Le Lac Ontario/15

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 17p. 220-236).


CHAPITRE XV.


Quelle est cette perle que le riche ne peut acheter, que le savant est trop fier pour demander ; mais que le pauvre, celui que chacun méprise, cherche et obtient, et souvent même trouve sans la chercher ? Dites-le-moi, — et je vous dirai ce que c’est que la vérité. »
Cooper.

La rencontre d’Arrowhead ne causa aucune surprise à la majorité de ceux qui en furent témoins. Mais Mabel et tous ceux qui savaient de quelle manière ce chef avait quitté Cap et ses compagnons, conçurent à l’instant des soupçons, ce qui était plus facile que de s’assurer s’ils étaient fondés. Pathfinder était le seul qui pût s’entretenir aisément avec les prisonniers, — car on pouvait alors les regarder comme tels. Il prit donc Arrowhead à part, et il eut avec lui une longue conversation pour savoir quels motifs cet Indien avait eus pour abandonner ceux qu’il s’était chargé de conduire, et ce qu’il avait fait depuis ce temps.

Le Tuscarora subit cet interrogatoire, et y répondit avec le stoïcisme d’un Indien. Relativement à son départ, il s’excusa d’une manière fort simple et qui paraissait assez plausible. Quand il avait vu, dit-il, que leur cachette avait été découverte par les Iroquois, il avait naturellement cherché à pourvoir à sa sûreté en s’enfonçant dans les bois ; car il ne doutait pas que tous ceux qui n’en feraient pas autant, ne fussent massacrés dans quelques instants. En un mot, il s’était enfui pour sauver sa vie.

— Fort bien, — répondit Pathfinder, feignant de croire l’Indien ; — mon frère a agi prudemment ; mais pourquoi sa femme l’a-t-elle suivi ?

— Les femmes des faces-pâles ne suivent-elles pas leurs maris ? Pathfinder ne tournerait-il pas la tête en arrière pour voir si la femme qu’il aimerait le suit ?

Cette question était adressée au guide tandis qu’il était dans une disposition d’esprit à en admettre toute la force ; car Mabel, avec tous ses charmes, commençait à être constamment présente à son esprit. Le Tuscarora, quoiqu’il n’en pût deviner la raison, vit que son excuse était admise, et il resta debout avec une dignité calme, attendant quelque autre question.

— Cela est raisonnable et naturel, — dit Pathfinder en anglais, retournant à cette langue pour se parler à lui-même ; cela est naturel et peut-être vrai. Il est tout simple qu’une femme suive l’homme à qui elle a donné sa foi, car le mari et la femme ne sont qu’une seule chair. Mabel elle-même aurait probablement suivi le sergent, s’il eût été présent et qu’il eût battu en retraite de cette manière, et il n’y a aucun doute qu’elle n’eût suivi de même son mari. — Vos paroles sont justes, Tuscarora, ajouta-t-il en reprenant le dialecte de l’Indien, — vos paroles sont justes et honnêtes ; mais pourquoi mon frère a-t-il été si long-temps sans venir au fort ? Ses amis ont souvent pensé à lui, mais ils ne l’ont jamais vu.

— Si la daine suit le daim, le daim ne doit-il pas suivre la daine ? répondit le Tuscarora en souriant et en appuyant un doigt d’un air expressif sur l’épaule de son compagnon. — La femme d’Arrowhead l’a suivi, et Arrowhead a suivi sa femme. Elle avait perdu son chemin, et elle était forcée de préparer le dîner dans un wigwam qui n’était pas le sien.

— Je vous comprends. Elle est tombée entre les mains des Mingos, et vous avez suivi leur piste.

— Pathfinder peut voir une raison comme il voit la mousse des arbres ; il a dit la vérité.

— Et depuis combien de temps avez-vous délivré votre femme, et comment y avez-vous réussi ?

— Il y a deux soleils. Rosée-de-Juin ne fut pas long-temps à venir quand son mari lui eut fait connaître le chemin.

— Bien, bien, tout cela semble naturel et conforme au mariage. — Mais, Tuscarora, d’où vous vient cette pirogue, et pourquoi vous dirigez-vous vers le Saint-Laurent et non vers le fort ?

— Arrowhead sait distinguer ce qui est à lui de ce qui appartient à un autre. Cette pirogue est la mienne, je l’ai trouvée sur le sable près du fort.

— Cela paraît raisonnable, — pensa le guide, — car la pirogue est bien la sienne, et nul Indien n’aurait hésité à la reprendre. Il est pourtant extraordinaire que nous n’ayons vu au fort ni ce drôle, ni sa femme ; car la pirogue doit avoir quitté la rivière avant nous.

Cette idée, qui s’était présentée rapidement à son esprit, prit bientôt la forme d’une question.

— Pathfinder sait qu’un guerrier peut être sensible à la honte. Dans le fort, le père m’aurait demandé sa fille, et je ne pouvais la remettre entre ses mains. J’ai envoyé Rosée-de-Juin chercher la pirogue ; et personne ne lui a parlé. Une femme Tuscarora n’aime pas à parler à des hommes étrangers.

