AVERTISSEMENT
es matériaux dont est formé ce petit volume, ont déjà paru, pour la plupart, en anglais, dans l’Edinburgh Review, no 361 (Oct. 1881) et dans The Speeches et Tabletalk of the Prophet Mohammad, traduits par le même auteur et publiés par MM. Macmillan, à Londres, 1882. L’auteur tient à signaler l’aimable collaboration de son savant et infatigable ami M. Terrien de la Couperie, qui a bien voulu l’aider de ses conseils pour la composition de l’ouvrage.
Londres, septembre 1882.
I
LE CONTENU DU KORÂN
e Korân est un de ces livres, que
tout le monde cite et que personne
ne lit, qu’on appelle classiques. C’est
le triste sort de ces livres d’être si fameux
que l’on ne voit plus la nécessité de les lire.
Selon les habitudes d’aujourd’hui, savoir le
nom d’une de ces divinités de l’Olympe
littéraire, c’est tout ce qu’on peut demander
à ceux qui ne font pas profession de
science. Prétendre à une connaissance plus approfondie que celle du seul titre serait
une affectation presque pédante, et sinon
inutile, toutefois assurément ennuyeuse.
Aussi les livres classiques, ces
trésors des pensées les plus profondes de
l’humanité, ces annales du progrès humain
tracées par ses apôtres et prophètes,
ses poètes, ses orateurs, ses tragiques, sont-ils
relégués au rayon le plus haut de la bibliothèque
et au coin le plus étroit du
cerveau.
Mais dira-t-on, si peu que l’on puisse s’excuser au sujet des autres livres classiques, le Korân n’est-il pas vraiment illisible ? N’est-il pas d’une longueur effrayante et d’un désordre inextricable ? Si même il était le plus long des livres classiques, et la plus inextricable des rapsodies prophétiques du monde entier, le Korân n’en serait pas moins, de toutes les créations de l’intelligence après la Sainte-Écriture, le livre qui a exercé la plus grande influence sur le monde entier et, par conséquent, est digne de l’étude sérieuse de l’homme, qui en a profité, sinon individuellement, au moins comme membre de la famille humaine.
Mais, en fait, le Korân n’est pas un long ouvrage, et il ne manque ni d’ordre ni de régularité, comme on le suppose généralement. En temps que nombre de versets, le Korân ne représente guère que les deux tiers du Nouveau Testament, et, si les histoires interminables des patriarches juifs que Mohammed raconte et répète étaient laissées de côté, il ne serait pas plus long que l’Évangile et les Actes des Apôtres réunis. Mais le véritable contenu du Korân, en négligeant les détails purement personnels et contemporains de Mohammed, est de beaucoup au-dessous de cette étendue. Le livre est rempli, — je ne dirai pas de répétitions inutiles, car, en prêchant et en enseignant, les répétitions sont nécessaires, — mais d’affirmations répétées de certains articles de foi fondamentaux et de certaines applications de ces articles, en vue de les démontrer plus amplement. De même que les nombreuses histoires empruntées par Mohammed au Talmud n’ont guère d’intérêt que pour les archéologues, nombre de ces arguments et exemples réitérés peuvent avec avantage être laissés de côté. Il y a aussi une notable portion du Korân qui est consacrée à la réfutation de ceux qui, par motifs de politique, de commerce, ou de religion, s’étaient fait un devoir de contrarier Mohammed dans ses tentatives de réforme. Ces allocutions toutes personnelles et pleines de l’esprit de parti ne sont valables que pour le biographe et l’historien. Elles ne jettent que peu de lumière sur le caractère de Mohammed lui-même. Elles le montrent, certainement, comme nous le savions déjà, impressionnable, irritable, et très sensible au ridicule et au mépris ; mais ceci eût été suffisamment démontré par un exemple unique. Nous ne formons pas notre appréciation d’un grand homme d’État d’après ses moments d’irritation, mais bien sur ses grandes pensées qui révèlent une vie d’étude des hommes et du gouvernement. Ainsi, pour Mohammed, nous pouvons abandonner les éléments personnels et temporaires du Korân et appuyer notre jugement sur ces idées qui sont valables pour tous les temps et qui ne dépendent ni des individus ni des classes sociales, mais de l’homme tel qu’il est en Arabie ou en France, ou n’importe quel pays.
Ce point de vue n’est pas choisi pour détacher Mohammed de lui-même. Ses attaques à ses adversaires peuvent être comparées à celles de n’importe quel homme d’État. Elles sont, sans aucun doute, conçues en un style plus barbare que celui auquel nous sommes habitués, et par lequel nous déguiserions ses imprécations. Mais en face de l’opposition traîtresse et de mauvaise foi, le prophète arabe s’est comporté avec un sang-froid remarquable. Il ne fit que menacer du feu de l’enfer, de même que de nos jours encore les mêmes menaces sont adressées chaque dimanche. En laissant de côté les histoires juives et les répétitions inutiles, les exhortations temporaires et les revendications personnelles, les discours (suras) de Mohammed peuvent être réunis en un très petit espace. Les discours, ou chapitres, se suivent l’un après l’autre si souvent sur le même objet, qu’en réalité un nombre très restreint contient toutes les idées qu’une étude minutieuse de la totalité du Korân peut découvrir.
Quant à l’apparence désordonnée du Korân, il est facile de montrer qu’elle est due principalement à l’arrangement primitif des chapitres. Le texte arabe a été réuni d’une manière purement fantaisiste dont le seul mérite est la fidélité. Nous pouvons affirmer en toute certitude que le présent texte ne contient rien autre que les paroles de Mohammed. Mais c’est tout ce que nous pouvons affirmer en sa faveur. Les premiers éditeurs méritent tout crédit pour leur délicatesse et le soin scrupuleux avec lequel ils ont réuni tout ce qui a été réellement dit par Mohammed, sans rien ajouter de leur propre fonds ; mais autrement il est impossible de les féliciter. Leur tâche était certainement difficile, car les révélations de Mohammed furent délivrées pendant une longue période, et souvent par courts fragments. Parfois la totalité d’un chapitre (tel que nous l’avons maintenant) a été prononcée en une seule fois, mais très souvent quelques versets seulement furent délivrés à la fois, auxquels d’autres fragments furent ajoutés plus tard, quelquefois d’après instructions spéciales du prophète, de les insérer dans tel ou tel chapitre, mais fréquemment sans aucune indication de ce genre. Ces versets et chapitres ne furent pas classés, ni même souvent écrits, à l’époque de la mort du prophète ; ce ne fut que lorsque la guerre eut commencé à diminuer le nombre de ceux qui avaient confié la garde du Korân à leur seule mémoire, que les Musulmans comprirent combien périssable était la base sur laquelle leur livre sacré s’appuyait.
C’est alors qu’effrayés eux-mêmes d’une si grave innovation ils se décidèrent à réunir les fragments épars du Korân écrits jusque-là « sur palmiers, peaux, os d’animaux, et aussi dans le cœur des hommes. » Le disciple fidèle du prophète, Zeid ibn Thabit, entreprit cette œuvre importante sous le gouvernement d’Abou Bekr, le premier khalife. Il réunit, des paroles de Mohammed, tout ce dont on se pouvait rappeler aussi bien que tout ce qu’il trouva écrit sous une forme quelconque, et décida, d’après des principes qu’il nous est maintenant impossible de connaître, de quelle manière devaient être répartis les versets entre les divers chapitres. Les dates respectives de la plupart des chapitres étaient apparemment oubliées, car Zeid ne put trouver de meilleur arrangement que celui de la longueur, et, en conséquence, il plaça les plus longs chapitres au commencement et les plus courts à la fin, les faisant précéder de la courte prière connue sous le nom de Fâtiha. On peut douter que Zeid eût adopté un ordre chronologique même si la date précise de chaque chapitre lui avait été connue ; car, bien qu’il sût que certains chapitres avaient été donnés à la Mekke et d’autres à Médine (c’est-à-dire dans la première et la seconde moitié de la carrière de Mohammed), il les mélangea indistinctement ensemble et plaça généralement les derniers chapitres, ceux de Médine, à la première partie du livre. L’édition de Zeid est à peu près le Korân tel que nous l’avons aujourd’hui. Il est vrai qu’une seconde rédaction fut faite quelque vingt années plus tard, rédaction à laquelle Zeid lui-même prit part. Mais elle avait plutôt pour objet la rectification de détails douteux de prononciation et de différences dialectales, plutôt que de modifier la substance du texte, et aucunes altérations ultérieures n’ont eu lieu. Nous pouvons donc admettre comme certain que le texte arabe du Korân actuel est identique à celui de l’édition préparée quelques années seulement après la mort de Mohammed et qui a été adoptée par la majorité de ses compagnons et disciples.
Ces compagnons et disciples avaient plusieurs avantages sur les lecteurs d’aujourd’hui. Ils avaient connu personnellement le prophète et n’avaient pas à apprendre comment s’était développé son enseignement et modifié son style. Ils n’auraient, du reste, accepté aucune théorie de développement. Leur prophète avait toujours été infaillible, et ils ne pouvaient comprendre un progrès ou une détérioration dans ses révélations. Toutes étaient également venues de Dieu, copiées de la grande « Mère du Livre » placée devant le trône du Très-Haut et écrite avant tous les siècles. Il ne pouvait donc y avoir pour eux aucune importance à déterminer l’âge des diverses parties de la révélation. Puisqu’elles venaient toutes de la même source divine, que signifiait une année plus tôt ou plus tard ? La même opinion serait exprimée par presque tous les musulmans encore aujourd’hui. À l’exception de quelques commentateurs, qui ne cherchent que matière à commenter, les musulmans n’attachent pas plus d’importance à la date d’un chapitre quelconque du Korân qu’un bon chrétien à l’âge du Deutéronome ou des Cantiques.
