Le Lac Ontario/20

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 17p. 315-334).

CHAPITRE XX.


« Errant au milieu des ruines, je trouvai près d’un vieux cadran couvert de mousse une rose de la solitude laissée sur sa tige pour indiquer que là fut un jardin. »
Campbell.

Mabel ne s’éveilla qu’assez long-temps après le lever du soleil. Son sommeil avait été paisible : elle s’était endormie satisfaite d’elle-même ; la fatigue contribua aussi à rendre son repos plus doux, et le bruit que firent ses compagnons plus matineux ne parvint pas jusqu’à son oreille. En peu d’instants sa toilette fut achevée, et elle se hâta d’aller respirer l’air du matin. Pour la première fois elle fut frappée de la beauté originale et de la profonde solitude de sa résidence actuelle si commune dans ce climat. C’était une de ces belles journées d’automne qu’on dénigre plutôt qu’on ne les apprécie ; sa vivifiante influence pénétrait tous les êtres animés. Elle fut salutaire à Mabel, qui sentait son cœur se serrer en pensant aux dangers que courait un père qu’elle commençait à aimer comme une femme sait aimer, lorsqu’elle a accordé sa confiance.

L’île semblait alors tout-à-fait déserte. Le tumulte de l’arrivée la nuit précédente, lui avait donné une apparence de vie maintenant entièrement évanouie ; et notre héroïne cherchait en vain la trace d’une créature humaine. Enfin elle aperçut ses compagnons réunis autour du feu. La vue de son oncle qu’elle connaissait si bien dissipa la légère terreur inspirée par le sentiment d’une solitude absolue, et elle continua son examen avec la curiosité naturelle dans sa situation. Le groupe se composait, outre Cap et le quartier-maître, du caporal, de trois soldats et de la femme qui s’occupait de préparer le repas. Les huttes étaient silencieuses et vides ; le haut du fort faisait, malgré son peu d’élévation, l’effet d’une tour au milieu des buissons qui le cachaient à demi. Le soleil versait des flots de lumière sur les portions découvertes de la vallée ; le ciel était sans nuages, et il semblait que cette nature si paisible et si belle était un gage de sécurité.

Voyant que chacun était occupé à la grande affaire de l’humanité, le déjeûner, Mabel s’avança sans être observée, vers une extrémité de l’île où les arbres et les buissons la dérobaient aux regards ; elle pénétra jusqu’au bord de l’eau en écartant les branches les plus basses, là elle s’arrêta les yeux fixés sur le flux et reflux de la vague légère qui effleurait la côte, — sorte d’écho, pour ainsi dire, de l’agitation qui régnait sur le lac à cinquante milles plus loin. La scène qui se déployait était douce et attrayante, et notre héroïne, qui avait le sentiment de ce qui est beau, saisit promptement les traits les plus frappants du paysage. En regardant les divers points de vue formés par les ouvertures entre les îles, elle pensa que rien d’aussi séduisant ne s’était encore présenté à elle.

Pendant qu’elle était ainsi occupée, Mabel fut tout d’un coup alarmée en croyant voir l’ombre d’une forme humaine parmi les buissons qui bordaient la côte de l’île qui était en face d’elle. La distance n’était pas d’une cinquantaine de toises, et, bien qu’elle fût distraite au moment où cette forme avait passé, elle ne pensait pas s’être trompée. Convaincue que son sexe ne la protégerait pas contre une balle, si un Iroquois l’apercevait, elle se recula involontairement, cherchant à se cacher derrière le feuillage, sans cesser de tenir les yeux fixés sur le rivage opposé. Après avoir vainement attendu, elle allait quitter son poste et retourner au plus vite vers son oncle pour lui faire part de ses soupçons, lorsqu’elle vit la branche d’un aulne s’élever dans l’autre île au-dessus de la crête des buissons, et se balancer vers elle d’une manière qui lui sembla un gage d’amitié. C’était une pénible et difficile épreuve pour une personne aussi peu expérimentée que Mabel dans la guerre des frontières ; et cependant elle sentit la nécessité de conserver sa présence d’esprit et d’agir avec fermeté et prudence.

L’une des conséquences des dangers auxquels sont exposés les habitants des frontières américaines, est de porter les facultés morales des femmes à une hauteur qu’elles-mêmes se croiraient incapables d’atteindre en d’autres circonstances. Mabel n’ignorait pas qu’ils aimaient à célébrer, dans leurs légendes, le courage et l’adresse que leurs femmes ou leurs sœurs avaient montrés dans les moments les plus critiques. Ces souvenirs et la pensée que le temps était venu de prouver qu’elle était véritablement la fille du sergent Dunham fortifièrent son âme. Le signal lui paraissait d’un genre tout pacifique, et, après une minute d’hésitation, elle rompit un rameau flexible, le tortilla autour d’un bâton, et le passant à travers une ouverture, elle imita aussi exactement que possible l’impulsion donnée à la branche d’aulne.

Cet entretien muet durait depuis quelques instants lorsque Mabel vit le feuillage s’écarter doucement et une figure humaine paraître dans l’intervalle. Un coup d’œil lui suffit pour voir que c’était le visage d’une peau rouge et celui d’une femme ; un autre lui fit reconnaître Rosée-de-Juin, la femme d’Arrowhead. Durant le voyage qu’elles avaient fait ensemble, Mabel avait remarqué l’amabilité, la douce simplicité et le respect mêlé d’affection de cette Indienne envers son mari. Une ou deux fois il lui avait semblé que le Tuscarora la considérait avec un peu trop d’attention, et elle avait cru voir alors le chagrin et le dépit se peindre sur les traits de sa compagne. Comme Mabel cependant avait compensé avec usure toutes les peines de ce genre qu’elle pouvait avoir causées, par les témoignages de sa propre affection, Rosée-de-Juin lui avait montré de son côté beaucoup d’attachement ; et quand elles se quittèrent, notre héroïne pensa qu’elle se séparait d’une amie.

