Le Jury et les Avocats

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Le Jury et les Avocats
Revue des Deux Mondes3e période, tome 75 (p. 610-641).
LE
JURY ET LES AVOCATS

I. Le Jury criminel en Espagne, par son excellence don Manuel Silvela, de l’académie espagnole, ambassadeur d’Espagne à Paris. Montpellier, 1884; Hamelin frères. — II. Le Barreau moderne français et étranger, par Jules Le Berquier, 2e édition. Paris, 1882; Marchal. — III. Discours et plaidoyers de Chaix d’Est-Ange, publiés par M. Rousse. Paris, 1862; Didot. — IV. Plaidoyers de Berryer. Paris, 1876-1878; Didier. — V. Plaidoyers politiques et judiciaires de J. Favre, publiés par Mme veuve J. Favre. Paris, 1882; Plon. — VI. Discours et plaidoyers de Me Allou, publiés par M. Roger Allou. Paris, 1884 ; Durand et Pedone-Lauriel. — VII. Discours, plaidoyers et œuvres diverses de Me Rousse, publiés par M. F. Worms. Paris, 1884 : L. Larose. et Forcel. — VIII. Plaidoyers de Ch. Lachaud, recueillis par M. F. Sangnier. Paris, 1885; Charpentier.


I.

Don Manuel Silvela, ancien ambassadeur d’Espagne à Paris, a publié naguère une piquante étude sur le jury criminel en Espagne. On sait que nos voisins avaient fait, en 1872, l’essai du jury criminel et s’en étaient dégoûtés au bout de quatre ans. Mais plusieurs hommes d’état voulurent recommencer l’épreuve, et la question fut soumise aux cortès. Don Silvela prononça devant le sénat espagnol, à cette occasion, en avril et en mai 1883, une série de discours, et reproduisit l’année suivante, dans une brochure écrite en langue française, les idées qu’il avait exprimées au sénat. L’auteur y malmène avec une certaine vivacité non-seulement ce jury qu’avait possédé l’Espagne et que l’Europe ne lui envia jamais, mais l’institution même du jury, envisagée d’une façon plus générale. Cette publication, loin d’amener en France, comme on eût pu s’y attendre, un concert de protestations, y fut accueillie avec une certaine faveur.

Quant au jury de la Péninsule, l’ancien ambassadeur avait beau jeu. On comptait, paraît-il, seulement pour 1874, plus de cinq mille procès contre des témoins défaillans. Il avait encore fallu poursuivre un très grand nombre de gens aisés, qui traitaient, sans scrupule, avec les accusés ou leurs représentans pour éviter, au moyen de récusations, l’ennui de participer aux travaux du jury. A côté des jurés riches, les jurés mendians, bien plus nombreux, qui, laissant leur famille dans l’embarras, réclamaient piteusement un salaire aux communes, aux provinces, à l’état et ne parvenaient pas à se faire écouter. Ceux qui s’étaient résignés à siéger n’avaient pas été plus prêts à faire leur devoir. Le gouvernement venait de consulter les cours d’appel et l’académie espagnole des sciences morales et politiques. La cour de Valence avait répondu que, dans les procès instruits contre des personnes influentes, lors même qu’il s’était agi des délits les plus graves, il y avait toujours eu des acquittemens. Celle de Séville dénonçait des verdicts extravagans : par exemple, l’absolution d’un accusé coupable d’avoir tué un homme qui fuyait devant lui, sous prétexte que la fuite de sa victime l’avait mis en état de légitime défense. Quant à l’académie, elle s’était prononcée à l’unanimité moins une voix contre le rétablissement du jury. Nous le concevons sans peine.

Nous avons, au contraire, des réserves à faire sur cette autre partie de la brochure où il est traité du jury, pris en lui-même. Ce n’est pas que l’institution n’ait ses mauvais côtés et que don Silvela ne l’ait habilement attaquée dans ses points vulnérables. Il est difficile d’imaginer un plus fin morceau d’éloquence que sa réponse au professeur slave Wladimirof, soutenant à outrance l’excellence du jugement par les jurés, parce que le jury, dit-il, est généralement composé de médiocrités. Personne n’a plus agréablement raillé Lieber, aux yeux duquel le jury est avant tout une grande école pour les jurés, comme si l’on n’allait pas à l’école pour apprendre ce qu’on ignore, tandis qu’on doit aller au palais de justice pour faire profiter les autres de ce qu’on sait ! Cette thèse de l’illustre publiciste allemand amène don Silvela à établir entre la garde nationale et le jury un ingénieux parallèle, le juré ne lui paraissant pas être « autre chose que le garde national du droit. » Cependant, il est bien forcé de rendre hommage au jury de l’Angleterre, où « ce jugement des pairs, par un effet du caractère essentiellement discipliné de la race, s’est enraciné dans le sol, » et d’absoudre, au-delà de la Manche, les défenseurs de cette institution « sanctionnée par la force immense d’une tradition constante. » Le jury français, sans mériter cet excès d’éloge, a peut-être droit à quelques égards, et don Silvela lui-même n’en demanderait pas la suppression s’il avait à s’expliquer devant une assemblée française.

La plupart de nos publicistes ont, il est vrai, plutôt flatté que jugé le jury. Or, le jury français est un assemblage de qualités et de défauts. Cette proposition paraîtrait choquante dans les débats judiciaires, où l’on proclame un peu trop souvent que le jury sait tout, voit tout, et ne se trompe jamais. Mais, quand l’audience est levée, la vérité reprend ses droits. Il y a peut-être quelque intérêt à retracer librement ces qualités et ces défauts. Celui qui ne s’en rendrait pas un compte exact aurait quelque peine à s’expliquer les destinées de notre éloquence judiciaire.

Beaucoup de gens se figurent que le jury témoigne une indulgence systématique à tous les accusés. C’est, pour le professeur Wladimirof, un titre à l’admiration publique et, pour le plus grand nombre, un sujet de blâme, car on ne peut pas mettre, dans l’administration de la justice pénale, l’indulgence au-dessus de la justice elle-même. Mais le jury français n’est pas si miséricordieux qu’on veut bien le dire. Il y a d’abord toute une catégorie d’infractions à la loi qu’il réprime vigoureusement : je parle des attentats contre la propriété. Je reçus un jour, après une audience, les reproches officieux de plusieurs jurés parce que j’avais, dans une affaire de vol domestique, tout en soutenant l’accusation devant la cour d’assises des Bouches-du-Rhône, demandé moi-même des circonstances atténuantes pour l’accusé. Ne désertais-je pas la cause du corps social en péril, et qu’allait-on devenir si les avocats généraux se mettaient du côté des voleurs? Mais il ne s’agit pas seulement de ces crimes ordinaires que le juge, temporaire ou permanent, ne saurait laisser impunis sans s’exposer lui-même, à toute heure. Le jury défend la propriété, de quelque façon qu’on y touche : les attaques violentes issues d’une insurrection politique, les actes ou les tentatives de pillage, les excitations au pillage ou à l’incendie, même commises par la voie de la presse, ne le trouvent pas désarmé. Par le même motif, il est enclin à sévir contre les écrivains qui cherchent à détruire le principe de la propriété privée. Il a plus d’une fois, pour la défense de cet intérêt social, montré non-seulement de la fermeté, mais un certain courage.

Les jurés apprécient d’autant mieux certaines affaires, ont dit plusieurs de nos publicistes, qu’ils ne sont pas en contact perpétuel avec les malfaiteurs. C’est là ce que don Silvela appelle : « le paradoxe français. » M. Hello ayant écrit que les yeux auxquels la société n’offre que des plaies n’arrivent pas à distinguer les parties saines, il le raille et, supposant que ce criminaliste ait dû prendre le lit, il l’apostrophe ainsi : « n’appelle pas, au nom du ciel, un médecin prévenu par ses habitudes et par sa pratique, ne l’appelle pas !.. Si tu veux appliquer à ta guérison le critérium du bon sens, fais venir à l’instant le robuste Asturien qui dirige le magasin de charbons d’en face, et tu verras comment cet homme, qui ne sait rien de ses propres plaies ni des plaies d’autrui, réussira à guérir ton mal. » La comparaison n’est pas décisive. Il faut avoir étudié la médecine pour guérir les maladies, comme le droit pour appliquer les lois. Mais, quand il s’agit de discerner si tel ou tel a commis un vol ou un meurtre, il n’est pas nécessaire d’avoir passé cinq ans à l’école et coiffé le bonnet de docteur. Quand on passe sa vie à juger, on fait de la « jurisprudence, » ce qui signifie qu’on se forge, après beaucoup de réflexions, un ensemble de règles par lesquelles on arrive ou l’on croit arriver à la découverte de la vérité. La magistrature de l’ancien régime était ainsi parvenue à construire un système de preuves légales, qui fut bafoué par Voltaire et flétri par Servan. Elle ne condamnait ou n’acquittait que d’après certains procédés, étiquetés avec soin dans des in-folio vénérables, et dont elle ne pouvait pas se départir. C’est ce dont le jury n’est pas capable. Il ne se dira jamais que tel jour, à telle heure, il a condamné dans les mêmes circonstances et qu’il se doit à lui-même de ne pas changer sa ligne de conduite ; c’est, dans certains cas, une supériorité, parce que le respect des précédens, utile dans le jugement du droit, est souvent périlleux dans le jugement du fait. Où le juge est enclin à voir des catégories, le jury n’aperçoit qu’une affaire et qu’un homme. Il se trouve ainsi, à certains égards, dans de meilleures conditions pour juger l’homme et l’affaire.

Ce qu’on peut légitimement reprocher au jury, c’est d’abord l’inégalité dans la répression. Son tempérament change avec les circonscriptions judiciaires. Les citoyens d’un même pays, sous un régime de complète égalité, ne subissent donc pas les mêmes châtimens pour avoir enfreint les mêmes lois. Le jury des Pyrénées-Orientales entend ignorer comment le jury de l’Aisne se comporte : ni l’un ni l’autre ne se soucient de la statistique ou ne s’embarrassent des moyennes. Ce n’est pas là, d’ailleurs, une question d’amour-propre local, car le jury d’une session, dans un même département, ne s’inquiète pas non plus de ce qu’a fait celui de la session précédente. Celui d’hier écarte à sa guise les circonstances aggravantes, afin de modérer la peine ; celui de demain croit, en les écartant arbitrairement, excéder son droit : l’un donne des circonstances atténuantes à tous les accusés, l’autre les accorde ou les refuse, selon la gravité des crimes. Bien plus, dans le cours de la même session, le même jury, qui n’est toujours composé des mêmes membres, varie sans cause apparente, réprimant avec sévérité des infractions légères et jugeant des infractions plus graves, quoique de même nature, avec une grande mansuétude. Quoiqu’il ne puisse y avoir de symétrie parfaite dans l’administration de la justice pénale, on ne retrouve pas la même fantaisie dans les jugemens que rend une magistrature permanente.

