Le Lac Ontario/22

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 17p. 344-361).

CHAPITRE XXII.


« Quoique je sois spectre, je ne suis envoyé ni pour t’effrayer ni pour te tromper ; je viens pour récompenser ta fidélité. »
Wordsworth.

Il serait difficile de dire qui fut la plus contente quand Mabel se relevant à la hâte parut au milieu de la chambre, ou notre héroïne en trouvant que son visiteur était la femme d’Arrowhead et non Arrowhead lui-même, ou Rosée-de-Juin en voyant que son avis avait été suivi et que le fort contenait la personne qu’elle avait cherchée avec tant d’anxiété et presque sans espérance. Elles s’embrassèrent, et l’enfant de la nature rit doucement en passant ses bras autour de la taille de son amie, comme pour mieux s’assurer de sa présence.

— Fort être bon, — dit la jeune Indienne, — porte fermée ; point de chevelures.

— Il est bon à la vérité, Rosée-de-Juin, — répondit Mabel en frissonnant, et portant en même temps la main sur ses yeux, comme si elle eût craint de voir encore les horreurs dont elle venait d’être témoin. — Dites-moi, pour l’amour de Dieu ! si vous savez ce qu’est devenu mon cher oncle ; j’ai regardé de tous côtés sans pouvoir l’apercevoir.

— Lui n’être pas dans le fort ? — demanda Rosée-de-Juin avec un peu de curiosité.

— Non vraiment, il n’y est pas ; je suis toute seule ici : Jenny, la femme qui était avec moi, étant sortie pour rejoindre son mari, a péri par son imprudence.

— Fleur-de-Juin le savoir, avoir tout vu ; très-méchant Arrowhead, ne sentir rien pour aucune femme, ne sentir rien pour la sienne.

— Ah ! Rosée-de-Juin, votre vie au moins est en sureté.

— Moi pas savoir, Arrowhead tuer moi, si lui savoir tout

— Que Dieu vous bénisse et vous protége, Rosée-de-Juin ! Mais il vous bénira, il vous protégera pour cette preuve d’humanité. Dites-moi ce qu’il faut faire et si mon pauvre oncle est encore vivant.

— Pas savoir. Eau-salée avoir bateau, pouvoir être sur la rivière.

— La barque est encore sur le rivage, mais ni mon oncle ni le quartier-maître ne paraissent nulle part.

— Non tués, ou Rosée-de-Juin aurait vu ; cachés loin ! Peau-rouge se cacher, pas honte pour face-pâle.

— Ce n’est pas la honte que je crains pour eux ; je crains qu’ils n’aient été surpris. Votre attaque a été terriblement soudaine !

— Tuscarora ! — dit l’indienne avec un sourire de triomphe, en pensant à l’adresse de son mari ; Arrowhead grand guersourier.

— Vous êtes trop bonne et trop douce pour ce genre de vie, vous ne pouvez pas être heureuse au milieu de telles scènes !

Le front de l’Indienne se couvrit de nuages, et Mabel s’imagina qu’une lueur du feu sauvage d’un chef brillait dans ses yeux lorsqu’elle répondit :

— Yengeese trop avides ; prendre forêt, bois, chasse ; poursuivre six nations du matin au soir ; méchant roi, méchant peuple ! Face-pâle très mauvais.

Mabel savait que même alors il y avait beaucoup de vérité dans cette opinion, quoiqu’elle fût trop instruite pour ne pas comprendre que dans ce cas, comme dans un millier d’autres, le monarque était blâmé pour des faits que probablement il ignorait. Elle sentait trop cependant la justice du reproche pour essayer d’y répondre, et ses pensées se reportèrent naturellement sur sa propre situation.

— Que dois-je faire ? demanda-t-elle ; — votre peuple attaquera bientôt ce bâtiment.

— Fort être bon, pas de chevelure.

— Mais ils ne tarderont pas à découvrir qu’il n’a pas de garnison, s’ils ne le savent déjà. Vous-même vous m’avez dit le nombre de gens restés dans l’île, et sûrement vous l’aviez appris d’Arrowhead.

— Arrowhead savoir, — répondit l’Indienne en levant six doigts pour indiquer le nombre des hommes. Peaux-rouges tout savoir. Quatre avoir perdu leur chevelure, deux l’avoir encore.

— Ne parlez pas de cela, Rosée-de-Juin, cette horrible pensée me glace le sang. Vos amis ne savent pas que je suis seule dans le fort, ils peuvent croire mon oncle et le quartier-maître avec moi et mettre le feu au bâtiment pour les faire sortir.

— Pas brûler le fort, — dit Rosée-de-Juin tranquillement.

— Vous ne pouvez le savoir, et je n’ai nul moyen de les empêcher d’approcher.

— Pas brûler le fort, fort être bon.

— Mais dites-moi pourquoi ? J’ai peur qu’ils le brûlent.

— Fort mouillé, plu beaucoup, bois vert, pas brûler facilement. Peau-rouge le savoir, chose belle ; eux pas brûler pour dire à Yengeese qu’Iroquois être venus ici. Père à vous revenir, plus trouver le fort ; non, non ; Indien beaucoup trop rusé, ne toucher à rien.

