Le Lac Ontario/28

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 17p. 436-449).

CHAPITRE XXVIII.


« Terrain stérile, sur lequel le courroux de l’hiver s’est appesanti, tu es devenu un miroir pour me montrer dans quel état je me trouve. Le printemps te couvrit autrefois de fleurs fraiches, l’été ensuite te rendit fier en t’ornant de narcisses, et maintenant l’hiver est arrivé avec toutes ses rigueurs, et il a souillé le manteau dont tu te couvrais. »
Spenser.

Quoique le soldat sur le champ de bataille puisse voir le danger et même la mort avec indifférence ; lorsque l’heure est différée, et qu’elle sonne dans un moment plus paisible, elle amène souvent avec elle le cortége ordinaire des graves réflexions, des regrets du passé et des craintes de l’avenir. Plus d’un homme meurt avec une expression héroïque sur les lèvres, tandis que le doute et l’inquiétude pèsent sur son cœur ; car, quelle que soit la variété de nos croyances, qu’elles s’appuient sur la médiation du Christ, sur les dogmes de Mahomet, ou sur les allégories ingénieuses de l’Orient, il est une conviction commune à tous les hommes, que la mort n’est qu’un passage entre ce monde et un état d’existence plus élevé. Le sergent Dunham était brave, mais il partait pour une contrée où le courage lui serait inutile ; et à mesure qu’il sentait la vie lui échapper peu à peu, ses pensées et ses sentiments prenaient la direction naturelle. S’il est vrai que la mort soit le grand niveleur, elle ne mérite jamais mieux ce nom que lorsqu’elle réduit sous le même point de vue toutes les vanités de la terre.

Pathfinder, quoique ayant des habitudes et des opinions assez singulières, était toujours pensif, et disposé à voir ce qui l’entourait avec une teinte de philosophie, et à en tirer des conclusions sérieuses. La scène qui se passait dans le fort ne pouvait donc éveiller en lui aucune sensation nouvelle. Il n’en était pas ainsi de Cap : inculte, entêté, dogmatique et violent, le vieux marin était peu accoutumé à considérer la mort même avec la gravité que son importance réclame ; et malgré tout ce qui s’était passé, et son affection réelle pour son beau-frère, il entra dans la chambre du mourant sous l’influence de cette insensibilité insouciante, fruit d’un long séjour dans une école ou l’on reçoit tant de leçons des plus sublimes vérités, mais où elles sont, en général, prodiguées à des écoliers peu disposés à en profiter.

Ce fut en commençant la narration des faits qui avaient causé la mort de Muir et d’Arrowhead, que Cap montra d’abord qu’il n’entrait pas aussi complètement que ceux qui l’entouraient dans la solennité du moment. — Tous deux ont levé l’ancre en un instant, frère Dunham, — dit-il en finissant ; et vous avez la consolation de savoir que d’autres vous ont précédé dans le grand voyage, et des hommes que vous n’avez pas de motifs très-particuliers pour aimer, ce qui, si j’étais à votre place, serait pour moi une source de grande satisfaction. Ma mère m’a toujours dit, maître Pathfinder, qu’il ne fallait pas attendrir l’âme des mourants, mais au contraire la fortifier par tous les moyens possibles ; et cette nouvelle donnera à notre pauvre camarade un grand soulagement s’il sent à l’égard de ces sauvages ce que je sens moi-même.

À ces mots, Rosée-de Juin se leva et sortit du fort sans qu’on entendît le bruit de ses pas. Dunham écoutait avec un visage sans expression, car les liens qui l’attachaient à la vie étaient déjà si relâchés qu’il avait réellement oublié Arrowhead, et se souciait fort peu de Muir ; mais il demanda Eau-douce d’une voix faible. Le jeune homme, averti aussitôt, ne tarda pas à paraître. Le sergent le regarda avec affection, et on lisait dans ses yeux le regret des soupçons injustes qu’il avait conçus contre lui. Le fort était alors occupé par Pathfinder, Cap, Mabel, Jasper et le mourant. À l’exception de sa fille, tous étaient debout autour du lit du sergent en attendant son dernier soupir. Mabel agenouillée près de lui, tantôt passait sur son front une main couverte d’une sueur froide, tantôt humectait les lèvres brûlantes de son père.

— Votre position sera bientôt la nôtre, sergent, dit Pathfinder qui avait vu trop souvent les approches et les victoires de la mort pour être troublé, mais qui sentait combien elle était différente à contempler au milieu de l’ardeur du combat, ou dans la tranquillité du cercle domestique, et je ne mets pas en doute que nous ne nous rencontrions plus tard. Arrowhead est parti, il est vrai, mais il n’a pas suivi la route d’un Indien juste. Vous ne le verrez plus, car son sentier ne peut être le vôtre ; la raison s’oppose à ce qu’on puisse le croire en ce qui le concerne, et c’est aussi ce que je pense à l’égard du lieutenant Muir. Vous avez rempli votre devoir dans cette vie, et lorsqu’un homme se rend ce témoignage, il peut partir pour le plus long voyage avec un cœur tranquille et un pied agile.

— Je l’espère ainsi, mon ami ; j’ai tâché de faire mon devoir.

