Le Lac Ontario/24

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 17p. 383-400).


CHAPITRE XXIV.


« Abreuve-toi de mes larmes tandis qu’elles coulent encore. Oh ! si le sang de mon cœur était un baume, tu le sais, je le répandrais tout entier, pour donner à ton front un instant de calme. »
Moore.

Les yeux du sergent Dunham n’avaient pas cessé de suivre sa fille depuis le moment où la lumière avait paru. Il examina ensuite la porte de la forteresse pour s’assurer de sa solidité, car on l’avait laissé en bas, faute de moyens pour le transporter à l’étage supérieur ; puis ses yeux s’arrêtèrent de nouveau sur le visage de Mabel. Lorsque la vie s’éteint, les affections reprennent leur force, et nous commençons à apprécier à sa juste valeur ce que nous sommes sur le point de perdre pour jamais.

— Dieu soit loué ! ma chère enfant, — dit-il avec force et sans paraître souffrir davantage, — vous, du moins, vous avez échappé à leurs balles meurtrières. Racontez-moi cette triste affaire, Pathfinder.

— Ah ! sergent, c’est en effet une histoire bien triste. Dans mon opinion, il est aussi certain que nous avons été trahis, qu’il est sûr que ce fort nous appartient encore, mais…

— Le major Duncan avait raison, — interrompit Dunham en posant la main sur le bras de son compagnon.

— Non pas de la manière dont vous l’entendez, sergent, non pas sous ce point de vue. Du moins c’est ma pensée. Je sais que la nature est faible, — je veux dire la nature humaine, — et que nous ne devons point mettre d’orgueil en nous-mêmes, soit rouges, soit blancs ; mais je ne crois pas qu’il existe sur les frontières un cœur plus brave, plus fidèle que celui de Jasper Western.

— Que Dieu vous bénisse pour ces paroles, Pathfinder, s’écria Mabel du fond de son âme, tandis qu’un déluge de larmes s’échappait de ses yeux, causées par des émotions aussi variées qu’elles étaient violentes. — Oh ! que Dieu vous bénisse, Pathfinder ! Le brave ne doit jamais abandonner le brave ; les gens d’honneur doivent se soutenir entre eux.

Les yeux du père s’arrêtèrent longuement sur sa fille avec une anxiété si profonde, que Mabel se couvrit le visage de son tablier afin de cacher ses larmes, puis le sergent jeta un regard sur le guide comme pour l’interroger. Ce dernier conservait son expression habituelle de loyauté et de franchise ; Dunham lui fit signe de continuer.

— Vous vous rappelez le lieu et l’instant où nous vous quittâmes le Serpent et moi, — reprit Pathfinder, — et je ne vous dirai rien de ce qui se passa auparavant. Il est maintenant trop tard pour regretter ce qui est fait et passé. Mais je ne crois pas que si je fusse resté avec les bateaux, cela se serait passé ainsi. D’autres peuvent être d’aussi bons guides, je n’en fais aucun doute, mais la nature accorde ses dons à sa fantaisie, et il faut qu’il y en ait qui valent mieux les uns que les autres. Je suis sûr que le pauvre Gilbert qui a pris ma place a été puni de sa méprise.

— Il est tombé à mes côtés, — répondit le sergent avec tristesse. — Nous avons été en effet tous punis pour nos méprises.

— Non, non, sergent, je ne porte aucune condamnation contre vous ; car dans cette expédition, jamais hommes ne furent mieux commandés que ceux qui étaient sous vos ordres. Je n’ai jamais vu présenter mieux le flanc, et la manière dont vous avez conduit votre propre bateau contre leur obusier aurait donné une leçon à Lundie lui-même.

Les yeux du sergent brillèrent et sa physionomie prit une expression de triomphe militaire, quoique ce fût à un degré convenable à l’humble scène dans laquelle il avait été acteur.

— Tout cela ne fut pas mal conduit, mon ami, — dit-il, — et nous emportâmes leur parapet d’assaut.

— Tout cela fut bravement conduit, sergent, quoique je craigne beaucoup que, lorsque la vérité sera connue, on ne s’aperçoive que ces vagabonds ont encore leur obusier. N’importe, n’importe, reprenez courage. Tâchez d’oublier ce que cette affaire a de désagréable, et ne vous souvenez que de ce qui vous fait honneur. C’est la meilleure philosophie, et aussi la meilleure religion. Si l’ennemi possède encore l’obusier, il n’a que ce qui lui appartenait auparavant, et nous n’avons pu l’empêcher. Ils n’ont pas le fort du moins, et il n’est pas probable qu’ils le prennent, à moins qu’ils n’y mettent le feu pendant l’obscurité. Le Serpent et moi nous nous sommes séparés à environ dix milles en descendant la rivière. Nous avons jugé prudent d’user des précautions ordinaires, même pour arriver à un camp ami. Je ne pourrais dire ce qu’est devenu Chingashgook ; Mabel m’assure qu’il n’est pas loin ; je suis convaincu que le brave Delaware remplit son devoir, quoiqu’il soit invisible à nos yeux. Remarquez bien ce que je vais vous dire, sergent : avant que cette affaire soit terminée, nous entendrons parler de lui dans quelque moment critique, et il nous servira tout-à-coup avec sa prudence et son habileté ordinaire. Le Serpent est un sage et vertueux chef, et tous les blancs devraient porter envie à ses talents, quoiqu’il faille avouer que son mousquet n’est pas tout-à-fait aussi sûr que Tue-daim. Quand j’approchai de l’île, je ne vis pas de fumée ; cela me mit sur mes gardes, car je savais que les soldats du 55e n’étaient pas assez fins pour cacher ce signe de leur présence ici, malgré tout ce qu’on ait pu leur dire du danger qui peut en résulter. Cela me rendit plus prudent, jusqu’à ce que je fusse en face de ce prétendu pêcheur, comme je le disais tout-à-l’heure à Mabel. Alors tout leur art infernal fut aussi bien développé devant moi que si je l’avais vu sur une carte. Je n’ai pas besoin de vous dire, sergent, que mes premières pensées furent pour Mabel, et que lorsque je sus qu’elle était dans le fort, j’y vins aussi, afin de vivre ou de mourir avec elle.