— Je vous comprends, et j’espère que votre prédiction se réalisera. Pour ce qui regarde mon père, peut-être est-il déjà mort ou prisonnier.

— Père non touché, pas savoir où lui être allé. — Eux n’avoir pas de piste ; homme rouge pouvoir pas suivre ; non brûler le fort, fort être très-bon.

— Croyez-vous possible que je reste ici en sûreté jusqu’au retour de mon père ?

— Ne pas savoir, — fille pouvoir mieux dire quand père revenir.

Mabel se sentit inquiète du regard que lui lança l’œil noir de l’indienne au moment où elle prononça ces mots, car elle soupçonna sa compagne de chercher à connaître un fait qui pouvait être utile à son peuple et amener la perte du père de Mabel et de sa troupe. Elle allait faire une réponse évasive lorsqu’un coup violent à la porte extérieure attira soudain sa pensée sur le danger actuel.

— Ils viennent ! — s’écria-t-elle, — peut-être est-ce mon oncle ou le quartier-maître ; je ne puis laisser dehors même M. Muir dans un tel instant.

— Pourquoi pas regarder ? Beaucoup de trous faits exprès.

Mabel suivit ce conseil et courut à l’une des meurtrières pratiquées à travers le bois dans la partie qui dominait la base du fort ; elle ôta avec précaution le petit billot qui d’ordinaire bouchait l’ouverture, et jeta un regard sur ce qui se passait à la porte. Le changement de ses traits apprit à sa compagne que des Indiens étaient là.

— Homme rouge, — dit l’Indienne en lui faisant signe d’être prudente.

— Quatre, et horribles par leurs peintures et leurs trophées sanglants. Arrowhead est du nombre.

Rosée-de-Juin avait été dans un coin de la chambre où plusieurs fusils étaient déposés ; elle en tenait déjà un, lorsque le nom de son mari parut la faire hésiter. Ce ne fut néanmoins qu’un instant ; elle alla vers la meurtrière et était au moment d’y passer le canon du fusil, quand un sentiment de répugnance naturelle porta Mabel à lui saisir le bras.

— Non, non, non ! — s’écria-t-elle, — pas contre votre mari, quand ma vie en dépendrait.

— Pas faire mal à Arrowhead, — reprit Rosée-de-Juin avec un léger tressaillement, — pas blesser aucun homme rouge, pas tirer sur eux ; faire peur seulement.

Mabel comprit alors les projets de son amie et cessa de s’y opposer. La dernière posa alors le canon du fusil à travers l’ouverture, et ayant soin de faire assez de bruit pour attirer l’attention elle pressa la détente. Le coup ne fut pas plus tôt parti que Mabel lui reprocha ce qu’elle venait de faire pour la défendre.

— Vous aviez dit que vous ne tireriez pas, — dit-elle, — et vous pouvez avoir tué votre mari.

— Tous enfuis avant moi tirer, — répondit l’Indienne en riant ; et se plaçant à une autre meurtrière pour épier les mouvements de ses amis, ses rires redoublèrent : — Voyez, gagner le bois. Chaque guerrier croire Eau-salée et quartier-maître ici. Eux prendre garde maintenant.

— Le ciel soit loué ! À présent, Rosée-de-Juin, je puis espérer qu’un peu de temps me sera donné pour préparer mon esprit à la prière, afin que je ne meure pas comme Jenny, occupée seulement de la vie et des intérêts de ce monde.

Rosée-de-Juin plaça le fusil à l’écart et vint s’asseoir près du coffre sur lequel Mabel s’était laissée tomber, succombant presque à l’émotion qui suit la joie aussi bien que le chagrin. Elle fixa ses regards sur le visage de notre héroïne, et celle-ci crut voir sur la physionomie de la jeune sauvage une expression de sévérité et d’inquiétude.

— Arrowhead grand guerrier, — dit la femme du Tuscarora, toutes les filles de la tribu regarder lui beaucoup ; la jolie Fâce-pâle avait-elle pas des yeux aussi ?

— Rosée-de-Juin ! — que signifient ces paroles et ce regard ? — que voulez-vous dire ?

— Pourquoi vous tant craindre que Rosée-de-Juin tuer Arrowhead ?

— Ne serait-il pas horrible de voir une femme tuer son mari ? non, j’aimerais mieux mourir moi-même.

— Bien sûr ? — être là tout ?

— Tout, aussi vrai que Dieu est mon juge, — et sûrement c’est assez. Non, non, il y a eu assez d’horreurs aujourd’hui sans les augmenter par un acte semblable. Quel autre motif pouvez-vous me soupçonner ?

— Pas trop savoir. Pauvre fille Tuscarora très-folle. Arrowhead grand chef, regarder autour de lui. Parler de la jolie Face-pâle en dormant. Grand chef aimer plusieurs femmes.

— Un chef peut-il avoir plus d’une femme parmi votre peuple ?

— Autant que lui pouvoir en nourrir. Grand chasseur se marier souvent. Arrowhead n’avoir à présent que Rosée-de-Juin, mais lui regarder trop, voir trop, parler trop de la jolie Face-pâle.