Il est inutile d’analyser tous les moyens par lesquels la confiance s’inspire ; il suffit de dire que la jeune sauvage avait si bien éveillé ce sentiment dans le cœur de notre héroïne que, ne doutant pas que cette étrange visite n’eût un bon motif, elle éprouva le désir d’entrer en communication plus immédiate. Elle s’avança sans plus d’hésitation en dehors du buisson, et ne fut pas fâchée de voir que Rosée-de-Juin, imitant son exemple, sortait aussi de son asile. Les deux jeunes personnes (car celle qui était mariée était encore plus jeune que Mabel) échangèrent alors des signes mutuels d’affection, et la dernière fit un geste invitant son amie à s’approcher, bien qu’elle ne sût pas elle-même de quelle manière cela lui serait possible. Mais Rosée-de-Juin lui montra bientôt que la chose était en son pouvoir ; disparaissant un instant, elle reparut sur l’avant d’une pirogue qu’elle avait à demi tirée des broussailles, et dont l’arrière était encore en partie dans une espèce de crique ombragée par des arbres. Mabel allait l’engager à franchir l’espace qui les séparait, quand elle s’entendit appeler par la voix de stentor de son oncle. Faisant aussitôt signe à sa compagne de se cacher, Mabel courut du côté d’où venait la voix, et vit que toute la compagnie était assise et déjeûnait, Cap ayant seulement réprimé son appétit le temps strictement nécessaire pour l’avertir de se joindre à eux. L’idée que c’était le moment le plus favorable pour l’entrevue se présenta à l’esprit de Mabel, et s’excusant sous le prétexte qu’elle n’était pas encore disposée à déjeûner, elle retourna sur ses pas et renoua aussitôt l’entretien avec la jeune Indienne.

Rosée-de-Juin avait la compréhension rapide ; et ses pagaies agitées sans bruit une douzaine de fois amenèrent la pirogue sur les bords de l’île du Poste, dont les buissons le dérobaient à la vue. Une minute après Mabel tenait sa main et la conduisait à travers le bois à sa hutte, qui, fort heureusement, était placée de façon à ne pouvoir être aperçue des convives ; toutes deux y entrèrent sans être vues. Après avoir expliqué à l’indienne le mieux qu’il lui fut possible la nécessité de la quitter pour quelques instants, Mabel l’établit dans sa propre chambre, puis, certaine qu’elle n’en sortirait pas sans son aveu, elle fut rejoindre ses compagnons, en s’efforçant de paraître calme.

— Dernier venu, dernier servi, Mabel, — dit son oncle entre deux bouchées de saumon grillé, car, bien que l’art de préparer les mets fût peu avancé sur cette frontière éloignée, les aliments étaient en général excellents ; — dernier venu, dernier servi : c’est un bon principe, propre à stimuler les paresseux.

— Je ne suis pas paresseuse, mon oncle ; il y a plus d’une heure que je suis levée, et j’ai exploré toute notre île.

— Ce travail n’est pas considérable ; miss Mabel, — dit Muir ; — l’île est petite. Lundie, ou peut-être serait-il mieux de l’appeler le major Duncan devant ceux qui nous écoutent, — ceci fut dit en considération du caporal et des soldats, bien qu’ils prissent leurs repas un peu à l’écart ; — le major Duncan, dis-je n’a pas ajouté un empire aux domaines de Sa Majesté en prenant possession de cette île qui, pour le revenu, ressemble fort à celle du fameux Sancho. — Je ne doute pas, maître Cap, que Sancho ne vous soit connu ; vous avez souvent lu son histoire dans nos heures de loisir, durant nos calmes.

— Je connais le lieu dont vous parlez, quartier-maître ; l’île de Sancho, — un rocher de corail nouvellement formé, mauvaise rencontre dans une nuit noire et lorsque les vents sont déchaînés ! Un pêcheur doit la redouter. C’est un lieu fameux pour les noix de coco et l’eau saumâtre que cette île de Sancho.

— Elle n’est pas très-renommée pour les dîners, — reprit Muir, en réprimant par respect pour Mabel le sourire qui naissait sur ses lèvres, — et je ne sais trop si en fait de produits elle est préférable à celle-ci. Suivant moi, maître Cap, c’est un poste fort peu militaire, et je prévois qu’il y arrivera quelque catastrophe tôt ou tard.

— Il faut espérer que ce ne sera qu’après notre départ, — observa Mabel ; — je n’ai nulle envie d’étudier la langue française.

— Trouvons-nous heureux s’il ne s’agit pas d’Iroquois. J’ai causé avec le major Duncan de l’occupation de cette île, mais un homme obstiné ne fait que ce qu’il veut, — mon premier but en me joignant au détachement était d’essayer de me rendre utile à votre belle nièce, maître Cap ; le second, de prendre de telles informations sur les approvisionnements dont je suis chargé, qu’il ne puisse plus être question de discussion sur les avances faites lorsque l’ennemi s’en sera emparé.

— Croyez-vous notre situation aussi grave ? — demanda Cap, l’intérêt qu’il prenait à la réponse lui faisant suspendre la mastication d’un morceau de venaison ; car, semblable à un élégant de nos jours, il passait du poisson à la viande, et vice versâ ; — le danger est-il donc si pressant ?

— Je ne dis pas cela et je ne dis pas non plus le contraire. La guerre n’est jamais sans dangers, et ils sont plus grands encore aux postes avancés que dans le corps principal de l’armée. Une visite des Français n’aurait donc rien qui dût nous surprendre.