Il y a d’ailleurs plusieurs espèces de criminels, on n’en peut disconvenir, que le jury traite un peu trop paternellement. Telles sont, par exemple, les filles accusées d’infanticide. Jeunes, quelquefois belles, elles arrivent à l’audience vêtues de noir, le visage baigné de larmes, la voix étouffée par les sanglots. Le jury, fort ému, les acquitte de temps à autre contre toute évidence et malgré leurs propres aveux. Il se montre aussi miséricordieux, en maintes circonstances, pour les crimes de premier mouvement. Que de fois il s’est arrogé le droit de pardonner au meurtrier qu’avait enflammé le ressentiment ou la colère! Un publiciste de talent a souvent, dans un de nos grands journaux, mis en relief l’indulgence du jury « à l’égard des femmes et des filles trompées ou soi-disant telles et qui, ou pour venger leur honneur ou pour se venger de promesses oubliées, ont usé et même abusé du vitriol et du revolver. » Rien ne peut donner une idée plus exacte de ces dispositions chevaleresques que l’étude attentive de l’affaire Marie Bière, jugée en 1880 par la cour d’assises de la Seine. Mlle Bière, on s’en souvient peut-être, avait tiré trois coups de revolver sur M. Centien pour venger l’abandon dans lequel il l’avait laissée après l’avoir rendue mère. Lachaud plaida pour elle, et sa plaidoirie est instructive. Pas de mouvemens oratoires, pas d’élans passionnés; à peine une ébauche d’argumentation : l’effort est inutile. Cet habile avocat ne veut pas laisser croire à ses juges qu’il cherche à s’emparer d’eux, tant il est sûr de ses juges! Un récit très calme fait sur un ton très simple, la lecture de quelques lettres habilement choisies, et la cause est gagnée. Lachaud dit en terminant : « Que ceux qui veulent vivre à la Gentien sachent que, lorsqu’ils ont déshonoré et perdu une femme, celle-ci peut se venger et regarder la loi sans crainte. » Tel est aussi l’avis du jury, qui ne délibère pas un quart d’heure et rapporte un verdict négatif sur toutes les questions. Combien d’autres héroïnes ont obtenu le même brevet d’innocence !

L’institution du jury, quoique issue, en France, de la révolution française, n’est pas, du moins par certains côtés, aussi démocratique qu’on se le figure. A coup sûr, nos jurés n’ont pas le parti-pris d’épargner les forts pour écraser les faibles ! ils veulent rendre justice aux uns comme aux autres. Cependant, on peut se demander si, du moins devant certains jurys de province, les riches et les puissans de la terre ne peuvent pas, dans quelques procès, compter sur une indulgence qui ferait défaut aux misérables. Avec quel art infini Jules Favre sut écarter cette objection dans l’affaire du millionnaire Armand, jugée en 1864 par la cour d’assises des Bouches-du-Rhône ! « Est-ce qu’il y a, s’écriait-il, des pauvres et des riches ? Est-ce que tous les citoyens qui paraissent devant vous ne dépouillent pas les qualités extérieures qui peuvent les décorer? Est-ce qu’ils ne sont pas des créatures de Dieu comme vous, revêtues de l’inviolabilité qui les protège? » Hélas! ainsi l’entend n’importe quel tribunal, car les intentions sont toujours irréprochables. Mais faut-il compter pour rien ce cortège d’amis qui assiège le jury et qui encombre l’audience, cette famille honorable et désolée qu’un verdict affirmatif va couvrir de honte, ce prince du barreau, venu tout exprès de Paris, qu’on attendait comme un autre Talma, dont le nom vole de bouche en bouche depuis plusieurs semaines, aux lèvres duquel tout un auditoire est suspendu? Le juge ordinaire n’a pas de mérite à rester impassible : c’est son métier. Mais ce n’est pas le métier du juré : s’il résiste à tant de séductions et tient la balance égale entre tous les justiciables, c’est plus qu’un honnête homme, c’est presque un grand citoyen.

De toutes les tyrannies, la plus lourde est, pour le jury, celle de l’opinion. Chacun sait qu’il existe plusieurs moyens de former l’opinion publique : à côté de ces mouvemens qui naissent, avec une force irrésistible, des événemens eux-mêmes, il y a des mouvemens factices aussi violens et plus dangereux. Dans les petites villes, les cafés et les cercles s’occupent beaucoup des affaires criminelles, et les accusés y sont, d’avance, absous ou condamnés. Dans les grandes villes, ce sont les journaux qui préparent ou tentent de préparer la conviction du jury, soit qu’ils exaltent les vertus du condamné, vantent ses services, racontent ses souffrances ou qu’ils prennent parti pour la victime et dépeignent en traits de feu toute l’horreur du crime. Le juré doit pourtant, s’il veut bien juger, se dégager des brouillards qui l’enveloppent pour gagner les hauteurs où l’on voit la vérité face à face. Mais qu’il lui faut de force morale et de bon sens pour s’isoler ainsi de tout le monde ! Il nous semble encore assister à certaines luttes soutenues par les avocats, plaidant pour un accusé contre lequel s’est prononcée l’opinion publique : « Si elle est ardente, si elle est hostile, s’écrie Lachaud dans sa défense de l’empoisonneur La Pommerais, est-ce que cela pourra suffire pour entraîner vos consciences? Connaît-elle l’affaire? En a-t-elle, comme vous, pénétré tous les mystères? Ne prend-elle pas l’apparence pour la réalité, etc.? » Mais rien n’égale le cri désespéré jeté par Chaix d’Est-Ange à la fin de sa réplique dans la mémorable affaire La Roncière (juillet 1835), alors qu’il se glorifie d’avoir pris cette affaire en mains, contre l’opinion publique égarée, de défendre un malheureux poussé vers l’échafaud par d’aveugles préventions, de se raidir contre des hommes qui l’entourent de leur défiance et de leur défaveur, qui jugent sans savoir et prononcent sans connaître, alors qu’il s’attache à ce client abandonné par les siens, renié par ses amis, maudit par tout le monde, « comme le prêtre qui s’attache au patient et qui, à travers les clameurs du peuple, l’accompagne jusque sur l’échafaud. » Il savait, ce grand avocat, combien il est difficile de soustraire le jury au joug de l’opinion, et l’on peut mesurer la difficulté de la tâche à l’intensité de l’effort.

Enfin le jury ne se laisse-t-il pas un peu trop aisément subjuguer par une belle plaidoirie? Les avocats qui n’en conviendraient pas seraient, en vérité, les plus modestes des hommes. Le juge ordinaire peut, sans peine, fermer son âme aux enchantemens de la parole : il a si souvent entendu de beaux discours! Son devoir professionnel est précisément de faire prévaloir la bonne cause, mal défendue, sur la mauvaise, quand elle serait soutenue par les premiers orateurs du monde. Le juré ne se figure pas non plus qu’il ait à décerner un prix d’éloquence ; mais il le décerne quelquefois à son insu, dans l’élan d’une admiration excusable. j’ai sous les yeux quelques péroraisons de premier ordre : celles de Chaix d’Est-Ange dans l’affaire Caumartin (1843), de Jules Favre dans l’affaire des grands chefs arabes (1873), etc. Quand, après tant d’années, loin du bruit qu’avaient suscité de tels procès, ces paroles nous émeuvent encore, qu’il était difficile aux jurés de ne pas se laisser entraîner ! Je ne puis toutefois m’empêcher de reporter ma pensée vers quelques causes obscures, confiées à d’humbles stagiaires, qui balbutiaient en faveur de leurs cliens des plaidoiries décousues et déconcertaient le ministère public lui-même par l’excès de leur inexpérience. Le jury, mécontent de l’avocat, refusait quelquefois à l’accusé des circonstances atténuantes que les magistrats eussent accordées et le président de la cour d’assises devait provoquer une commutation de peine. Il y a quelque inconvénient à récompenser un accusé du talent qu’a montré son défenseur, mais il serait déplorable qu’on le punît d’avoir été mal défendu.

Tels sont aujourd’hui les plus graves défauts du jury français, que le progrès des mœurs publiques corrigera, d’ailleurs, peu à peu, nous voulons l’espérer. Ses flatteurs et ses détracteurs font fausse route. Les uns l’empêchent de porter tous ses fruits en lui persuadant qu’il est arrivé du premier coup au plus haut degré de perfection. Les autres, outre qu’ils méconnaissent de véritables services, se leurrent d’une chimère s’ils le dénigrent pour le supprimer. L’institution, presque séculaire, est enracinée dans notre sol et n’en doit ni n’en peut être extirpée. s’il fallait ne maintenir que les institutions sans défaut, laquelle garderions-nous?


II.

Rien ne ressemble moins aux plaidoiries prononcées devant les tribunaux civils que les plaidoiries prononcées à la cour d’assises. Le juge ordinaire est de ceux qu’on émeut difficilement et qu’on séduit plus difficilement encore. D’ailleurs, l’esprit scientifique, qui imprègne tout notre siècle, s’est glissé jusque dans le « temple de Thémis. » On n’y entend plus au civil, surtout à Paris, que la langue « des affaires, » c’est-à-dire une langue dégagée des vieux oripeaux, simple et sobre, mais parfois sobre jusqu’à la sécheresse, simple jusqu’à la nudité. Berryer en 1854, J. Favreen1860 croyaient sans doute l’un et l’autre que le moment était déjà venu de s’arrêter sur cette pente lorsqu’ils engageaient leurs jeunes confrères, dans des discours à la conférence du stage, à « éviter une tendance qui n’existait pas autrefois, » et à fermer l’oreille « aux commodes préceptes du sans-gêne oratoire. » Ce conseil sera tôt ou tard entendu. Mais, en général, dans les procès civils comme dans les autres, on apporte au juge ce qui lui convient. Par exemple, s’il a l’horreur des dissertations juridiques, on les lui épargne. s’il les aime, les mêmes avocats se plient de bonne grâce aux habitudes des juristes et n’ont plus que Cujas et Bartole à la bouche quand il faut, pour le succès de la cause, citer Cujas et Bartole.

De même et plus encore à la cour d’assises. On tente de conquérir le juré comme on eût conquis le magistrat, quoique par d’autres procédés. Il faut, sous les yeux du juge ordinaire, analyser, disséquer l’affaire, ne négliger aucun des points menacés, boucher toutes les fissures, réparer toutes les brèches et marcher méthodiquement à la victoire. On peut, au contraire, épargner beaucoup de détails au jury, l’entraîner sur les sommets et monter à l’assaut. le juré s’arrête le plus souvent à des considérations générales, envisageant l’affaire dans son ensemble et par ses grands côtés : la tâche de l’avocat est d’autant plus complexe, parce qu’il s’adresse moins au juré qu’à l’homme. Il connaît d’avance les instincts, les idées, les goûts d’un juge quelconque; il doit connaître ceux du jury spécial qui va juger son client, et plaider en conséquence. A-t-il affaire à des commerçans ou à des laboureurs? quelles sont les idées morales et philosophiques, les opinions politiques de ces juges improvisés? Faut-il éclairer leur intelligence ou toucher leur cœur? Quel est, pour les attendrir, le chemin le plus sûr? Ad corum arbitrium et nutum totos se fingunt et accommodant. Le jury façonne, à son insu, les avocats à son image. Ceux-ci, pour l’entraîner, commencent par le suivre. Ils lui présentent, dans un miroir fidèle, ses propres sentimens, bons ou mauvais, parés de couleurs éclatantes. C’est par là qu’ils mettent ses qualités à profit quand leur cause est bonne, et qu’ils profitent de ses faiblesses quand elle ne l’est pas.