Mabel connaissait l’exactitude de ce fait, qui lui avait été assez désagréable pendant le cours de leur voyage ; mais elle fut blessée de l’entendre rappeler par la femme même d’Arrowhead. Elle n’ignorait pas que l’habitude et l’opinion font en pareil cas juger les choses tout différemment ; mais indépendamment de la mortification et du chagrin qu’elle éprouvait en se trouvant la rivale involontaire de son amie, elle craignait que la jalousie de celle-ci ne fût pour elle-même qu’une garantie assez équivoque de sûreté dans sa position actuelle. Un examen attentif la rassura pourtant. S’il était facile de lire dans les traits de cette simple créature la douleur de n’être plus aimée, aucune méfiance ne pouvait prendre l’expression affectueuse de sa physionomie franche et ouverte pour celle de la trahison ou de la haine.

— Vous ne me trahirez pas, Rosée-de-Juin ? — dit Mabel en lui serrant la main, et cédant à une impression de confiance généreuse ; vous ne livrerez pas une créature de votre propre sexe au tomahawk ?

— Aucun tomahawk toucher vous, Arrowhead vouloir pas. Si Rosée-de-Juin être destinée à avoir une femme-sœur, elle aimer à avoir vous.

— Non, non ; ma religion et mes sentiments s’y opposent également ; et si je pouvais être la femme d’un Indien, je ne voudrais jamais prendre la place qui vous appartient dans un wigwam.

Rosée-de-Juin ne répondit pas ; mais tout en elle exprima une vive reconnaissance. Elle savait que peu de filles indiennes, pas une peut-être dans le cercle des relations d’Arrowhead, ne pouvait lui être comparée sous le rapport des attraits personnels ; et bien que son mari pût épouser une douzaine de femmes, elle était sûre de n’avoir à craindre l’influence d’aucune, Mabel exceptée : la beauté, la douceur, les manières séduisantes de notre héroïne lui avaient pourtant inspiré un intérêt si vif, que lorsque la jalousie vint glacer ses sentiments, elle prêta à cet intérêt une force nouvelle ; et sa capricieuse influence avait été l’un des motifs qui l’avaient portée à venir, au milieu de tant de dangers, sauver sa rivale imaginaire des conséquences d’une attaque qu’elle savait être prochaine. En un mot, elle avait découvert avec la rapide perception d’une femme, l’admiration qu’Arrowhead éprouvait pour Mabel, et au lieu de sentir cette poignante jalousie qui lui aurait rendu sa rivale odieuse, ce qui fût arrivé sans doute à une femme moins accoutumée à respecter les droits supérieurs du sexe souverain, elle se mit à étudier les manières et le caractère de la beauté à face pâle ; et n’y trouvant rien qui repoussât son affection, mais tout au contraire l’encourageant, elle se livra à son admiration, et conçut pour Mabel un amour qui, quoique certainement d’une nature différente, était à peine moins vif que celui de son mari Arrowhead lui-même l’avait envoyée pour avertir Mabel du péril qui s’approchait, mais il ignorait qu’elle se fût introduite dans l’île à la suite des assaillants, et qu’elle était enfermée dans la citadelle avec l’objet de leur commune sollicitude. Il supposait au contraire, ainsi que sa femme l’avait dit, que Cap et Muir étaient dans le fort avec Mabel, et il pensait que le coup de fusil avait été tiré par l’un d’eux.

— Rosée-de-Juin être fâchée que le lys, — car c’était ainsi que dans son langage poétique l’Indienne avait nommé notre héroïne, — être fâchée que le lys pas épouser Arrowhead. Son wigwam être spacieux, et un grand chef avoir besoin d’assez de femmes pour le remplir.

— Je vous remercie, Rosée-de-Juin, de cette préférence, qui n’est pas tout-à-fait d’accord avec la manière de penser de nous autres femmes blanches, — répondit Mabel en souriant en dépit de la terrible situation dans laquelle elle se trouvait placée ; mais il est probable que je ne me marierai jamais.

— Vous, falloir bon mari ; vous, épouser Eau-douce si vous pas aimer Arrowhead.

— Rosée-de-Juin, ceci n’est pas un sujet de conversation convenable pour une fille qui ignore si elle a encore une heure à vivre. Je voudrais, s’il est possible, savoir mon oncle vivant et en sûreté.

— Moi, aller voir.

— Le pouvez-vous ? le voudriez-vous ? N’y a-t-il pas de danger pour vous à être vue dans l’île ? Les Indiens savent-ils que vous êtes ici, et seront-ils contents qu’une femme les ait suivis à la guerre ?

Mabel accumula rapidement toutes ces questions, craignant que la réponse ne fût pas conforme à ses désirs. Il lui semblait étrange que l’indienne eût accompagné la troupe ; et malgré le peu de probabilité de cette idée, elle se figurait que Rosée-de-Juin avait suivi les Iroquois dans son propre canot, et les avait devancés uniquement pour lui donner l’avis auquel, sans doute, elle devait la vie. Mais toutes ces suppositions étaient fausses, comme la jeune Indienne le lui fit entendre dans son langage imparfait.