Mais si les fidèles refusent d’étudier l’organisation et le développement de leurs livres sacrés, est-il nécessaire que les chercheurs, qui ne se préoccupent d’aucune révélation particulière, soient forcés de s’embarrasser de l’arrangement non scientifique et désordre qui satisfait les croyants ? Pour nous, l’intérêt du Korân est multiple, et son côté le moins important n’est pas la lumière qu’il jette sur le caractère de Mohammed. Avec l’arrangement vulgaire, il est presque impossible d’être impressionné par les changements qui se sont opérés dans le caractère et l’esprit du prophète ; il est même difficile de concevoir un si curieux melimelo comme l’œuvre d’un seul individu.
Une classification scientifique est parfaitement possible, ainsi que l’a démontré un professeur allemand qui possède un sentiment merveilleux de la langue arabe et peut, sans flatterie, être considéré comme le génie le plus remarquable des arabisants que l’Allemagne ait produits. La Geschichte des Korans de Nöldeke, que l’Institut de France a couronnée, a réglé définitivement la question de l’ordre chronologique du Korân, et il n’est pas probable qu’aucun progrès sérieux puisse être fait au-delà de son profond et « scharfsinnig » ouvrage. Il serait beaucoup trop long de détailler les preuves sur lesquelles s’appuient ses conclusions ; il nous suffira de dire qu’elles consistent simplement en indications dérivées d’une étude minutieuse du style et du vocabulaire du Korân. Des preuves tirées d’autres sources manquent presque entièrement, sauf pour les derniers chapitres, ceux de Médine, et les allusions que l’ouvrage contient relativement aux événements contemporains ne sont pas assez explicites pour être sérieusement utiles. La langue est la seule preuve à laquelle il soit possible de se fier complètement. Il suffit de lire, même rapidement, le Korân pour sentir une différence marquée de style entre certains chapitres et les autres. C’est cette différence que le professeur Nöldeke a fait ressortir et à l’aide de laquelle il a trouvé un certain progrès dans le style. La rime vient à l’appui de cette investigation. Mohammed ne parlait pas en vers, ni précisément en prose. En fait, il détestait la poésie, et le seul vers qu’il ait jamais commis, tout à fait involontairement du reste, est très mauvais.
Aucune partie du Korân ne se conforme aux exigences de la prosodie arabe. Ce n’est cependant pas de la prose pure, mais plutôt une forme rhétorique de prose qui a beaucoup du caractère de la poésie sans en avoir la mesure. Les mots tombent en courtes sentences (du moins dans les premiers chapitres), qui se balancent l’une l’autre plus ou moins musicalement, et les derniers mots riment généralement ensemble. Plus tard, les phrases deviennent de plus en plus longues, et la rime subit diverses modifications, jusqu’à ce qu’enfin les derniers chapitres soient devenus presque simple prose. Il est facile de comprendre quel guide valable les variations de rime et de longueur des versets présentent aux recherches sur les dates des différentes parties du Korân. D’après ces preuves, le professeur Nöldeke a été à même non-seulement de décider la position chronologique respective de la plupart des chapitres, mais même de déterminer quels versets ont été interpolés par l’éditeur primitif d’un chapitre différent. Dans quelques cas très rares, il est possible de fixer l’ordre des chapitres ou l’année exacte dans laquelle ils ont été délivrés. Tout ce que l’on peut faire est de les classer en certains groupes dont chacun appartient à une période limitée ; mais nous ne pouvons généralement pas fixer la place que chaque chapitre devrait occuper en dedans de son propre groupe. Toutefois les quatre groupes entre lesquels Nöldeke répartit les cent quatorze chapitres du Korân permettent de se former une appréciation presque aussi complète du développement graduel de la doctrine et du style de Mohammed que si l’ordre en avait été plus minutieusement détaillé.
II
SON AUTEUR
l y a autre chose que les longueurs peu attrayantes et le manque d’ordre dans
la classification des discours de Mohammed
qui empêche de trouver quelque peu
satisfaisante la lecture du Korân. Il faut,
pour le comprendre, se transporter par
la pensée dans une atmosphère complètement
différente de celle où nous vivons.
Afin d’être à même de voir les choses de
ce monde d’un point de vue autre que
celui où nous sommes ordinairement placés,
il faut absolument s’abandonner à
cette heureuse indifférence des anciens
Arabes ; il faut s’imaginer ce sentiment de
la famille étendu à la tribu entière, cet
orgueil de ses ancêtres, cet honneur chevaleresque, ce dévoûment à l’hospitalité,
cet amour exagéré de la poésie, cette indifférence
en matière de religion, cette jouissance
du bonheur présent sans souci de
l’avenir qui caractérise l’Arabe du désert,
si nous voulons comprendre l’effet que le
Korân produisit sur l’esprit de ceux auxquels
il fut prêché à l’origine. Il ne saurait
entrer dans notre plan de décrire le milieu
arabe tel qu’il était à cette époque : un volume
entier serait nécessaire. Mais ceux
de nos lecteurs qui voudraient se préparer
à une pareille tâche pour comprendre plus
complètement le Korân trouveront son
introduction la plus parfaite dans
Les lettres sur l’histoire des Arabes avant l’islamisme
de Fulgence Fresnel, et dans le
grand ouvrage de Caussin de Perceval, sans
oublier les œuvres aussi profondes que
charmantes du professeur Dozy. Dans la
même série que le présent volume, la courte
mais délicieuse « leçon d’ouverture » de
M. René Basset sur la poésie anté-islamique,
fera beaucoup pour aider le lecteur
à se rendre compte du véritable caractère du peuple qui a fourni les premiers auditeurs
du Korân. La vie commerciale dans
les villes, telle qu’elle a été écrite par Von
Kremer, doit également être étudiée, et la
position des juifs et des chrétiens en Arabie
au vie siècle ne devrait être oubliée si on
veut être à même de comprendre les rapports
de Mohammed vis-à-vis de son siècle
et de son pays.
Il est d’une haute importance de se rappeler dans quelles circonstances vécut Mohammed, si l’on veut comprendre sa position et son influence. Arabe du désert épris de la liberté, et plein d’amour de la nature, mais manquant quelque peu de cet esprit chevaleresque et franc du guerrier du désert, — ayant plus du saint que du chevalier — et cependant doué d’une persévérance et d’une patience décidée qui n’appartiennent qu’à l’habitant des villes, ayant une force morale dont le Bédouin errant n’a pas besoin peut-être, Mohammed tenait à l’un et à l’autre côté de la vie arabe ; et sans l’influence des autres religions, principalement de celle des Juifs, il ne fût jamais devenu le prédicateur de l’Islâm. Le vieux culte de la nature, si cher aux Arabes, a même eu sa part dans la nouvelle religion, et jamais foi n’a été faite de matériaux plus variés que celle donnée par Mohammed à une si grande partie de l’humanité.
On sait peu de choses de ses premières années ; il naquit en 571, et appartenait à la noble tribu de Koreich qui avait été si longtemps gardienne de la sainte Kaaba. Il avait perdu ses parents de bonne heure, et, comme la branche de la tribu à laquelle il appartenait était devenue pauvre, il dut se rendre aux collines pour faire paître les troupeaux de ses voisins. Plus tard, il se rappelait avec plaisir ces jours passés et disait que Dieu ne choisit ses prophètes que parmi les pâturages. La vie montagnarde lui donna ce véritable œil du pasteur pour la nature qui se remarque dans tous les chapitres du Korân, et ce fut pendant ses veilles solitaires, sous l’immensité du ciel d’Arabie, alors qu’aucun humain ne dérangeait ses pensées, qu’il commença ses ardents parlers avec son âme qui, finalement, firent de lui le prophète de sa nation.
Sauf cette vie pastorale et plus tard son emploi de conducteur de chameaux dans les caravanes syriennes de sa riche cousine Khadidja, qu’il épousa quelques années après, il n’y a à peu près rien que l’on puisse affirmer de la jeunesse de Mohammed. Il doit avoir été témoin des luttes poétiques à la foire de Okadh, et avoir écouté les vives conversations des Juifs et des Hanifs qui visitaient les marchés ; il peut avoir entendu quelque chose, très peu, de Jésus de Nazareth. Ce qu’il fit, nous l’ignorons, ce qu’il était, nous le savons par le surnom sur lequel il était connu, El-Amin, « le très franc ».
Mohammed avait quarante ans lorsqu’il commença sa mission de réforme. Il doit avoir longtemps douté de lui-même et hésité sur ce qu’il devait faire, mais, au moins extérieurement, il paraît s’être conformé à la religion populaire. Enfin, un jour qu’il observait les mois sacrés, la « Trêve de Dieu » des Arabes, en priant et jeûnant sur le mont Hira, — énorme roc nu, tordu de fissures et de profondes ravines, — il crut entendre une voix lui disant « Parle. » « Que dirai-je ? » répondit-il. Et la voix continuant dit :
Parle ! au nom de ton Seigneur, celui qui forma |
Tout d’abord il se crut possédé du démon, et le suicide, comme refuge, lui vint souvent à l’esprit. Mais voici encore qu’il entendit la voix : « Tu es le messager de Dieu, et je suis Gabriel ». Il revint près de Khadidja, l’esprit abattu et le corps en nage. « Couvre-moi, couvre-moi, » s’écria-t-il. Et alors ces mots arrivèrent jusqu’à lui :
Ô toi qui es couvert, lève-toi et prêche ! |
Telles furent les deux premières révélations qui vinrent à Mohammed. Il n’y a pas de doute qu’il crut les entendre de la bouche même d’un ange du ciel. Son tempérament était nerveux et excitable depuis l’enfance. On dit qu’il était sujet à des attaques de catalepsie, comme Swedenborg ; en tous cas, il est certain que sa constitution était plus délicate et sensible que la plupart. S’il y a quelque satisfaction pour l’incrédule de savoir qu’il avait des tendances toutes particulières pour les hallucinations, les preuves sont faciles à trouver. Mais les « révélations » étaient-elles subjectives ou non, le résultat fut le même. De quelque côté qu’elles soient venues, elles ont été de puissantes et réelles révélations à l’homme et à son peuple.