Le père tourna un regard satisfait sur son enfant, et Mabel sentit son cœur défaillir en s’apercevant de ce qu’elle aurait cru impossible, et c’était que dans un semblable moment elle avait encore d’autres douleurs que celles que lui causait la situation de son père. Comme ce dernier lui tendait la main, elle la prit dans les siennes et la baisa. Puis se mettant à genoux près de lui, elle pleura comme si son cœur allait se briser.

— Mabel, — dit-il avec calme, — la volonté de Dieu doit être faite. Il est inutile de chercher à nous tromper l’un et l’autre. Mon heure est venue, et c’est une consolation pour moi de mourir comme un soldat. Lundie me rendra justice, car notre bon ami Pathfinder lui dira ce qui a été fait, comme tout s’est passé. — Vous n’avez pas oublié notre dernière conversation ?

— Oh ! mon père, mon heure est probablement venue aussi, — s’écria Mabel, qui sentait alors que ce serait pour elle presque un bonheur de mourir. — Je ne puis espérer d’échapper, et Pathfinder devrait nous laisser ici et retourner à Oswego porter ces tristes nouvelles, tandis que cela lui est encore possible.

— Mabel Dunham, — dit Pathfinder d’un ton de reproche, quoiqu’il prît la main de la jeune fille avec tendresse, — je n’ai point mérité de semblables paroles. Je sais que je suis un homme grossier, brusque, gauche….

— Pathfinder !

— Bien, bien, oublions ce que vous venez de dire, vous ne le pensiez pas. Il est inutile maintenant de songer à nous échapper, puisque le sergent n’est pas transportable. Le fort doit être défendu, coûte que coûte. Peut-être Lundie sera-t-il instruit de nos désastres et nous enverra-t-il un détachement pour faire lever le siège.

— Pathfinder ! — Mabel ! — dit le sergent qui avait réuni toutes ses forces pour combattre ses souffrances, et dont une sueur froide couvrait le front, — venez tous deux près de moi. Vous vous entendez l’un l’autre, j’espère ?

— Mon père, ne dites rien à ce sujet. Tout est suivant vos désirs.

— Que Dieu soit loué ! Donnez-moi votre main, Mabel ! Pathfinder, prenez-la, je ne puis rien faire de plus que de vous la donner de cette manière. Je sais que vous serez pour elle un bon mari. Ne différez pas votre union à cause de ma mort ; il viendra un chapelain à Oswego avant la fin de la saison, qu’il vous marie aussitôt. Mon frère, s’il vit, désirera retourner à son bâtiment, et mon enfant n’aura plus de protecteur. Mabel, votre mari aura été mon ami, et ce sera une consolation pour vous, j’espère.

— Reposez-vous sur moi du soin de cette affaire, — répondit Pathfinder ; — laissez tout entre mes mains, comme les derniers souhaits d’un mourant ; et, croyez-moi, tout sera exécuté comme tout cela doit l’être.

— Je mets toute ma confiance en vous, mon fidèle ami, et je vous donne plein pouvoir d’agir en tout comme j’aurais pu agir moi-même. Mabel, mon enfant… donnez-moi de l’eau… vous ne vous repentirez jamais de cette nuit… Que Dieu vous bénisse, ma fille, que Dieu vous bénisse et vous tienne en sa sainte garde.

Cette tendresse était touchante au-delà de toute expression pour le cœur de Mabel, et elle sentait dans le moment que son union avec Pathfinder venait de recevoir une sanction qu’aucune cérémonie de l’église ne pouvait rendre plus sainte. Cependant un poids plus lourd qu’une montagne pesait sur son cœur, et elle pensait que ce serait un bonheur pour elle de mourir. Un silence de quelques minutes s’ensuivit, et le sergent, en phrases entrecoupée, raconta brièvement ce qui avait en lieu depuis qu’il s’était séparé de Pathfinder et du Delaware. Le vent était devenu plus favorable ; et au lieu de camper dans une île, comme cela était convenu d’abord, il s’était déterminé à continuer son chemin, et à rentrer dans le fort cette nuit même. Il croyait qu’ils auraient pu arriver sans être aperçus, et éviter une partie de leurs désastres, s’ils n’avaient pas touché la pointe d’une île voisine, ou sans aucun doute le bruit fait par les gens en sortant du bateau avait donné avis de leur approche et préparé l’ennemi à les recevoir. Ils avaient pris terre sans le moindre soupçon de danger, quoique surpris de ne pas trouver de sentinelles, et laissé leurs armes dans le bateau, dans l’intention de mettre d’abord en sûreté leurs havresacs et leurs provisions. Les ennemis firent une décharge de si près, que, malgré l’obscurité, presque chaque coup fut mortel. Tous les soldats tombèrent, deux ou trois se relevèrent et disparurent. Quatre ou cinq soldats furent tués, ou ne survécurent que peu de minutes. Par des raisons inconnues l’ennemi ne se précipita pas comme d’habitude pour enlever les chevelures. Le sergent Dunham tomba comme les autres, et il entendit la voix de Mabel lorsqu’elle sortit précipitamment du fort. Cet appel déchirant éveilla toute son affection paternelle et lui donna la force de se traîner jusqu’à la porte du bâtiment où il s’appuya comme nous l’avons déjà rapporté.