Arrowhead, quoique chef, était en disgrâce dans sa propre tribu, et il agissait d’accord avec les Iroquois ; l’alliance, quoique temporaire, était sincère. Il possédait un wigwam, il est vrai, mais il l’habitait rarement. Feignant d’aimer les Anglais, il avait passé l’été à leur service en apparence, tandis qu’en réalité il servait les Français. Sa femme l’accompagnait dans ses nombreuses excursions, la plupart des distances étant franchies en pirogue. Bref, sa présence n’était pas un mystère, son mari voyageant peu sans elle. Tout cela encouragea Mabel à désirer que son amie sortît du fort pour s’assurer du destin de son oncle ; et il fut bientôt convenu entre elles que l’Indienne profiterait du premier moment favorable pour quitter le fort.

Elles examinèrent d’abord l’île par les différentes meurtrières aussi bien que leur position le permettait, et elles virent que les vainqueurs ayant pillé les huttes, s’occupaient des préparatifs d’un festin. Quoique le fort renfermât la plus grande partie des provisions, les Indiens avaient trouvé une récompense suffisante pour une attaque qui les avait exposés à si peu de péril. Les corps morts étaient déjà enlevés, et Mabel vit que leurs armes étaient réunies auprès du lieu choisi pour le banquet. Rosée-de-Juin comprit, par quelques indices à elle connus, que les cadavres avaient été transportés dans le bois pour être enterrés ou dérobés aux regards. On n’avait cependant dérangé aucun des objets les plus remarquables, le désir des sauvages étant d’attirer le sergent et sa troupe dans une embuscade à leur retour. L’Indienne fit observer à sa compagne un homme monté sur un arbre et étant aux aguets, ainsi qu’elle le disait, afin qu’aucune barque ne pût approcher de l’île sans qu’on en fût averti ; bien que le départ de l’expédition étant si récent, un événement inattendu pût seul la ramener si tôt. Rien ne faisait présumer l’intention d’une attaque immédiate contre le fort ; mais, suivant Rosée-de-Juin, tout indiquait le projet de le tenir assiégé jusqu’à l’arrivée du détachement, de peur que les traces d’un assaut ne fussent remarquées par un œil aussi exercé que celui de Pathfinder. Le bateau, cependant, avait été mis en sûreté et caché dans les buissons à côté des pirogues des Indiens.

Rosée-de-Juin annonça alors l’intention de quitter le fort, le moment lui paraissant propice. Mabel sentit encore quelque méfiance tandis qu’elles descendaient ; mais au même instant elle rougit de ce sentiment qui lui sembla aussi injuste pour sa compagne qu’indigne d’elle-même, et elle n’avait pas encore atteint le dernier échelon que sa confiance était revenue. On procéda à l’ouverture de la porte avec la plus grande précaution, et lorsque la dernière barre fut au moment d’être levée, l’Indienne se plaça de façon que dès que la porte s’entrouvrit, elle se glissa par l’ouverture et disparut. Mabel referma la porte avec une agitation convulsive, et tandis que la barre retournait à sa place, on aurait pu entendre les battements de son cœur ; elle referma ensuite les deux autres avec plus de calme, puis elle monta au premier étage où elle put prendre un aperçu de ce qui se passait au dehors.

De longues et pénibles heures s’écoulèrent durant lesquelles Mabel n’eut aucune nouvelle de Rosée-de-Juin. Les cris des sauvages parvenaient jusqu’à elle, car l’eau-de-vie leur avait fait oublier leur prudence habituelle ; parfois elle jetait un regard sur leurs folles orgies, et toujours elle avait la certitude de leur redoutable présence, par des sons et même des actions qui auraient glacé le sang d’une personne qui n’eût pas depuis si peu de temps assisté à des scènes beaucoup plus terribles. Vers le milieu du jour, elle crut apercevoir un homme blanc dans l’île, quoique son costume et son air farouche le lui eussent fait prendre d’abord pour un sauvage nouvellement arrivé. Un coup d’œil sur son visage, quoiqu’il fût naturellement brun et que l’influence de l’air eût donné à sa peau une teinte encore plus basanée, ne lui laissa pas de doute sur la justesse de sa conjecture, et il lui sembla qu’une créature plus rapprochée de son espèce était près d’elle, et qu’elle pourrait invoquer son secours à la dernière extrémité. Mabel ignorait, hélas ! combien est faible l’influence exercée par les blancs sur leurs alliés sauvages, quand ceux-ci ont commencé à répandre le sang, et combien a peu de force sur eux le désir de les détourner de leurs cruautés.

La journée parut un mois à Mabel, et les seuls instants dont elle ne sentit pas le poids furent ceux consacrés à la prière ; elle y avait recours de temps en temps, et chaque fois elle trouvait son courage plus ferme, son esprit plus tranquille, et sa tendance à la résignation plus prononcée. Elle comprenait le raisonnement de l’indienne, et elle croyait probable que le fort ne serait pas attaqué avant le retour de son père, afin de pouvoir l’attirer dans une embuscade, et elle sentait en conséquence beaucoup moins de crainte d’un danger immédiat ; mais l’avenir lui offrait peu d’espoir de salut, et elle calculait déjà les chances de sa captivité. Alors Arrowhead et son offensante admiration occupaient une grande place dans l’arrière-plan du tableau ; car notre héroïne savait bien que les Indiens emmènent d’ordinaire à leurs villages, par voie d’adoption, les captifs qu’ils ne massacrent pas, et qu’on pourrait citer l’exemple de plusieurs femmes qui avaient passé le reste de leur vie dans les wigwams de leurs ravisseurs. Après de telles pensées, Mabel éprouvait le besoin de s’agenouiller et de prier encore.