Après ce commencement d’entretien avec le surnaturel, ou n’importe quel terme par lequel nous les désignons, la série des révélations de Mohammed — les discours qui formaient le Korân — durèrent sans interruption pendant vingt ans et plus. Elles arrivèrent naturellement en deux grandes divisions, la période de lutte à la Mekke et la période du triomphe à Médine ; et leurs caractéristiques s’accordent avec les circonstances qui les ont produites. Quoi que Mohammed ait pensé lui-même de ses révélations, pour la critique moderne elles ne sont que des discours ou des sermons strictement reliés aux circonstances religieuses et politiques du temps de l’orateur. Dans la première période, nous voyons un homme possédé d’une forte idée religieuse, une idée dominant sa vie, et son seul but est d’inculquer cette idée à son peuple, les habitants de la Mekke. Il le prêchait à tout propos ; chaque fois que l’esprit l’agitait, il versait sa brûlante éloquence sur une audience soupçonneuse et incrédule. Trois années d’efforts incessants avaient produit le triste résultat d’une vingtaine de convertis, presque tous appartenant aux classes les plus pauvres. La cinquième année, ceux-ci furent forcés, par les persécutions des Koreichites, de se réfugier en Abyssinie — « un pays de droiture où aucun homme n’est victime d’injustice ». — Dès lors Mohammed allait plus loin qu’un simple enseignement de la doctrine du Dieu tout-puissant ; il attaquait en plein les idolâtries des Mekkites ; et les Koreichites, en temps que gardiens de la Kaaba et recevant les offrandes des pèlerins, prévoyaient très bien les conséquences malheureuses que le renversement du temple sacré aurait pour ceux qui en avaient la garde. Le résultat des dénonciations hardies de Mohammed fut une cruelle persécution de ses humbles partisans, et leur fuite subséquente en Abyssinie : il était lui-même apparenté de trop près aux puissants chefs pour courir grand risque dans un pays où la revanche du sang était admise. Ce fut alors que le dévouement du prophète, son mâle mépris de l’injure et du reproche, et par dessus tout les ἔπεα πτερόεντα de son éloquence, amenèrent plusieurs hommes riches et influents à sa foi ; dans la sixième année de sa mission, Mohammed se trouva entouré non plus d’une foule d’esclaves et de mendiants, mais de guerriers éprouvés, chefs de grandes familles et influents dans les conseils de la Mekke ; et la nouvelle secte observait ses rites non plus en secret, mais publiquement, à la Kaaba, en face de la ville entière.
Les Koreichites prirent la résolution d’avoir recours aux plus violentes mesures. Après avoir essayé en vain de l’isoler de sa famille — le véritable esprit arabe de la parenté n’est pas si aisément ébranlé, — ils mirent tout le clan au ban de la société, et firent serment de n’épouser aucun d’eux, de n’acheter ni de vendre, et de n’avoir aucun rapport quelconque avec eux. Au crédit de Mohammed et de son clan, un homme seulement refusa de suivre son sort, bien que la plupart d’entre eux ne partageassent pas sa doctrine. Plutôt que d’abandonner leur parent, ils allèrent tous, à l’exception d’un seul, à leur propre quartier de la ville et y restèrent en bannissement pendant deux ans. La famine se faisait sentir sur la famille enfermée, quand les Koreichites eurent honte de leur œuvre, et que cinq chefs se levant et mettant leurs armes vinrent jusqu’au ravin qui enfermait les familles bannies et les invitèrent à sortir.
Le temps d’inaction fut suivi d’une période de douleur. Mohammed perdit sa femme et le chef âgé, son oncle, qui avait été jusqu’ici son protecteur. Toute la Mekke étant contre lui, il alla, le désespoir au cœur, jusqu’à Taïf, à quelque vingt-cinq lieues de là, et se mit à prêcher un autre troupeau. Mais il fut accueilli à coups de pierre et poursuivi ainsi jusqu’à une lieue de la ville.
Toutefois le temps approchait où une ville éloignée devait ouvrir ses bras au prophète que la Mekke et Taïf avaient rejeté. Tandis qu’il gisait inconsolable à la Mekke, des pèlerins de Yethrib (qui devait être bientôt connu sous le nom de Médine, « la ville » du prophète) se convertirent à la nouvelle doctrine et l’enseignèrent à leurs concitoyens. Les juifs avaient préparé le terrain pour l’Islâm à Médine. La nouvelle religion ne paraissait pas déraisonnable à ceux qui avaient depuis longtemps entendu parler d’un Dieu unique. Aussi les fidèles commencèrent-ils à quitter la Mekke par petites troupes, et à se réfugier dans la ville hospitalière où leur prophète était honoré. À la fin, comme le capitaine d’un navire qui sombre ne le quitte que lorsque son équipage est en sûreté, Mohammed, accompagné d’un ami fidèle, trompa la vigilance des Koreichites, et arriva presque triomphalement à Médine, au commencement de l’été de 622. C’est l’Hégire ou Fuite de Mohammed, depuis laquelle les musulmans datent leur histoire.
III
LA PÉRIODE DE LA POÉSIE
endant ces années de lutte et de persécution
à la Mekke, quatre-vingt-dix
des cent quatorze chapitres du Korân furent
révélés, faisant ensemble à peu près les
deux tiers de tout l’ouvrage. Tous ces
chapitres ne sont inspirés qu’en vue d’un
seul objet, et sont en frappant contraste
avec le caractère compliqué des derniers
chapitres donnés à Médine. Dans les chapitres
de la Mekke, Mohammed paraît
dans son pur caractère de prophète ; il n’y
a pas encore assumé les fonctions de
l’homme d’État et de législateur, — son
objet n’est pas de donner aux hommes un
code ou une constitution, mais de les inviter
au culte du Dieu Un. C’est le seul but des discours de la Mekke. Il ne s’y
trouve presque pas autre chose et à peu près
rien de rituel ni de lois sociales ou pénales.
Tous les chapitres n’ont trait qu’au
grand objet de la vie du prophète, celui
de convaincre les hommes de la majesté
inénarrable du Dieu Un, qui n’admet
pas de rival. Mohammed invite ses auditeurs
à croire à l’évidence de leurs propres
yeux ; il leur demande d’admirer les merveilles
de la nature, les étoiles dans leur
marche régulière, le soleil et la lune,
l’aurore soulevant le voile épais de la nuit,
la pluie fécondante, les fruits de la terre,
la vie et la mort, les transformations et la
décrépitude, le commencement et la fin,
— « tous signes de la puissance de Dieu,
si seulement vous voulez les comprendre. »
Ou bien il raconte au peuple ce qui
était arrivé aux générations d’autrefois
lorsque des prophètes étant venus les
trouver pour les exhorter à croire au Dieu
Un et à faire le bien, elles les avaient
rejetés pour tomber dans la triste destinée
des nations infidèles. « Qu’était-il arrivé au peuple de Noé ? leur demandait-il. — Il fut
noyé dans le déluge parce qu’il n’avait
pas voulu écouter ses conseils. Et aux
peuples des villes de la Plaine ? et à Pharaon
et à son hôte ? et aux vieilles tribus
des Arabes qui n’avaient pas voulu écouter
les avertissements de leurs prophètes ? Que
leur était-il arrivé ? Une seule réponse suffit.
— Ils furent frappés d’une grande calamité !
Ceci est l’histoire vraie, criait-il, et
il n’y a qu’un Dieu ! — Et vous le fuyez ! »
Outre les éloquents appels aux signes de
la nature, des menaces du jour du jugement
futur, les avertissements tirés des
légendes des prophètes, les arguments en
faveur de la vérité et de la réalité de la
révélation forment toute la substance de
cette première division du Korân.
Toute la série des chapitres de la Mekke n’est toutefois pas uniforme. Nöldeke a retrouvé trois périodes successives dans les discours qui précèdent la Fuite, se rapprochant graduellement du style des chapitres qui furent publiés à Médine, ou plutôt pendant la période de Médine, car les noms « chapitres de la Mekke » et « de Médine » ne peuvent être compris que dans ce sens qu’ils appartiennent aux périodes antérieure et postérieure à la Fuite et n’indiquent pas le lieu exact où ils ont été prononcés. La première de ces trois périodes contient les quarante-huit chapitres que Nöldeke, pour plusieurs raisons auxquelles nous avons fait allusion plus haut, attribue aux quatre premières années de la mission de Mohammed, — depuis son premier sermon jusqu’au temps de l’émigration en Abyssinie. La seconde comprend les discours des cinquième et sixième années, au nombre de vingt et un ; et la troisième renferme les vingt et un derniers qui furent prononcés entre la sixième année de la mission du prophète et sa fuite à Médine.
Les chapitres — ou discours, comme nous préférons les appeler, car à cette période chaque chapitre est un chef-d’œuvre de rhétorique — du premier groupe sont les plus frappants de tout le Korân. C’est là que la poésie de l’auteur se montre le plus nettement. Mohammed n’avait pas vécu en vain dans les prairies ; il n’avait pas passé inutilement les longues nuits solitaires dans la contemplation des cieux pleins de silence et d’immensité, et dans l’attente de l’apparition de l’aurore au-dessus des montagnes. Cette première partie du Korân n’est qu’un long tableau en couleurs vives et brillantes des beautés de la nature. Comment pouvez-vous croire autre chose qu’au Dieu tout-puissant, lorsque vous voyez ce monde glorieux autour de vous et cette merveilleuse tente du ciel au-dessus de vous ? est une fréquente question de Mohammed à ses compatriotes. « Lève les yeux au ciel ; y vois-tu quelques fissures ? Lève-les encore : ta vue sera éblouie et émerveillée ! » — Nous ne trouvons guère autre chose que cet appel au témoignage de la nature dans le premier groupe des discours de la Mekke. Le prophète était trop exalté, pendant ces premières années, pour se mettre à argumenter ; il cherche plutôt à frapper d’étonnement par de brillantes images des œuvres de Dieu dans la création ; « il y a véritablement des signes pour vous dans la création des cieux et de la terre, si vous voulez les comprendre ! » Ces phrases ont un enchaînement rythmique, bien qu’elles n’aient pas de mètre régulier. Les lignes sont très courtes, toutefois avec une chute musicale, et la signification n’est souvent qu’à moitié exprimée. Le prophète paraît impatient de s’arrêter, comme s’il désespérait de pouvoir s’expliquer ; on sent que l’orateur a voulu faire plus que la parole permet et que, s’apercevant de l’impuissance du langage, il s’est arrêté, laissant la phrase non terminée. Le style est partout fier et plein de passion ; les mots sont ceux d’un homme qui met tout son cœur à convaincre, et ils portent même encore à présent l’impression de la véhémence du feu avec laquelle ils furent originalement jetés à ceux qui l’entouraient. Ces premiers discours sont généralement courts, leur diapason est trop haut pour qu’ils aient pu être maintenus au même niveau. Nous sentons que nous avons devant nous un poète autant qu’un prédicateur, et sa poésie l’émeut trop pour qu’il en soit prodigue.