Tout cela était encore plausible et conforme au caractère et aux coutumes des Indiens. Suivant l’usage, Arrowhead, avant de quitter le Mohawk, avait reçu la moitié de la récompense qui lui avait été promise, et s’il s’était abstenu de demander le surplus, ce semblait être une preuve de son respect scrupuleux pour les droits mutuels des deux parties qui font un marché, ce qui distingue la moralité d’un sauvage aussi souvent que celle d’un chrétien. Aux yeux d’un homme ayant autant de droiture que Pathfinder, Arrowhead s’était conduit avec une délicatesse convenable ; quoiqu’il eût été plus conforme à la franchise du guide d’aller trouver le père et de lui dire la vérité. Cependant, accoutumé aux manières des Indiens, il ne vit rien qui s’écartât de la marche ordinaire des choses dans le parti que le Tuscurora avait pris.

— Tout cela coule comme l’eau qui suit la pente du terrain, Arrowhead ; — lui dit-il après un instant de réflexion ; la vérité m’oblige d’en convenir. C’était la nature d’une peau-ronge d’agir ainsi, quoique je pense que ce n’eût pas été celle d’une face-pâle. Vous ne vouliez pas voir le chagrin du père de la jeune fille.

Arrowhead inclina tranquillement la tête, comme pour convenir du fait.

— Mon frère me dira encore une chose, — continua Pathfinder, — et il n’y aura plus de nuage entre son wigwam et la maison forte des Yengheese. Si son souffle peut dissiper ce reste de brouillard ses amis le regarderont quand il sera assis devant son feu, et il pourra les regarder en face, et ils déposeront leurs armes et oublieront qu’ils sont des guerriers. — Pourquoi la pirogue d’Arrowhead était-elle tournée vers le Saint-Laurent, ou il n’y a que des ennemis à rencontrer ?

— Pourquoi la grande pirogue de Pathfinder et de ses amis était-elle tournée du même côté ? — demanda l’Indien avec sang-froid. — Un Tuscarora peut-se tourner du même côté qu’un Yengheese.

— Pour dire la vérité, Arrowhead, nous suivons ici une sorte de piste, — c’est-à-dire nous sommes sur-l’eau pour le service du roi et nous avons le droit d’être ici, quoique nous n’ayons pas celui de dire pourquoi nous y sommes.

— Arrowhead a aperçu la grande pirogue, et il aime à voir la face d’Eau-douce. Il allait ce soir vers le soleil pour retourner à son wigwam ; mais voyant que le jeune marin allait de l’autre côté, il a tourné vers la même direction. Eau-douce et Arrowhead ont suivi ensemble la dernière piste.

— Tout cela peut être vrai, Tuscarora, et vous êtes le bienvenu. Vous mangerez de notre venaison, et puis nous nous séparerons. Le soleil s’est couché derrière nous, et nous marchons rapidement l’un et l’autre. Mon frère s’éloignera trop de son wigwam, moins qu’il ne se tourne de l’autre côté.

Pathfinder alla rejoindre ses compagnons, et leur fit part des réponses faites par l’Indien à ses questions. Il paraissait porté à croire qu’Arrowhead avait dit la vérité, quoiqu’il convînt qu’il était prudent de prendre des précautions quand il s’agissait d’un Tuscarora. Mais ceux qui l’écoutaient, à l’exception de Jasper, semblèrent moins disposés à ajouter foi aux explications de l’Indien.

— Il faut que ce drôle soit mis aux fers sur-le-champ, frère Dunham, — s’écria Cap, — et qu’il soit placé sous la garde du capitaine d’armes, s’il existe un tel officier dans la marine d’eau douce ; et il faudra convoquer un conseil de guerre dès que nous serons entrés dans le port.

— Je crois qu’il est prudent de le garder ici, — dit le sergent. — mais il est inutile de le mettre aux fers tant qu’il sera à bord du cutter. Demain matin nous prendrons de plus amples informations.

Ou fit avancer Arrowhead, et on lui apprit la décision qui venait d’être prise. Il écouta d’un air grave et ne fit aucune objection ; au contraire il montra cette dignité calme et réservée avec laquelle les aborigènes américains savent se résigner à leur destin. Il resta debout à l’écart, observant avec attention et sang-froid tout ce qui se passait sur le pont. Jasper fit orienter la voile, et le Scud reprit sa course rapide.

L’instant approchait de commencer le quart, et c’était l’heure où il est d’usage de se retirer pour la nuit. Il ne resta donc bientôt plus sur le pont que le sergent, Cap, Jasper et deux hommes de l’équipage ; Arrowhead et sa femme y restèrent aussi ; le premier toujours à l’écart avec un air de réserve hautaine ; et Rosée-de-juin montrant, dans son attitude passive, l’humilité pleine de douceur qui caractérise la femme indienne.

— Arrowhead, — dit le sergent avec un ton plein de bonté, à l’instant où il allait lui-même quitter le pont, — il y a place pour votre femme dans la chambre de ma fille, qui veillera à ce qu’il ne lui manque rien ; et voilà une voile sur laquelle vous pouvez vous coucher.