La situation de notre héroïne, déjà assez alarmante durant le jour, devint beaucoup plus effrayante à mesure que les ombres du soir tombèrent sur l’île. Les sauvages étaient alors exaltés jusqu’à la fureur, car ils s’étaient abreuvés de toutes les liqueurs fortes des Anglais, et leurs cris et leurs gestes étaient vraiment ceux d’hommes possédés par l’esprit malin. Tous les efforts de leur chef français, pour les réprimer, avaient été infructueux, et il s’était sagement retiré dans une île voisine, où il avait une espèce de bivouac, afin de mettre une certaine distance entre lui et des amis si disposés à se livrer à des excès. Avant de se retirer, néanmoins, cet officier avait réussi, non sans risque de la vie, à éteindre le feu et à mettre hors de portée les moyens de le rallumer. Il prit cette précaution, de peur que les Indiens ne brûlassent le fort dont la conservation était nécessaire au succès de ses plans futurs. Il aurait volontiers enlevé aussi toutes les armes, mais il fut forcé d’y renoncer, les guerriers gardant leurs couteaux et leurs tomahawks avec la ténacité d’hommes qui conservent la pensée du point d’honneur aussi long-temps qu’une faculté leur est laissée ; il eût été inutile d’emporter les fusils sans pouvoir y joindre les armes dont ils se servaient d’ordinaire en de telles occasions. L’extinction du feu se trouva une mesure fort prudente, car l’officier n’eut pas plus tôt tourné le dos, qu’un des guerriers proposa en effet de brûler le fort. Arrowhead s’était aussi retiré dès qu’il s’était aperçu que ses compagnons perdaient l’usage de leur raison, et il avait pris possession d’une hutte où il s’était jeté sur la paille, afin de chercher le repos que deux nuits de veilles et de fatigues lui avaient rendu nécessaire. Il en résultait qu’il ne restait personne parmi les Indiens qui s’inquiétât de Mabel, si même aucun d’eux connaissait son existence, et la proposition du sauvage fut accueillie avec des cris de joie par huit ou dix de ses camarades ivres comme lui et habituellement tout aussi brutaux.

C’était le moment périlleux pour Mabel. Les Indiens dans leur état actuel n’avaient plus la moindre crainte des fusils qui pouvaient se trouver dans le fort, quoiqu’ils conservassent un vague souvenir qu’il renfermait des créatures vivantes, ce qui ne faisait que les exciter à leur entreprise ; ils s’approchèrent donc de l’édifice, hurlant et sautant en vrais démons. Comme ils étaient plus animés qu’accablés par la boisson, ils commencèrent par attaquer la porte, contre laquelle ils s’élancèrent tous ensemble. Mais, entièrement construite de troncs d’arbres, elle défia leurs efforts. Une centaine d’hommes eussent en vain réuni leurs forces pour réussir dans le même projet. Mabel l’ignorait pourtant, et son cœur battait à briser sa poitrine au choc violent qui suivait chaque tentative. Lorsqu’elle vit enfin que la porte résistait à ces assauts, aussi bien que si elle eût été de pierre, ne tremblant ni ne cédant et ne trahissant son existence que par un léger grondement de ses gonds, son courage revint et elle profita du premier intervalle pour regarder à travers la meurtrière, afin d’apprécier, s’il était possible, l’étendue du péril. Un silence qu’il n’était pas facile d’expliquer stimulait sa curiosité ; rien n’étant plus effrayant pour ceux qui sentent la présence d’un danger imminent, que de ne pouvoir en calculer les progrès.

Mabel s’aperçut que deux ou trois Iroquois ayant remué les cendres chaudes avaient trouvé quelques petits charbons avec lesquels ils s’efforçaient d’allumer du feu ; l’intérêt que leur inspirait l’espoir de détruire, et la force de l’habitude, les rendirent capables d’agir de concert et avec intelligence tant qu’ils eurent en vue leur but détestable. Un blanc aurait renoncé mille fois à la tentative de faire du feu avec des charbons qui ressemblaient à des étincelles, mais ces enfants de la forêt ont plus d’un expédient que la civilisation ne connaît pas. Grâce à quelques feuilles sèches qu’eux seuls savaient où trouver, la flamme parut enfin, et une poignée de broussailles sèches acheva de faire réussir leurs efforts. Lorsque Mabel s’approcha de la meurtrière, les Indiens portaient du menu bois contre la porte ; tandis qu’elle les considérait, elle vit les combustibles s’enflammer, et le feu gagner de branche en branche jusqu’à ce que le tout offrit l’aspect d’un bûcher embrasé.