— Que diable faudrait-il faire en pareil cas ? Six hommes et deux femmes feraient une pauvre figure en défendant un lieu semblable à celui-ci. Nul doute que les Français n’eussent soin de venir en bon nombre.

— Nous pouvons y compter. — Quelque force tout au moins formidable. — Certes on peut défendre l’île en suivant les règles de la tactique, bien qu’il soit possible que nous manquions des forces nécessaires pour nous faire respecter. D’abord un détachement devrait être envoyé sur la côte avec l’ordre de harceler l’ennemi quand il voudra débarquer ; un corps considérable devrait aussitôt être placé dans le fort, car c’est sur ce point que les différents détachements se retireront à mesure que les Français avanceront. Un camp retranché pourrait aussi être établi autour de la forteresse ; il serait contre tous les principes de l’art militaire de laisser l’ennemi s’approcher assez près des murailles pour les miner. Des chevaux de frise tiendraient la cavalerie en échec ; et quant à l’artillerie, des redoutes seraient construites à l’abri de ces bois. Des compagnies de voltigeurs seraient de plus fort utiles pour resserrer la marche des assaillants, et ces huttes, si elles étaient entourées de fosses, deviendraient des positions très-avantageuses.

— À merveille, quartier-maître ; mais où diable trouver les hommes nécessaires pour exécuter ce plan ?

— C’est au roi à s’en occuper, maître-Cap ; c’est son affaire, sa querelle ; il est juste qu’il en porte le fardeau.

— Et nous ne sommes que six ! Voilà, sur ma foi, de beaux projets ! On peut vous détacher sur la rive pour vous opposer à la descente ; Mabel pourra nous aider avec sa langue, au moins ; la femme du soldat jouera le rôle des chevaux de frise ; le caporal commandera le camp fortifié ; ses trois hommes occuperont les cinq huttes, et moi je prendrai possession du fort. Corbleu ! vous décrivez bien, lieutenant, et vous auriez dû vous faire peintre au lieu de soldat.

— Non, j’ai exposé l’affaire littéralement telle qu’elle est. C’est la faute des ministres de Sa Majesté et non pas la mienne, si nous n’avons pas les moyens de mettre ce plan à exécution.

— Mais si l’ennemi arrive réellement, — demanda Mabel avec plus d’intérêt qu’elle n’en aurait montré si elle ne se fût rappelé la femme qu’elle avait laissée dans sa halte, — quel parti prendrons-nous ?

— Mon avis serait, aimable Mabel, d’essayer d’accomplir ce qui a rendu Xénophon si justement célèbre.

— Il me semble qu’il s’agit d’une retraite, si je devine bien l’allusion.

— C’est le bon sens dont vous êtes douée, jeune dame, qui vous a fait comprendre ma pensée. Je sais que votre digne père a donné au caporal certaines instructions à l’aide desquelles il s’imagine que l’île pourrait être défendue en cas d’attaque ; mais l’excellent sergent, bien qu’il soit aussi ferme à son poste qu’aucun homme qui mania jamais l’esponton, n’est pas lord Stair, ni même le duc de Marlborough. Je suis loin de nier le mérite du sergent dans sa sphère particulière, quoique je ne puisse comparer ses qualités, quelque excellentes qu’elles soient, à celles d’hommes qui peuvent être, sous certains rapports, ses supérieurs. Le sergent Dunham n’a consulté que son cœur au lieu de sa raison, en se décidant à donner de tels ordres ; mais si le fort est perdu, le blâme tombera sur celui qui en a ordonné l’occupation et non sur l’homme dont le devoir était de le défendre. Quelle que puisse être la détermination du dernier, si les Français et leurs alliés débarquent, un bon commandant ne néglige jamais de s’assurer la possibilité d’une retraite, et je conseillerais à maître Cap, qui est l’amiral de notre flotte, d’avoir une barque toute prête pour évacuer l’île si la chose devenait nécessaire. La plus grande barque que nous avons à une voile très-ample ; en l’amenant près d’ici et l’amarrant sous ces broussailles, tout sera disposé pour un embarquement précipité. Vous pouvez voir, charmante Mabel, qu’à peine vingt-cinq toises nous séparent d’un canal entre deux îles, où nous pourrons nous dérober aux regards de ceux qui auraient pris possession de celle-ci.

— Tout cela peut être vrai, monsieur Muir ; mais les Français ne pourraient-ils pas venir eux-mêmes dans cette direction ? Si l’endroit est si favorable à une retraite, il l’est également à une attaque.

— Ils n’agiront pas avec autant de prudence, — reprit Muir en jetant de ce côté un regard à la dérobée avec quelque inquiétude ; ils ne sont pas assez circonspects. Les Français sont mauvaises têtes d’ordinaire, ils s’avancent en vrais aventuriers ; nous pouvons compter que s’ils viennent, ce sera de l’autre côte de l’île.

La conversation commença à changer de sujet, bien qu’on en revint souvent à la possibilité d’une invasion, et aux meilleurs moyens de se tirer d’un si mauvais pas.

C’est à peine si Mabel écouta la suite de entretien. Elle éprouvait cependant une certaine surprise que le lieutenant Muir, dont la réputation de courage était si bien établie, conseillât ouvertement un abandon qui lui paraissait doublement coupable, l’honneur de son père se trouvant lié à la défense de l’île. Plus occupée de Rosée-de-Juin que de toute autre chose, elle saisit le premier prétexte qui s’offrit de quitter la table, et une minute après elle était dans sa hutte. Après en avoir soigneusement fermé la porte, et vérifié si le rideau était tiré sur la petite fenêtre, Mabel conduisit Rosée de-Juin, ainsi que la nommaient ceux qui lui parlaient en anglais, dans la chambre du fond, en lui exprimant par signes son affection et sa confiance.

