans ses jupes.

Le jeune homme, d’abord, fouilla au loin, à travers les grilles, comme s’il allait appeler quelque voiture à son secours. Il sentait, tout contre lui, la chaleur frissonnante de ce corps de femme, et, pour parler, il voulut consoler la gamine.

Alors il vit le costume lamentable de Mme  Vintéjoux ; à présent l’étoffe mouillée la déshabillait, se rosait du rose de sa peau, dessinait jusqu’aux baleines du corset, à l’ombre de la gorge marmoréenne.

Son regard rencontra celui de Valentine et, quoique bien troublé par ce regard limpide qui plongeait résolument dans le sien, il s’aperçut de la vive rougeur de la jeune femme, une rougeur qui teignait son teint de blonde d’un incarnat de fleur.

— Dis, maman, c’est fini ?…

L’enfant sortait la tête, amusée aux perles d’eau accrochées aux feuilles des fusains.

Un nuage à grandes volutes se drapait vers l’est, ainsi que les rideaux boursouflés des peintures décoratives ; il découvrait un fond de ciel olive, le marbre vert d’un Lancret ébauché au-dessus de Paris.

— Oui, c’est fini ! répliqua Edmond en admirant la ligne serpentine du front à la nuque, qu’offrait Mme  Vintéjoux en levant la tête.

Il fut presque déçu de voir l’orage terminer soudainement. Il accompagna Valentine, un peu, dans la rue de Rivoli ; et quand il l’eut quittée, un regret inavoué le taquina, le regret de n’avoir pas osé… L’accord était tacite, il n’aurait eu qu’à parler, il obtenait un rendez-vous. L’enfant le retint sur cette pente ; peut-être aussi un grand fond d’honnête pudeur, de préjugé naïf : la femme d’un ami !

Les cinq fois précédentes qu’il vit Mme  Vintéjoux, elle ne lui inspira aucune tentation ; il avait fallu le hasard, ce tête-à-tête sous l’arbre, le contact presque obligé, l’attouchement des yeux ; mais aussi les indices visibles, chez Valentine, d’une défaillance particulière.

L’occasion ne se retrouverait pas, heureusement. Il manqua de présence d’esprit. Ces sensations n’ont pas de lendemain. Et il s’en félicita.

Seulement il gardait à part soi un levain de mésestime et de l’étonnement pour cette femme qui, un instant, figura à ses yeux l’épouse aimée d’un intérieur comme il le rêvait.

Cette jeune femme si tranquille, d’allure si reposée, avait aussi l’erreur des sens qui livre à un étranger la vertu du foyer, le calme de la conscience, de même qu’un enfant fatigué d’un joujou silencieux, cède au bruit, prend un nouveau plaisir à briser quelque chose de beau, à salir quelque chose de propre.

Saint-Rémont constatait le rôle ingrat du mari. S’il était, ce mari, de nature nerveuse, jalouse, son existence pouvait fort bien n’être qu’un long martyre.

Huguet disait : Pourquoi procréer des êtres légitimes, se charger de famille et de devoirs, risquer son indépendance, troquer son célibat contre les désagréments du ménage, lorsque aucune nécessité ne vous y contraint ?

Edmond douta de ses convictions, de ses appétences de vie conjugale. Néanmoins il ne mettait pas toutes les femmes sur le même rang ; il se plaisait à croire aux exceptions, et, naturellement, Louise Thomé devait y figurer.

Orgueilleuse à l’excès, pensait-il, sa fierté est une sauvegarde. Mais sur quel pied vivre, si la susceptibilité aiguë de la femme souffre de l’autorité de l’homme ? si les intentions sont, parfois, injustement interprétées ? s’il y a un manque de passivité chez l’un ou chez l’autre, et que la femme n’ait pas l’indulgence qui doit faire la base même de son dévouement.

Il comparait, dans le mariage, l’emboîtement des caractères à la greffe des jardiniers. Les parties de cette greffe étant bien cohérentes, avec le genre de famille et l’époque qui lui conviennent, elle porte de beaux fruits. Et le mariage n’était trop souvent qu’une greffe malheureuse !

Le soir, en rentrant rue des Martyrs, le jeune homme trouva Éva qui l’attendait chez son portier.

Plusieurs fois, déjà, une impatience l’avait saisi à la vue de cette fille, car elle venait fréquemment, abusait de sa complaisance, savait imposer ses visites, câline, insinuante, pleine de prévenances.

Elle déplaisait souverainement au jeune homme en lui offrant un résumé des mauvais côtés de la femme, trop évidents.

À présent une chose le déroutait : la fille n’était rien moins que cupide à son égard. Ne s’avisait-elle pas de refuser son argent ? Pourquoi ?

— Je n’ai pas besoin du tien, fit-elle, farouchement.

Merci de la faveur ! Voulait-elle obliger Edmond ?

Elle balbutia de confuses tendresses. Lui, s’emporta. Non, vraiment, il avait encore assez de principes pour ne point accepter de semblables services !

Et sa voix devenant sifflante en disant qu’il ne pouvait exister de tels compromis, entre une fille de ses mœurs et un homme comme lui, elle se mit à sangloter.

Jules Vidal.




BIBLIOGRAPHIE




Jules Vidal, né à Nîmes (Gard), le 26 Février 1857.




1885. Un cœur fêlé, roman. — Paris, chez A. Savine.
1886. Blanches mains »— Paris, chez A. Savine.
1887. Sœur Philomène, théâtre (d’après le roman des Goncourt.) — Paris, chez L. Vanier.
1888. Le Jupon, roman. — Paris, chez V. Havard.