Cette simple explication terminée, le sergent devint si faible que le repos lui fut nécessaire, et ses compagnons, tout en veillant à ses besoins, gardèrent quelque temps le silence. Pathfinder saisit cette occasion pour faire une reconnaissance à travers les meurtrières et sur le toit. Il examina la condition des fusils dont il y avait une douzaine dans le bâtiment, les soldats ayant pris leurs mousquets du régiment pour l’expédition. Mais Mabel ne quitta pas un instant les côtés de son père, et lorsqu’à sa respiration elle crut s’apercevoir qu’il dormait, elle se mit à genoux et pria Dieu.

La demi-heure qui suivit fut effrayante, solennelle et calme. Ce calme n’était troublé que par le bruit que faisait sur le plancher de la chambre au-dessus le mocassin de Pathfinder et de temps en temps la crosse d’un fusil qui tombait lourdement sur le plancher, car le guide examinait les armes en détail afin de s’assurer si elles étaient chargées et amorcées. Lorsque ce bruit cessait, il n’en existait pas d’autre que celui de la respiration du blessé. Mabel sentait à chaque instant le besoin de communiquer encore par des paroles avec le père qu’elle était sur le point de perdre pour toujours, et en même temps elle craignait de troubler le repos qu’il semblait goûter. Mais Dunham ne dormait pas ; il était dans cet état où le monde perd subitement ses attraits, ses illusions et son pouvoir, et où l’avenir inconnu remplit l’esprit de ses conjectures, de ses révélations et de son immensité. Il avait conservé toute sa vie une grande moralité pour un homme qui avait embrassé la carrière des armes, mais il ne s’était jamais occupé du moment solennel qui précède la mort. Si le bruit d’une bataille eût toujours frappé son oreille, son ardeur martiale aurait pu durer jusqu’au dernier moment, mais dans le silence de ce bâtiment inhabité où aucun son ne rappelait la vie, où aucun appel ne ranimait des sentiments factices, où aucune espérance de victoire ne se présentait à la pensée, les choses du monde commençaient à prendre à ses yeux leurs véritables couleurs, et il appréciait l’existence à sa juste valeur. S’il avait eu des trésors, il les aurait donnés pour des consolations religieuses, mais il ne savait de quel côté les chercher. Il songea à Pathfinder, mais il n’avait aucune confiance dans ses lumières. Il songea à Mabel, mais un père demander de pareils secours à son enfant, n’est-ce pas renverser l’ordre de la nature ? C’est alors qu’il pensa aussi à la responsabilité de ce titre de père, et qu’il se demanda comment il avait lui-même rempli ses devoirs envers une fille restée sans mère. Tandis que ces pensées s’élevaient dans son esprit, Mabel, qui surveillait le moindre changement dans sa respiration, entendit un coup frappé légèrement à la porte. Supposant que ce pourrait être Chingashgook, elle se leva, leva les deux premières barres, mais avant de lever la troisième elle demanda qui frappait. Elle reconnut dans la réponse la voix de son oncle qui la suppliait de lui ouvrir la porte à l’instant. Mabel sans hésiter tourna la barre, et aussitôt Cap se présenta. Il avait à peine passé la porte, que Mabel la referma, car l’habitude du danger l’avait rendue aussi experte que prudente.

Lorsque ce courageux marin vit que son beau-frère, quoique blessé, était en sûreté ainsi que Mabel, il fut attendri jusqu’aux larmes. Quant à lui, il expliqua son arrivée en disant qu’il avait été gardé avec négligence parce qu’on supposait qu’il dormait ainsi que le quartier-maître d’un sommeil rendu plus profond par la quantité de liqueur qu’on les avait excités à boire pour qu’ils ne pussent prendre aucune part à l’engagement présumé. Muir avait été laissé endormi ou feignant de dormir, mais Cap s’était caché dans les broussailles au moment de l’attaque, et ayant trouvé le canot de Pathfinder, il était parvenu jusqu’à la forteresse, où il était venu dans l’intention de se sauver par eau avec Mabel. Il est inutile de dire qu’il changea de projet lorsqu’il se fut assuré de l’état de son beau-frère et de l’apparente sécurité de sa nouvelle situation.

— Si les choses en viennent au pire, maître Pathfinder, dit-il, — nous baisserons pavillon, ce qui nous donnera le droit d’obtenir quartier. Mais nous devons à notre dignité de tenir un temps raisonnable, et à notre sûreté de baisser pavillon au moment où nous le jugerons utile pour obtenir de bonnes conditions. J’aurais désiré que Muir en fît autant lorsque nous fûmes pris par ces gens que vous appelez vagabonds, et vous les avez biens nommés, car il n’y a pas de plus misérables vagabonds sur la terre.

— Vous les traitez comme ils le méritent, — interrompit Pathfinder qui était toujours prêt à faire chorus dans les injures qu’on prodiguait aux Mingos comme dans les louanges qu’on adressait à ses amis. — Si vous étiez tombés entre les mains des Delawares, vous auriez vu la différence.