La foi simple de cette première partie de l’Islam est tout entière dans beaucoup de ces brefs discours. Des dogmes compliqués ne se trouvent nulle part dans le Korân, mais son enseignement n’est jamais plus clair et plus net que dans le chapitre intitulé « le Territoire » (de la Mekke).
Je jure par ce territoire, Et cependant il n’a pas encore gravi la côte escarpée. |
En exhortant à faire le bien et à la crainte de Dieu, la grande arme de Mohammed est l’affirmation du jour du jugement, et son grand argument vis-à-vis des croyants est la promesse d’une récompense en paradis. Le bonheur de celui qui recevra dans la main droite le livre où sont inscrits ses faits et gestes, et le triste sort de celui qui le recevra de la main gauche, sont continuellement mis devant les yeux du peuple. Le jour du jugement est une réalité toujours présente à l’esprit de Mohammed ; il n’est jamais fatigué de le décrire en paroles de terreur et d’effroi. Il ne peut trouver assez de mots pour le définir : c’est l’heure, le grand jour, l’inévitable, la grande calamité, le coup, l’écrasement, le jour difficile, le vrai jour de la promesse, le jour de décision. Les images lui manquent quand il essaye de décrire son horreur :
Lorsque le ciel se fendra, Mortel ! qui t’a aveuglé contre ton Maître généreux ; |
Il n’y a peut-être pas d’exemple plus magnifique de cette manière de citer le témoignage de la nature dont Mohammed faisait usage que le « chapitre du Miséricordieux », où il raconte les scènes journalières de la terre et du ciel, et, en refrain, demande aux hommes et aux génies « lequel des signes de leur Seigneur ils nieront ? »
Le Miséricordieux a enseigné le Korân ; Lequel des bienfaits de Dieu nierez-vous ? |
Des menaces d’un jugement à venir, de l’enfer, des promesses du ciel, accompagnées de descriptions éloquentes des œuvres de Dieu, forment les principaux thèmes du premier groupe des discours de la Mekke : mais il y a aussi beaucoup de passages consacrés à la défense personnelle du prophète lui-même. — « Par le calame et ce qu’il écrit ! vraiment, par la grâce de Dieu, il n’est pas fou ! » — Il faut se rappeler que, dans tout le Korân, c’est Dieu qui est supposé parler in propria persona, et Mohammed n’est que la bouche intermédiaire de la révélation. Il est naturel, par conséquent, que la divinité qui envoyait le prophète fit quelquefois par ses lèvres prononcer des paroles de défense personnelle. Les habitants de la Mekke, en général, regardaient Mohammed comme un fou ou comme possédé d’un génie ; et les paroles du lxviiie chapitre sont destinées à réfuter cette calomnie. Il continue comme suit : — « Mais tu verras et ils verront qui de vous avait plus de trouble dans l’esprit ! Attends quelque peu ; moi aussi, j’attends ! dit le Seigneur, laisse-moi seul avec celui qui traite ce nouveau discours de mensonge ! — Je les laisserai faire ce qu’ils veulent, car mon plan est sûr. » — Parfois ces chapitres personnels montrent le côté pathétique de ces luttes isolées du prophète ; c’est probablement à un moment de profond découragement que le chapitre du « Soleil du matin » fut prononcé :
Par le soleil du matin, |
D’autres chapitres sont couchés dans des termes bien différents. Mohammed put être aussi fort en maudissant les moqueurs en particulier qu’en dénonçant l’incrédulité en général. Voici comment il maudit son oncle Abou-Lahab (« Père de la flamme », nom sur lequel son neveu fait un calembour affreux), un de ses ennemis les plus amers :
Que les deux mains d’Abou-Lahab périssent, et qu’il périsse lui-même. |
Une fois les calomnies lâches qu’on répétait en arrière de Mohammed excitèrent en lui une colère semblable à l’indignation sacrée du Sauveur quand il s’écria : « Malheur à vous ! scribes et pharisiens, hypocrites ! Vous recevrez la plus grande damnation ! »
Malheur au calomniateur, au médisant, |
Au premier groupe des chapitres de la Mekke appartient aussi le credo fameux :
Dis : Dieu est un, Il n’a point enfanté, il n’a point été enfanté. |
et ensuite quelques invocations contre la magie, et (sans mentionner des discours moins importants) la prière qui est ordinairement placée en tête du Korân, et qu’on rencontre toujours dans les dévotions particulières et publiques des Musulmans :
Louange à Dieu, souverain de l’univers, |
IV
LA PÉRIODE DE LA RHÉTORIQUE
e second groupe des discours de la
Mekke est fort différent du premier. Le
feu poétique n’est jamais de longue durée.
Dans la seconde période, nous trouvons
qu’une grande partie de la poésie du Korân
a disparu. Les versets et les chapitres
sont plus longs et plus diffus. Le prophète
s’écarte plus fréquemment de son
sujet, et il a perdu la force de péroraison
effective qui caractérisait ses premiers discours.
Les sermons extraordinaires du
premier groupe par lesquels Mohammed
prenait à témoin tout ce qui est au ciel et
sur la terre
Par le soleil et sa clarté, Par le jour quand il le laisse voir dans tout son éclat, |
ont maintenant presque disparu, et la simple adjuration « Par le Korân » les remplace. Un certain cérémonial se remarque en l’habitude prise dès lors de commencer ces discours par la déclaration « Ceci est la révélation de Dieu, » et en insistant sur les paroles de la divinité, comme si elles étaient guillemetées, par le verbe initial « Dis ! » qui ne paraît jamais dans les premiers chapitres, sauf dans certaines formules. Les signes de la nature tiennent encore une place proéminente dans l’argumentation de Mohammed, mais la preuve à laquelle il fait le plus fréquemment appel est l’histoire des anciens prophètes. Ces légendes, tirées de l’Haggadah juive, mais considérablement corrompues, constituent une part très importante, bien que peu intéressante, du Korân. Plus de quinze cents versets, ou un quart de tout l’ouvrage, ne sont remplis que par des répétitions incessantes des mêmes ennuyeux récits. De l’histoire de la création, la révolte d’Éblis ou du Diable et l’expulsion des parents de la race humaine du paradis, ces légendes s’étendent jusqu’à la naissance miraculeuse du Messie. Adam et Ève, Caïn et Abel, Énoch, Noé, Abraham, Ismaël, Isaac, Jacob, Joseph et ses frères, Job, Jéthro, Moïse, Saul, David, Salomon, Jonas, Ezra et le Christ sont les principaux personnages qui figurent dans les Acta sanctorum du Korân, et les événements racontés sont souvent aussi puérils et absurdes que dans les hagiographies du moyen âge. Pour Mohammed, cependant, elles avaient une grande valeur : « Dieu vous a envoyé les meilleures légendes, un livre uniforme qui les répète, afin que ceux qui craignent le Seigneur tremblent dans leur peau ! » Sa doctrine d’une révélation continue exigeait l’appui de pareilles légendes. Il prétendait que tous ces anciens prophètes étaient de véritables messagers de Dieu. Chacun d’eux avait apporté son message à son peuple, et tous avaient été repoussés, sans qu’on eût foi à ce qu’ils disaient. Il mit dans la bouche des patriarches des paroles qui étaient presque identiques aux siennes, et l’air de famille entre Abraham, Moïse et autres sages Hébreux avec Mohammed, tel qu’on le trouve dans le Korân, ne saurait échapper au lecteur le plus superficiel. Mohammed croyait que ces anciens prophètes avaient été envoyés par Dieu pour rapporter exactement le même message que celui contenu dans le Korân ; il croyait à une espèce de succession apostolique, et la seule raison pour la prééminence qu’il réclamait pour lui-même était d’être le dernier. Abraham et Moïse, David et le Christ étaient tous venus avec une portion de la vérité de Dieu ; mais Mohammed venait avec la révélation finale qui surpassait, tout en les confirmant, ceux qui étaient venus avant lui. Il est le sceau des prophètes, le dernier apôtre que Dieu envoie avant le jour du jugement. À part cela, il ne diffère en rien de ses prédécesseurs, et il ne cessait toujours d’inculquer à son auditoire que sa doctrine n’est en rien nouvelle, mais simplement celle des enseignements de tous les hommes de bien qui ont passé avant lui. Il est bien certain que parfois ces fréquents récits des révélations qu’il attribuait à Moïse et au Christ avaient spécialement pour motif de convertir des juifs et des chrétiens ; mais nombre de ces histoires furent racontées par lui avant d’être en contact avec aucun d’eux ; elles ne sauraient être attribuées qu’à sa théorie de l’unité des prophéties. Entrer dans les détails de ces curieuses légendes nous entraînerait au-delà de toute limite raisonnable. Elles n’ont d’intérêt que pour les amateurs de l’antiquité, et, sauf la preuve qu’elles donnent des vues de Mohammed à l’égard de la révélation en général, ces détails n’ont guère trait à notre sujet qui est la fin pratique du Korân. La manière dont les légendes des anciens prophètes sont appliquées se verra par un seul extrait. L’argumentation de Mohammed est très simple : jadis des apôtres furent envoyés à d’autres nations ; ils prêchèrent ce que je vous prêche maintenant ; ils exhortèrent le peuple à n’adorer qu’un Dieu et à faire le bien ; mais leur peuple les repoussa et retourna à ses idoles, de sorte que Dieu les frappa d’un châtiment terrible : ce qu’il fera également avec vous si vous rejetez mes paroles. « Vous marchez sur les traces de ceux qui ont été détruits par leur manque de foi, » dit Mohammed ; « combien de générations avant eux n’avons-nous pas détruites ? Pourrais-tu en trouver une trace ou en entendre dire un seul mot ? » Le chapitre de « la Lune » contient un résumé sommaire des antécédents prophétiques, qui servira simplement à montrer comment Mohammed présentait ces récits des anciens, sans la prolixité des légendes plus détaillées. Après avoir reproché au peuple le manque de foi et la sécheresse de cœur, il s’écrie :
Avant eux les peuples de Noé méconnurent la vérité ; ils accusèrent notre serviteur d’imposture ; c’est un possédé, disaient-ils, et il fut chassé. Noé adressa cette prière au Seigneur : Je suis opprimé ; Seigneur, viens à mon aide. |
Un grand nombre des légendes juives sont amenées, comme dans l’exemple que nous avons cité, par une allusion à l’accusation de folie ou de sorcellerie qui était alors très en vogue comme une arme parmi les opposants du prophète. « C’est ce que le peuple jadis disait des anciens apôtres, » et la réponse de Mohammed est : « Voyez ce qui leur arriva ! » Et alors il raconte l’histoire.