Les Indiens poussèrent alors des rugissements de triomphe et retournèrent vers leurs compagnons, bien certains que l’œuvre de destruction était commencée. Mabel restait à la même place, pouvant à peine la quitter, tant était pressant l’intérêt qu’elle prenait aux progrès du feu. Les flammes s’élevant peu à peu finirent par briller si près de ses yeux qu’elles l’obligèrent à se retirer. Au moment où elle venait de chercher un refuge à l’extrémité opposée de la chambre, un sillon de flammes pénétra par la meurtrière qu’elle n’avait pas fermée, et éclaira tout l’appartement avec Mabel et son désespoir. Notre héroïne supposa alors tout naturellement que son heure était venue, car la porte, qui était le seul moyen de retraite, avait été bloquée par le bois enflammé avec une infernale adresse ; et elle se mit à prier pour la dernière fois, à ce qu’elle croyait. Ses yeux se fermèrent, et son âme fut comme absorbée pendant plus d’une minute. Mais les intérêts du monde parlaient trop haut pour être entièrement oubliés ; et quand elle rouvrit involontairement les yeux, elle s’aperçut que les flammes ne pénétraient plus dans la chambre, quoique le bois qui entourait la petite ouverture eût pris feu et s’allumât doucement sous l’impulsion de l’air du dehors. Un tonneau plein d’eau se trouvait dans un coin, et Mabel, agissant plus par instinct que par réflexion, saisit un vase, le remplit, et le versant sur le bois d’une main tremblante, elle réussit à éteindre le feu dans cet endroit. La fumée l’empêcha quelques instants de voir ce qui se passait en bas, mais lorsqu’elle le put, son cœur palpita de joie et d’espoir en voyant le bûcher renversé, les branches éparses et des traces d’eau répandue sur la porte qui fumait encore mais qui ne brûlait plus.

— Qui est là ? — dit Mabel, en approchant ses lèvres de l’ouverture, — quel est l’ami qu’une Providence bienfaisante a envoyé à mon secours ?

Un pas léger se fit entendre et fut suivi de quelques coups qui retentirent sur les lourdes solives.

— Qui veut entrer ? est-ce vous, mon cher oncle ?

— Eau-salée pas ici. Eau-douce Saint-Laurent, — répondit-on. — Vous ouvrir vite ; moi falloir entrer.

Jamais Mabel n’avait couru avec plus de vitesse et agi avec plus de promptitude qu’en descendant l’échelle et en levant les barres ; la pensée de fuir l’occupait seule, et elle ouvrit la porte avec une rapidité qui n’admettait aucune précaution. Son premier mouvement fut de s’élancer hors du seuil dans l’aveugle espérance de quitter le fort, mais Rosée-de-Juin s’opposa à cette tentative, et, dès qu’elle fut entrée, elle referma tranquillement la porte avant de paraître remarquer l’agitation de Mabel qui voulait l’embrasser.

— Soyez bénie ! soyez bénie par le ciel, Rosée-de-Juin ! — s’écria notre héroïne avec ardeur ; — vous êtes envoyée par la Providence pour être mon ange gardien.

— Vous pas serrer moi si fort, — répondit la Tuscarora ; femme à face-pâle toujours pleurer ou toujours rire. Vous laisser moi fermer la porte.

Mabel devint plus calme, et peu de minutes après elles étaient dans la chambre au-dessus assises l’une près de l’autre et se tenant la main. Tout sentiment de méfiance et de rivalité était effacé, d’un côté, par le souvenir des bienfaits reçus, de l’autre par la pensée des services rendus.

— Dites-moi à présent, — demanda Mabel aussitôt qu’elle eut donné et reçu un tendre embrassement, — avez-vous vu ou appris quelque chose de mon pauvre oncle ?

— Rien. Personne l’avoir vu, personne l’avoir entendu, personne savoir rien. Moi croire Eau-salée parti sur la rivière, car non trouver lui. Quartier-maître parti aussi. Moi avoir regardé, regardé, regardé, mais pas vu l’un ni l’autre nulle part.

— Dieu soit loué ! ils se seront échappés, quoique nous ne sachions pas comment. Je crois avoir vu un Français dans l’île ?

— Oui, capitaine français venu, mais sorti aussi. Indiens beaucoup dans l’île.

— Oh ! Rosée-de-Juin, n’y a-t-il aucun moyen d’empêcher mon père chéri de tomber entre les mains de ses ennemis ?

— Pas savoir ; moi penser guerriers être en embuscade, et Yengeese devoir perdre leur chevelure.

— Sûrement, sûrement, Rosée-de-Juin, vous qui avez tant fait pour la fille, vous ne refuserez pas de secourir le père.

— Pas connaître le père, pas aimer le père. Rosée-de-Juin servir sa nation, servir Arrowhead. — Mari à moi aimer une chevelure.

— Je ne vous reconnais pas ; — je ne puis ni ne veux croire que vous désiriez voir nos soldats massacrés !

Rosée-de-Juin leva tranquillement ses yeux noirs sur Mabel, et ils exprimèrent un instant une sévérité qui fut bientôt remplacée par un air de tristesse et de compassion.

— Lys, fille Yengeese ? — dit-elle d’un ton interrogatif.

— Certainement, et c’est comme fille Yengeese que je voudrais sauver mes compatriotes qui vont être massacrés.

— Très-bien si pouvoir. — Rosée-de-Juin pas Yengeese ; être Tuscarora, — avoir mari Tuscarora, — cœur, sentiments, tout Tuscarora. Moi sûre que Lys pas vouloir aller dire aux Français que son père arriver pour gagner la bataille ?