— Oh ! pour moi ils me semblent tous de la même trempe, des coquins d’un côté comme de l’autre. J’en excepte toujours notre ami le Serpent qui est un homme comme il faut pour un Indien. Mais lorsque ces sauvages vinrent nous assaillir, tuant le caporal Mac-Nab et ses gens comme s’ils eussent été des lapins, le lieutenant Muir et moi nous nous réfugiâmes dans un des trous de cette île où il y en a un si grand nombre parmi les rochers : véritables terriers géologiques creusés par les eaux, comme dit le lieutenant. Là nous restâmes tapis comme deux conspirateurs à fond de cale jusqu’à ce que la faim nous en fit sortir. On peut dire que la faim est le premier élément de la nature humaine. Je voulais que le quartier-maître entrât en pour parler, car nous aurions pu nous défendre une heure ou deux dans la place, quelque mauvaise qu’elle fût ; mais il refusa, sous le prétexte que les coquins ne nous tiendraient pas parole, si quelques-uns des leurs étaient blessés, et qu’ainsi il était inutile de leur rien demander. Je consentis à baisser pavillon pour deux raisons, la première qu’on pourrait dire que nous l’avions déjà baissé, car se cacher à fond de cale c’est en général renoncer à défendre le bâtiment ; la seconde, que nous avions dans notre propre estomac un ennemi plus formidable dans ses attaques que celui qui était sur le pont. La faim est une infernale circonstance, comme le reconnaîtra quiconque à jeuné quarante-huit heures.

— Mon oncle, — dit Mabel d’une voix triste et suppliante, mon pauvre père est blessé, bien dangereusement blessé.

— C’est vrai, Magnet, c’est vrai ; je vais m’asseoir près de lui et tâcher de le consoler de mon mieux. Les barres sont-elles bien assujetties, mon enfant ? car dans une semblable occasion il faut que l’esprit soit tranquille et n’ait aucune préoccupation.

— Nous n’avons rien à craindre dans ce moment, je crois, excepté le coup affreux dont nous menace la providence.

— Bien, bien, Magnet ; allez au second étage et tâchez de vous calmer un peu, tandis que Pathfinder montera tout en haut et s’établira sur les traversières des hunes. Il faut nous laisser seuls, car votre père peut avoir quelques confidences à me faire. C’est une scène solennelle qui va se passer, et des gens sans expérience, comme moi, ne désirent pas toujours qu’on entende ce qu’ils peuvent dire.

Quoique la pensée que son oncle fût en état d’accorder des consolations religieuses à un mourant ne se fût jamais présentée à l’esprit de Mabel, elle pensa qu’il y avait peut-être dans cette demande une nécessité qu’elle ne pouvait comprendre, et elle n’osa la refuser. Pathfinder était déjà monté sur le toit pour surveiller les environs, et les deux beaux-frères restèrent seuls. Cap prit un siège à côté du sergent et songea sérieusement au grave devoir qu’il allait entreprendre. Un silence de quelques minutes eut lieu, pendant lequel notre marin digéra la substance du discours qu’il allait improviser, et qu’il commença enfin de cette singulière manière.

— Il faut que je vous dise, sergent Dunham, qu’on doit avoir commis quelques fautes grossières dans cette malheureuse expédition. Dans une circonstance aussi solennelle que celle où nous nous trouvons l’un et l’autre, on ne doit dire que la vérité, et il est de mon devoir de vous parler avec la plus grande franchise. En un mot, sergent, sur ce point, il ne peut y avoir deux opinions différentes, car puisqu’un marin comme moi, qui n’est point soldat, a pu s’apercevoir de beaucoup d’erreurs, il ne faut donc pas un grand talent pour les découvrir.

— Que voulez-vous ! frère Cap, — répondit le mourant d’une voix faible, — ce qui est fait est fait, et il est maintenant trop tard pour y remédier.

— Cela est vrai, frère Dunham, mais non pas pour s’en repentir. Le livre saint nous dit qu’il n’est jamais trop tard pour se repentir ; et j’ai toujours entendu dire que ce moment était le plus précieux. Si vous avez quelque chose sur le cœur, sergent, confiez-le-moi franchement, car vous savez bien que vous le confierez à un ami ; vous avez été le mari de ma sœur, et la pauvre petite Magnet est l’enfant de ma propre sœur ; vivant ou mort, je vous regarderai toujours comme un frère. C’est un grand malheur que vous n’ayez pas couru des bordées sur votre bateau et envoyé un canot en avant pour faire une reconnaissance, cela aurait mis votre réputation à couvert et nous eût évité à tous un semblable échec. Enfin, sergent, nous sommes tous mortels, c’est une consolation sans doute, si vous partez un peu avant nous, il faudra que nous vous suivions bientôt. Oui, cela doit vous donner quelque consolation.

— Je sais tout cela, frère Cap, et j’espère que je suis préparé à subir le destin d’un soldat ; mais la pauvre Mabel…

— Oh ! c’est là un pesant fardeau, j’en conviens mais vous ne voudriez pas l’emmener avec vous si vous le pouviez, n’est-ce pas, sergent ? Ce que vous avez de mieux à faire, c’est de rendre cette séparation le moins pénible que vous pourrez. Mabel est une bonne fille, ainsi était sa mère avant elle ; elle est la fille de ma sœur, et je mettrai tous mes soins à lui trouver un bon mari si notre vie et notre chevelure sont épargnés ; car je ne suppose pas qu’aucun prétendant fût très-ambitieux d’entrer dans une famille sans chevelure.

— Mon frère, ma fille est promise ; elle sera la femme de Pathfinder.

— Eh bien ! frère Dunham, chacun à son opinion et sa manière d’envisager les choses. Je n’ai pas lieu de croire que ce projet soit désagréable à Mabel ; je n’ai aucune objection à faire sur l’âge du futur. Je ne suis pas de ces gens qui pensent qu’il faut qu’un homme ait vingt ans pour rendre une jeune fille heureuse. Les meilleurs maris sont les maris de cinquante ans. Mais il ne faut pas qu’il existe entre deux époux des circonstances qui puissent les rendre malheureux, car les circonstances sont le diable en ménage, et je trouve que c’en est une que Pathfinder soit plus ignorant que ma nièce. Vous connaissez peu cette jeune fille, sergent, et vous n’avez aucune idée de son savoir ; mais si elle avait pu être à son aise avec vous, comme elle l’est avec ceux qu’elle connaît bien, vous vous seriez aperçu qu’il y a peu de maîtres d’école qui pussent voguer de conserve avec elle.