— Je suis bien aise de vous voir, — dit Mabel avec sa voix caressante et l’un de ses plus doux sourires, — très-contente de vous voir. Pourquoi êtes-vous venue, et comment avez-vous découvert l’île ?

— Vous, parler doucement, — dit l’Indienne en lui souriant à son tour, et pressant la petite main qu’elle tenait dans la sienne qui était à peine plus grande, bien qu’elle eût été durcie par le travail ; — plus doucement ; — trop vite.

Mabel répéta ses questions en s’efforçant de réprimer son impatience, et elle parvint à parler assez distinctement pour se faire entendre.

— Moi amie, — répondit l’Indienne.

— Je vous crois, — je vous crois de toute mon âme. Quel rapport ceci a-t-il avec votre visite ?

— L’amie venue voir l’amie, — dit Rosée-de-Juin en lui souriant de nouveau.

— Il y a quelque autre raison, sinon vous ne vous seriez pas exposée à un tel danger et seule. — Vous êtes seule, n’est-ce pas ?

— Rosée-de-Juin, avec vous, nul autre, — venue dans la pirogue.

— Je l’espère, je le crois ; — oui, je suis sûre que c’est la vérité ; vous ne voudriez pas me tromper ?

— Quoi ! traître ?

— Vous ne voudriez pas me trahir, me livrer aux Français, aux Iroquois, — à Arrowhead ? — L’Indienne secoua vivement la tête. Vous ne voudriez pas vendre ma chevelure ?

Rosée-de-Juin passa son bras autour de la taille svelte de Mabel, et la pressa sur son cœur avec une affection qui fit venir les larmes aux yeux de notre héroïne. Il y avait dans cette caresse muette toute la tendresse d’une femme, et il était à peine possible qu’une personne du même sexe, jeune et naïve, doutât de sa sincérité. Mabel la serra à son tour contre son sein, puis la tenant à la distance de la longueur du bras, elle continua ses questions en la regardant attentivement.

— Si vous avez quelque chose à dire à votre amie, vous pouvez parler franchement, — dit-elle, — mes oreilles sont ouvertes.

— Rosée-de-Juin craindre qu’Arrowhead tuer elle.

— Mais Arrowhead ne le saura jamais. — Le front de Mabel se couvrit de rongeur en prononçant ces mots, car elle sentait qu’elle engageait une femme à trahir son mari. — Mabel ne lui dira rien.

— Lui, enfoncer tomahawk dans la tête de Rosée-de-Juin.

— Cela n’arrivera jamais, ma chère ; j’aimerais mieux que vous ne disiez plus rien que de courir ce risque.

— Fort, être bonne place pour dormir, bonne pour rester.

— Voulez-vous dire que je puis sauver ma vie en restant dans le fort ? Sûrement Arrowhead ne vous maltraitera pas pour m’avoir dit cela ; il ne peut me vouloir beaucoup de mal, car je ne l’ai jamais offensé.

— Arrowhead, pas vouloir aucun mal à jolie face-pâle, répondit l’Indienne en détournant la tête ; et bien qu’elle parlât toujours avec la douce voix des femmes de sa nation, elle laissa alors ses paroles tomber si lentement qu’elles paraissaient l’expression de la mélancolie et de la timidité. Arrowhead aimer jeune face-pâle.

Mabel rougit sans savoir pourquoi, et ses questions furent suspendues un instant par un sentiment de délicatesse naturelle ; mais elle sentait la nécessité d’en savoir davantage : ses soupçons étaient vivement excités, et elle reprit son enquête.

— Arrowhead ne peut avoir nul motif pour m’aimer ou me haïr moi, — dit-elle ; est-il près de vous ?

— Mari toujours près de sa femme ici, — dit l’Indienne en mettant la main sur son cœur.

— Excellente créature ! mais dites-moi, dois-je rester dans le fort aujourd’hui, — ce matin, à présent ?

— Fort, être bon ; très-bon pour les femmes. — Avoir pas de chevelure.

— J’ai peur de ne vous entendre que trop bien : voudriez-vous voir mon père ?

— Pas ici, parti.

— Vous ne pouvez pas savoir cela ; vous voyez que l’île est remplie de ses soldats.

— Pas remplie, partis. Et l’Indienne leva quatre doigts en disant : Pas plus d’habits rouges.

— Et Pathfinder, ne seriez-vous pas bien aise de le voir ? Il peut vous parler en langue iroquoise.

— Langue, être partie avec lui, dit Rosée-de-Juin en riant ; lui garder langue dans sa bouche.

Le rire enfantin de la jeune Indienne avait quelque chose de si doux et de si communicatif, que Mabel ne put s’empêcher de rire aussi, quoique ses craintes augmentassent.

— Vous paraissez savoir ou croire savoir tout ce qui se passe autour de nous, Rosée-de-Juin. Mais si Pathfinder est parti, Eau-douce peut parler français ; vous connaissez Eau-douce, voulez-vous que je coure le chercher, et que je l’amène pour causer avec vous ?

— Eau-douce parti aussi, mais pas son cœur qui est là. En disant ces mots, l’Indienne se mit à rire de nouveau, regarda de différents côtés comme pour éviter d’embarrasser son amie ; puis elle posa la main sur le sein de Mabel.

Notre héroïne avait souvent entendu parler de l’étonnante sagacité des Indiens, et de la perspicacité avec laquelle ils remarquaient toutes choses sans paraître en regarder aucune ; mais elle n’était pas préparée à la tournure que l’entretien avait pris si singulièrement ; voulant la changer et en même temps impatiente d’apprendre quelle était l’étendue réelle du danger qui la menaçait, elle quitta le tabouret sur lequel elle était assise, et mettant plus de réserve dans ses manières, elle espéra parvenir mieux à son but et éviter des allusions qui l’embarrassaient.