Quel est, au juste, le devoir de l’avocat plaidant au criminel? Comment peut-il concilier les exigences de sa situation professionnelle avec les règles de la morale universelle? La question n’est pas facile à résoudre. Les anciens professaient, en cette matière, une grande tolérance. Les plaideurs athéniens recouraient sans scrupule au faux témoignage et créaient des preuves pour appuyer les faits, après avoir imaginé des faits pour justifier leur cause. Démosthène et tous ses confrères mentaient avec une aisance admirable. Ainsi s’expliquent les énormes contradictions des deux discours sur la Couronne, des discours prononcés pour Phormion contre Apollodore et pour Apollodore contre Phormion, du plaidoyer contre Conon, où celui-ci est dépeint comme le dernier des hommes et du plaidoyer contre Leptine, où Conon est exalté. Cicéron lui-même eut son Conon et son Apollodore ; il avait successivement porté aux nues et traîné dans la boue Vatinius et Cornélius Sylla: aussi, dans son Traité des devoirs, est-il gêné pour concilier ses doctrines morales avec ses procédés oratoires. Il s’en tire avec l’aide de Panétius, qu’il a provisoirement choisi pour maître. Qui le croira? Panétius, un petit-fils de Zénon, permettait à l’avocat de ne pas défendre le vrai, pourvu qu’il défendît le vraisemblable, et Cicéron d’écrire : « Voilà ce que je n’oserais pas dire, surtout dans un ouvrage philosophique, si le plus autorisé des stoïciens (gravissimus stoïcorum) ne le pensait ainsi. » Tant pis pour Panétius! Toutefois, le grand orateur enjoint à l’avocat de n’inventer jamais une accusation capitale contre un innocent. Il eût mieux valu dire, à coup sûr: « l’avocat n’accusera jamais un innocent! » Au contraire, le Traité des devoirs autorise l’avocat à défendre tout coupable pourvu que le coupable ne soit pas un monstre : l’opinion le commande, l’usage l’autorise, l’humanité le veut ainsi. Tel est le dernier mot de la sagesse antique.

Le barreau français professe une morale plus sévère. Il faut relire une allocution adressée aux stagiaires de Paris par le bâtonnier Chaix d’Est-Ange : « Ce que réclame le barreau, ce n’est pas le droit de tout dire... Quand, s’appuyant sur le mensonge et la fraude, un plaideur essaie d’égarer la justice, songez bien qu’en devenant les organes de sa prétention, vous vous faites les complices de sa déloyauté... Ce n’est pas seulement dans les affaires civiles que cette réserve vous est commandée ; vous devez l’observer aussi dans les causes criminelles. On vous dira qu’il est beau de défendre un accusé, de le rendre à sa famille. En face de cet intérêt qui vous sollicite et vous implore, vous ne trouvez pas, je le sais, cet intérêt contraire, actuel, immédiat, qui réclame près de vous et soulève vos scrupules dans les affaires civiles. Mais vous trouvez l’intérêt de la société dont on fait, je crois, trop bon marché aujourd’hui. N’est-ce rien que la cause des gens de bien luttant avec le secours des lois heureusement adoucies contre toute l’habileté et toute l’audace des malfaiteurs? Que vos efforts, votre talent, votre ministère ne servent pas à rejeter dans le monde un coupable dont les nouveaux crimes seraient votre ouvrage, dont l’impunité scandaleuse deviendrait pour d’autres un encouragement et pour la société un fléau ? » Admirable enseignement, surtout quand on le reçoit d’un avocat ! Les stoïciens, on le voit, sont bien dépassés, et Cicéron, s’il avait assisté, le 2 décembre 1843, à la conférence du stage, aurait complété son éducation.

La première conséquence à tirer de telles prémisses, c’est qu’il ne faut pas s’adresser aux jurés comme un démagogue parle au peuple. Il ne déplaît pas toujours au jury, sinon à Paris, du moins dans quelques petits chefs-lieux de cour d’assises, de recevoir un encens assez grossier. Il aime à s’entendre dire que, si les tribunaux ordinaires sont asservis à certaines règles, il est, tout au contraire, au-dessus des lois. Il s’en faut assurément que tous les avocats lui tiennent ce langage, mais il s’en faut aussi, pas un membre du barreau ne me démentira, qu’on ne le lui tienne jamais. On connaît ce mot de Michel (de Bourges) : « Si j’ai le jury pour complice, je me passerai parfaitement de l’approbation de la cour. » Jules Favre. mûri par la pratique des affaires publiques et privées, recommandait au jury de l’Afrique française, peu de temps avant sa mort, le respect et l’exécution des lois. Mais le même homme avait dit au jury du Rhône, le 25 mars 1833 : « Planant au-dessus des lois par votre omnipotence, vous ne vous laissez point égarer par des textes subtils, etc. » Lachaud, défendant Marie Bière, termine son discours par un appel tout aussi dépouillé d’artifice à la même « omnipotence. » Berryer recourt au même procédé dans un certain nombre de ces plaidoiries brûlantes qu’il prononça dans des procès de presse après la révolution de 1830 : « Je m’en rapporte à vous, — disait-il au jury, dans le procès dirigé contre Chateaubriand à propos de la célèbre phrase : Madame, votre fils est mon roi ! — je m’en rapporte à vous, parce que vous êtes peuple;., vous êtes Français, vous êtes peuple, vous acquitterez. » Et, plus loin, comme pour mieux préciser sa pensée : « Vous n’êtes pas appelés ici au même genre de discussion que des juges réunis en chambre d’accusation. Vous êtes jurés et citoyens : vous connaissez l’état de la société; ses besoins généraux, vous les connaissez aussi. L’appréciation de la loi vous appartient. » Ou cette dernière phrase n’a pas de sens, ou elle signifie que le jury peut juger la loi. Cependant, tel n’est pas, dans n’importe quelle société, le rôle d’un tribunal. Celui-ci, quel qu’il soit, ne peut que juger les accusés en obéissant aux lois.

L’avocat méconnaît donc un devoir lorsqu’il discrédite et ruine dans l’esprit des jurés, soit la loi pénale qui est le fondement de la poursuite, soit les lois d’instruction criminelle d’après lesquelles elle est intentée, soit même les agens qui sont les auxiliaires naturels de la justice et sans lesquels les investigations utiles ne pourraient être faites. Un jour, quelques commerçans trop habiles, qui avaient contrefait, de leur aveu, des poinçons servant à marquer les matières d’or ou d’argent, furent traduits devant la cour d’assises des Bouches-du-Rhône : l’avocat représenta l’article 140 du code pénal, aux termes duquel ces contrefacteurs étaient punis des travaux forcés, comme un vestige de l’ancien régime que le jury devait effacer lui-même, et celui-ci se hâta de donner une leçon au législateur en acquittant tous les accusés. Certaines ordonnances rendues par le magistrat instructeur dans la limite de ses attributions, surtout les ordonnances de mise au secret, ont été plus d’une fois dénoncées comme des abus de pouvoir contre lesquels le jury devait protester par un verdict négatif. Avec quelle bonhomie malicieuse Chaix d’Est-Ange, après tant d’autres, bat en brèche, dans l’affaire Hourdequin (18 novembre 1842), l’instruction écrite, essayant de persuader au jury « que le magistrat instructeur, quelque honnête qu’il soit, présente ses impressions à la place des paroles mêmes qu’il a reçues ! » Et la police, sur laquelle on crie si facilement : « Haro ! » à l’audience, mais dont chacun peut, au sortir de l’audience, si difficilement se passer! On croit rêver en lisant dans la première plaidoirie de Jules Favre que la police « fait des répétitions de pillage pour tricher les voleurs ; » que les agens de police « assassinent pour le compte du gouvernement, » que « la France est prostituée à la police ! etc.[1]. » Nous trompons-nous en soutenant que la liberté de la défense a des bornes et que, dans ces diverses circonstances, les bornes ont été passées ?

Parmi les reproches qu’on adresse communément aux avocats d’assises, il en est un autre qu’ils ne méritent pas toujours. Ce n’est pas, dans la plupart des procès, leur faute si l’attention publique est éveillée à l’excès, si l’on se rend au Palais comme on irait au théâtre, si le public le plus bigarré vient chercher des émotions violentes à l’audience criminelle, si des toilettes éblouissantes frôlent les robes noires des légistes et si tout un essaim d’auditeurs des deux sexes prend bruyamment parti tantôt pour l’accusé, tantôt contre lui. C’est souvent la nature de l’affaire, le rang et le nom de l’accusé qui provoquent cette curiosité folle et ces engouemens extraordinaires, c’est quelquefois aussi le talent du défenseur, qui ne peut pas prendre un bâton pour mettre ses admirateurs dehors. « Pendant toute la durée du procès Donon-Cadot, un de ceux qui contribuèrent le plus à illustrer le nom de Chaix d’Est-Ange, un très grand nombre de stagiaires, dit M. Rousse, arrivaient au Palais à six heures du matin avec les vivres de la journée ; la rampe du petit escalier de la cour d’assises, faussée par les chocs de la foule, portait, il y a peu de temps encore, les traces de cet empressement inouï; j’ai laissé là un morceau de ma première robe d’avocat. » Tout cela se passait à l’insu de Chaix d’Est-Ange, qui n’aurait pas pu comprimer cet élan quand il l’aurait voulu. Lachaud lui-même, plaidant pour Troppmann, fut incapable de dompter l’indignation de la foule et d’empêcher qu’elle ne battît des mains en entendant prononcer l’arrêt de mort. Le défenseur ne deviendrait responsable des manifestations que s’il les avait préparées. On sait que les auteurs et les acteurs, quand ils veulent « lancer » une pièce de théâtre, composent la salle, renforcent la claque et commandent des bouquets. Mais peut-on reprocher aujourd’hui à un seul membre du barreau de courir à la gloire par de tels sentiers? Même après la révolution de 1830, alors qu’un auditoire spécial se précipitait sur le Palais, dans les grands procès de presse, pour enhardir toutes les violences de langage et pour décerner des ovations aux accusés, les avocats, si je ne me trompe, ne se sont jamais abaissés à « faire une salle » et à recruter les claqueurs. Ceux-ci venaient d’eux-mêmes, poussés par la passion politique. Ils cherchaient spontanément dans les ardeurs de la défense et dans le bruit que-suscitaient les articles incriminés un aliment à leur propre haine. Qu’on relise les plaidoyers de Berryer, surtout ses plaidoyers politiques ; on y trouve, à chaque page, l’écho des manifestations dont les voûtes du Palais ont si longtemps retenti : Bravos ! Applaudissemens prolongés ! Applaudissement frénétiques! Lorsque, relevant sa tête puissante et large, alliant à la voix la plus pénétrante le geste le plus ample et le plus expressif qui fut jamais, il montrait la place de Charles X marquée au milieu de ces sépultures royales, au milieu desquelles on lit « le grand ! le sage ! le bon ! le père du peuple ! » tandis que ses cendres descendaient dans les caveaux du couvent des franciscains de Goritz, c’était une explosion d’enthousiasme qu’on ne peut décrire et tout le monde était éperdu. Dans l’affaire Armand, où l’auditoire prenait ouvertement parti pour l’accusé, le président des assises avait, à plusieurs reprises, recommandé le calme. A peine Me Lachaud a-t-il achevé sa péroraison que des applaudissemens frénétiques éclatent de toutes parts, « accompagnés de trépignemens de pieds. » Le président se lève, déclarant « qu’il est impossible de braver plus insolemment ses recommandations et de manquer plus complètement de respect à la justice. » l’accès de l’audience est, pour le lendemain, interdit au public. Lachaud est d’ailleurs habitué à ces témoignages de l’admiration générale. Dans l’affaire Carpentier et Guérin, il ne peut pas se soustraire aux vives et chaleureuses félicitations qui viennent l’assaillir. Dans l’affaire Thiébault (novembre 1860), il est « interrompu par une explosion des sentimens qui débordent de tous les cœurs; l’émotion se traduit sous toutes les formes : ce sont des cris, des sanglots, des gémissemens, des larmes. Mme Thiébault est affaissée sous le poids des souvenirs qui viennent d’être évoqués; son frère la contemple, ému, inquiet, mais n’osant pas troubler cette grande douleur. » Dans l’affaire de La Meilleraye, l’illustre avocat « tombe sur son banc la tête dans les mains, — des applaudissemens longs et frénétiques couvrent les protestations du président; l’accusée a une crise nerveuse, une crise atroce, et pousse des cris déchirans : — Ah ! mes enfans ! mes pauvres enfans ! — un médecin accourt, etc. » Au contraire, dans l’affaire Trochu (1872), que Me Allou plaide pour le général et Me Lachaud pour le Figaro, la salle est pour le premier contre le second. Celui-ci est interrompu pas des murmures. « Murmurez, répond-il, vous me confirmez dans ma thèse. » Le président : « La défense est autant protégée qu’elle peut l’être. » Me Lachaud : « A côté de votre bienveillance, monsieur le président, il y a des sentimens tout différens. » Le président : « Des manifestations sympathiques se sont fait entendre. » Me Lachaud: « Oui, mais il y en a d’autres; peu importe que l’avocat plaide mal, très mal, s’il dit la vérité! « Il est évident que, si le juré ne dépouille pas le vieil homme, s’il n’oublie pas qu’il est rentier, marchand, bourgeois, électeur, pour ne se souvenir que de sa magistrature temporaire, s’il s’associe lui-même à tous ces transports, la justice est moins impartialement rendue.