— C’est une bonne fille, une chère et bonne fille, — murmura le sergent, dont les yeux étaient remplis de larmes, — c’est un malheur pour moi de l’avoir si peu connue.

— Elle est trop savante pour Pathfinder, qui est un homme rempli de raison et un guide expérimenté à sa manière, mais qui n’a pas plus de connaissance des affaires humaines que vous n’en avez de la trigonométrie sphérique, sergent.

— Ah ! frère Cap, si Pathtinder avait été avec nous dans le bateau, cette triste affaire n’aurait pas eu lieu.

— Cela est possible ; car son plus cruel ennemi serait obligé de convenir qu’il n’y a pas un meilleur guide. Mais, sergent, puisque je suis obligé de vous dire la vérité, il faut convenir que vous avez conduit cette expédition tout de travers. Vous auriez dû mettre en panne à la hauteur du port, et envoyer un canot en reconnaissance comme je vous l’ai déjà dit. C’est un sujet de regret pour vous, et je vous en parle, parce que dans un pareil cas on doit dire la vérité.

— Mes erreurs seront chèrement payées, mon frère, et je crains que la pauvre Mabel n’en souffre. Je crois cependant que ce malheur n’aurait pas eu lieu si nous n’avions pas été trahis. Je crains, mon frère, que Jasper Eau-douce n’ait été le traître.

— C’est aussi mon opinion ; car cette vie sur l’eau douce doit finir par miner le moral d’un homme. Nous en parlions, le lieutenant Muir et moi, lorsque nous étions cachés dans notre trou, et nous étions d’avis l’un et l’autre que la trahison de Jasper avait contribué plus que toute autre chose à nous mettre dans ce bourbier. Sergent, il faut calmer votre esprit et songer à d’autres affaires ; car lorsqu’un bâtiment est sur le point d’entrer dans un port étranger, il est plus prudent de songer à l’ancrage que de repasser tous les événements qui sont arrivés pendant le voyage. Il existe un livre de loch tout exprès pour ces sortes de matières, et tout ce qui y est inscrit forme la colonne de chiffres qui doit déposer pour ou contre nous. — Mais vous voilà, Pathfinder ; qu’est-ce qu’il y a sous le vent, pour vous faire descendre cette échelle comme un Indien à la piste d’une chevelure ?

Le guide leva un doigt en signe de silence, et pria Cap de le suivre, tandis que Mabel prendrait sa place auprès du sergent.

— Il faut que nous soyons prudents et hardis en même temps, dit-il à voix basse. — Les reptiles ont l’intention de mettre le feu au fort, car ils savent qu’ils n’ont rien à gagner maintenant en le laissant subsister. J’entends la voix de ce vagabond d’Arrowhead parmi eux, et il les presse de mettre à exécution leur plan infernal cette nuit même. Il faut agir, Eau-salée, agir avec énergie. Heureusement, il y a quatre ou cinq tonnes d’eau dans le fort ; et c’est quelque chose dans un siège. En outre, ou je me trompe dans mes calculs, ou nous retirerons avantage de ce que le Serpent, cet honnête garçon, est en liberté.

Cap n’eut pas besoin d’une seconde invitation ; mais quittant rapidement sa place pour la céder à Mabel, il monta avec Pathfinder jusqu’au dernier étage du fort. Le guide avait ouvert une meurtrière, et y avait caché la lumière afin de ne pas s’exposer à recevoir une balle dans la tête. Il se tint à une certaine distance de l’ouverture, prêt à répondre, car il s’attendait à recevoir une sommation d’ouvrir la porte. Le silence qui suivit fut bientôt interrompu par la voix de Muir.

— Maître Pathfinder, — s’écria l’Écossais, — c’est un ami qui vous demande un pourparler, montrez-vous sans crainte à une des meurtrières, car vous ne courez aucun danger tant que vous aurez affaire à un officier du 55e.

— Que désirez-vous, quartier-maître, que désirez-vous ? Je connais le 55e, et je crois que c’est un brave régiment, quoique le 60e soit mon favori, et les Delawares par-dessus tous les deux. Mais quelles sont vos intentions, quartier-maître ? Il faut que ce soit quelque chose de pressé qui vous amène sous les meurtrières du fort à cette heure de la nuit, avec la certitude que Tue-daim est dans l’intérieur.

— Oh ! vous ne ferez aucun mal à un ami, Pathfinder, j’en suis convaincu, et c’est ce qui fait ma sécurité. Vous êtes un homme de bon sens, et vous avez obtenu une trop grande réputation de bravoure sur la frontière pour avoir besoin de soutenir votre honneur par un coup de tête. Vous comprendrez facilement, mon cher ami, qu’on peut obtenir beaucoup plus en se soumettant de bonne grâce, quand la résistance devient impossible, qu’en se défendant avec obstination contre toutes les lois de la guerre. L’ennemi est trop fort pour nous, mon brave camarade, et je viens vous conseiller de rendre le fort, à la condition d’être traité comme prisonnier de guerre.

— Je vous remercie de votre avis, quartier-maître, qui est d’autant plus agréable qu’il ne coûte rien. Mais je ne crois pas qu’il soit dans ma nature de rendre une place comme celle-ci tant qu’il s’y trouve de l’eau et des vivres.