Il est devenu beaucoup plus précis sur la position qu’il occupe et la nature de sa révélation. Il répudie tout pouvoir surhumain : — « Je ne suis inspiré que d’une chose, que je suis là pour vous avertir. » C’est ce qu’il rappelle sans cesse. Il ne veut pas être tenu responsable de son peuple ; ils peuvent croire ou ne pas croire, comme il leur plaît ou plutôt comme il plaît à Dieu : — « Celui qui le veut, qu’il prenne la voie du Seigneur ; mais vous n’en aurez pas le vouloir, à moins que Dieu le veuille. » Ainsi Mohammed s’aventure sur le terrain dangereux du libre arbitre et de la prédestination, sur lesquels il a émis bien des contradictions, mais avec une tendance que l’on ne saurait méconnaître vers la doctrine de l’élection : « Celui que Dieu conduit n’a pas besoin de guide. » Le Korân n’est pas une force pour sauver les hommes contre leurs volontés : « ce n’est qu’un avertissement, un rappel, un vrai Korân pour prévenir les vivants : ils peuvent faire leur choix, s’il plaît à Dieu. »
Les légendes juives occupent près de la moitié du contenu du second groupe des chapitres de la Mekke ; la majorité appartient même à cette période, et le reste au troisième groupe, aucune ne pouvant être attribuée avec certitude à la première division, et quelques-unes seulement aux chapitres de Médine ; mais il y a passablement de vieux thèmes sur le jugement, le paradis, l’enfer, bien que les descriptions aient perdu quelque peu de leur force, et que les longs versets qui sont maintenant fréquents affaiblissent l’effet du langage. L’ancienne éloquence, toutefois, éclate çà et là, dans toute sa force originale, comme dans le tableau du jugement au chapitre Q, qui n’est en rien un exemple isolé.
L’enseignement de Mohammed est encore presque aussi simple que dans la période précédente. Tous les devoirs de l’homme sont résumés en quelques mots : « Prospères sont les croyants qui sont humbles dans leurs prières et qui évitent les bavardages oisifs, et qui sont prompts à l’aumône, et qui gardent leur chasteté, et qui tiennent leurs paroles et leurs engagements et qui s’adonnent à leurs prières : ce sont eux qui hériteront du paradis ; ils y demeureront pour toujours. » (xxiii, 1-10.) À peine si quelques règles précises de conduite ou de rites sont déjà posées, et le peu de cette sorte ne se trouve que dans un chapitre — le dix-septième, — où le Moslim est invité à être constant, attentif aux prières, au crépuscule à la nuit et à l’aurore ; les prières de nuit sont recommandées comme méritoires, l’hospitalité et l’économie sont conseillées dans cette phrase typique : « Ne tiens pas ta main serrée à ton cou, et cependant ne l’ouvre pas tout à fait ; » l’infanticide, par crainte de pauvreté, est défendu comme un grand péché ; le manque de chasteté est dénoncé comme une abomination ; l’homicide n’est permis que pour la revanche du sang, et même alors est-il restreint à une seule personne ; les fidèles ont l’ordre de ne pas prendre le bien des orphelins, mais de remplir leurs engagements ; de donner en pleine mesure, et de ne pas se promener sur terre avec hauteur : — « En vérité, tu ne peux percer la terre ni atteindre les montagnes en hauteur. » — Voici comment Mohammed résume son enseignement au dix-huitième chapitre :
Dis ! je ne suis qu’un mortel comme vous-mêmes : je suis inspiré que votre Dieu est un seul Dieu, et que celui qui espère rencontrer son Seigneur agisse en toute droiture, et ne joigne rien au culte de Dieu.
Ceci est vraiment tout ce que Mohammed a à dire aux populations, bien que ses manières de l’exprimer et d’y attirer leur attention soient variées. Adorer un seul Dieu et faire le bien est le principal but de ses paroles.
V
LA PÉRIODE DE L’ARGUMENTATION
ans la troisième ou dernière période
des chapitres de la Mekke nous trouvons
la caractéristique de la seconde répétée
dans un style plus terne. La langue
est devenue encore plus prosaïque ; l’énumération
des signes de la nature a de
plus en plus l’aspect d’un catalogue ;
les anecdotes des patriarches, bien que
beaucoup plus rares que dans la seconde
période, paraissent encore plus fatigantes ;
les perpétuelles réfutations des accusations
de faux et de magie, et de fantaisie
poétique — ce dernier maintenant
superflu, — la répétition sans fin d’arguments
usés, — tout ceci fatigue le lecteur ;
et cette partie du Korân est peut-être la moins intéressante de toutes. Elle est
plus argumentative et moins enthousiaste :
les années d’insuccès avaient probablement
amolli l’ardeur de Mohammed,
et il fait l’effet plutôt d’un avocat en
appelant à la raison de ses auditeurs que
d’un prophète rempli du souffle divin et
l’émettant en poésie spontanée. Mohammed
n’était pas un bon logicien, et il
n’avait qu’une seule manière de raisonner,
que nous avons déjà vue dans les
discours du second groupe. Le seul trait
nouveau est la réponse fréquente qu’il fait
à « la génération mauvaise et adultère »
qui demande un miracle. Pourquoi demander
un miracle, dit-il, quand toute la
nature est miracle et porte témoignage à
son Créateur ? C’est la vieille pensée « les
cieux déclarent la gloire de Dieu, et le firmament
montre son œuvre. » Je ne suis là
que pour avertir, insiste toujours Mohammed,
et je ne puis vous montrer d’autre
miracle que ceux que vous voyez chaque
jour et chaque nuit. Les miracles sont
avec Dieu : celui qui a fait les cieux et la terre peut facilement vous faire un
miracle s’il lui plaît. Attention ! le jour
viendra où vous verrez un miracle et vous
répéterez votre manque de foi et « apprécierez
ce que vous avez traité de mensonge. »
Je ne souffrirai pas de votre folie ;
je n’y puis rien si vous ne voulez pas
vous sauver vous-mêmes. Bien des nations
avant vous ont méprisé la parole de
vérité et elles ont été lourdement châtiées ;
il en sera de même avec vous au grand
jour à venir, même s’il ne plaît pas à
Dieu de vous envoyer un châtiment
prochain, comme il le fit aux générations
sans foi de jadis.
Telle est la morale constante que Mohammed prêche encore et encore. Il est inutile de donner plusieurs exemples du style de cette période, car la différence avec celui de la seconde période n’est pas très frappante dans une traduction, bien que la longueur des versets soit visiblement plus grande. Il ne faut cependant pas supposer que Mohammed ait toujours été terne et prosaïque à cette époque. L’éloquence d’autrefois détonne par éclairs comme dans le « chapitre du Tonnerre » (xxx) dont quelques parties sont égales à ce qu’il y a de mieux dans les premiers chapitres. Et peu de passages du Korân surpassent ces versets du chapitre vi :
Dis : À qui appartient tout ce qui est dans les cieux et sur la terre ? Dis : c’est à Dieu. Il s’imposa à lui-même la miséricorde comme un devoir… Il a les clefs des choses cachées ; lui seul les connaît. Il ne tombe pas une feuille qu’il n’en ait connaissance. Il n’y a pas un seul grain dans les ténèbres de la terre, un brin vert ou desséché qui ne soit inscrit dans le livre évident. Il vous fait jouir du sommeil pendant la nuit et sait ce que vous avez fait pendant le jour ; il vous ressuscitera le jour, afin que le terme fixé d’avance soit accompli ; vous retournerez ensuite à lui ; et alors il vous récitera ce que vous avez fait. Il est le maître absolu de ses serviteurs ; il envoie des anges qui vous surveillent ; lorsque la mort s’approche de l’un d’entre vous, nos messagers le font mourir ; ils n’y font pas défaut. Ensuite vous êtes rendus à votre véritable maître. N’est-ce pas à lui qu’appartient le jugement : c’est lui qui est le plus prompt des juges !