Cependant l’avocat, ayant décidément affaire au public en même temps qu’au jury et le plus souvent porté, dans l’intérêt même de sa cause, à les confondre, s’adresse naturellement à l’un comme à l’autre. Il cherchera presque toujours, et c’est un des traits distinctifs de l’éloquence judiciaire à la cour d’assises, à les associer dans une émotion commune. De là cet abus du pathéthique, moins fréquent d’ailleurs à Paris qu’en province, et qui, du moins à distance, étonne quelquefois les gens difficiles. Il faut rappeler à ceux-ci que les Athéniens eux-mêmes connaissaient ces procédés oratoires et que le morceau bien connu des Plaideurs: « Venez, famille désolée,.. » est emprunté aux Guêpes d’Aristophane. Toutefois, avouons-le, si l’on compare les plaidoyers des Grecs à ceux des Français, nous avons des trésors de sensibilité qui manquaient aux autres. Quintilien a pu soutenir que la péroraison était hors d’usage chez les Athéniens et c’est à peine, en effet, si, parmi les monumens de l’éloquence attique, nous trouvons deux péroraisons : l’une dans le discours d’Andocide sur les Mystères, l’autre dans celui d’Eschine sur l’Ambassade. Au contraire, si nous voulions énumérer toutes les belles péroraisons qui ont ému nos compatriotes, il faudrait écrire un volume. Parfois, c’est une touchante apostrophe à l’accusé, sur lequel on appelle l’attendrissement général, comme dans l’affaire Marie Bière. Parfois aussi, c’est un honorable vieillard qu’on exhibe et qu’on adjure : par exemple, Dupont (de l’Eure) dans l’affaire Davenay[2]. Souvent, c’est une lettre qu’on produit tout à coup, « portant le timbre de la poste et qui n’a pas été faite pour la publicité de l’audience,» mais qui finit par tomber entre les mains du défenseur et dans laquelle éclatent à l’improviste soit les remords, soit les bons sentimens de l’accusé, comme dans l’affaire de Saint-Cyr. Plus souvent encore, c’est une famille éplorée qui remplit la scène : la mère, courbée sous la vieillesse et sous la honte; l’épouse innocente et près de succomber sous le coup qui frappe son mari; les enfans, « qu’on veut rendre orphelins. » — « Les pauvres enfans sont ici ; elles ignorent tout : des âmes pleines de bonté, de charité les ont recueillies à leur foyer; là, elles jouent avec des enfans de leur âge qui, eux, savent le malheur de la mère, mais qui, par un sentiment délicat, placé comme une fleur délicieuse dans le cœur des enfans, se sont gardés d’une parole indiscrète,.. de sorte qu’elles croient leur mère en voyage, aux eaux. Elles disent souvent : « Ah ! maman reviendra bientôt ; comme elle tarde longtemps ! » Oh! messieurs, il est des souffrances horribles qui déchirent le cœur. Mais je m’arrête, je ne veux pas attendrir cet auditoire. » Cette péroraison, trop sentimentale, appartient à Me Lachaud. Mais on la lui a mille fois empruntée.

Quel intéressant sujet d’étude, pour les orateurs contemporains, que l’histoire de notre éloquence judiciaire ! Scolastique et pédantesque au XVe et dans la première partie du XVIe siècles, surchargée de citations qu’on emprunte surtout à la Bible, encore alourdie par un abus de divisions et de subdivisions faussement symétriques qui, sous prétexte de guider le juge, l’égarent dans un labyrinthe inextricable. C’est l’époque où, pour justifier l’assassinat du duc d’Orléans, Jean Petit croit devoir invoquer douze raisons parce qu’il y a douze apôtres. La renaissance arrive, et, s’il faut en croire un fin critique, « la langue du palais se détend et s’articule. » A vrai dire, on cite plutôt les livres classiques que les livres saints, mais l’érudition n’est pas moins encombrante, l’éloquence judiciaire moins froide et moins guindée. C’est l’époque où Barnabé Brisson, pour établir qu’il n’est pas permis de violer le domicile d’autrui, invoque en même temps les Grecs, les Juifs, les Romains, Hérode, Josèphe et Tacite; où Jacques Aubery, pour montrer que le baron d’Oppède n’aurait pas dû condamner plusieurs personnes sans les avoir fait citer, déclare que Dieu lui-même, avant de statuer sur le sort d’Adam, l’avait fait citer devant lui, « combien que tout lui fût notoire. » Au XVIIe siècle, le goût s’épure, je l’avoue, mais bien lentement. Il n’est pas de pire exorde que celui d’un grand plaidoyer prononcé en 1660 par le célèbre Gaultier, dont a parlé Boileau. L’illustre Denys Talon, quinze ans plus tard, fait encore défiler dans une digression insupportable, sans choquer qui que ce soit, David, Achab, Naboth, Miphisobeth, le chapitre XII du Deutéronome, etc. A côté d’eux, Patru fut un réformateur; il chassa du palais le pédantisme grotesque et polit le langage ; mais quelle majesté fatigante! quelle monotonie dans l’élégance! quelle recherche dans la correction ! c’est la période des longs procès, qui occupent quarante ou cinquante audiences, des mots « longs d’une toise » et des harangues interminables. Au XVIIIe siècle, on abrège les audiences, les mots et les phrases : on ose improviser, et Gerbier, dont on n’a pas pu recueillir un seul discours, plane « au-dessus de tout ce que le barreau avait eu d’orateurs célèbres[3]. » La « nature » est à la mode, mais plutôt que le naturel. L’éloquence devient bucolique et sentimentale. Le récit d’une noce de village, dans le plaidoyer pour Racle, de Delamalle, a comme une senteur de vieil opéra comique, et l’assignation métaphorique que le même avocat adresse à son adversaire devant le tribunal des femmes nous fait rêver d’Estelle et Némorin[4].

L’institution du jury contribua, sans nul doute, à transformer notre éloquence judiciaire. Le barreau du XIXe siècle allait se corriger, par la force des choses, de nombreux défauts qu’on reprochait à l’ancien barreau. Se figure-t-on le défenseur citant, devant ces nouveaux juges, Hercules, Theseus et Teucer, comme Brébart, ou concluant à un avant-faire-droit, comme Lizet, sur un passage de Tacite, ou brodant, comme Loisel, des variations sur un texte grec? Il fallait bien se résoudre non-seulement à parler français, mais à parler un français net, clair, intelligible à tous : c’en était fait du galimatias pédantesque. Les avocats allaient avoir à se prémunir contre d’autres erreurs, que devaient nécessairement encourager la composition et l’éducation du tribunal populaire. Mais du moins à quoi bon les exordes pompeux ? les périodes apprêtées et cadencées? On reprochera bientôt à Mauguin lui-même « d’avoir conservé les préparations solennelles d’autrefois. » Bellart ne sera qu’un « rhéteur éloquent, » parce « qu’on sent en plein, dans ses discours, l’école du XVIIIe siècle, » que « sa phrase est toujours surchargée d’ornemens et abonde en métaphores. » On raillera doucement Laîné d’employer deux ou trois vieilles figures de rhétorique « qui ne semblent avoir été mises là que pour donner date certaine à son éloquence. » Il faut absolument parler un autre langage, qui paraisse moins savant, alors même qu’il le serait davantage, un langage humain, qui parte ou semble partir du cœur pour aller au cœur; autant que possible naturel sans être vulgaire, pathétique sans être larmoyant, vigoureux sans être brutal, avant tout dégagé de la phraséologie banale et convenue, de la rhétorique molle et bouffie, qui ont fait leur temps.

M. Le Berquier avait exprimé, dans cette Revue, le vœu qu’une main pieuse essayât de recueillir les œuvres judiciaires des Berryer, des J. Favre « et de tant d’autres illustres maîtres restés fidèles à leur mission et à leur foi. » l’étude de ces œuvres, il l’espérait, démontrerait non-seulement que l’avocat moderne s’est attaché à parler juste pour parler bien, mais qu’il sait allier à un sens oratoire supérieur « la fermeté des convictions et le profond sentiment de la liberté. » Le vœu est exaucé : depuis quelques années, beaucoup de ces œuvres ont été recueillies. Après avoir envisagé sous divers aspects les nouveaux horizons et la carrière nouvelle qu’ouvrit au barreau contemporain la création du jury criminel, il y a quelque intérêt à voir les hommes à l’œuvre, c’est-à-dire à montrer comment les principaux maîtres, en face d’une institution excellente à beaucoup d’égards et nécessairement défectueuse par quelques côtés, ont compris leur tâche et dirigé les destinées de l’éloquence judiciaire dans notre pays.


III.

Le XIXe siècle a prodigué à Berryer les témoignages de son admiration. Lorsque le barreau de Paris célébra, le 26 décembre 1861, dans une fête sans précédent, le cinquantième anniversaire de son inscription au barreau, Me Jules Favre, bâtonnier de Paris, parla de son « génie oratoire » en termes magnifiques. Trois ans plus tard, au banquet de Londres, il fut salué par sir F. Kelly comme « le premier de tous les avocats contemporains » et l’attorney général but à la santé « de l’illustre citoyen, du patriote éminent, du grand orateur, de l’avocat sans rivaux. » Il meurt; et M. de Sacy le transforme en « un prophète que l’esprit de Dieu agite et soulève au-dessus de lui-même; » M. Jules Grévy le proclame « prince du barreau français ; » M. de Falloux le compare au Cid ; M. de Sèze adjure tous les barreaux de « rester l’œil fixé sur ce phare lumineux. » Il ajoute qu’on peut appliquer à Berryer ce texte de l’écriture : Defunctus adhuc loquitur.