— Bien, Pathfinder ; je serais le dernier à vouloir combattre une aussi brave résolution, si je voyais les moyens de la maintenir. Mais il faut vous rappeler que maître Cap est tombé.

— Pas du tout, pas du tout, — s’écria l’individu en question à travers une seconde meurtrière ; — bien loin de là, je suis monté au haut de ce fort et je n’ai pas la moindre envie de confier les cheveux de ma tête entre les mains de semblables perruquiers, tant que je pourrai m’en dispenser. Ce fort me paraît être une circonstance, et j’ai dessein de la mettre à profit.

— Si c’est la voix d’un être vivant, — répondit Muir, — je suis bien aise de l’entendre, car nous pensions tous que celui à qui elle appartenait avait succombé dans la dernière affaire. Mais, maître Pathfinder, quoique vous jouissiez de la société de notre ami Cap, ce qui est un grand plaisir, comme je le sais par expérience, ayant passé avec lui deux jours et une nuit dans l’intérieur des terres, nous avons perdu le sergent Dunham, qui est tombé avec tous les braves qu’il conduisait dans la dernière expédition. Lundie l’a voulu, car il aurait été plus sage et plus convenable de donner le commandement à un officier. Malgré cela, Dunham était un brave, et justice sera rendue à sa mémoire. Enfin nous avons tous fait de notre mieux, et on n’en peut pas dire davantage du prince Eugène, du duc de Marlborough ou du grand comte de Stair lui-même.

— Vous êtes encore dans l’erreur, quartier-maître, vous êtes encore dans l’erreur, — répondit Pathfinder, ayant recours à une ruse pour augmenter sa garnison. — Le sergent est en sûreté dans le fort où l’on peut dire que toute sa famille est réunie.

— En vérité ? Je me réjouis de l’apprendre, car nous avions compté le sergent parmi les morts. Si la jolie Mabel est toujours dans le fort, qu’elle le quitte sans délai pour l’amour du ciel, car l’ennemi s’apprête à lui faire subir l’épreuve du feu. Vous connaissez la puissance de ce terrible élément, et vous agirez plutôt comme le guerrier prudent et expérimenté qu’on a généralement reconnu en vous, en abandonnant une place que vous ne pouvez défendre, qu’en en faisant tomber les ruines sur votre tête et sur celles de vos compagnons.

— Je connais la puissance du feu, comme vous le dites, quartier-maître, et l’on n’a pas besoin de me dire qu’à cette heure de la nuit on ne peut l’allumer pour autre chose que pour faire cuire un dîner. Mais, sans aucun doute, vous avez aussi entendu parler de la puissance de Tue-daim, et celui qui tentera de mettre un tas de broussailles contre ce bâtiment aura une juste idée de cette puissance. Quant aux flèches, elles n’auront pas le pouvoir de mettre le feu au fort, car nous n’avons pas de lattes sur le toit, mais des troncs d’arbres solides, couverts d’écorce verte. Le toit est si plat, comme vous le savez vous-même, lieutenant, que nous pouvons y marcher aisément ; ainsi il n’y a aucun danger de ce côté-là, tant que nous aurons de l’eau. Je suis très-paisible de ma nature lorsqu’on me laisse en repos ; mais le sang de celui qui cherchera à mettre le feu à ce fort servira à l’éteindre.

— Tout cela est du romantisme, Pathfinder, et vous ne tiendrez plus un semblable langage lorsque vous viendrez à réfléchir sur ses conséquences. J’espère que vous ne contestez pas la valeur du 55e, et je suis convaincu qu’un conseil de guerre déciderait qu’il est convenable de se rendre sur-le-champ en cette occasion. Non, non, Pathfinder, la témérité est aussi loin de la bravoure de Wallace et de Bruce, qu’Albany-sur-l’Hudson est différente de la vieille ville d’Édimbourg.

— Lieutenant, comme chacun de nous semble avoir pris son parti, une plus longue conversation est inutile. Si les reptiles qui vous entourent sont disposés à mettre à exécution leur plan infernal, qu’ils commencent tout d’un coup. Ils peuvent brûler du bois ; moi je brûlerai de la poudre. Du reste, si j’étais un Indien attaché au poteau, je pourrais me vanter tout aussi bien qu’eux ; mais je suis blanc, tant par ma nature que par les dons que j’ai reçus du ciel, et j’aime mieux agir que de parler. Vous en avez dit assez, surtout pour un officier du roi, et si nous sommes tous brûlés, aucun de nous ne vous en voudra, à vous.

— Pathfinder, vous n’exposerez pas Mabel, la jolie Mabel Dunham à une semblable calamité.

— Mabel Dunham est à côté de son père blessé, et Dieu prendra soin de la sûreté d’une fille pieuse. Il ne tombera pas un cheveu de sa tête tant que j’aurai le bras et l’œil sûrs. Vous paraissiez croire à l’honneur des Mingos, vous, maître Muir, mais moi je n’ai en eux aucune confiance. Vous avez parmi vous un coquin de Tuscarora qui possède assez de malice et d’artifice pour perdre de réputation toute tribu à laquelle il se joint ; mais je crois que chez les Mingos il avait trouvé l’affaire déjà faite. En voilà assez ; maintenant que chaque parti fasse usage de ses moyens et des dons qu’il a reçus.

Pendant ce dialogue, Pathfinder s’était tenu à couvert, dans la crainte qu’une balle ne fût dirigée contre la meurtrière. Il fit signe à Cap de monter sur le toit afin d’être prêt au premier assaut. Bien que ce dernier eût fait grande diligence, il ne trouva pas moins de dix flèches enflammées dans le toit d’écorce. Aussitôt les airs se remplirent des cris et des hurlements des ennemis ; une décharge de mousquet suivit, et le choc des balles contre les troncs d’arbres avertit chacun que le siège était sérieusement commencé.