— Vous savez, lui dit-elle, ce que vous devez dire et ce que vous devez taire. J’espère que vous m’aimez assez pour m’instruire de ce qu’il me serait nécessaire de savoir. Mon cher oncle est aussi dans l’île ; vous êtes, ou vous devez être son amie aussi bien que la mienne ; et tous deux nous nous souviendrons de votre conduite lorsque nous serons retournés à Oswego.

— Peut-être jamais retourner ; qui sait ?

Ceci fut dit avec l’accent du doute, comme on émet une proposition incertaine ; rien n’indiquait la raillerie ni le désir d’alarmer.

— Dieu seul sait ce qui doit arriver ; notre vie est entre ses mains. Je pense encore qu’il se servira de vous pour nous sauver.

Ceci était au-dessus de l’intelligence de l’Indienne, ses yeux l’exprimaient, car il était évident qu’elle désirait être utile.

— Fort, très-bon, répéta-t-elle aussitôt que ses traits eurent cessé d’exprimer l’incertitude, en appuyant fortement sur les deux derniers mots.

— Bien, je comprends cela, et j’y coucherai cette nuit. Comme de raison, je dirai à mon oncle ce que vous m’avez dit ?

Rosée-de-Juin tressaillit et laissa voir une très-grande anxiété :

— Non, non, non ! — répondit-elle avec une volubilité et une véhémence imitées des Français du Canada ; pas bien de dire à Eau-salée ; lui, parler beaucoup, avoir la langue longue. Lui penser que les bois sont comme l’eau, n’entendre rien ; dire tout à Arrowhead, et Rosée-de-Juin mourir.

— Vous êtes injuste envers mon oncle, il serait aussi loin de vous trahir que personne.

— Moi pas comprendre. — Eau-salée avoir une langue, mais pas d’yeux, pas d’oreilles, pas de nez, rien que langue, langue, langue !

Bien que Mabel ne partageât pas tout à fait cette opinion, elle vit que Cap n’avait pas la confiance de la jeune Indienne, et qu’il était impossible d’espérer qu’elle consentît à l’admettre en tiers.

— Vous semblez penser que notre situation vous est très-bien connue, continua-t-elle ; êtes-vous venue dans l’île avant aujourd’hui ?

— Venir d’arriver.

— Alors comment savez-vous que ce que vous dites est vrai ? Mon père, Pathfinder et Eau-douce peuvent être tous à la portée de ma voix, si je voulais les appeler.

— Tous partis, dit Rosée-de-Juin avec assurance, en souriant d’un air de bonne humeur.

— Mais vous ne pouvez pas en avoir la certitude, n’ayant pas été dans l’île pour vous en assurer.

— Avoir bons yeux. Vu bateaux avec hommes dedans, vu grande pirogue avec Eau-douce.

— Alors vous nous avez épiés quelque temps ; je pense néanmoins que vous n’avez pas compté ceux qui restent.

L’Indienne se mit à rire, leva encore ses quatre doigts, puis lui montrant ses deux pouces, elle posa un doigt sur le premier, répéta les mots habits rouges, et, touchant le dernier, ajouta, — Eau-salée, quartier-maître. Tout cela était fort exact, et Mabel commença à douter sérieusement qu’il fût convenable de la laisser partir sans en avoir obtenu de plus amples explications. Mais il était si contraire à ses sentiments d’abuser de la confiance que cette aimable et affectionnée créature avait évidemment placée en elle, que Mabel n’eut pas plus tôt conçu la pensée d’avertir son oncle qu’elle la rejeta comme indigne d’elle et injuste pour son amie ; à l’appui de cette bonne résolution venait aussi la certitude que Rosée-de-juin ne dirait rien et se renfermerait dans un silence obstiné, pour peu qu’on essayât de la forcer à parler.

— Vous pensez donc, reprit Mabel, dès qu’elle eut éloigné l’idée qui s’était offerte à son esprit, que je ferais mieux d’habiter le fort.

— Bonne place pour les femmes ; — fort, pas de chevelure, troncs d’arbres épais.

— Vous parlez avec assurance, comme si vous y aviez été et que vous en eussiez mesuré les murailles.

L’Indienne sourit avec un air significatif, quoiqu’elle ne dît rien.

— Un autre que vous sait-il le chemin de cette île ? Quelqu’un des Iroquois l’ont-ils vue ?

Rosée-de juin parut triste et jeta les yeux avec inquiétude autour d’elle, comme si elle craignait d’être écoutée.

— Tuscarora partout, — Oswego, ici, Frontenac, Mohawk partout. — Si lui voir Rosée-de-juin, elle morte.

— Mais nous pensions que personne ne connaissait cette île et que nous n’avions rien à craindre de nos ennemis tant que nous y serions ?

— Bons yeux Iroquois.

— Les yeux ne suffisent pas toujours, Rosée-de-juin ; cet endroit est caché à la vue, et fort peu des nôtres même savent y arriver.

— Un homme pouvoir le dire, quelque Yengeese parler français.

Mabel sentit un froid glacial sur son cœur. Tous les soupçons contre Jasper, soupçons qu’elle avait repoussés jusqu’alors, revinrent à la fois à sa pensée ; et la sensation qu’ils lui causèrent fut si douloureuse qu’elle crut un instant qu’elle allait s’évanouir. Faisant un effort sur elle-même et se rappelant ce qu’elle avait promis à son père, elle se leva et marcha de long en large dans la hutte durant quelques minutes, s’imaginant que les torts de Jasper lui étaient indifférents, quoiqu’elle trouvât au fond de son cœur le désir de le croire innocent.