Il y a peu de chose d’ajouté à la précision de l’enseignement moral pendant la troisième période. « En vérité Dieu vous ordonne d’agir selon la justice, et de faire le bien, de donner à vos parents ce qui leur est dû, et vous défend de pécher, de faire du tort, ni d’opprimer les faibles, » est un commandement aussi détaillé que Mohammed tient à en faire. Une liste de mets prohibés est, il est vrai, donnée au chapitre xvi ; l’usure est ajoutée aux pratiques déjà défendues ; l’ascétisme inutile est découragé ; certaines coutumes arabes sans conséquence sont abolies ; mais rien d’une réelle importance n’est ajouté à la loi morale ou au rituel de l’Islâm. Tous les devoirs de l’homme peuvent être exprimés en quelques mots.
Ainsi un examen sérieux de la première des deux grandes divisions du Korân, celle de la Mekke, ne révèle de grande variété ni dans les sujets ni dans la manière de les traiter. La théologie de Mohammed se borne à l’unité de Dieu, dont il cherche à illustrer la puissance par le récit des merveilles de la nature, et dont la justice sera vengée au grand jour du jugement. Les rites compliqués, familiers à ceux qui étudient le mahométisme moderne, ne sont pas encore élaborés. Le système social et les lois de l’Islâm ne sont pas encore fixés dans leur terrible immobilité. Nous n’entendons qu’une voix criant dans le désert les paroles du prophète de jadis : « Écoute, ô Israël ! Le Seigneur ton Dieu n’est qu’un seul Dieu ! »
VI
LA PÉRIODE DES HARANGUES
orsque nous arrivons à la seconde
grande division du Korân, aux vingt-quatre
chapitres composés pendant les
dix années qui suivirent la fuite à Médine,
nous commençons à comprendre comment
le mahométisme a été formé dans ses détails.
Jusqu’ici nous n’avons vu qu’un
homme luttant sérieusement pour démontrer
à son peuple quelle était l’erreur de
son manque de foi, et essayant de l’attirer
au culte du vrai Dieu. Nous allons
voir maintenant le prophète, roi et législateur.
Lorsque Mohammed rejoignit ses
disciples fugitifs à Médine, il trouva la
ville préparée à lui souhaiter la bienvenue
comme à son seul chef, et depuis lors son rôle de prophète se mélange à des devoirs
et occupations plus étendus, mais quelque
peu incompatibles. Il avait à gouverner
une population assez mélangée, peu habituée
à reconnaître aucune autorité et qui
se partageait entre plusieurs factions hostiles.
Outre les réfugiés, ses compatriotes, et
les convertis de Médine entre lesquels il y
avait toujours quelque jalousie, Mohammed
avait à tenir compte du grand nombre
de ceux qui jugeaient politique de
professer l’islamisme, mais qui étaient tout
prêts à reculer et à comploter contre le
prophète chaque fois que l’occasion s’en
présentait. Ce sont ceux-là que le Korân
attaque souvent en les désignant simplement
comme « les hypocrites ». De plus,
il y avait des juifs très nombreux à Médine
et aux environs, et qui, d’abord fort
disposés à faire l’éloge de Mohammed à
leurs voisins comme le Messie promis,
n’avaient pas tardé à s’apercevoir qu’il
n’était pas homme à leur servir d’instrument,
et dès lors étaient devenus ses ennemis
les plus acharnés. Maintenir l’ordre entre tous ces partis n’était pas une tâche facile,
même pour un homme d’état éprouvé ;
et pour Mohammed, qui n’avait pas été
élevé dans l’art de diriger les hommes,
c’était particulièrement difficile. La force
remarquable de son influence personnelle,
qui évoquait une loyauté enthousiaste
chez ses partisans, lui en tint lieu
beaucoup, et il faut admettre qu’il se
montra chef énergique aussi bien que zélé
prophète. Nous n’avons pas à savoir ici
jusqu’à quel point son caractère de prophète
fut gâté par les nécessités politiques ;
car l’inspiration du Korân et la
sincérité de celui qui l’a prêché n’ont
rien à faire avec l’objet qui nous occupe.
Ce qui doit attirer notre attention est
simplement la variété des causes qui ont
produit la complexité relative des chapitres
de Médine. Il est bien compréhensible
que la nature de la révélation ait changé
selon les circonstances. Au commencement,
Mohammed essayait seulement de
prêcher la pratique du bien et la crainte
de Dieu à une cité sans foi, tandis qu’à présent il lui fallait soutenir des guerres,
dompter des rebelles, réconcilier des rivaux,
faire des traités, soutenir un siège
et conduire une nation à la conquête. Ses
paroles ne doivent plus seulement parler
du jugement à venir, mais elles doivent
aussi encourager le soldat sur le champ
de bataille, entonner le chant de triomphe
après la victoire, ranimer après la défaite,
calmer l’impatient, retenir les imprudents,
réprimander les malfaiteurs, arranger
tous différends. La maison du prophète
à Médine était, pour ainsi dire, la
cour d’appel de tous les Musulmans. Rien
ne pouvait être réglé sans son avis. Questions
de convenance sociale, détails domestiques
les plus délicats, aussi bien que
les plus grandes questions de paix ou de
guerre, tout était décidé par le prophète
personnellement. Lorsqu’un homme mourait,
les règles de l’hérédité devaient être
déterminées par Mohammed. Si un homme
se prenait de querelle avec sa femme, le
divorce devait être appliqué ; tout ce qui
était l’objet d’une discussion quelconque venait devant le tapis du prophète et était
tour à tour examiné et l’objet d’une décision ;
et ces jugements étaient faits pour
être toujours valables ! Mohammed ne
connaissait aucune différence de degré
dans ses inspirations ; ainsi, par exemple,
sa décision de pouvoir lui-même prendre
un plus grand nombre de femmes qu’il
n’était prescrit aux autres, était, dans son
esprit, tout aussi bien la parole de Dieu
que le « chapitre de l’Unité. » Il avait, heureusement,
une bonne dose de sens commun,
et, en général, son jugement était
sain ; s’il en eût été autrement, le mal
produit par cet usage de fixer à tout jamais
des décisions relatives à certains moments
et à des circonstances particulières, eût
été beaucoup plus grave. Mais, telles qu’elles
sont, les lois du Korân représentent les
coutumes modifiées d’un peuple grossier
et sans culture, et sont souvent tout à fait
inapplicables aux autres nations à des
périodes différentes de développement.
Jamais Mohammed n’aurait pu concevoir
la possibilité que les lois qu’il trouvait convenir à ses compatriotes, seraient intolérables
pour un autre peuple. Toutes les
races devaient être broyées dans le même
moule, car le moule était parfait et aucun
perfectionnement pouvant y être apporté
n’était compréhensible pour lui.
Dans de pareilles circonstances, il est heureux que Mohammed n’ait jamais tenté de formuler un code de lois, et que ses décisions éparses ci et là soient peu nombreuses et souvent vagues. Il est surprenant de voir combien peu de législation proprement dite il y a dans le Korân. Nous avons vu qu’il n’y a à peu près rien dans les harangues de la Mekke ; mais même dans celles de Médine il y a extrêmement peu de loi distincte. La plus grande partie des chapitres de Médine n’a trait qu’à des événements passagers. La conduite des Musulmans sur le champ de bataille et la louange à l’honneur de ceux qui meurent dans « la voie de Dieu » sont les topiques les plus fréquents, et Mohammed n’épargne pas l’insulte à ceux qui montrent le drapeau blanc, quand il est question de se battre. Un nombre considérable de versets a trait aux « hypocrites » qui donnaient constamment au prophète-roi des motifs d’appréhension. Mais le principal thème des harangues de Médine est la conduite des juifs auxquels Mohammed ne pouvait pardonner de l’avoir rejeté. Il protesta qu’il était annoncé dans leurs Écritures, et qu’ils le connaissaient aussi bien qu’ils connaissaient leurs propres enfants, si seulement ils voulaient l’admettre parmi eux ; et il promulgua cette théorie : qu’ils avaient intentionnellement corrompu leurs livres sacrés afin d’empêcher le peuple de reconnaître la claire description dans laquelle lui Mohammed s’y trouvait dépeint. Les juifs répudiaient aussi ses légendes des patriarches et des prophètes, bien qu’elles fussent tirées de leur propre Haggadah ; de sorte que Mohammed fut obligé de leur attribuer une plus haute origine. En résumé, les juifs étaient une épine douloureuse dans le côté du prophète, et, lorsque nous lisons dans sa biographie quelle terrible punition il leur fit subir, nous ne pouvons être surpris de l’amertume des dénonciations contre eux qui abondent à chaque page des chapitres de Médine.
Mohammed est moins hostile aux chrétiens, sans doute parce qu’il n’était pas entré en relations étroites avec eux, et n’avait conséquemment pas été à même d’éprouver leur opiniâtreté. Il répudie fréquemment la doctrine de la Trinité et du Fils de Dieu, — « le Messie, Jésus, le Fils de Marie, n’est que l’apôtre de Dieu, son logos et son esprit : croyez donc en Dieu et à ses apôtres et ne dites pas « Trois » ; allons donc ! ce serait meilleur pour nous. Dieu n’est qu’un seul Dieu… Le Messie ne dédaigne certainement pas d’être le serviteur de Dieu. » Son attitude au commencement est amicale :
« Tu verras en vérité que ceux qui sont le plus en inimitié contre ceux qui croient, sont les juifs et les idolâtres ; et tu trouveras que ceux qui sont le plus en affection pour ceux qui croient sont ceux qui disent : « Nous sommes chrétiens ; » c’est parce qu’il y a parmi eux des prêtres et des moines, et parce qu’ils ne sont pas fiers. »
Mais, plus tard, Mohammed changea sa bonne opinion des chrétiens : « Les juifs disent qu’Ezra est le Fils de Dieu ; et les chrétiens disent que le Messie est le Fils de Dieu, — Dieu les confonde ! Qu’ils mentent ! Ils prennent leurs docteurs et leurs moines pour seigneurs plutôt que Dieu, et aussi le Messie, le Fils de Marie ; mais ils sont forcés de n’adorer qu’un Dieu, car il n’y a pas d’autre Dieu que lui ; que sa louange soit célébrée, s’ils se joignent à lui ! »
Sauf les harangues relatives à la situation politique et aux parties de l’État, qui ont une si large part dans la division de Médine du Korân, il est plus souvent question du prophète lui-même qu’auparavant. Comme chef d’une cité turbulente, Mohammed trouva nécessaire de maintenir sa dignité, et il y en a plusieurs traces dans ses paroles. Le peuple a l’ordre de ne pas s’approcher du prophète, comme s’il n’était qu’un homme ordinaire, et il est dit formellement que celui qui obéit à l’apôtre obéit à Dieu. La famille de Mohammed est l’objet d’une certaine attention ; des permissions spéciales lui sont accordées par le ciel par rapport à ses mariages, et le caractère de l’une de ses femmes est justifié par l’inspiration divine. Ces passages ne sont intéressants que pour la biographie de Mohammed, et forment un problème complexe auquel diverses solutions ont été proposées.