Berryer mérite assurément tous ces éloges, sauf le dernier. Même en lui adressant de suprêmes adieux, à cette heure où « l’équitable avenir » n’a pas encore commencé, M. Grévy se demandait si la postérité ne serait pas tentée de réviser le jugement des contemporains en relisant ce qui resterait de ce grand homme et si elle sentirait « sous ces paroles éteintes le feu qui les embrasait. » En effet, c’est lui surtout qu’il fallait entendre. Quelques années ont à peine passé sur cette tombe et déjà cette éloquence commence à se décolorer. Ceux qui relisent les œuvres oratoires du maître et que « l’inspiration du regard, la noblesse du geste, le pathétique de l’action, l’ampleur et la gravité de la voix » ne font plus « frissonner, » ne s’associent pas toujours aux élans de l’auditoire. Ils ne sentent plus leurs cœurs battre de la même manière ; ils s’étonnent de leur propre tiédeur et se plaignent de moins admirer. Le palais a, par exemple, gardé le souvenir du grand effet produit par un fragment de la plaidoirie prononcée pour la partie civile, devant la cour d’assises de la Seine, dans l’affaire La Roncière. Comme on reprochait à l’accusation de ne pas expliquer certaines invraisemblances : « Le coupable, s’écrie Berryer, c’est La Roncière ; le coupable, c’est lui. Prétendez-vous m’arrêter en demandant d’expliquer son crime et de développer devant les jurés quelles en ont été les affreuses combinaisons? Non, messieurs, il est des conceptions que je suis fier de ne pas comprendre ; il est des infamies que je suis condamné à croire sans les concevoir. Heureux les hommes de bien qui sont forcés de reconnaître l’existence de certaines conceptions infernales et d’infamies abominables, mais qui n’ont pas l’intelligence de ces machinations! » Nous avons quelque peine à comprendre aujourd’hui l’enthousiasme extraordinaire que souleva, le 11 juillet 1835, ce mouvement oratoire. La mémorable affaire Dehors[5] est, plus que toute autre, féconde en effets d’audience dont nous ne nous rendons plus compte que par un véritable effort d’imagination. Tandis que Berryer raconte la vie de l’accusé, sa voix se trouble, des pleurs coulent de ses yeux : « Pardon, dit-il, messieurs les jurés, pardon; mais je connais cette famille. » Il paraît que les spectateurs fondirent en larmes. Plus loin, l’avocat s’efforce de prouver, en groupant un certain nombre de faits, que Dehors n’avait pas pu remettre à un certain Lefèvre la poudre avec laquelle on avait allumé l’incendie; puis, s’arrêtant tout à coup : « Cela est-il possible? Et il faut que je vous démontre que cela est impossible ! Mais je suis fou ! Je suis fou de répéter de pareilles choses. » Cet artifice de langage, qui nous laisse assez calmes, excita des transports el provoqua des acclamations bruyantes. C’est que la parole « n’était pour lui qu’un accessoire » et que tout le reste : le geste, la voix, l’accent, le visage échappent nécessairement à la postérité.

On se tromperait néanmoins en se figurant que le temps a tout effacé. Par exemple, il serait à jamais regrettable qu’on n’eût pas publié les principaux plaidoyers politiques de Berryer. Timon, jugeant l’orateur politique, a dit tout uniment que personne no l’avait égalé depuis Mirabeau. Dans les nombreux procès de presse que le grand avocat plaida devant la cour d’assises de la Seine, l’orateur politique apparaît encore : s’il n’a pas, comme Cicéron, le peuple pour auditeur, il entend bien l’avoir pour juge et l’interpelle encore à la barre, en parlant au jury, comme à la tribune, en parlant aux députés. Il n’est jamais, pour le lecteur, au-dessous de lui-même, quand il rappelle aux jurés de 1830 soit les services que la dynastie capétienne a rendus à la France, soit les seize années de repos et de prospérité que le pays doit à la restauration. Un jour, il défendait la Quotidienne, accusée d’attaque aux droits que Louis-Philippe tenait de la nation et contre l’ordre de successibilité au trône (février 1837) ; il raconte ainsi la dernière révolution : « En 1830, Charles X abdique ; derrière lui était un homme, son fils, sur la tête duquel vint se placer la couronne. Son fils abdique à son tour. Alors un homme, le duc de Bordeaux, se lève et dit : Je suis roi. » l’effet fut immense : l’orateur avait tout dit en deux mots, et, par une image aussi simple que saisissante, démontré tout ce qu’il voulait établir. « Quoi ! disait-il encore, défendant le même journal devant la même cour d’assises (avril 1836), on aurait, en France, été tour à tour enthousiaste républicain, fanatique d’un règne de gloire, dévoué aux vertus d’une restauration pacifique et libérale, et il ne resterait rien de cela, et tout sentiment, tout souvenir, tout regret seraient anéantis, parce que l’éclair de juillet a passé en grondant sur la France ! » l’éclair de juillet ! le Berryer des procès politiques est tout entier dans ce mot inexorable. Il excelle particulièrement à mettre cette monarchie nouvelle dans une situation fausse, lui reprochant tantôt de répudier sa propre origine, lorsqu’elle voulait étouffer la liberté de la discussion, tantôt de méconnaître un principe dont elle ne pouvait se détacher à son tour, lorsqu’elle prétendait empêcher les feuilles publiques de défendre et de revendiquer la loi de l’hérédité. Il retournait contre les vainqueurs leurs propres armes et redressait devant la révolution son auguste cliente, l’antique royauté française, qu’elle venait d’abattre une seconde fois sur le sol français.

La plus complète de toutes ces plaidoiries, telles qu’elles nous sont aujourd’hui transmises, est celle que Berryer prononça, le 17 décembre 1857, devant la cour d’assises de l’Eure, lorsqu’il y défendit Mme et MM. de Jeufosse, accusés d’assassinat. L’ordonnance générale du discours est remarquable et l’exécution est à peu près irréprochable dans ses détails : ni faux ornemens, ni « longueries d’apprêt. » beaucoup d’aisance, une élévation de sentimens et de langage rehaussée par je ne sais quoi de naturel et de simple qu’on ne rencontre pas dans les œuvres des plus grands maîtres, une peinture exquise des passions qui ont agité successivement la victime et les accusés. Avec quel art il démontre qu’une jeune fille, en proie au premier trouble, aux premières émotions de son cœur, n’a pu recevoir tant de lettres et ne pas répondre une seule fois ! Comme il réplique à l’avocat de la partie civile, invoquant, pour expliquer la conduite de Guillot, l’amour qui l’avait entraîné vers Mlle de Jeufosse ! Quelle éloquente théorie de la légitime défense et quelle protestation indignée contre les hommes qui, abaissant la pensée du législateur, ne voient d’autres trésors à défendre contre les malfaiteurs que la serrure d’un coffre-fort ou les fruits d’un potager! On reprochait à Mme de Jeufosse de ne s’être pas bornée à poursuivre les diffamateurs de sa fille : comme il démontre que cette façon de repousser la calomnie, bonne pour les gens mûrs qui se présentent devant la justice-avec l’autorité d’une vie entière, devient impraticable pour une jeune fille à peine entrée dans la vie, encore placée sous l’aile de sa mère, et dont l’innocence ne peut pas être débattue dans des plaidoiries contradictoires! Enfin, quand il s’agit de persuader au jury que Mme et Mlle de Jeufosse resteront, quoi qu’il advienne, les plus malheureuses des femmes, il trouve des accens inimitables et nous ressentons, comme au jour de l’action, ce que les auditeurs ont ressenti. Cette fois, le temps n’a pas glacé sa parole, et du moins ce chef-d’œuvre a prévalu contre « les rabais de l’avenir. »

Berryer avait rencontré pour adversaire, dans l’affaire des marchés de la guerre d’Espagne, un avocat devant lequel les nations ne se sont pas prosternées, mais qu’il ne faut pas laisser déchoir du rang où ses contemporains l’avaient placé : j’ai nommé Philippe Dupin. Celui-ci ne fut pas, à proprement parler, un avocat d’assises. Sa Milonienne est assurément le plaidoyer civil qu’il prononça devant le tribunal de la Seine (janvier 1832) pour le jeune duc d’Aumale contre les prince de Rohan, demandeurs en nullité du testament du duc de Bourbon. Ce fut la joute de l’éloquence nouvelle, beaucoup moins correcte, mais plus vive et moins apprêtée, contre un des derniers représentans de l’ancienne éloquence, cet Hennequin dont on a dit qu’à force d’épurer son langage il laissait l’or dans le creuset. Dupin, en même temps qu’il écrasa d’ineptes calomnies, porta le coup mortel à la rhétorique sentimentale et nuageuse du XVIIIe siècle. Il excellait dans ces grands procès civils où il faut convaincre un certain nombre de gens éclairés plutôt que remuer les passions populaires. Cependant il serait injuste de ne pas signaler les deux procès qu’il plaida devant la cour d’assises de la Seine : le 24 janvier 1820, pour le Constitutionnel, accusé d’outrage à la morale publique; le 29 octobre 1831, pour Casimir Perier et le maréchal Soult, contre Armand Marrast, accusé de diffamation. Le premier de ces plaidoyers se distingue par l’habileté consommée de la composition, qui caractérise le talent de Philippe Dupin : nul ne sut plus nettement concevoir un plan de bataille ni l’exécuter plus vigoureusement ni proportionner plus exactement, quand il ne s’imaginait pas de viser aux grandes élégances, soit le discours au sujet, soit les différentes parties du discours entre elles. Mais le plaidoyer pour les deux ministres est d’un ordre supérieur et les facultés oratoires du jeune avocat y prennent tout leur essor. Marrast avait écrit dans la Tribune du 9 juillet 1831 : « N’est-il pas vrai que, pour ces marchés de fusils et de draps, M. Perier et le maréchal Soult ont reçu un pot-de-vin de plus de 1 million? » On prétendait, dans l’intérêt du journaliste, qu’il avait voulu poser une simple question. La réponse de Dupin est un chef-d’œuvre de clarté, de bon sens et de verve ironique. Plus véhément encore et plus caustique lorsqu’il justifie les ministres d’un appel fait à l’industrie étrangère pour l’achat de 200,000 fusils, il est interrompu à deux reprises par les murmures de l’auditoire au moment où il proteste de son attachement à le liberté de la presse. Il réplique, avec un sang-froid remarquable en se proclamant, avec un surcroît d’énergie, ami de la liberté, mais de cette liberté qu’on veut pour les autres comme pour soi-même et qui ne consiste pas à venir porter atteinte, dans le sanctuaire de la justice, aux droits sacrés de la défense. Reprenant, dans sa péroraison, ce parallèle entre les deux espèces de libéraux : « Il en est d’autres plus ardens, plus bruyans surtout, qui se disent les zélateurs par excellence de la liberté. A les entendre, eux seuls l’aiment, la comprennent, la défendent. s’ils s’arrêtaient là, on leur passerait encore la prétention, malgré ce qu’elle a de dédaigneux ou d’injurieux pour autrui. Mais beaucoup d’entre eux vont plus loin. Ces hommes, qui vous parlent tant de liberté, ne vous laissent pas celle de penser ou de parler autrement qu’ils ne font. C’est pour eux, non pour vous, qu’ils veulent cette liberté si vantée. Malheur à vous si vous n’adoptez pas leurs doctrines, toutes leurs doctrines, rien que leurs doctrines ! A l’instant même, vous n’avez plus ni talent, ni vertu, ni honneur. Les services passés, on les oublie, si même on ne va pas jusqu’à les nier ou les méconnaître. L’insulte prend la place de l’éloge... » Il faudrait tout lire; mais le portrait est déjà, si je ne m’abuse, assez ressemblant.