— Je comprends votre pensée, — dit-elle alors ; vous voulez me faire entendre qu’un traître a enseigné à vos compatriotes la manière d’arriver dans cette île ?…

L’Indienne sourit, car à ses yeux l’artifice en guerre était plus souvent un mérite qu’un crime ; elle était aussi trop dévouée à sa tribu pour en dire plus que l’occasion ne l’exigeait. Son but étant de sauver Mabel, et Mabel seulement, elle ne voyait nulle raison d’aller plus loin.

— Face-pâle savoir maintenant, — ajouta-t-elle, — fort être bon pour les femmes ; moi rien dire des hommes et des guerriers.

— Mais moi j’en parle, Rosée-de-Juin ; l’un de ces hommes est mon oncle, je l’aime, et les autres sont mes compatriotes et mes amis. Je dois leur dire ce qui s’est passé.

— Alors Rosée-de-Juin tuée, — répondit l’Indienne avec calme, quoique son chagrin fût évident.

— Non ! Ils ne sauront pas que vous êtes venue ici. Mais il faut qu’ils soient sur leurs gardes, et nous irons tous dans le fort.

— Arrowhead savoir et voir toutes choses, — Rosée-de-juin tuée. Venue parler à la jeune amie la face-pâle, pas aux hommes. Chaque guerrier veiller sur sa propre fille. Rosée-de-juin être femme, parler aux femmes, pas aux hommes.

Mabel fut très affligée de cette déclaration de son amie. Il devenait évident qu’elle avait compté que sa confidence resterait secrète. Mabel ignorait jusqu’à quel point ces peuples mettaient leur honneur à garder un secret ; elle savait encore moins combien une indiscrétion de sa part pouvait compromettre la jeune Indienne et mettre sa vie en danger. Toutes ces considérations se présentaient à la fois à son esprit, et la réflexion ne servait qu’à rendre leur influence plus pénible. Rosée-de-juin ainsi semblait très grave ; réunissant divers petits objets qu’elle avait mis de côté pour prendre la main de Mabel, elle se préparait an départ. Tenter de la retenir était hors de question, et la quitter ainsi après tout ce qu’elle avait hasardé pour la servir répugnait à tous les sentiments justes et affectueux qui remplissaient le cœur de notre héroïne.

— Rosée-de-juin, — dit-elle vivement en entourant de ses bras cette créature pleine de bonté, mais qui ne devait rien qu’à la nature, — nous sommes amies. Vous n’avez rien à craindre de moi, nul ne saura votre visite. Si vous le pouvez, donnez-moi quelque signal au moment du danger, quelque indice qui m’annonce l’instant où je dois aller dans le fort.

L’Indienne s’arrêta, car elle s’occupait encore des préparatifs de son départ, puis elle dit doucement :

— Vous donner à moi un pigeon.

— Un pigeon ? où puis-je en trouver pour vous le donner ?

— Dans la hutte voisine ; — vous en prendre un vieux. — Rosée-de-juin aller à la pirogue.

— Je crois vous comprendre ; mais ne ferais-je pas mieux de vous reconduire aux buissons, de peur que vous ne rencontriez quelques-uns de nos hommes.

— Vous sortir d’abord et compter les hommes, — un, deux, trois, quatre, cinq, six. — Rosée-de-juin leva ses doigts en riant, — tous hors du chemin, — bon — tous, excepté un ; vous l’appeler à l’écart, — ensuite chanter, puis chercher pigeon.

Mabel sourit de l’ingénieuse adresse de la jeune fille et se prépara à faire ce qu’elle demandait ; arrivée à la porte elle s’arrêta néanmoins, et, se retournant, regarda encore l’Indienne d’un air suppliant.

— Ne puis-je espérer en savoir davantage ? — dit-elle.

— Tout savoir maintenant, fort être bon, — pigeon tout vous dire, Arrowhead tuer moi.

Ce dernier mot suffisait. Mabel ne pouvait rien demander de plus, lorsque sa compagne elle-même lui disait que le châtiment de ses révélations pouvait être la mort de la main de son mari. Ouvrant alors la porte, elle fit un signe d’adieu à l’Indienne et sortit de la hutte. Elle employa le simple expédient suggéré par sa jeune amie pour s’assurer de l’occupation des habitants de l’île. Au lieu de regarder de tous côtés avec l’intention de les reconnaître, elle se borna à les compter, et trouva que trois étaient encore près du feu, tandis que deux s’étaient rendus au bateau, l’un desquels était M. Muir. Le sixième individu était son oncle, et il arrangeait tranquillement une ligue pour pêcher non loin du feu ; la femme venait d’entrer dans sa hutte ; ce qui composait toute la population. Mabel feignant alors d’avoir laissé tomber quelque chose, revint en chantant vers la hutte qu’elle avait quittée, se baissa comme pour ramasser un objet par terre, et courut à la hutte que Rosée de-Juin lui avait désignée. C’était un bâtiment en ruines, et les soldats en avaient fait une espèce de magasin pour leurs provisions de bouche. Elle contenait entre autre choses une demi-douzaine de pigeons qui se régalaient à même un tas de blé qui provenait d’une des fermes pillées sur la côte du Canada. Mabel n’eut pas beaucoup de peine à en saisir un, bien qu’ils voltigeassent dans la hutte avec un bruit semblable à celui du tambour ; elle le cacha dans sa robe et retourna à sa hutte, elle était vide ; se contentant d’y jeter un seul coup d’œil, elle courut à la côte. Échapper à toute observation n’était pas difficile, car les arbres et les broussailles la couvraient entièrement. Elle trouva Rosée-de-juin dans la pirogue, celle-ci prit le pigeon, le plaça dans un panier qu’elle avait fait elle-même, et répétant les mots — Fort être bon, — elle se glissa hors des buissons et traversa le petit détroit aussi silencieusement que la première fois. Mabel attendit quelque temps, espérant encore un signe d’adieu ou d’amitié lorsque son amie serait débarquée ; mais elle n’en reçut aucun. Les îles adjacentes étaient sans exception aussi paisibles que si le sublime repos de la nature n’eût jamais été troublé ! Et comme Mabel le pensa alors, on ne pouvait apercevoir nulle part le moindre indice, le plus léger symptôme qui dénotât la proximité de l’espèce de dangers que l’Indienne lui avait fait pressentir.