— Je remercie mon père ; les Tuscaroras ne sont pas pauvres ; ma femme prendrai mes couvertures dans le canot.

— Comme vous le voudrez, mon ami. Nous avons jugé nécessaire de vous retenir, mais non de vous enfermer ou de vous maltraiter. Envoyez votre squaw dans la pirogue pour y prendre les couvertures, et si vous voulez l’y suivre, vous me donnerez les rames. — Il peut y avoir sur le Scud des yeux qui se ferment ajouta-t-il à demi voix à Jasper, — et il ne sera pas mal de mettre les rames en sûreté.

Jasper fit un signe d’assentiment, et Arrowhead, qui ne paraissait pas avoir la moindre idée de résistance, obéit à cet ordre ainsi que sa femme. Tandis qu’ils étaient dans la pirogue, on entendit l’Indien adresser à sa femme une verte réprimande qu’elle écouta avec une soumission tranquille, réparant à l’instant une erreur qu’elle avait commise, en prenant une couverture au lieu d’une autre qui convenait mieux à son tyran.

— Allons, Arrowhead, dépêchez-vous, — dit le sergent, qui était debout sur le plat-bord, regardant les deux Indiens qui mettaient trop de lenteur dans leurs mouvements au gré de l’impatience d’un homme qui avait envie de dormir. — Il se fait tard, et nous autres soldats nous avons quelque chose qu’on appelle le réveil. — Qui se couche de bonne heure se lève de bon matin.

— Arrowhead vient, — répondit le Tuscarora en se plaçant sur l’avant de sa pirogue. D’un seul coup de son couteau bien affilé il coupa la corde qui attachait la pirogue au cutter, ce qui laissa le léger esquif d’écorce, qui perdit à l’instant son aire, presque stationnaire. Cette manœuvre fut exécutée si rapidement et avec tant de dextérité que la pirogue était déjà par la hanche du vent avant que le sergent s’en fût aperçu, et complètement dans ses eaux avant qu’il eût eu le temps d’en avertir ses compagnons.

La barre dessous ! — s’écria Jasper, en filant l’écoute du foc de ses propres mains, et le cutter vint rapidement au vent, toutes ses voiles fouettant, ou s’élançant dans le lit du vent, comme disent les marins, de sorte qu’il se trouva bientôt à cent pieds au vent de sa première position. Avec quelque adresse et quelque promptitude qu’on eût fait ce mouvement, il ne fut ni plus prompt ni plus adroit que ceux du Tuscarora ; avec une intelligence qui annonçait quelque connaissance en navigation, il avait saisi sa rame, et déjà sa pirogue fendait l’eau à l’aide des efforts de sa femme. Il se dirigeait vers le sud-ouest sur une ligne qui le conduisait également au vent et à la côte, et qui l’éloignait assez du cutter pour éviter le danger de le rencontrer quand il prendrait l’autre bord. Avec quelque rapidité que le Scud se fût élevé au vent et quelque chemin qu’il eût fait en avant, Jasper savait qu’il était nécessaire de masquer les voiles de l’avant avant qu’il eût perdu toute son aire ; et il ne se passa pas deux minutes depuis le moment où l’on avait mis la barre dessous avant que le léger bâtiment eût les voiles de l’avant sur le mât et fit rapidement une abatée pour permettre à ses voiles de s’enfler sur l’autre bord.

— Il nous échappera ! — s’écria Jasper, dès qu’il aperçut la situation respective du cutter et de la pirogue. — Le rusé coquin rame de toutes ses forces au vent, et le Scud ne pourra jamais l’atteindre.

— Vous avez un canot, — dit le sergent, montrant toute l’ardeur d’un jeune homme pour poursuivre le fugitif ; — lançons-le à la mer, et donnons-lui la chasse.

— Cela serait inutile, — répondit Jasper. — Si Pathfinder eût été sur le pont, nous aurions pu avoir une chance, mais à présent il ne nous en reste aucune : il faudrait trois à quatre minutes pour mettre le canot à la mer, et ce temps est plus que suffisant pour les projets d’Arrowhead.

Cap et le sergent reconnurent cette vérité, et elle aurait été presque aussi évidente pour un homme qui n’aurait rien connu à la navigation. La côte était à moins d’un demi-mille de distance, et la pirogue glissait déjà dans l’ombre du rivage de manière à montrer qu’il atteindrait la terre avant que le cutter en fût à mi-chemin. On aurait pu s’emparer de la pirogue, mais c’eût été une prise inutile, car Arrowhead, à travers les bois, pouvait plus probablement arriver à la côte opposée sans être découvert, que s’il eût encore eu le moyen de se hasarder sur le lac, quoiqu’il dût par là s’exposer lui-même à plus de fatigue. La barre fut de nouveau mise au vent, quoique à contre-cœur, et le cutter vira vent arrière sur place, et revint à sa route sur l’autre bord comme si c’eût été par instinct. Jasper exécuta toutes ces manœuvres dans un profond silence, ses aides connaissant leur besogne, et lui prêtant leur assistance avec une sorte d’imitation machinale. Pendant ce temps, Cap tira le sergent par un bouton de son habit, et l’ayant conduit à un endroit où l’on ne pouvait les entendre, il commença à ouvrir ainsi le trésor de ses pensées :

— Écoutez-moi, frère Dunham, — dit-il la figure allongée, voici une affaire qui exige de mûres réflexions et beaucoup de circonspection.