De tous les avocats contemporains, nul ne ressembla moins à Berryer que Chaix d’Est-Ange. Chose étrange! celui-ci, dont le talent est composé d’imprévu, de grâce et d’ironie, se survit à lui-même, et nous ne soupçonnions pas, en reprenant la lecture de ses œuvres, qu’il était resté le plus jeune parmi les anciens, le plus vivant parmi les morts. Il résiste aux imprimeurs et, je l’espère, leur résistera longtemps encore. Après tout, c’est lui qui fut, au XIXe siècle, le véritable novateur, lui qui dégonfla la vieille éloquence judiciaire. D’autres ont assurément marché sous ses enseignes ; mais il sonna la charge et lança l’escadron du jeune barreau. Même chez Philippe Dupin, le lecteur attentif trouve encore çà et là quelques débris de cette rhétorique qui fut chère à nos aïeux. Chaix d’Est-Ange fut l’adversaire impitoyable du convenu, du faux classique et du clinquant déteint. Il n’a jamais copié les Grecs ou les Romains ni qui que ce soit au monde. Il put tout, si ce n’est imiter les autres, et peut-être n’est-il pas lui-même imitable.

Ce fut, avant tout, un homme d’esprit. L’éloge n’est pas à dédaigner, quoique tous les Français puissent, dit-on, y prétendre. Nous avons Bossuet et Bourdaloue, Patru, le Maistre, Mirabeau, Vergniaud, Berryer, Lacordaire, beaucoup de très grands hommes; mais, pour qui veut faire un triage sur la liste générale des orateurs, celle des gens d’esprit, proprement dits, n’est pas la plus longue. Celui-ci n’a que plus de mérite à y occuper le premier rang. Sa plaidoirie du 26 octobre 1835, dans laquelle il soutint, devant la cour d’assises de la Seine, la plainte du duc de Broglie, président du conseil des ministres, contre la Nouvelle Minerve, pétille de verve malicieuse. Quelques années plus tard, il soutient, devant la même juridiction, une plainte en diffamation de M. Dumon, ministre des finances, contre le Courrier français, et comme on lui reprochait de plaider encore pour un ministre, c’est-à-dire de prendre le parti des forts contre les faibles, il lance à ses adversaires cette fine et fière réponse : « Cette fois encore, je suis l’avocat du ministre. Les forts et les faibles, quand leur cause est juste, ont des droits égaux à mon appui ; ma voix appartient à tous, et je n’appartiens à personne* « Il fut entendu qu’on pourrait, désormais, plaider même pour un ministre. Le 3 mai 1849, il défend devant la cour d’assises de la Seine le journal l’Assemblée nationale contre A. Marrast : « j’ai été stupéfait tout à l’heure en entendant dire que nous avions nié la probité de M. Marrast. Il est vrai que nous avons écrit le mot probité ; oui, nous avons dit qu’elle ferait la force du gouvernement républicain... Mais faut-il donc refaire nos dictionnaires pour M. Marrast? Ne peut-on plus parler de bonne foi devant lui sans qu’il se tienne pour insulté et, si l’on prononce le mot de probité, est-ce qu’il pourra dire : Vous ne m’avez pas personnellement insulté, c’est vrai; mais cependant vous avez parlé de probité : c’est donc moi que vous avez voulu diffamer. Ne faisons pas de misérables chicanes ; elles seraient indignes de la cause, indignes de M. Marrast, du poste qu’il occupe, des services qu’il dit avoir rendus. » Dans l’affaire Caumartin[6], comme l’avocat-général contestait l’opinion des médecins : « Si vous aviez à décider une question de droit, vous vous adresseriez sans doute à des jurisconsultes… Et si pourtant le plus habile médecin de la Belgique venait vous dire : Vos jurisconsultes se trompent ; ne croyez pas ce qu’ils vous disent sur ce point de droit, car j’ai un avis contraire… Tâtez-moi le pouls, docteur, et parlons, s’il vous plaît, de ma fièvre (on rit) : voilà certainement ce que vous lui diriez, ce que je n’ose pas dire, moi, à M. L’avocat-général ; » et quelques instans après, répondant à l’avocat de la partie civile : « Mon adversaire a cru devoir me dire, comme si je ne le savais pas, que nous sommes dans le pays de la logique. C’est une vérité qu’il s’est chargé de dire, mais qu’il ne s’est pas également chargé de prouver. » Ces traits abondent, acérés, étincelans, rapides ; ils rempliraient un livre, et, si l’on entreprend d’en citer quelques-uns, on n’est jamais sûr de s’arrêter à temps.

Quand on a tant d’esprit, on n’est pas réduit à n’avoir que de l’esprit. C’est ainsi que Chaix d’Est-Ange, s’il s’agit de convaincre plutôt que de charmer le jury, s’offre à nous sous un nouvel aspect. En un clin d’œil, il s’est transformé en debater invincible, ne laissant rien à la fortune de ce qu’il peut lui ôter par conseil et par prévoyance. Dufaure ou Paillet n’eût pas mieux argumenté dans l’affaire Donon-Cadot. Mais faut-il persuader plutôt que convaincre, comme dans l’affaire Caumartin ? Il indigne, il émeut, il transporte. Les portraits de la victime et de l’accusé, qu’il présente tour à tour au jury du Brabant, pourraient être signés de la Bruyère ; le récit du meurtre est comparable aux plus belles « narrations » de l’éloquence antique ; la péroraison, dans laquelle le défenseur met tout à coup en scène un parent de la victime, jadis entraîné par elle dans un duel inégal où il a succombé, et fait intervenir la justice divine pour réparer les défaillances de la justice humaine, est une des plus dramatiques qui aient jamais été prononcées. Mais le chef-d’œuvre du maître reste encore, à notre avis, la défense de La Roncière, accusé par Berryer. La discussion est d’une vigueur extraordinaire, qu’elle porte sur le premier point : La Roncière a-t-il pu écrire les lettres anonymes ? ou sur le second : A-t-il pu pénétrer par escalade dans la maison de la partie civile et commettre l’attentat qui lui est reproché ? Quand il expose soit les contradictions de la plaignante, soit certains aveux de son client, soit certaines invraisemblances de l’horrible scène, il atteint les dernières limites de l’art oratoire. Berryer, on s’en souvient, s’était déclaré trop honnête homme pour comprendre des « machinations » qu’il ne pouvait pas expliquer. La riposte est supérieure à l’attaque. Comme Chaix d’Est-Ange démontre que nul n’a le droit, sous prétexte qu’il est honnête, d’accuser sans expliquer ! Avec quelle incroyable ardeur il demande, au lieu de larmes, de ces larmes que son adversaire vient de lui arracher à lui-même, des preuves, de ces preuves qu’il faut toujours apporter avant de flétrir, avant de déshonorer et d’anéantir un malheureux ! Mais qu’on aille jusqu’au bout de cette réplique ; qu’on relise tout le développement sur la prétendue corruption des domestiques par l’accusé, cet autre passage où le silence de la gouvernante est mis en relief avec un art si consommé, qu’on se rappelle enfin cet admirable mouvement oratoire : « O misères de l’accusation ! ô préventions meurtrières! etc., » qui se dégage si naturellement du sujet et saisit le lecteur comme il étreignait jadis l’auditoire. Tuum enim forum, tuum erat illud curriculum.

a Leur parole, écrivait en 1862 son disciple aimé parlant de ces grands avocats qui sont déjà des ancêtres, a gardé soit dans l’ampleur de sa forme, soit dans sa vigoureuse clarté, soit dans les raffinemens de son incomparable élégance, je ne sais quel souffle d’un grand art qui s’en va. » Si le grand art s’en va, ce n’est pas la faute de Me Edmond Rousse. En admettant qu’il y ait eu, sous l’empire de circonstances exceptionnelles, une sorte d’âge héroïque pour l’éloquence judiciaire comme pour la peinture et pour la musique, M. Rousse est encore au crépuscule de cette éclatante période. Chaix d’Est-Ange lui a transmis au moins une des deux qualités essentielles qu’il se plaît à lui attribuer, le goût, sans lequel l’orateur ne sait pas trouver le mot juste et glisse dans la trivialité, quand il ne se perd pas dans les nuages. Qu’on veuille bien relire le discours prononcé le 2 décembre 1871 à l’ouverture de la conférence des stagiaires : c’est l’histoire du barreau de Paris pendant la guerre et pendant la commune. Quelle simple et noble façon de raconter les grandes choses ! Comme il sait parler des autres en s’oubliant! Il y a quelque chose au-dessus du goût lui-même : l’amour du vrai et la volonté du bien, que toute cette œuvre respire.

Je ne saurais, sans sortir de mon cadre, m’attarder aux procès civils engagés sur les œuvres posthumes de A. Chénier, sur les lettres de Benjamin Constant à Mme Récamier, sur le testament de l’abbé Deguerry, etc., ni même au procès en détournement de mineure plaidé en 1853 devant la cour d’Alger (chambre des appels correctionnels), quoique le récit « de ces amours défendus, malheureux et charmans qu’amènent les hasards et les rencontres de la vie » y soit fait avec une remarquable légèreté de touche et puisse être proposé comme un modèle aux avocats d’assises. Mais je peux du moins signaler le plaidoyer pour Desmazières, accusé d’avoir corrompu ses électeurs[7]. Est-ce qu’on peut corrompre le suffrage universel ? Jadis, dans les petits centres électoraux où l’on comptait quelques centaines de voix, la richesse, la grande propriété, l’influence du nom, l’espoir des bienfaits municipaux pouvaient créer des fiefs à vie, quelquefois même des royautés héréditaires. Il y avait pour cela une « recette » traditionnelle : une école pour la commune, une cloche pour l’église, une bourse pour le neveu de l’adjoint et cet éternel bureau de tabac... Mais quel est le spéculateur assez hardi, assez fou pour tenter de corrompre tout le monde? Le danger, pour le suffrage universel, n’est pas dans la corruption qui achèterait une voix sur cent mille, mais dans la corruption morale qui s’adresse aux masses, dans la fausse monnaie de doctrines insensées avec lesquelles les ambitieux achètent et perdent les multitudes. Telle est la thèse que M. Rousse développe avec cette droiture d’esprit et cette élégance de langage qui lui sont naturelles. Onze ans plus tard, quand il défend devant la cour d’assises de la Seine Trabucco, impliqué dans un complot contre la vie de l’empereur, son talent s’est encore épuré. Je ne sache pas qu’on ait jamais pallié avec plus de grâce les fâcheux « antécédens » d’un accusé : « Il répudia son nom vulgaire et malvenu de Trabucco pour y substituer le nom symbolique et touchant de Bélisaire. Un jour, pressé par le besoin, le pauvre Bélisaire prit l’obole au lieu de l’attendre. Il fut condamné, c’est vrai, et, pendant un an, il alla étonner de ses concerts attristés les murs silencieux de Mazas, où il avait obtenu de donner des concerts — cellulaires — à ses compagnons de captivité. » Les concerts, cellulaires ou non, deviennent un admirable instrument de défense. Trabucco n’est plus, ou peu s’en faut, qu’un joueur de cor : « Il côtoie l’Italie, envoyant aux rivages de son cher pays ses fanfares patriotiques, charmant le gaillard d’avant de sa bonne humeur et des chansons joyeuses de Castellamare et de Sorrente. » Ce n’est pas seulement un musicien, c’est encore un Napolitain, et peut-on prendre au sérieux les bravades retentissantes qui résonnent à vide sur les dalles de la Chiaïa et de la rue de Tolède? Ne sait-on pas que pour jouer un rôle, pour arrondir une période sonore, pour foire le héros de théâtre, le dernier des lazzaroni jouerait, sans y songer, sa liberté et sa vie? Il faut pourtant se rendre à l’évidence : les Napolitains eux-mêmes s’occupent quelquefois de politique; mais c’est, de leur part, un travers incompréhensible.