Ce bruit n’alarma ni Pathfinder, ni Cap, et Mabel était trop absorbée dans son affliction pour sentir aucun effroi ; elle avait d’ailleurs assez d’expérience pour apprécier les moyens de défense et leur importance. Quant à son père, ce bruit familier à ses oreilles le rappelait à la vie ; et dans un tel moment sa fille vit avec douleur que ses yeux éteints se ranimaient, et que le sang revenait colorer des joues qu’il avait abandonnées, tandis qu’il écoutait ce bruit de guerre. Mabel s’aperçut alors que la raison de son père commençait à s’égarer.

— Faites avancer les compagnies légères, — murmura-t-il, que les grenadiers chargent ! Osent-ils nous attaquer dans notre forteresse ? Pourquoi l’artillerie n’éclaircit-elle pas leurs rangs ?

Au moment même, on entendit le bruit retentissant d’un coup de canon et le craquement du mur de bois du fort ; une bombe déchira le bois, et tout le bâtiment trembla quand elle pénétra dans l’étage supérieur, Pathfinder y échappa presque miraculeusement ; mais au moment de l’explosion Mabel ne put retenir un cri d’effroi, car elle supposa que tout ce qui était au-dessus de sa tête, les hommes comme le bâtiment, avait péri. Pour augmenter l’horreur de ce moment, son père s’écria d’une voix tonnante : « Chargez ! »

— Mabel, — dit Pathfinder, qui mit sa tête à l’ouverture de la trappe, — voilà ce que font les Mingos, plus de bruit que de besogne. Les vagabonds ont l’obusier que nous avions pris aux Français et l’ont déchargé contre le fort. Mais heureusement ils ont employé la seule bombe qui fût en leur pouvoir, et ils ne peuvent recommencer pour le moment. Il y a quelque dégât là-haut ; mais personne n’est blessé ; votre oncle est toujours sur le toit. Quant à moi, j’ai soutenu le feu de trop de mousquets pour m’effrayer d’un obusier, surtout quand il est entre des mains indiennes.

Mabel murmura quelques remerciements et chercha à donner toute son attention à son père, dont les efforts pour se lever ne furent arrêtés que par sa faiblesse. Pendant les terribles instants qui suivirent, elle ne fut occupée que du soin du blessé, et elle entendait à peine les clameurs qui s’élevaient autour d’elle. Le tumulte était si grand que si ses pensées n’eussent pas été absorbées, elle en eût été probablement plutôt étourdie qu’alarmée.

Cap conservait un calme admirable, il avait un respect profond et toujours croissant pour le pouvoir des sauvages, et même pour la majesté de l’eau douce ; mais l’effroi que lui inspiraient les premiers venait plutôt de la crainte d’être scalpé et mis à la torture, que de celle de la mort. Or, comme il était sur le toit d’une maison, sinon sur le pont d’un navire, il n’y avait aucun danger d’abordage. Il allait et venait avec une aisance et une témérité que Pathfinder lui-même aurait condamnées s’il en avait été témoin. Au lieu de se tenir à couvert, suivant l’usage des Indiens pendant la guerre, on le voyait çà et là sur le toit, versant de l’eau à droite et à gauche, avec le sang-froid qu’il eût manifesté s’il eût été chargé d’orienter les voiles d’un vaisseau pendant un combat naval. C’était sa vue qui excitait des clameurs extraordinaires parmi les assaillants. N’ayant point l’habitude de voir leur ennemi aussi tranquille, ils le poursuivaient de leurs hurlements, comme une meute de chiens qui a un renard en vue. Mais il semblait posséder un charme magique, car quoique les balles sifflassent autour de sa tête et que ses vêtements fussent souvent percés, sa peau ne fut jamais entamée. Lorsque la bombe traversa la muraille, le vieux marin laissa tomber son baquet, agita son chapeau en l’air, et poussa trois hourras d’une voix retentissante ; il était encore occupé à cette héroïque bravade lorsque la bombe éclata. Ce fait caractéristique lui sauva probablement la vie, car depuis ce moment les Indiens cessèrent de tirer sur lui, et même de décocher des flèches enflammées sur le toit. Une même pensée frappa subitement leur esprit, et d’un commun accord ils décidèrent qu’Eau-salée était fou, et un des singuliers effets de la magnanimité des sauvages, est qu’ils ne lèvent jamais la main contre ceux qu’ils croient privés de raison.

La conduite de Pathfinder était bien différente ; chacune de ses actions était réglée par le plus exact calcul, résultat d’une longue expérience et d’habitudes réfléchies ; il avait soin de ne point présenter son corps dans la ligne des meurtrières, et le lieu qu’il avait choisi était éloigné de tout danger. Ce guide célèbre avait vu souvent ses espérances trompées. Il avait une fois été attaché au poteau, souffrant toutes les tortures et les cruautés que pouvait inventer le génie fertile des sauvages, sans jeter un cri, et l’on racontait tout le long de cette immense frontière, partout où les hommes habitaient et se battaient, des légendes sur ses exploits, son calme et son audace. Mais dans cette occasion ceux qui n’auraient connu ni son histoire, ni sa réputation, auraient pu croire que ce soin excessif de sa conversation prenait sa source dans un motif indigne de lui ; mais un tel juge n’aurait pas compris Pathfinder. Il songeait à Mabel et au sort de cette pauvre fille s’il était lui-même tué ou blessé. Ce souvenir augmentait plutôt son intelligence qu’il ne changeait sa prudence habituelle. Il était en effet si peu habitué à craindre, qu’il ne songeait jamais aux jugements qu’on pourrait porter sur sa conduite ; et tandis que, dans les moments de danger, il agissait avec la prudence du serpent, c’était aussi avec la simplicité d’un enfant.