— La vie d’un soldat, frère Cap, est une vie de réflexion et de circonspection ; si nous en manquions sur cette frontière, nos chevelures pourraient nous être enlevées pendant notre premier sommeil.

— Mais je regarde cette capture d’Arrowhead comme une circonstance, et je puis ajouter, son évasion comme une autre. Ce Jasper Eau-douce ferait bien d’y songer.

— Ce sont véritablement deux circonstances, frère, mais elles ne portent pas dans le même sens. Si c’est une circonstance contre Jasper que l’Indien se soit échappé, c’en est une en sa faveur qu’il ait été pris.

— Oui, oui, mais deux circonstances ne se détruisent pas l’une l’autre comme deux négations. Si vous voulez suivre l’avis d’un vieux marin, sergent, vous n’avez pas un moment à perdre pour prendre les mesures nécessaires pour la sûreté du bâtiment et de tout ce qui est à bord. Ce cutter fend l’eau en ce moment à raison de six nœuds par heure, et comme les distances sont si peu de chose sur cette mare, nous pouvons tous nous trouver cette nuit dans un port français, et demain matin dans une prison française.

— Cela peut être assez vrai, frère ; mais que me conseillez vous ?

— Suivant moi, vous devriez mettre aux arrêts sur-le-champ ce maître Eau-douce, l’envoyer sous le pont sous la garde d’une sentinelle, et me charger du commandement du bâtiment. Vous avez le droit de faire tout cela, puisque le cutter appartient au roi, et que vous êtes, pour le moment, l’officier commandant des troupes qui sont à bord.

Le sergent Dunham réfléchit plus d’une heure à cette proposition, car, quoiqu’il mît assez de promptitude pour agir quand il avait une fois pris son parti, il était habituellement réfléchi et circonspect. L’habitude qu’il avait de surveiller la police générale de la garnison lui avait fait connaître le caractère de Jasper, et il avait été long-temps disposé à avoir une bonne opinion de lui. Mais ce poison subtil, le soupçon, s’était glissé dans son cœur, et l’on craignait tellement les artifices et les manœuvres des Français, que, surtout après l’avis qu’il avait reçu du major, il n’est pas étonnant que le souvenir de plusieurs années de bonne conduite ne pût l’emporter sur l’influence de la méfiance qu’il venait de concevoir. Cependant le sergent encore indécis résolut de consulter le lieutenant Muir, dont il était tenu de respecter l’opinion comme étant son officier supérieur, quoiqu’il en fût indépendant pour le moment. C’est une malheureuse circonstance quand un homme qui est dans l’embarras en consulte un autre qui désire être dans ses bonnes grâces, car alors il arrive presque toujours que celui-ci fera tous ses efforts pour penser de la manière qu’il croira la plus agréable à celui qui lui demande son avis. Dans le cas dont il s’agit, il fut aussi malheureux, pour la considération impartiale du sujet, que ce fût Cap, et non le sergent, qui fit l’exposé de l’affaire ; car le vieux marin ne se gêna nullement pour faire sentir au quartier-maître de quel côté il désirait que la balance penchât. Le lieutenant Muir était trop bon politique pour offenser le père et l’oncle d’une jeune fille qu’il désirait et qu’il espérait épouser quand même le cas lui eût paru douteux ; mais à la manière dont Cap lui présenta l’affaire, il fut porté à croire réellement qu’il était à propos de confier temporairement à Cap le commandement du Scud par mesure de précaution contre toute trahison. L’opinion qu’il énonça à ce sujet détermina celle du sergent, et l’exécution n’en fut pas différée un seul instant.

Sans entrer dans aucune explication, le sergent Dunham se borna à annoncer à Jasper qu’il était de son devoir de lui retirer temporairement le commandement du cutter pour le donner à son beau-frère. Un mouvement de surprise, aussi naturel qu’involontaire, échappa au jeune homme ; et le sergent se hâta d’ajouter d’un ton calme que le service militaire était souvent d’une nature qui exigeait le secret ; que ce cas se présentait en ce moment, et que l’arrangement dont il s’agissait était devenu indispensable. Quoique l’étonnement de Jasper ne diminuât point, le sergent s’étant abstenu avec soin de faire aucune allusion à ses soupçons, il était trop habitué à la subordination militaire pour ne pas se soumettre à cette décision, et il annonça de sa propre bouche à son équipage qu’il fallait regarder maître Cap comme commandant le cutter jusqu’à nouvel ordre. Quand pourtant on lui dit que le cas exigeait que non seulement lui, mais son principal aide, qu’à cause de la longue connaissance qu’il avait du lac on nommait ordinairement le pilote, descendissent sous le pont, il s’opéra sur ses traits un changement subit qui annonçait une forte agitation intérieure ; mais il réussit à la maîtriser aussitôt au point que Cap lui-même ne put dire ce que signifiait l’expression de sa physionomie. Cependant, comme c’est l’ordinaire quand la méfiance existe, il ne tarda point à y donner l’interprétation la plus défavorable.