En revenant du rivage, Mabel fut cependant frappée d’une circonstance assez futile qui n’eût excité nulle attention dans une situation ordinaire, mais que son œil inquiet remarqua à présent que ses soupçons étaient éveillés. Un petit morceau de cette toile rouge qu’on emploie pour les pavillons des bâtiments se balançait à la branche intérieure d’un arbre plus élevé, où il était attaché de manière à lui permettre de flotter au gré du vent à l’instar de la girouette d’un navire.

Maintenant que Mabel était alarmée, Rosée-de-juin elle-même n’aurait pas analysé avec plus de promptitude les faits qui lui semblaient mettre en danger la sûreté de ses compatriotes. Elle vit sur-le-champ que ce morceau de toile pouvait être vu d’une île voisine, que sa position entre sa hutte et le canot ne laissait nul doute que l’Indienne n’eût passé auprès, sinon positivement en dessous, et qu’il pouvait être un signal destiné à faire connaître quelque fait important se rattachant au mode de l’attaque à ceux qui étaient probablement placés en embuscade pas loin d’eux. Après avoir arraché cette bande de toile de l’arbre, Mabel continua à marcher, sachant à peine ce que son devoir exigeait d’elle. La femme d’Arrowhead pouvait la tromper ; mais ses regards, son affection et le caractère qu’elle avait montré durant le voyage s’opposaient à cette supposition ; puis venait le souvenir de l’allusion au penchant d’Arrowhead pour les beautés à face pâle, une faible réminiscence des regards du Tuscarora, et la pénible conviction que peu de femmes peuvent voir avec bienveillance celle qui leur a enlevé le cœur de leur mari. Aucune de ces images ne se présentait d’une manière distincte ; elles tourbillonnaient pour ainsi dire autour de notre héroïne, et accéléraient le mouvement de ses artères aussi bien que celui de ses pas sans lui suggérer cette claire et prompte décision qui d’ordinaire suivait ses réflexions. Elle se hâtait d’atteindre la hutte occupée par la femme du soldat, dans l’intention d’aller sur-le-champ au fort avec elle, puisqu’elle ne pouvait engager nul autre à l’y suivre, lorsque sa marche précipitée fut interrompue par la voix de Muir.

— Où allez-vous si vite, charmante Mabel ? — s’écria-t-il, et pourquoi cherchez-vous ainsi la solitude ? Le digne sergent aura mauvaise opinion de moi s’il apprend que sa fille passe ses matinées seule, tandis qu’il sait bien que mon désir le plus ardent est d’être son esclave et de la suivre depuis un bout de l’année jusqu’à l’autre.

— Sûrement, monsieur Muir, vous devez avoir quelque autorité ici, — dit Mabel en s’arrêtant tout-à-coup, — votre rang vous donne le droit d’être écouté du moins par un caporal.

— Je ne le sais pas, je n’en sais trop rien, — interrompit Muir avec une impatience et une espèce d’anxiété que Mabel aurait remarquée dans un autre moment. — Commander c’est commander, la discipline c’est la discipline, l’autorité c’est l’autorité. Votre excellent père serait vivement offensé s’il me surprenait portant la main sur les lauriers qu’il est au moment de cueillir, et je ne puis donner des ordres au caporal sans en donner en même temps au sergent. Le parti le plus sage pour moi est de rester dans l’obscurité d’un simple particulier étranger à l’entreprise. C’est ainsi que chacun, sans en excepter Lundie, a entendu l’affaire.

— Je le sais, et cela peut-être bien ; je ne voudrais donner à mon père aucun sujet de plainte, mais vous pouvez influencer le caporal pour son propre bien.

— Je ne dis pas cela, — reprit Muir avec la finesse rusée d’un Écossais ; — il serait beaucoup moins dangereux de promettre de l’influencer en sens contraire. Les hommes, charmante Mabel, ont leurs singularités ; conduire quelqu’un dans la bonne route est une des tâches les plus difficiles de la nature humaine, tandis que la plus facile est de le pousser dans la route opposée. N’oubliez pas ceci, ma chère Mabel, conservez-en le souvenir pour votre utilité personnelle. Mais que tournez-vous donc entre vos doigts délicats, comme on peut dire que vous tournez les cœurs ?

— Ce n’est rien qu’un morceau de toile, — une sorte de banderole, — une bagatelle à peine digne de notre attention dans ce moment — si —

— Une bagatelle ! pas aussi peu importante que vous pouvez l’imaginer, miss Mabel, — dit-il en prenant le morceau de toile et le déployant tout entier les bras étendus. Pendant cette manœuvre son visage se rembrunit et son œil devint inquiet. — Vous n’avez pas trouvé ceci, Mabel Dunham, à l’endroit où l’on a déjeuné ?

Mabel lui désigna simplement le lieu où elle l’avait pris. Tandis qu’elle parlait, les yeux du quartier-maître ne furent pas un instant en repos, regardant tour à tour le visage de Mabel et le chiffon qu’il tenait. Il était facile de voir que ses soupçons étaient éveillés, et il ne tarda pas à faire connaître la direction qu’ils avaient prise.