VII
LES LOIS DU KORÂN
n négligeant tout ce qui se réfère aux
événements contemporains, ce qui revient
à dire la majeure partie des chapitres
de Médine, ce qui reste d’oratoire ou
de légal, que nous avons encore à examiner,
est minime. Malgré le changement
des sujets de révélation et la multitude de
détails peu intéressants et éphémères qui
sont traités, il ne faudrait pas supposer
que le feu d’éloquence du prophète y soit
éteint. Il est vrai que le style est, en général,
lourd et diffus, comme était celui
de la troisième période à la Mekke ; les
versets sont longs et les chapitres sont visiblement
composés d’un grand nombre
de harangues fragmentaires et de phrases détachées : réponses à certaines questions,
éclats d’indignation à quelque provocation
particulière, etc. Mais il y a ci et là des
passages d’une beauté et d’une noblesse de
pensée et d’expression qui n’ont été surpassés
à aucune période de la carrière du
Prophète. Ainsi, par exemple, ce magnifique
tableau au chapitre de la lumière
(xxiv) : « Dieu est la lumière des cieux et
de la terre ; sa lumière est comme une niche
dans laquelle serait une lampe, et la
lampe sous un verre, et le verre comme
s’il contenait une étoile scintillante ; elle
est allumée d’un arbre béni, un olivier qui
ne vient ni de l’est ni de l’ouest, dont
l’huile seule éclairerait sans être touchée
par le feu ; lumière sur lumière ! Dieu
guide vers sa lumière qui lui plaît, et Dieu
fait des paraboles pour les hommes, et
Dieu sait tout.
« Mais les infidèles, leurs œuvres sont comme le mirage de la plaine ; celui qui a soif croit y voir de l’eau, et ce n’est qu’en approchant qu’il ne trouve rien ; mais il s’aperçoit que Dieu est avec lui, et il lui réglera son compte, car Dieu est un bon comptable.
« Ou comme les ténèbres sur la mer profonde, une vague la couvre, au-dessus de laquelle est une autre vague, au-dessus de laquelle est un nuage, obscurité sur obscurité ; en étendant la main, on peut à peine la voir ; car celui auquel Dieu n’a pas donné de lumière, il n’a pas de lumière. »
Ou bien encore le célèbre verset du Trône :
Dieu est le seul Dieu ; il n’y a point d’autre Dieu que lui, le Vivant, le Permanent. Ni l’assoupissement ni le sommeil n’ont de prise sur lui. Tout ce qui est dans les cieux et sur la terre lui appartient. Qui peut intercéder auprès de lui sans sa permission ? Il connaît ce qui est devant eux et ce qui est derrière eux, et les hommes n’embrassent de sa science que ce qu’il a voulu leur apprendre. Son trône s’étend sur les cieux et sur la terre, et leur garde ne lui coûte aucune peine. Il est le Très-Haut, le Grand.
Ces passages purement oratoires sont toutefois rares ; de même sont les descriptions de la nature et les légendes des prophètes.
La principale section restante des chapitres de Médine est celle des réglementations religieuses, civiles et pénales, qui sont presque toutes contenues dans trois chapitres (ii, iv et v) ; ce sont trois des plus longs, formant un agrégat d’environ six cents versets, ou près d’un dixième de la totalité du Korân.
Il est intéressant d’étudier cette section légale du Korân, en la mettant en parallèle au dire général que la religion de Mohammed est faite d’un rituel compliqué et pénible et d’un code pénal qui ne tient aucun compte de l’importance relative des crimes.
Mohammed n’avait certainement pas le désir de faire un nouveau code de jurisprudence, ni d’imposer à ses partisans un ritualisme rigoureux et sévère. Il paraît n’avoir donné volontairement de décisions légales qu’en de rares occasions, sauf lorsqu’un abus criard demandait à être corrigé, et les versets légaux du Korân ne sont évidemment que ses réponses aux questions qui lui furent adressées comme gouverneur de Médine. C’est pour cela qu’il n’a établi que quelques règles de cérémonial religieux, et même ces règles peuvent-elles être suspendues en cas de maladie ou autre empêchement. « Dieu veut vous faciliter les choses, dit-il, car l’homme a été créé faible. » Il semble s’être méfié de lui-même comme législateur, car la tradition a été conservée d’une de ses harangues dans laquelle il engage le peuple à ne pas prendre ses décisions sur les affaires de ce monde comme infaillibles. Lorsqu’il parle des choses de Dieu, il doit être obéi ; mais, quand il traite des affaires humaines, il n’est qu’un homme comme ceux qui l’entourent. Il s’est contenté de laisser en vigueur les coutumes arabes comme lois des Muslims, sauf celles qui étaient manifestement injustes.
Le rituel du Korân comprend les actes nécessaires de foi, la récitation du Credo, la prière, l’aumône, l’abstinence et le pèlerinage, mais ne pose aucune règle quant à la manière dont ils doivent être pratiqués. « Observe les prières et la prière du milieu, » dit Mohammed vaguement, « et mets-toi respectueusement devant Dieu ; » — « Cherche un appui dans la patience et la prière ; en vérité, Dieu est avec celui qui souffre ; » mais il ne dit rien de ces embarrassantes alternances de prosternements et de formules qui sont en pratique dans les mosquées. Il fait allusion à la prière du vendredi, mais non comme à un rite obligatoire. « Lorsque vous êtes en voyage, il ne vous sera pas imputé à péché si vous manquez à vos prières, si vous craignez que les infidèles se mettent contre vous. Dieu pardonne tout, sauf de mettre quoi que ce soit au même rang que lui. » L’abstinence est définie plus clairement, mais avec plus de réserves. Tourner la face vers le Kibla de la Mekke est distinctement prescrit au chapitre ii, et le pèlerinage à la Kaaba est ordonné comme suit : « En vérité, Safa et Maroua sont les phares de Dieu, et pour celui qui fait un pèlerinage à la maison (Kaaba), ou la visite, il n’y a plus de crime s’il en fait le tour, et à celui qui obéit à sa propre impulsion en faisant le bien, Dieu est reconnaissant et le sait. » L’aumône est fréquemment recommandée, mais le montant des aumônes est simplement indiqué comme « le surplus ». Nous trouvons aussi qu’en fait de nourriture défendue, il y a : ce qui est mort naturellement, le sang et la chair du porc « qui est une abomination » et les viandes qui ont été offertes aux idoles, auxquels furent plus tard ajoutés tous les animaux qui auront été étranglés, ou percés, ou en partie mangés par des bêtes de proie. Sauf celles-ci, aucune sorte de nourriture n’est défendue. « Mange les bonnes choses que nous avons mises à ta disposition et remercie Dieu. » En outre, les croyants avaient la défense de boire du vin, de faire des statues et de se livrer aux jeux de hasard ; « en tout cela il y a péché et profit pour l’homme, mais le péché est plus grand que le profit. » L’usure est strictement défendue et classée au nombre des grands péchés. Il est question des ablutions, et le sable est autorisé à défaut d’eau, mais les détails du oudu ne sont pas indiqués. La guerre contre les infidèles est ordonnée dans les termes suivants : « Combattez dans la voie de Dieu ceux qui se battent contre vous et ne transigez pas ; tuez-les partout où vous les trouverez et chassez-les de l’endroit d’où ils vous auront chassés, car la sédition est pire que le meurtre. Mais s’ils cèdent, alors, en vérité, Dieu est clément et miséricordieux… N’ayez pas d’hostilité, sauf contre l’injuste ; quiconque transgresse contre vous, transgressez contre lui de la même manière, » — doctrine différente de ce que Mohammed dit ailleurs : « Repoussez le mal par le bien. » Se battre pendant le mois sacré est un grand péché, mais c’est quelquefois nécessaire.
Les lois civiles du Korân sont à peine plus précises que celles qui ont trait aux rites religieux. La loi du mariage est susceptible de plus d’une interprétation, et a plutôt l’air d’une recommandation que d’un règlement. « Épousez, selon qu’il vous convient, deux, trois ou quatre femmes, et si vous craignez de ne pas être équitable, alors seulement une, plus ce que possède votre main droite (i. e. des esclaves). Vous serez ainsi moins exposé à être partial. » Le mariage avec les infidèles est défendu : « Certainement une servante croyante est préférable à une femme idolâtre. » Les lois relatives au divorce sont plus explicites que la plupart des autres règlements du Korân, et contiennent presque tous les détails maintenant observés dans les pays mahométans. Les lois concernant les femmes sont évidemment les plus minutieuses et les plus élaborées du Korân. C’est là que Mohammed a fait ses principales réformes, et bien que, pour un Européen, ces réformes puissent paraître légères, si on les compare à la condition antérieure des femmes arabes, elles étaient considérables. Les restrictions apportées à la polygamie : la recommandation de la monogamie : la substitution de degrés prohibés à l’horrible promiscuité des mariages arabes : les restrictions au divorce et les règles très sévères pour l’entretien, pendant un certain temps, des femmes divorcées par leurs anciens maris : et pour l’entretien des enfants, l’innovation créant les femmes héritières légales, bien que pour moitié par rapport aux hommes : l’abolition de la coutume qui traitait la veuve comme partie de l’héritage de son mari, forment une liste considérable de modifications sérieuses. Quoi que Mohammed n’eût pas une très haute opinion de la femme, comme le prouvent de nombreuses traditions aussi bien que le Korân lui-même, c’est un fait, qu’aucun profond législateur n’a fait de changements aussi importants à l’égard des femmes que le fit Mohammed en dépit de son point de vue étroit et de la triste opinion qu’il avait du beau sexe.