Dès que Jasper et le pilote furent descendus sous le pont, le factionnaire placé au bas de l’écoutille reçut un ordre secret de les surveiller tous deux avec grand soin, et de ne laisser remonter ni l’un ni l’autre sur le pont sans en avoir donné avis au commandant. Toutes ces précautions étaient fort inutiles, car Jasper et son aide se jetèrent à l’instant sur leurs lits et ils ne les quittèrent pas de toute la nuit.

— Et maintenant, sergent, — dit Cap dès qu’il se trouva maître du pont, — ayez la bonté de m’informer vers quel point nous devons nous diriger, et quelle distance nous avons à parcourir, afin que je puisse veiller à ce que ce cutter ait toujours le cap tourné du bon côté.

— Je n’en sais rien, frère Cap, — répondit Dunliam, qui ne fut pas peu embarrassé par cette question. — Nous devons nous rendre au poste des Mille-Îles. Là, nous débarquerons, nous relèverons le détachement qui s’y trouve déjà, et nous recevrons des informations pour notre conduite future. C’est presque mot pour mot ce qui se trouve dans mes instructions par écrit.

— Mais vous pouvez me donner une carte, quelque chose qui me fasse connaître les gisements et les distances, afin que je puisse connaître la route.

— Je ne crois pas que Jasper se servît jamais de rien de semblable.

— Quoi ! pas une carte, sergent Dunham !

— Pas même un bout de plume. Nos marins naviguent sur le lac sans avoir besoin de carte.

— Comment diable ! il faut que ce soient de véritables Yahoux. Et supposez-vous, sergent Dunham, que je puisse trouver une île au milieu de mille sans en connaître le nom ni la position, sans savoir où elle est située et à quelle distance ?

— Quant au nom, frère Cap, vous n’avez pas besoin de vous en inquiéter, car pas une seule de ces Mille-Îles n’a un nom : il n’est donc pas possible de faire une méprise à cet égard. Pour la position, n’y ayant jamais été moi-même, je ne puis vous l’indiquer, et je ne crois pas que cela soit d’une grande importance, pourvu que nous puissions la trouver. Peut-être un des hommes de l’équipage pourra-t-il nous en indiquer la route.

— Un moment, sergent, un moment s’il vous plaît. Si je dois commander ce bâtiment, ce sera, sauf votre permission, sans tenir de conseils de guerre avec le cuisinier et le mousse. Un capitaine de navire est un capitaine de navire, et il doit avoir une opinion à lui, bonne ou mauvaise, n’importe. Je suppose que vous connaissez assez le service pour comprendre qu’il est plus convenable à un commandant d’aller mal que de n’aller nulle part. Dans tous les cas, le lord grand-amiral ne pourrait commander une yole avec dignité s’il fallait qu’il consultât le patron chaque fois quai veut aller à terre. Non, monsieur ; si je coule à fond je coulerai à fond, mais, goddam ! ce sera en vrai marin et avec dignité.

— Mais, frère Cap, je ne désire pas que vous couliez à fond nulle part, si ce n’est au poste des Mille-Îles où nous devons nous rendre.

— Fort bien, sergent, fort bien ; mais plutôt que de demander un avis, j’entends un avis direct et à découvert, à un matelot, ou à tout autre qu’à un officier du gaillard derrière, j’aimerais mieux faire le tour de vos Mille-Îles et les reconnaître toutes l’une après l’autre, jusqu’à ce que nous trouvions le port pour lequel nous sommes frétés. Mais il y a une manière d’obtenir une opinion sans montrer de l’ignorance, et je m’arrangerai de telle sorte que je tirerai de ces hommes tout ce qu’ils peuvent savoir, tout en leur donnant une haute idée de mon expérience. Nous sommes quelquefois obligés de prendre une longue vue en mer quand nous n’avons aucun objet devant les yeux, et de jeter souvent la sonde avant de trouver le fond. Je suppose que vous savez dans l’armée, sergent, que la première chose est d’avoir les connaissances désirables dans sa profession, et la seconde, de paraître les avoir. Quand j’étais jeune, j’ai fait deux voyages avec un capitaine qui commandait son bâtiment à peu près d’après cette dernière méthode, et quelquefois les choses n’en vont pas plus mal.

— Je sais que nous sommes à présent sur la bonne route, dit le sergent ; — mais dans quelques heures nous serons près d’un cap, et il faudra avancer avec plus de précaution.

— Laissez-moi sonder l’homme qui est à la barre, frère, et vous verrez ce que j’en aurai tiré au bout de quelques minutes.

Cap et le sergent se mirent en marche vers l’arrière, et ils furent bientôt près du matelot qui tenait la barre ; Cap ayant un air calme et tranquille comme un homme qui a pleine confiance en son intelligence.