Je ne crois pas qu’un autre avocat ait, dans tout le XIXe siècle, manié la langue française comme M. Rousse, et c’est peut-être sa qualité la plus rare. Notre langage, celui du palais, est, qui l’ignore? à moitié barbare, et puis il n’est personne qui, après avoir été pris dans les broussailles de la procédure, en sorte tout entier. Quelques-uns se défient d’eux-mêmes et se surveillent : mais qui ne connaît l’empire des mauvaises habitudes? Quand nous ne parlons pas l’idiome des controverses juridiques, nous pensons, nous raisonnons encore comme des juristes, et les délicats nous sentent d’une lieue. M. Rousse est plus lettré que les lettrés eux-mêmes, car il fallait un don du ciel pour échapper à tant de périls : l’avocat n’a pas gâté l’écrivain, et l’écrivain n’a pas gâté l’avocat.

Parler de Jules Favre depuis que M. Rousse a prononcé son éloge devant l’Académie française est une entreprise téméraire. Si je m’y hasarde, c’est que je me propose bien moins de m’attacher à tout l’orateur que de suivre l’avocat à la cour d’assises. Je ne présente au lecteur qu’un coin du tableau. Jules Favre fut un très grand avocat d’assises et peut-être ne lui manqua-t-il, pour devenir le premier, que d’être un moins grand orateur. Il y a des gens pratiques au barreau comme ailleurs et, pourvu qu’ils gagnent leur procès, ils se soucient peu du reste. Cet incomparable artiste se souciait peut-être moins de gagner sa cause que de la très bien plaider. Ce n’était pas seulement pour son client qu’il s’exaltait dans des exercices solitaires, répétant jusqu’à dix fois un projet de discours, variant autant que possible les détails et arrivant à des effets dont il était lui-même surpris. M. Rousse a dit du plaidoyer pour Orsini que ce ne fut pas une défense, mais une harangue funèbre et comme un magnifique chant de mort. Il jugeait du même coup d’autres plaidoyers : ce n’était jamais une médiocre harangue, mais ce n’était pas toujours une défense. Favre avait, comme Cicéron dans l’Orator, les regards fixés sur cet idéal que l’œil n’a jamais entrevu, que l’oreille n’a jamais entendu et que nous atteignons néanmoins par la pensée : Ipsius in mente insidebat species pulchritudinis, eximia quœdam, quam intuens in eaque defixus ad illius similitudinem artem dirigebat. Le jury n’exige pas, nul ne l’ignore, une recherche si curieuse de l’élégance, du nombre et de l’harmonie, un art si savant d’arranger les mots, d’en conduire le son, d’en surveiller la cadence et la mesure. Il peut se montrer jaloux d’un culte qu’on porte à d’autres autels et se demander si l’encens qu’on brûle devant la muse ne lui est pas dérobé.

Celui-ci ne fut pas le courtisan du jury, même dans les procès politiques. Le jury est, en général, enclin à l’indulgence dans ces sortes d’affaires : à moins que les intérêts vitaux de la société ne soient en jeu, les nécessités de la répression ne le frappent pas toujours et il aime à se dire que les procès de presse n’ont guère empêché, jusqu’à présent, les révolutions. Mais encore faut-il qu’on le ménage! Il ne lui messied pas de donner quelques leçons discrètes au pouvoir; mais encore n’est-il pas fâché de se persuader que le gouvernement a été bien ombrageux, que les intentions de l’accusé n’étaient pas si noires, et que la liberté des discussions politiques a été la plus précieuse conquête de 1789. Jules Favre ne permet pas au jury, du moins dans la première période de sa vie, de se faire illusion sur les intentions des écrivains ou sur la nature des faits incriminés : il semble plutôt vouloir l’acculer, tant il met le délit en relief ! Il n’excuse pas son client, il le glorifie. Ainsi, quand le Précurseur comparaît devant le jury du Rhône, il reproche sans détour au premier ministre d’avoir acquis une réputation semblable à celle du consul romain Céthégus, qui, dans la guerre des Gaules, fit enlever par des soldats apostés un convoi d’or destiné à la république. Singulière façon, on en conviendra, de défendre un journaliste prévenu d’excitation à la haine et au mépris du gouvernement! Dans la même affaire, il compare Louis-Philippe à Tibère, et la ressemblance lui paraît si frappante qu’il reprend ce parallèle dans sa plaidoirie pour Laure Grouvelle (23 mai 1838). De même, dans le plaidoyer pour le Courrier de l’Eure, prévenu d’excitation à la haine et au mépris du gouvernement (13 décembre 1841), non seulement il dénonce « les lâchetés du pouvoir » et revendique pour la presse « le devoir d’exciter à la haine et au mépris d’un gouvernement » odieux et méprisable, mais il dépasse, dans ses attaques contre la personne de M. Guizot, la violence même du journal.

Jules Favre n’est pas tout entier dans ces sauvages ardeurs. Aux témérités d’une jeunesse exubérante succède insensiblement une éloquence moins âpre et moins agressive, qui se complaît dans les aperçus généraux et plane dans les grands horizons. C’est ainsi que, dans le quatrième procès du National, il trace pour la première fois, avec une remarquable ampleur de style, une ligne de démarcation entre ses amis politiques et « quelques misérables ramassés dans les cabarets où la police laisse librement prêcher de sauvages doctrines. » Tel est, dans l’affaire de la Démocratie pacifique, le tableau comparé des « satisfaits » et des réformateurs : les uns, vrais favoris de la destinée, qui semblent entrés dans la vie par la porte d’ivoire, les autres qui se livrent avec un zèle généreux à l’étude des misères sociales, qui en veulent trouver le remède et qui, après l’avoir découvert, fatiguent les pouvoirs et le monde de leurs avertissemens et de leurs prédications, qu’on ne saurait enfin méconnaître sans accuser de folie tous les siècles écoulés dans lesquels sont demeurés à jamais les grands noms de Socrate et de Jésus-Christ. Tel est encore, dans un autre procès de presse jugé le 12 mai 1851 par la cour d’assises du Lot, le parallèle entre le christianisme et le socialisme, parallèle à la mode après la révolution de 1848, mais qu’on trouverait aujourd’hui bien suranné. Cicéron savait bien qu’en plaidant la cause des belles-lettres, il gagnait celle d’Archias.

Si l’avocat abusait des lieux-communs, il lasserait le juge et se ferait rappeler à la question. Mais, s’il bannissait les idées générales, l’air et la lumière ne circuleraient plus dans sa plaidoirie. Il s’agit seulement de relier la thèse générale aux faits particuliers de la cause. C’est ainsi que Jules Favre, plaidant devant la cour d’assises des Bouches-du-Rhône, relie avec un art merveilleux une profession de foi religieuse à la plus véhémente attaque contre les procédés de l’instruction préparatoire[8] : « Ah ! nous sommes tous ici unanimes : ne pas croire en Dieu, c’est un immense malheur, et l’homme qui a dépouillé toute croyance erre dans le monde sans boussole et sans lumière, condamné à la satisfaction grossière de ses appétits matériels, ou n’ayant pour le soutenir que l’appui dangereux d’une philosophie décevante. C’est précisément parce que j’y crois, parce que je le vénère et je le respecte, parce que les choses religieuses m’apparaissent plus grandes et plus saintes que les voir profanées est pour moi le plus affligeant spectacle. Quoi ! au moment où cet homme va approcher de l’eucharistie, quand il croit recevoir Dieu en lui ; quand, dans sa conscience, dans son cœur, dans son être, tout doit appartenir à ce grand acte, quand il ne doit, avoir que des paroles de mansuétude et de pardon, la justice est là, elle se place entre l’hostie et les lèvres du mourant, elle empêche Dieu d’arriver jusqu’à sa créature, afin d’y surprendre la parole qu’elle opposera plus tard à l’accusé. Profanation ! » La tirade du début n’est plus une digression, car l’orateur a précisément puisé dans son apologie des croyances chrétiennes le droit de s’indigner contre ceux qui ont abaissé la religion à un simple moyen de procédure, et de faire partager son indignation.

Loin de sentir le poids des années, Jules Favre se rapprochait sans cesse, en vieillissant, de l’idéal qu’il avait poursuivi. Plus il a plaidé, mieux il a plaidé. Le défenseur de l’agah Bel-Hadj (août 1857)[9], dénonçant les abus des bureaux arabes, demandant justice et protection pour la race conquise, signalant à l’Algérie, « l’aube rayonnante d’un nouveau jour dans laquelle il voit poindre l’image de la loi substituée à l’arbitraire, » laisse bien loin derrière lui le fougueux avocat de 1833. Mais, à notre avis, le défenseur des grands chefs arabes devant la cour d’assises de Constantine efface encore l’avocat de 1857. Sans perdre un seul des dons qu’il avait reçus en partage, il a gagné les qualités qui manquaient à sa jeunesse et complété celles qui n’avaient pas reçu leur entier développement dans son âge mûr. Qu’il réclame le respect des justiciables pour la justice, qu’il affirme les droits de la France sur l’Afrique française, qu’il demande au pouvoir judiciaire de ne pas toucher à l’aman ou qu’il évoque le maréchal Ney, qu’il commente l’héroïque parole d’un Arabe élevé par des chrétiens ou sa propre harangue pour Orsini, auquel « il avait donné la main dans une suprême épreuve, ne cherchant plus qu’en Dieu, auquel il retournait, le pardon que les hommes n’avaient plus le droit de lui accorder, » notre cœur palpite à la lecture d’un tel chef-d’œuvre. C’est, dans la collection de ses plaidoyers au criminel, le dernier en date, et c’est aussi le dernier mot de son éloquence.