L’élévation des femmes au droit d’héritage n’est pas la seule innovation que Mohammed ait introduite dans la loi d’héritage. On peut presque dire qu’il supprima le droit de disposition testamentaire. La part exacte de chaque parenté est fixée, et le testateur n’a le pouvoir de disposer à son gré que d’un tiers de sa fortune. Le trait principal des règlements de Mohammed sur l’héritage est l’institution précise d’une réserve des deux tiers à laquelle le testateur ne peut toucher, et qui revient à certains héritiers réguliers, ou, à leur défaut, à l’État. Le système a indubitablement ses qualités, et il a été assez fréquemment considéré comme supérieur au système européen de disposition testamentaire ; mais on peut mettre en doute que la grande diffusion de la propriété qui en résulte soit après tout avantageuse à l’État, et ait été heureuse, même dans les conditions favorables que présentent certaines particularités de la vie orientale.
La loi pénale du Korân est extrêmement fragmentaire. Le meurtre est vengé selon la coutume arabe de la vendetta : « La peine du talion vous est prescrite pour l’assassiné, le libre pour le libre, l’esclave pour l’esclave, la femme pour la femme ; et même celui qui est pardonné par son frère doit être poursuivi vraisemblablement, et condamné à payer de bonté. » L’homicide accidentel d’un musulman doit être compensé par l’amende du sang et la mise en liberté d’un esclave. Le manque de chasteté de la part des femmes devait être puni en murant la femme jusqu’à ce que la mort l’ait délivrée, ou « que Dieu lui ouvre la route » ; mais la lapidation des deux parties (d’après un fragment authentique qui n’est pas compris dans le texte ordinaire du Korân) fut ordonnée plus tard. Quatre témoins sont exigés pour prouver une accusation de cette gravité. Les esclaves, en raison de leurs incapacités légales, doivent recevoir la moitié de la pénalité des femmes libres, en coups de cordes. Les voleurs sont punis par l’ablation des mains. C’est tout ce que en pratique Mohammed a distinctement ordonné en matière de loi criminelle. Nous ne saurions nier que l’on puisse tirer par induction quelque chose de plus de ses harangues ; mais ce que nous venons de nommer est tout ce qu’il a défini avec précision dans le Korân.
VIII
RÉSUMÉ ET CONCLUSION
es faits que nous a révélés l’étude des
chapitres de Médine suggèrent quelques
conclusions importantes. Il n’est pas
rare de comparer le Korân au Pentateuque,
et d’affirmer que chacun est la loi en même
temps que l’évangile de ses croyants. La
ressemblance est plus étroite qu’on le suppose
communément. De même que les
Juifs ont négligé leur Pentateuque en
faveur du Talmud, les Muslims ont laissé
de côté le Korân pour les Traditions et les
Décisions des Docteurs. Nous ne voulons
pas dire qu’un mahométan auquel on demandera
quel est le livre de sa religion
répondrait autrement qu’en indiquant le
Korân ; mais nous voulons dire qu’en fait ce n’est pas le Korân qui guide sa foi et
ses pratiques. Au moyen âge de la chrétienté,
ce n’est pas le Nouveau Testament,
mais bien la « Summa Theologica » de
Thomas Aquinas qui décidait les questions
d’orthodoxie ; et, de nos jours, le fidèle orthodoxe
ne tire pas ordinairement sa foi
de ses investigations personnelles de l’enseignement
du Christ dans les Évangiles.
C’est précisément de la même manière que
le mahométisme s’appuie sur des bases
beaucoup plus larges que le Korân pur.
Le Prophète lui-même n’ignorait pas que
ses révélations ne prévoyaient pas toutes
les possibilités de l’avenir. Lorsqu’il envoyait
Mo’adh au Yémen pour recueillir
et distribuer des aumônes, il lui demanda
quelle loi il voulait avoir pour guide : « La
loi du Korân, » dit Mo’adh. « Mais si tu
n’y trouves pas les principes nécessaires ? »
— « Alors j’agirai d’après l’exemple du
Prophète. » — « Mais s’il manque ? » —
« Alors je ferai une comparaison et j’agirai
en conséquence. » Mohammed applaudit
chaleureusement à l’intelligence de son disciple, et des déductions très importantes
ont été tirées par suite de son
approbation au système d’analogie. C’est
toutefois le dernier ressort. Lorsque
le Korân ne fournit aucune décision précise,
les conversations privées de Mohammed
— vaste corps de traditions orales soigneusement
préservées et transmises, puis
réunies et examinées critiquement — sont
consultées. Et s’il n’y a rien d’analogue
dans le Sunna (c’est le nom de ce corps
de traditions), alors les annales des décisions
par consentement général des Pères
sont le secours. « La loi, » dit Ibn-Khaldûn,
« est basée sur l’accord général des
compagnons du Prophète et de leurs disciples. »
Finalement, il y avait le principe
d’analogie pour les guider si toutes les autres
sources faisaient défaut. En fait, les Muslims
ne se livrent pas à ces investigations laborieuses,
mais se réfèrent à l’un ou l’autre des
principaux ouvrages dans lesquels tout ceci
a été fait pour eux. On s’aperçut bientôt
qu’« un système qui voulait légiférer sur
toutes les parties de la vie, tout le développement des idées et des forces de
l’homme, à l’aide du Sunna et des déductions
par analogie qui pouvaient en être
tirées, était un système qui, non-seulement
donnait toutes les tentations possibles pour
fausser la tradition, mais encore deviendrait
beaucoup trop embarrassant pour
être pratiqué. » Dès lors, ainsi que M. Sell
l’a expliqué dans son admirable ouvrage
sur « La foi de l’Islâm », il devint nécessaire
de systématiser et d’arranger ce chaos
de traditions, décisions et déductions, et
de cette nécessité sortirent les quatre grands
systèmes de jurisprudence connus des
noms de leurs fondateurs, le Hanafite, le
Mâlikite, le Chafi-ite et le Hanbalite, à
l’un desquels appartient tout musulman
orthodoxe. Les décisions de ces quatre
Imâms, Abou-Hanîfa, Ibn-Mâlik, Ech-Châfi’i
et Ibn-Hanbal, font autorité près
de tout musulman sunnite. Il est de foi orthodoxe
que, depuis les quatre Imâms, nul
docteur n’a paru qui puisse leur être comparé
en science et en jugement, et, que ce
soit vrai ou non, il est certain qu’aucun théologien ou juriste n’a surpassé leurs digestes
de la loi. Aucun compte n’est tenu
des circonstances différentes dans lesquelles
les mahométans sont maintenant placés ;
les conclusions auxquelles ces Imams
sont arrivés aux viiie et ixe siècles sont
considérées comme également applicables
au xixe siècle, et un manuel populaire de
théologie pour les Moslems de l’Inde déclare
qu’« il n’est pas légal de suivre quelqu’autre
que les quatre Imâms ; de nos
jours, le Kâdi ne doit donner aucun ordre,
et le mufti aucun fatoua, contraire à l’opinion
des quatre Imâms[2]. »
Telle est l’explication de la différence entre le mahométisme moderne et l’enseignement que nous avons pu tirer du Korân même. L’Islâm s’appuie sur nombre de colonnes, et le Korân n’en est pas la seule base. Une large part de ce que les Muslims croient et pratiquent maintenant ne se trouve en rien dans le Korân. Nous n’entendons pas dire que les traditions de Mohammed (leur authenticité une fois admise) ne sont pas une aussi bonne autorité que le Korân — et certes, entre le cas où le prophète professe parler les paroles de Dieu comme dans ce livre, et les premières où il ne le prétend pas, il n’y a guère de choix à faire, — de même ne prétendons-nous pas que les premiers docteurs de la Loi ont fait preuve d’imagination en tirant leurs inductions et analogies, bien que nous ayons nos doutes ; tout ce sur quoi nous insisterons est que c’est une erreur d’appeler le Korân le compendium théologique ou le Corpus juris de l’Islâm. Il n’est ni l’un ni l’autre. Ceux qui feuilletteront les pages de l’Hedaya, ou Code musulman de Khalil dont M. Seignette a publié récemment une traduction française à Alger, verront facilement de quel minime secours est le Korân au légiste musulman, et combien peu des deux mille clauses de Khalil peuvent être retracées jusqu’au « livre de la loi » supposé. De même peut-on tourner et retourner du commencement à la fin et de la fin au commencement les pages du Korân pendant toute sa vie, sans y trouver la plus légère indication du formidable système de rituel qui est maintenant considéré comme une partie essentielle de la religion musulmane.
Quant à nous, nous préférons le Korân à la religion telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui, et sommes heureux de penser que nous ne sommes pas redevables de toutes les fautes de l’Islâm moderne au livre sacré sur lequel il est censé s’appuyer. Personne ne saurait lire sans émotion ce livre remarquable. Il y a dans le Korân une simplicité d’un genre spécial qui attire en dépit de ses répétitions et de sa tristesse. Aucun livre ne porte plus distinctement l’empreinte de l’esprit de son auteur ; d’aucun autre peut-on dire aussi positivement qu’il est sorti du cœur sans préoccupation ni défiance. Tout inconsistant, contradictoire, ennuyeux et fastidieux qu’il soit souvent, le livre a une personnalité qui retient l’attention. Ce n’est pas un code de lois, encore moins un système de théologie ; mais c’est quelque chose de mieux. Ce sont les paroles entrecoupées d’un cœur humain complètement incapable d’hypocrisie et ce cœur était celui d’un homme qui a exercé une influence extraordinaire sur l’humanité.