— Nous ne sommes pas dans un coin du monde, Mabel Dunham, où il soit prudent d’étendre au vent nos pavillons et nos drapeaux, — dit-il avec un signe de tête de mauvais présage.

— Je suis si bien de votre avis, monsieur Muir, que j’ai arraché cette petite banderole, de peur qu’elle ne découvrît notre présence à l’ennemi, quand même on ne se serait proposé aucun but en l’attachant à l’arbre. Mon oncle ne doit-il pas être instruit de cette circonstance ?

— Je n’en vois pas la nécessité, charmante Mabel ; vous dites avec raison que c’est une circonstance, et elle trouble parfois le digne marin ; mais cette banderole, si l’on peut l’appeler ainsi, appartient à un bâtiment. Vous pouvez remarquer qu’elle est d’un genre de toile qui ne sert qu’à cet usage, nos drapeaux étant en soie ou en toile peinte ; il ressemble d’une manière frappante à la queue du pavillon du Scud ; et maintenant je me rappelle avoir observé qu’un morceau en avait été coupé.

Mabel sentit le cœur lui défaillir ; mais elle eut assez d’empire sur elle-même pour ne pas essayer de répondre.

— Ceci mérite attention, continua Muir, et après tout je pense qu’il pourrait être à propos de tenir conseil avec maître Cap, car un sujet plus loyal n’existe pas dans tout l’empire britannique.

— L’avertissement m’a paru si sérieux, reprit Mabel, que je vais n’établir dans le fort et prendre Jenny avec moi.

— Je ne vois pas la prudence de cette mesure, Mabel ; s’il y a une attaque, elle sera d’abord dirigée contre le fort, et il faut convenir qu’il n’est pas bien préparé à soutenir un siège. Si j’osais vous donner un avis dans une conjoncture aussi délicate, je vous conseillerais de vous retirer dans le bateau qui, ainsi que vous pouvez le voir d’ici, est placé très-favorablement pour opérer une retraite dans ce canal en face, où les îles vous déroberont à tous les regards en deux ou trois minutes. L’eau ne conserve pas de piste, comme le dit si bien Pathfinder, et tant de passages semblent se croiser en cet endroit, que le succès est plus que probable. J’ai toujours pensé que Lundie risquait beaucoup trop en occupant un poste aussi avancé et aussi exposé que celui-ci.

— Il est trop tard maintenant pour s’en repentir, monsieur Muir ; il ne nous reste qu’à penser à notre propre sûreté.

— Et à l’honneur du roi, charmante Mabel ; oui, l’intérêt des armes de Sa Majesté et de son nom glorieux ne doit jamais être négligé dans aucune occasion.

— Je pense alors, dit Mabel en souriant, qu’au lieu d’avoir recours au bateau, il serait mieux de tourner nos pas tous ensemble vers la place qui a été construite pour les défendre ; et ainsi, monsieur Muir, je suis pour le fort, toute disposée à attendre là le retour de mon père et de son détachement. Il serait trop affligé si nous prenions la fuite durant son absence, lorsque, heureux lui-même, il compte avec confiance que nous serons aussi fidèles à nos devoirs qu’il l’est aux siens.

— Pour l’amour du ciel, ne vous méprenez pas, Mabel, s’écria Muir avec une espèce d’effroi ; — je suis loin de vouloir dire qu’aucune personne, excepté les femmes, doit se réfugier dans le bateau. Notre devoir, à nous autres hommes, n’est pas douteux, et ma résolution a été formée, dès le premier moment, de défendre le fort ou de tomber avec lui.

— Et croyez-vous, monsieur Muir, que deux femmes puissent diriger cette lourde barque de manière à échapper à la pirogue d’un Indien ?

— Ah ! ma charmante Mabel, l’amour est rarement un bon logicien ; ses craintes, ses inquiétudes obscurcissent notre intelligence. J’ai seulement vu votre personne chérie en possession d’un moyen de fuite, et j’ai oublié que le talent de s’en servir vous manquait ; mais vous ne serez pas assez cruelle pour considérer comme une faute l’excessive anxiété que j’éprouve en pensant aux dangers que vous courez.

Mabel en avait assez entendu, son esprit était trop occupé de ce qui s’était passé le matin, ses alarmes étaient trop vives pour vouloir s’arrêter plus longtemps à écouter des propos d’amour qui lui auraient été désagréables, même dans les moments les plus joyeux de sa vie. Prenant à la hâte congé de son compagnon, elle allait se diriger vers la hutte de l’autre femme, quand Muir l’arrêta en appuyant une main sur son bras.

— Un mot, Mabel, — dit-il, — avant de nous quitter. Ce signal peut avoir une signification particulière, ou n’en avoir aucune ; dans le premier cas ne serait-il pas à propos, à présent que nous savons qu’il a été exposé à la vue, de le replacer où il était, afin que nous puissions épier quelque réponse qui pût trahir le complot ? dans le second cas, il n’en peut rien résulter.

— Vous pouvez avoir raison, monsieur Muir ; cependant cette banderole pourrait faire découvrir le fort, quand même le tout aurait été l’effet du hasard.

Mabel ne s’arrêta pas davantage et fut bientôt hors de vue, courant vers la hutte où elle désirait arriver. Le quartier-maître resta à la même place et dans la même attitude une bonne minute, regardant tour à tour la taille légère de Mabel et le morceau de toile qu’il tenait encore, avec une sorte d’indécision ; elle ne se prolongea pas cependant au-delà de cette minute, car un instant après il était au pied de l’arbre, à une branche duquel il attacha la banderole imitant un pavillon. Mais, ignorant sans doute l’endroit précis où Mabel l’avait trouvé, il le laissa flotter dans une portion de chêne où il était plus exposé qu’auparavant aux regards de tout individu naviguant sur la rivière, tandis qu’il était moins en vue de l’île même.