— L’air est fort agréable cette nuit, mon garçon, lui dit Cap, comme en passant, avec l’air de condescendance que daigne prendre quelquefois un officier à bord d’un bâtiment en parlant à un matelot favori. — Vous avez sans doute ici une brise de terre semblable toutes les nuits ?

— Dans cette saison de l’année, monsieur, — répondit l’homme en touchant son chapeau par respect pour son nouveau commandant et pour un parent du sergent Dunham.

— Je suppose que ce sera la même chose parmi les Mille-Îles ? Le vent restera le même, malgré la terre que nous aurons tout autour de nous ?

— Quand nous arriverons plus à l’est, monsieur, le vent changera probablement ; car alors nous n’aurons plus la brise de terre.

— Oui, oui, voilà ce que c’est que votre eau douce : elle joue toujours quelque tour qui est contre nature. Au milieu des îles des Indes occidentales, on est toujours aussi certain d’avoir une brise de terre que d’avoir une brise de mer. À cet égard il n’y a aucune différence, quoiqu’il soit tout naturel qu’il y en ait une ici sur cet étang d’eau douce. Sans doute, mon garçon, vous connaissez parfaitement toutes ces mille îles ?

— Que Dieu vous protége, monsieur, personne ne les connaît, ni rien de ce qui les concerne, et pas un de nos plus anciens marins du lac ne pourrait dire le nom d’une seule. Je crois même qu’elles n’ont pas plus de nom qu’un enfant mort sans être baptisé.

— Êtes-vous de la religion catholique romaine ? — demanda le sergent d’un ton brusque.

— Non, sergent, ni d’aucune autre ; je suis un généraliseur en fait de religion, et je ne trouble pas la tête des autres de ce qui ne trouble pas la mienne.

— Hum ! un généraliseur. C’est sans doute le nom d’une de ces nouvelles sectes qui sont le fléau du pays, — murmura Dunham, dont le grand-père avait été quaker, le père presbytérien, et qui était entré lui-même dans l’église anglicane en entrant dans l’armée.

— Je suppose que vous vous nommez Jack ? — reprit Cap.

— Non, monsieur ; je me nomme Robert.

— Jack ou Bob[1], c’est à peu près la même chose, nous employons indifféremment ces deux noms dans la marine. Eh bien ! Bob, il y a sans doute un bon ancrage devant le poste où nous allons ?

— Sur ma foi, monsieur, je ne le sais pas plus qu’un Mohawk, ou un soldat du 55me.

— N’y avez-vous donc jamais jeté l’ancre ?

— Jamais, monsieur ; le capitaine Eau-douce amarre toujours le bâtiment au rivage.

— Mais en approchant de la ville, vous avez sans doute toujours la sonde en main, et vous avez soin de la graisser de suif.

— Ville ! — suif ! — Sur ma foi, monsieur, il n’y a pas plus de ville que sur votre menton, et pas la moitié autant de graisse.

Le sergent sourit en grimaçant, mais son beau-frère ne s’aperçut pas de ce mouvement de gaieté.

— Quoi ! point d’eglise, point de phare, point de fort ! — Il y a du moins une garnison, comme vous appelez Oswego ?

— Demandez-le au sergent Dunham, si vous désirez le savoir, monsieur. Je crois que toute la garnison est à bord du cutter.

— Mais en entrant parmi les îles, Bob, quel canal préférez-vous ? Est-ce celui que vous avez pris la dernière fois, ou est, ou en est-ce un autre ?

— Je ne saurais le dire, monsieur ; je n’en connais aucun.

— J’espère que vous ne dormez pas en tenant la barre, drôle ?

— Non, monsieur, je dors sous le pont. Quand nous approchons des îles, maître Eau-douce fait descendre tout le monde, et ne garde avec lui sur le pont que le pilote, de sorte que nous ne connaissons pas plus la route que si nous n’y avions jamais été. Il l’a toujours fait en arrivant comme en parlant ; et quand il s’agirait de ma vie, je ne pourrais rien vous dire ni du canal ni de la route à suivre, une fois que nous serons près des îles. Personne n’y connaît rien, excepté Jasper et le pilote.

— Voici encore une circonstance, sergent, — dit Cap à son beau-frère, en le tirant un peu à part. — Il n’y a personne à bord que je puisse sonder, car dès la première fois que je jette la sonde, elle ne rapporte qu’ignorance. Comment diable trouverai-je la route du poste où nous devons aller ?

— Bien sûrement, frère Cap, il est plus facile de faire cette question que d’y répondre. N’y a-t-il pas moyen de vous en assurer par l’art de la navigation ? Je croyais que vous autres marins d’eau salée vous étiez en état de venir à bout d’une pareille vétille. J’ai lu bien des relations de la découverte de différentes îles par des navigateurs.

— Oui, sans doute, frère, oui, sans doute, et la découverte dont il s’agit serait la plus grande de toutes ; car ce ne serait pas seulement la découverte d’une île, mais celle d’une île entre mille. Je pourrais trouver une aiguille sur le pont, tout vieux que je suis, mais je doute fort que je pusse la trouver dans une meule de foin.