Pendant les dix premières minutes de l’attaque, Pathfinder ne souleva pas un instant sa carabine, excepté lorsqu’il changeait de position ; car il savait bien que les balles de l’ennemi ne pouvaient faire impression sur les énormes troncs d’arbres qui formaient les murailles, et comme il avait assisté à la prise de l’obusier, il savait très-bien que les sauvages n’avaient pas d’autres bombes. Il n’existait donc aucune raison de craindre le feu des assaillants, à moins qu’une balle n’entrât par hasard par une meurtrière. Cet incident eut lieu une ou deux fois ; mais les balles entraient à un angle qui leur ôtait toute chance de blesser quand les Indiens tiraient près de la forteresse, et, s’ils s’éloignaient, il était à peine possible qu’une sur cent passât par les ouvertures. Mais lorsque Pathfinder entendit le bruit d’un mocassin et celui de branches sèches au pied du fort, il prévit que les sauvages allaient essayer de mettre le feu aux murailles. Alors il appela son compagnon qui était sur le toit, où toute apparence de danger avait cessé, et lui dit de se tenir prêt avec de l’eau, près d’une meurtrière qui se trouvait précisément au-dessus du point attaqué.

Un guerrier moins expérimenté que notre héros se fût pressé de réprimer cette dangereuse tentative, et eût usé prématurément de tous ses moyens ; il n’en fut pas ainsi de Pathfinder. Son but était non-seulement d’éteindre le feu qui lui causait peu d’effroi, mais de donner à l’ennemi une leçon qui lui profiterait pendant le reste de la nuit. Afin d’effectuer ce dernier dessein, il lui fut nécessaire d’attendre que la lumière de l’incendie projeté pût aider ses yeux, alors il était certain qu’un faible effort de son adresse serait suffisant. Les Iroquois eurent donc pleine liberté de réunir leurs broussailles sèches, de les amonceler contre le fort, d’y mettre le feu et de s’en éloigner, sans la moindre molestation. Tout ce que Pathfinder permit à Cap, ce fut de rouler un baril rempli d’eau près de la meurtrière, afin d’en faire usage au moment convenable. Dans son opinion, ce moment n’arriva que lorsque la flamme éclaira les buissons environnants. Alors son œil exercé aperçut la forme de deux ou trois sauvages tapis dans les buissons, et qui surveillaient les progrès des flammes avec cette indifférence d’hommes habitués à contempler les misères humaines avec apathie. C’est alors que Pathfinder parla.

— Êtes-vous prêt, l’ami Cap ? — demanda-t-il ; — la chaleur commence à pénétrer à travers les crevasses, et quoique ce bois n’ait pas la nature inflammable d’un homme d’un mauvais caractère, cependant il jettera feu et flamme si on le provoque un peu trop. Avez-vous le baril à votre portée ? Voyez si c’est bien là l’ouverture, afin que nous ne perdions pas d’eau.

— Tout est prêt ! — répondit Cap de la manière dont un marin répond à un ordre.

— Alors attendez le commandement. Ne soyez jamais impatient dans un moment critique, ni follement hardi dans une bataille ; attendez le commandement.

Tandis que Pathfinder donnait ces ordres, il faisait aussi ses préparatifs, car il jugeait qu’il était tant d’agir ; Tue-daim fut levé avec calme, ajusté et déchargé. Tout cela demanda à peu près une demi-minute ; lorsque la carabine fut replacée, le tireur appliqua son œil à l’ouverture.

— Il y a un reptile de moins, — murmura-t-il à voix basse. J’ai déjà vu ce vagabond quelque part, et je le connais pour être un démon sans pitié. Eh bien ! cet homme agissait suivant sa nature, et il a été récompensé suivant ses actions. Encore un coquin à bas, et le reste sera satisfait pour cette nuit. Lorsque le point du jour paraîtra, nous aurons peut-être de plus chaude besogne.

Pendant ce temps la carabine avait été rechargée et un second sauvage tomba. Cela suffit en effet, car, peu disposés à attendre une troisième preuve d’adresse de la même main, tous les sauvages couchés dans les buissons autour du fort, ignorant ceux qui étaient exposés à la vue et ceux qui ne l’étaient pas, s’élancèrent hors de leur couvert et se sauvèrent de côté et d’autre pour se mettre en sûreté.

— Maintenant versez votre eau, maître Cap, — dit Pathfinder. — J’ai mis ma marque sur les coquins et nous n’aurons pas davantage de feu cette nuit.

— Gare l’eau ! — s’écria Cap en vidant le baril avec un soin qui éteignit tout d’un coup et complètement les flammes.

Ainsi se termina cette singulière attaque, et le reste de la nuit s’écoula en paix. Pathfinder et Cap veillèrent alternativement. Mais ni l’un ni l’autre ne dormit. Le sommeil leur était à peine nécessaire, car tous deux étaient habitués à des veilles prolongées, et il y avait des temps et des saisons où le premier paraissait insensible aux exigences de la soif et de la faim, et inaccessible à la fatigue.

Mabel veillait toujours près de son père, et commençait à sentir combien notre bonheur dans ce monde dépend de biens purement imaginaires. Jusque-là elle avait vécu sans père, et ses relations avec l’auteur de ses jours avaient été plutôt idéales que positives, mais aujourd’hui qu’elle allait le perdre, elle pensait que le monde serait un désert après sa mort, et qu’il ne lui serait plus possible de connaître le bonheur.