Me Allou, dans un discours à la conférence des stagiaires (décembre 1867), réfute directement cette proposition de Pasquier : « l’advocat doit surtout estre sçavant en droict et en pratique, et médiocrement éloquent, plus dialecticien que rhéteur. » Il l’a surtout réfutée par son exemple. « Je n’ai point tant d’austérité, je le confesse, disait-il au jeune barreau; j’aime la grandeur, l’élégance et jusqu’aux recherches de la parole. » d’un mot, il s’était peint lui-même. On trouve encore, dans les premiers plaidoyers de cet illustre contemporain, quelques réminiscences de l’ancienne école. L’exorde de l’affaire Mérentié (août 1843), l’exorde de l’affaire de Saint-Cyr (novembre 1847) sont jetés dans le vieux moule classique. Mais il a déjà marqué ces premières œuvres de son empreinte et l’on peut appliquer dès lors à ce débutant ce que Cicéron disait d’Hortensius : Erat in verborum splendore elegam, compositione aptus, facultate copiosus. On pouvait déjà pressentir, au portrait d’Edouard Mérentié, ce chef-d’œuvre de grâce et d’élégance qui date d’hier, la plaidoirie pour la Comédie-Française contre Mlle Sarah Bernhardt. Personne, au Palais, n’oubliera le parallèle de l’éblouissante actrice et du petit chanteur italien, dont elle avait si bien joué le rôle, et tout le monde s’y rappelle ce rapide et fin jugement sur les teintes chatoyantes du drapeau porté par un grand journal: « M. X... représente au Figaro ce courant bonapartiste qui circule à travers la rédaction légitimiste du journal, comme le Rhône à travers les eaux du grand lac, sans s’y confondre. * On n’a peut-être pas assez remarqué que ce brillant avocat des grandes causes excellait à dire les petites choses.

Me Allou est le plus abondant de nos orateurs judiciaires. Cette qualité distinctive de son talent a frappé tous ses auditeurs, hors du Palais comme au Palais. Les avocats à la cour de cassation sont forcés, par la nature même des sujets qu’ils traitent, d’enchaîner leurs pensées l’une à l’autre dans un cadre rigoureux duquel ils ne dévient pas : celui-ci n’eût pas subi ce joug. Les idées accourent à flots pressés et les mots leur font cortège : chacun d’eux réclame son tour et veut pénétrer dans la place, qui ne peut pas les contenir tous. Mais la place est bien défendue et ne se rend pas aisément. Sans doute, la pensée ne sort pas d’un seul jet et se présente sous un assez grand nombre de faces ; mais chacune d’elles réfléchit un rayon de soleil, et la lumière se dissémine sans s’amoindrir.

Nous n’apprendrons rien au lecteur en lui signalant comme le chef-d’œuvre de Me Allou sa plaidoirie du 20 mars 1872 pour le général Trochu. Là, pas d’exorde : il a tout de suite lancé son auditoire in médias res. L’ordonnance du discours est irréprochable, l’argumentation brillante, animée, décisive, la force du raisonnement toujours rehaussée par la splendeur de la forme. L’orateur a trouvé de bonnes raisons exprimées dans un beau langage soit pour excuser le gouvernement de la défense nationale de n’avoir pas traité le 31 octobre 1870 avec la Prusse, soit pour expliquer que le général Trochu s’est uniquement proposé de faire durer la résistance et de maintenir la paix publique en attendant les chances heureuses, l’intervention diplomatique, l’effort de la France au dehors. Il n’a pas moins bien défendu le général, à qui l’on reprochait surtout la capitulation de Paris et l’expédition de Buzenval, contre cette double injustice des passions populaires. Enfin on ne saurait trop admirer tout le mouvement oratoire sur la chute de la dynastie napoléonienne, qui débute par ces mots : « Et c’est là la trahison? » alors qu’il signale la fuite a des amis et des fidèles » et qu’il peut, en nous montrant l’empire affaissé, non renversé, condamner encore toutes les révolutions, se demander même « en présence de la grande révolution, » « si le salut de la France n’était pas dans la grande trahison de M. de Mirabeau? » Me Allou fut, dans cette affaire, le rival heureux de Lachaud : il l’emporta sur ce redoutable adversaire non-seulement par l’ampleur du style et par la majestueuse beauté des développemens oratoires, mais encore par la solidité de la dialectique.

Cependant, si Lachaud ne fut pas le plus grand de nos orateurs judiciaires, il est peut-être notre premier avocat d’assises. Ce n’est pas la beauté de la forme ni la sûreté du raisonnement ni l’intensité de la passion oratoire qui font l’avocat d’assises, c’est un ensemble de qualités spéciales mélangées de quelques défauts propres à entraîner le jury. Ces qualités et ces défauts, Lachaud les possède à un si haut degré qu’on ne peut pas écrire dix lignes sur ce genre de procès et de plaidoyers sans penser aussitôt à lui. Peu s’en faut qu’il ne personnifie aujourd’hui cette branche particulière de l’éloquence judiciaire.

Lachaud fut un tacticien de premier ordre. « Que de campemens! que de belles marches ! que de hardiesse ! que de précautions ! que de périls! que de ressources! » Il savait même, comme ce grand capitaine que Bossuet a dépeint, « profiter des infidélités de la fortune. » Le jury n’aime pas, en général, les fanfarons d’impiété. On peut se rendre compte, en lisant la plaidoirie prononcée pour l’impie La Pommerais, de l’habileté singulière avec laquelle Lachaud se dégage d’une situation fausse, provoquant la sympathie du jury par une profession de foi personnelle, l’attendrissant sur un homme d’autant plus à plaindre « qu’il pense que tout se termine avec la vie de ce monde, » affirmant enfin que, si l’empoisonneur n’avait pas eu de croyance religieuse, « il doit en avoir une aujourd’hui, » et que, « s’il a douté de Dieu, son malheur le ramènera à Dieu. » Le client a-t-il, d’aventure, la figure d’un imbécile? Il tirait de cette figure un parti merveilleux, transformait le voleur ou le faussaire « en un bon bourgeois qui aime à faire sa partie de dominos et à lire le Constitutionnel. » Il disait aux jurés : « Regardez-le donc, » et les faisait rire : un juge qui rit est bien près de pardonner. Il excellait d’ailleurs à lire sur leurs traits tout ce qui se passait ou même ce qui allait se passer dans leur âme : « Je touche ici, je le sens bien, dit-il dans l’affaire Troppmann, aux délicatesses les plus grandes de la cause, et j’entends déjà tout ce qu’on pourra me répondre ; je vois tous les sourires que ma parole fera éclore... » « Croyez-vous, dit-il encore aux jurés dans l’affaire de La Pommerais, que je ne lise pas sur vos figures ? que je ne sois pas en communication avec vous ? » Il disposait en conséquence ses raisonnemens et ses mouvemens oratoires, comprenant mieux que tout autre, dans le feu même de l’action, s’il devait parler à l’esprit ou au cœur, exciter la colère ou la pitié, ce qu’il devait dire et ce qu’il devait taire.

Lachaud était doué d’une certaine chaleur d’âme très communicative alliée à une apparence de bonhomie qui devait attirer à lui cette classe spéciale d’auditeurs. Il n’avait pas, pour atteindre ce but, un grand effort à faire. Il était, lisons-nous dans l’introduction qui précède la récente édition de ses plaidoyers, « doux et compatissant; » nous le croyons après l’avoir lu comme après l’avoir entendu. Il apportait en général dans la lutte beaucoup d’ardeur sans violence ; il ne déchirait pas ses contradicteurs et parfois même, au lieu de railler ou de pourfendre l’avocat-général, il savait lui faire un compliment. On n’imagine pas l’effet qu’un tel compliment, bien placé, peut produire sur le jury! Celui-ci finit par se convaincre que tout le monde est près de s’entendre et qu’en accordant tout à un homme à la fois si éloquent et si charmant, il ne fâchera personne. Tout cela, bien entendu, ne s’applique pas au terrible plaidoyer de l’affaire de La Meilleraye, qui offre un saisissant contraste avec les autres discours du maître. Lachaud jugea peut-être un aussi complet changement de méthode nécessaire au succès de sa cause et se contraignit, sans doute, pour n’épargner personne. Pour le mettre à son vrai point, il faut l’étudier dans les affaires où il ne se contraignait pas.

Il a fait couler bien des larmes ! Après avoir communiqué sa propre émotion, d’abord un peu factice, à ses juges improvisés, il se laissait, à son tour, gagner par l’émotion des autres ; il s’attendrissait sincèrement à force d’avoir attendri son auditoire. La sensibilité des jurés ne fut jamais exposée à de tels assauts ! c’est ainsi qu’il les amenait, quand les faits incriminés s’étaient reproduits pendant une assez longue période, à s’apitoyer sur les tortures morales des coupables, « assistant à l’agonie de leur honneur, dont chaque minute sonnait le glas funèbre, » qu’il s’associait avec un élan irrésistible aux angoisses du père et de la mère, aux douleurs de l’épouse : « Vous avez une famille, disait-il aux jurés, vous savez comment l’on s’aime, vous comprenez les horribles douleurs de ceux qui aiment. » Le comble de l’art était d’ajouter : « Eh bien ! de tout cela il ne faut tenir aucun compte. » Mais qu’il était malaisé de suivre ce dernier conseil ! Il essaya d’attendrir le jury sur Troppmann lui-même, cherchant à prouver « que dans cet être si triste, si solitaire et dont la vie était en même temps si remplie, un coin du cœur était resté pur et lumineux : l’amour de sa mère ! » Le pathétique fut son arme favorite, et c’est, le plus souvent, pour en avoir fait un habile emploi qu’il resta maître du champs de bataille. Les Athéniens auraient peut-être aggravé, si Lachaud avait vécu dans leur république, la défense d’exciter les passions qu’un héraut adressait à leurs orateurs. Mais les Français se défient moins de leur propre faiblesse et, quand ils auraient tous les autres genres de courage, il en est un qui leur manquera toujours : celui de fermer la bouche à leurs avocats.


ARTHUR DESJARDINS.

  1. Il s’agissait d’un procès de presse, et Me J. Favre, jeune encore, était emporté par l’ardeur de ses passions politiques. M. Rousse, appréciant ces premières œuvres de l’illustre orateur, a dit : « c’était bien là l’éruption d’une âme vierge et d’un esprit exalté par la solitude. C’était bien ce chaos juvénile dont parle Cicéron : Amo in juvene unde aliquid amputem. »
  2. Plaidée par J. Favre devant la cour d’assises de l’Eure, le 13 avril 1841.
  3. Dupin aine. Il est vrai qu’il ajoute : « Malheur à Gerbier peut-être, si la sténographie eût existé de son temps! »
  4. « Oui, c’est à vous, femmes, le chef-d’œuvre de la création et l’ornement de la terre; femmes sensibles, vous, le charme de la vie; femmes honnêtes, de la société le bonheur et la gloire ; oui, c’est à vous-mêmes que j’ose parler. j’ose vous demander pour juges. Je suis hardi, etc. »
  5. Dehors, accusé d’incendie, fut défendu trois fois par Berryer, condamné deux fois aux travaux forcés à perpétuité et finalement, après deux cassations successives prononcées pour des vices de forme, acquitté. Nous parlons de la troisième plaidoirie.
  6. Cour d’assises du Brabant, 15 avril 1843.
  7. Cour d’assises d’Eure-et-Loir (28 juin 1849).
  8. On avait interrogé le témoin Maurice Roux après l’avoir fait communier.
  9. Procès du capitaine Doineau et de ses coaccusés. Cour d’assises d’Oran.