— Cependant les marins du lac ont une méthode pour trouver les endroits ou ils veulent aller.

— Si je vous ai bien compris, sergent, ce poste, ce fort en bois, est particulièrement caché ?

— Sans doute, et l’on a pris le plus grand soin pour empêcher l’ennemi d’en avoir connaissance.

— Et vous croyez que moi, étranger sur votre lac, je trouverai ce poste sans carte, sans en connaître la route, la distance, la longitude, la latitude, et sans avoir besoin de sonder ! — Oui, de par tous les diables, et sans suif pour la sonde ! Permettez-moi de vous demander si vous croyez qu’un marin trouve sa route à l’aide de son nez comme les chiens de Pathfinder ?

— Eh bien ! frère, il est encore possible que vous appreniez quelque chose en questionnant de nouveau le jeune homme qui est à la barre. J’ai peine à croire qu’il soit aussi ignorant qu’il veut le paraître.

— Hum ! ceci a l’air d’une autre circonstance. Dans le fait, l’affaire commence à être tellement pleine de circonstances, qu’on sait à peine comment établir une preuve ; mais nous verrons bientôt ce que ce jeune gaillard peut savoir.

Cap et le sergent allèrent reprendre leur poste près de la roue, et le premier recommença ses questions.

— Connaissez-vous la latitude et la longitude de l’île où nous allons, mon garçon ?

— La quoi, monsieur ?

— La latitude ou la longitude, — l’une ou l’autre, ou toutes deux, peu m’importe laquelle. Je ne vous fais cette question que pour voir quelle sorte d’instruction on donne aux jeunes gens sur cette mare d’eau douce.

— Il m’importe aussi laquelle, monsieur, car je ne connais ni l’une ni l’autre, et je ne sais ce que vous voulez dire.

— Quoi ! vous ne savez pas ce que c’est que la latitude ?

— Non, monsieur, — répondit le jeune homme en hésitant ; je crois pourtant que c’est un mot français qui signifie les lacs supérieurs.

— Whe-e-e-ew ! — ce n’est qu’ainsi que nous pouvons peindre aux yeux le sifflement que Cap fit entendre en tirant son haleine avec un bruit semblable à celui d’une touche d’orgue qui se casse. — La latitude, un mot français signifiant les lacs supérieurs — Et dites-moi, jeune homme, savez-vous ce que c’est que la longitude ?

— Je crois que oui, monsieur. — C’est cinq pieds six pouces ; la taille requise pour les soldats dans le service du roi.

— Voilà une longitude promptement calculée pour vous, sergent. — Et vous avez aussi une idée de ce que sont les degrés, les minutes et les secondes ?

— Oui, monsieur ; les degrés sont les grades des officiers supérieurs ; et quant aux minutes et aux secondes, ce sont les longues lignes de lock et les courtes. Nous savons tout cela aussi bien que les marins d’eau salée.

— Le diable m’emporte, frère Dunham, si je crois que la foi puisse marcher sur ce lac, quoiqu’on dise qu’elle peut faire marcher des montagnes. — Eh bien ! mon garçon, vous savez ce que c’est que l’azimut ; vous êtes en état de mesurer les distances et de vous servir du compas ?

— Quant au premier objet, monsieur, je n’en ai jamais entendu parler ; mais nous connaissons tous les distances, car nous les mesurons d’une pointe à une autre ; et pour le compas, je puis vous en nommer tous les points : — nord, nord quart nord-est, nord nord-est, nord-est quart de nord, nord-est, nord-d’est quart d’est, est…

— Assez, assez ! vous amènerez un changement de vent, si vous continuez de cette manière. — Je vois clairement, sergent, — ajouta-t-il en baissant la voix et en l’emmenant d’un autre côté, — que nous n’avons rien à attendre de ce drôle. Je continuerai à courir cette bordée encore une couple d’heures, ensuite nous mettrons en panne ; nous consulterons la sonde, et nous nous gouvernerons suivant les circonstances.

Le sergent, qui, pour forger un mot, était fort idiosyncraniste, n’y fit aucune objection, et comme le vent avait faibli, ce qui arrive souvent à mesure que la nuit avance, et qu’il n’y avait aucun obstacle immédiat à la navigation, il prit pour lit une voile jetée sur le pont et dormit bientôt du sommeil profond d’un soldat. Cap continua à se promener sur le pont, car c’était un homme dont le corps de fer défiait la fatigue, et il ne ferma pas les yeux de toute la nuit.

Il faisait grand jour quand le sergent s’éveilla, et l’exclamation qui lui échappa en se levant quand il eut regardé autour de lui, fut d’un ton plus haut qu’il n’était ordinaire à un homme trop bien dressé pour souffrir qu’on l’entendît. Le temps était entièrement changé, la vue arrêtée par des vapeurs errantes qui bornaient l’horizon visible au diamètre d’environ un mille, l’eau du lac en fureur et couverte d’écume, et le Scud avait mis à la cape. Une courte conversation avec son beau-frère l’initia dans le secret de tous ces changements soudains.