— Peut-être non, — répondit Mabel en pressant de sa main sa tête qu’elle sentait se troubler, — peut-être non ; mais vous m’avez secourue, vous m’avez sauvée ! Pourquoi donc l’avez-vous fait si vous ne sentez rien que comme une Tuscarora ?

— Moi pas sentir seulement comme Tuscarora, sentir comme femme, — sentir comme squaw, aimer joli Lys, et le porter sur mon sein.

Mabel fondit en larmes et pressa la bonne créature sur son cœur. Il s’écoula plus d’une minute avant qu’elle pût reprendre la parole. Mais alors elle parvint à s’expliquer avec plus de calme et de suite.

— Apprenez-moi ce que je dois craindre, dit-elle. — Votre peuple se réjouit ce soir, qu’a-t-il le projet de faire demain ?

— Pas savoir, — avoir peur de voir Arrowhead, — peur de faire questions, — penser qu’eux se cacher jusqu’au retour des Yengeese.

— Ne tenteront-ils rien contre le fort ? Vous avez vu ce qu’ils peuvent faire s’ils le veulent.

— Trop de rum, Arrowhead dormir, — sinon eux pas oser. — Capitaine français parti, sinon eux pas oser. — Maintenant tous dormir.

— Et vous pensez que je suis en sûreté, du moins pour cette nuit ?

— Trop de rum. — Si Lys semblable à Rosée de-Juin, elle pouvoir beaucoup pour son peuple.

— Je suis semblable à vous, si le désir de servir mes compatriotes peut établir une ressemblance avec une femme aussi courageuse que vous.

— Non, non ! — murmura l’Indienne à voix basse ; vous pas avoir le cœur, et Rosée-de-Juin pas vous laisser faire si vous l’avoir ; la mère à moi être prisonnière une fois ; guerriers s’enivrer ; mère assommer eux tous avec tomahawk. Femmes à peau rouge agir ainsi quand leur peuple être en danger et vouloir des chevelures.

— Vous dites vrai, — reprit Mabel en frissonnant et laissant échapper sans s’en apercevoir la main de son amie. — Je ne puis pas faire cela ; je n’ai ni la force, ni le courage, ni la volonté de tremper mes mains dans le sang.

— Moi penser cela aussi ; en ce cas, vous rester ici. Fort être très-bon.

— Vous croyez donc que je puis sans risque rester ici, du moins jusqu’au retour de mon père et de son détachement ?

— Moi le croire. Nul n’oser toucher au fort ce matin ! Écoutez ! tous tranquilles à présent, — boire rum, — la tête tomber sur la poitrine et puis dormir comme des souches.

— Ne puis-je m’échapper ? N’y a-t-il pas plusieurs pirogues dans l’île ? — Ne puis-je en prendre une et aller apprendre à mon père ce qui est arrivé ?

— Vous savoir ramer ? — demanda l’Indienne en jetant un coup d’œil furtif sur sa compagne.

— Non pas peut-être aussi bien que vous, mais assez pour être hors de vue avant le jour.

— Quoi vous faire ensuite ? — Vous pouvoir ramer six, huit, dix milles ?

— Je ne le sais pas. Mais je ferai beaucoup pour avertir mon père, l’excellent Pathfinder et tous les autres du danger qui les menace ;

— Vous aimer Pathfinder ?

— Il est aimé de tous ceux qui le connaissent ; vous l’aimeriez aussi, oui, vous l’aimeriez si vous connaissiez seulement son cœur !

— Moi pas aimer lui, — pas du tout. — Fusil trop sûr, — œil trop bon. — Avoir tué trop d’Iroquois et de Tuscaroras. — Moi avoir son crâne si moi pouvoir.

— Et moi je le sauverai si je le puis. Sur ce point nous sommes opposées l’une à l’autre. — Je vais sortir, prendre une pirogue pendant qu’ils sont tous endormis et quitter l’île.

— Vous pas pouvoir. — Rosée-de-Juin vous en empêcher, appeler Arrowhead.

— Vous ne voudriez pas me trahir, — vous ne m’abandonnerez pas après tout ce que vous avez fait pour moi ?

— Si, si, — répondit la Tuscarora en faisant un geste de main en arrière, et parlant avec une chaleur et une vivacité que Mabel n’avait jamais observées en elle auparavant. — Appeler Arrowhead à haute voix ; l’appel d’une femme éveiller un guerrier. — Rosée-de-Juin pas laisser Lys secourir ennemi, — pas laisser Indien faire mal à Lys.

— Je vous comprends et je sens la nature et la justice de vos sentiments. Après tout il vaut mieux que je reste ici, car je me suis très probablement exagéré mes forces. Mais dites-moi une chose : si mon oncle venait et demandait à entrer, me laisseriez-vous ouvrir la porte du fort pour le recevoir ?

— Certainement, — lui prisonnier ici, et Rosée-de-Juin aimer mieux faire prisonniers que prendre chevelures. — Chevelures bonnes pour l’honneur, prisonniers bons pour sentiment. Mais Eau-Salée caché si bien que pas savoir lui-même où lui être.