D’après le compte que Cap lui rendit, le vent avait fait place à un calme vers minuit, à l’instant où il pensait à mettre en panne pour sonder, car quelques îles commençaient à se montrer en avant. À une heure le vent commença à souffler du nord-est, accompagné d’une forte bruine, et il avança vers le nord-ouest, sachant que la côte de New-York était dans la direction opposée. À une heure et demie il serra le grand foc, prit un ris dans la brigantine et en fit autant dans le grand foc. À deux heures il fut obligé de prendre un second ris dans la brigantine. Enfin à deux heures et demie il avait pris le ris de cape à la brigantine et mis à la cape.

— Je ne puis nier que le petit cutter ne se comporte bien, ajouta Cap, — mais le vent à la force d’une pièce de canon de quarante-deux. Je ne me faisais pas une idée qu’il y eût de tels courants d’air sur cette mare d’eau douce, quoique je m’en soucie comme d’un fil de caret, car cela donne à votre lac un air plus naturel, et — crachant avec un air de dégoût quelques gouttes d’eau que le vent avait fait jaillir du haut d’une vague dans sa bouche — si cette eau infernale avait seulement une pointe de sel, on s’y trouverait bien.

— Avez-vous fait route long-temps dans cette direction, frère Cap ? — demanda le soldat prudent.

— Environ trois heures, et pendant les deux premières le cutter galopait comme un cheval de course. Mais à présent nous sommes au large ; car, pour vous dire la vérité, n’aimant guère le voisinage desdites îles, quoiqu’elles soient au vent, je pris moi-même la barre et j’en éloignai le bâtiment d’une lieue ou deux. À présent nous sommes sous leur vent, j’en réponds. Je dis sous leur vent, car quoiqu’on puisse désirer d’être au vent d’une île et même d’une demi-douzaine, le mieux, quand il y en a un millier, est de s’en écarter sur le champ et de glisser sous leur vent le plus tôt possible. Non, non, elles sont là, là-bas dans les brouillards, et elles peuvent y rester pour ce que Charles Cap s’en soucie.

— Comme la côte au nord n’est qu’à cinq ou six lieues de nous, mon frère, et que je sais qu’il se trouve une grande haie de ce côté, ne serait-il pas à propos de consulter quelque homme de l’equipage sur notre position, à moins que nous ne fassions venir Jasper et que nous ne le chargions de nous reconduire à Oswego ? Car il est impossible que nous arrivions au poste des Mille-Îles avec un vent diamétralement contraire.

— Plusieurs raisons sérieuses, puisées dans ma profession, s’élèvent contre toutes vos propositions, sergent. La principale, c’est qu’un aveu d’ignorance fait par un commandant anéantirait toute discipline. — Je vous vois secouer la tête, mon frère, mais n’importe ; rien ne fait chavirer la discipline comme un aveu d’ignorance. J’ai connu autrefois un capitaine de bâtiment qui suivit une fausse route pendant huit jours plutôt que de convenir qu’il avait fait une méprise ; et il est étonnant combien il gagna dans l’opinion de son équipage, uniquement parce qu’on ne le comprenait pas.

— Cela peut réussir sur l’eau salée, frère Cap, mais il en sera difficilement de même sur l’eau douce. Plutôt que de voir les hommes que je commande jetés sur la côte du Canada, je regarderai comme mon devoir de lever les arrêts auxquels j’ai mis Jasper.

— Pour qu’il nous conduise dans le port de Frontenac ? Non, mon frère, non. Le Scud est en bonnes mains, et il apprendra quelque chose de la navigation. Nous avons du large ; et il n’y a qu’un fou qui pourrait songer à s’approcher d’une côte par le vent qu’il fait. Je virerai de bord à chaque quart, et alors nous serons à l’abri de tout danger, sauf la dérive ; et avec un bâtiment léger comme celui-ci, ayant des bords plus élevés et n’étant pas chargé du haut, ce dernier péril n’est presque rien. Reposez-vous sur moi, sergent, et je vous garantis sur la réputation de Charles Cap que tout ira bien.

Le sergent Dunham fut obligé de céder. Il avait une grande confiance dans les connaissances nautiques de son beau-frère, et il espéra qu’il donnerait tous ses soins au cutter, et qu’il justifierait ainsi la bonne opinion qu’il avait conçue de lui. D’ailleurs comme la confiance croît en se nourrissant de ce qui l’a fait naître, il avait alors une telle crainte d’une trahison, qu’il aurait confié n’importe à qui, de préférence à Jasper, le salut du cutter et de tout ce qu’il portait. La vérité nous oblige en outre à faire connaître un autre motif de sa conduite. Le service dont il avait à s’acquitter aurait dû être confié de droit à un officier, et le major Duncan avait causé beaucoup de mécontentement parmi ceux de son corps en en chargeant un homme qui n’avait que l’humble grade de sergent. Dunham sentait donc que son retour à Oswego sans avoir même atteint le point de sa destination porterait à sa réputation un coup dont elle se relèverait difficilement, et que ce serait un motif pour donner son commandement à un officier d’un grade supérieur.


  1. Bob s’emploie familièrement au lieu de Robert.