Et elle se mit à rire avec sa gaîté de jeune fille, car les scènes de violence lui étaient trop familières pour lui laisser une impression assez profonde pour changer son caractère naturel. Elles commencèrent alors un long et sérieux entretien dans lequel Mabel s’efforça d’obtenir des renseignements plus clairs sur sa situation actuelle, dans la faible espérance de pouvoir tourner à son avantage quelques-uns des faits qu’elle apprendrait ainsi. L’Indienne répondit à toutes ses questions avec simplicité, mais aussi avec une circonspection qui montrait qu’elle savait fort bien distinguer ce qui était indifférent de ce qui pouvait mettre ses amis en danger ou contrarier leurs plans. Notre héroïne était incapable de chercher à faire tomber sa compagne dans un piège, mais elle voyait évidemment que l’entreprise aurait été d’une extrême difficulté si elle avait eu la bassesse de la tenter. Rosée-de-Juin néanmoins ne fut appelée dans le cours de ses révélations qu’à exercer un prudent discernement ; et la substance des renseignements qu’elle donna peut se résumer ainsi.

Arrowhead était depuis long-temps en communication avec les Français, quoique ce fût la première fois qu’il eût entièrement levé le masque. Il n’avait plus le projet de gagner la confiance des Anglais, car il avait découvert des traces de méfiance, surtout dans Pathfinder, et avec la bravade indienne il se plaisait à faire connaître sa franchise plutôt qu’à la cacher. Il avait commandé les sauvages dans l’attaque de l’île, soumis néanmoins à la surveillance des Français dont nous avons parlé. Cependant Rosée-de-Juin refusa de dire s’il avait ou non servi à découvrir la position d’une place qu’on croyait si bien cachée à l’ennemi. Sur ce point elle garda le silence, mais elle convint qu’elle et son mari avaient épié le départ du Scud au moment où ils furent poursuivis et pris par le cutter. Les Français n’avaient appris que très-récemment la position précise du poste anglais. Mabel sentit une douleur semblable à celle que lui aurait causée un fer aigu enfoncé dans son cœur lorsqu’elle crut comprendre à travers les réticences de l’Indienne que les renseignements provenaient d’une face-pâle placée sous les ordres de Duncan de Lundie ; ceci fut cependant insinué plutôt qu’exprimé, et quand Mabel eut le loisir de réfléchir sur les paroles de sa compagne et de se rappeler combien ses phrases étaient courtes et sentencieuses, elle trouva des motifs d’espérer qu’elle avait mal compris, et que Jasper Western sortirait encore de là justifié de tout soupçon injurieux.

Rosée-de-Juin n’hésita pas à avouer qu’on l’avait envoyée dans l’île pour s’assurer du nombre précis et des occupations de ceux qui y étaient restés, tout en laissant voir aussi avec sa naïveté ordinaire, que le désir d’être utile à Mabel l’avait surtout décidée à accepter cette mission. Par suite de son rapport et des informations obtenues précédemment, les ennemis connaissaient le montant exact des forces qu’on pouvait leur opposer. Ils connaissaient aussi le nombre d’hommes partis avec le sergent Dunham ainsi que le but de l’expédition, bien qu’ils ignorassent l’endroit où celui-ci espérait rencontrer les bateaux des Français. Un observateur aurait aimé à être témoin de cet entretien, et à voir combien ces femmes, toutes deux si sincères, désiraient apprendre ce qui pouvait servir leurs amis respectifs, et avec quelle délicatesse naturelle chacune s’interdisait de provoquer des aveux qui auraient pu être inconvenants pour l’autre, tandis qu’un sentiment presque d’instinct les empêchait de rien dire qui pût nuire à leur propre nation ; aussi confiantes pour ce qui les concernait seules, que réservées pour ce qui regardait leurs amis respectifs. L’indienne était aussi impatiente que Mabel pouvait l’être sur d’autres points de savoir où le sergent avait dirigé ses pas et l’époque de son retour, mais elle s’abstint de toute question sur ce sujet, avec une délicatesse qui aurait fait honneur à la plus haute civilisation. Elle n’essaya pas non plus d’arriver au même but par une voie détournée, et cependant lorsque Mabel abordait de son propre mouvement quelque sujet qui lui semblait pouvoir répandre un peu de clarté sur cet objet, elle écoutait avec une attention qui suspendait presque sa respiration.

Les heures s’écoulèrent ainsi inaperçues, car toutes deux écoutaient avec trop d’intérêt pour penser au repos. Vers le matin pourtant la nature réclama ses droits, et Mabel ayant consenti à se jeter sur un des lits de paille préparés pour les soldats, ne tarda pas à s’endormir d’un profond sommeil. L’Indienne se coucha près d’elle, et l’île entière se trouva plongée dans une tranquillité aussi complète que si le domaine des forêts n’avait jamais été envahi par l’homme.

Lorsque Mabel s’éveilla, les rayons du soleil brillaient à travers les meurtrières, et le jour était fort avancé. Sa compagne dormait à ses côtés aussi paisiblement que si elle eût reposé sur — nous ne dirons pas de l’édredon, car la civilisation supérieure de notre époque repousse la comparaison ; — mais sur un matelas français, et aussi profondément que si l’inquiétude lui eût toujours été étrangère. Les mouvements de Mabel éveillèrent bientôt une femme habituée à la vigilance, et toutes deux prirent un aperçu de ce qui se passait autour d’elles, grâce aux meurtrières qui déjà leur avaient été si utiles.