— Oui, oui, — dit Cap, — l’intention est la moitié du combat ; et quoique vous eussiez mieux fait de mettre en panne au large et d’envoyer un canot pour voir comment les choses se passaient sur terre, ce qui aurait pu donner une tournure différente à l’affaire, nul ne doute ici que vous n’ayez eu dessein de faire pour le mieux, et je pense qu’il en est de même partout ailleurs, d’après ce que j ai vu de ce monde et lu de l’autre.

— Oui, c’est vrai, j’ai eu dessein de faire pour le mieux.

— Mon père ! Ô mon bien-aimé père !

— Magnet est abattue par ce coup, maître Pathfinder ; elle ne peut rien dire ni rien faire pour soutenir son père au milieu des écueils ; nous n’en devons faire que plus d’efforts pour l’aider dans cette passe.

— Avez-vous parlé, Mabel ? — demanda Dunbam en tournant les yeux vers sa fille, car il était déjà trop faible pour tourner son corps.

— Oui, mon père ; ne comptez sur rien de ce que vous avez fait vous-même pour être sauvé ; confiez-vous entièrement dans la divine médiation du fils de Dieu !

— Le chapelain nous a dit quelque chose de semblable, frère Cap ; la chère enfant peut avoir raison.

— Oui, oui, il n’y a pas de doute, c’est la bonne doctrine. Dieu sera notre juge ; c’est lui qui garde le livre de loch de toutes nos actions ; il les dévoilera toutes au dernier jour, et dira alors qui a bien ou mal fait. Je crois que Mabel a raison ; mais alors vous n’avez pas besoin d’être inquiet, le compte est fidèlement tenu.

— Mon oncle ! mon cher père ! c’est une vaine illusion ! Ah ! mettez toute votre confiance dans la médiation de notre saint Rédempteur ! N’avez-vous pas senti souvent votre propre insuffisance pour l’accomplissement de vos propres désirs dans les choses les plus ordinaires ? Comment pouvez-vous vous croire capable de rendre, par vos propres forces, une nature pécheresse et fragile digne de paraître en présence de la pureté parfaite ? Il n’y a d’espoir pour personne que dans la médiation du Christ !

— C’est ce que les frères moraves avaient coutume de nous dire, — dit Pathfinder tout bas à Cap ; — soyez-en sûr, Mabel a raison.

— Raison quant au fond, ami Pathfinder ; mais tort quant à la forme. J’ai peur que l’enfant ne laisse aller le sergent à la dérive, au moment même où nous l’avions en pleine eau et dans la partie la plus sûre du canal.

— Laissez faire Mabel ; elle en sait plus qu’aucun de nous, et elle ne peut faire aucun mal.

— J’ai déjà entendu cela, — répondit enfin Dunham. — Ah ! Mabel, il est étrange qu’un père s’appuie sur son enfant, dans un moment comme celui-ci.

— Mettez votre confiance en Dieu, mon père ; invoquez son divin Fils, priez-le, implorez l’appui de sa main toute-puissante.

— Je ne suis pas accoutumé à prier ; mon frère, Pathfinder, Jasper, pouvez-vous me suggérer les paroles ?

Cap savait à peine ce que signifiait le mot prière, et il n’eut rien à répondre. Pathfinder priait tous les jours, sinon à toutes heures, mais c’était intérieurement, c’était dans la simplicité de son cœur et sans le secours d’aucune parole. Il fut réduit au silence aussi bien que le vieux marin. Quant à Jasper Eau-douce, quoiqu’il eût entrepris avec joie de soulever une montagne pour soulager Mabel, ce qu’on lui demandait excédait son pouvoir, et il se retira avec l’espèce de honte que les êtres jeunes et vigoureux sont portés à ressentir quand on les appelle à faire ce qui les force à un aveu tacite de leur faiblesse réelle et de leur dépendance d’un pouvoir supérieur.

— Mon père, — dit Mabel essayant ses yeux, et s’efforçant de calmer l’émotion qui la faisait pâlir et trembler, — je prierai avec vous, pour vous, pour moi-même, pour nous tous ; la voix la plus faible et la plus humble ne s’élève jamais sans être entendue.

Il y avait quelque chose de sublime aussi bien que de touchant dans cet acte de piété filiale. Le calme et cependant la ferveur avec laquelle cette jeune fille se prépara à remplir ce pieux devoir, l’abnégation d’elle-même qui lui faisait oublier la timide réserve de son sexe, pour soutenir son père dans ce moment d’épreuve, l’élévation d’âme qui lui faisait diriger toutes ses facultés vers le but solennel qu’elle se proposait avec le dévouement et la supériorité d’une femme lorsque ses affections l’exigent, et la sainte résignation qui réprimait sa douleur, la rendirent en ce moment l’objet du respect et de la vénération de ceux qui l’entouraient.

Mabel avait reçu une éducation religieuse et raisonnable, également exempte d’exagération et de présomption. Sa confiance en Dieu était pleine de calme et d’espérance, en même temps quelle était de la nature la plus humble et la plus soumise. Elle avait été habituée dès l’enfance à prier, se conformant au divin précepte du Christ lui-même, qui ordonne à ses disciples de s’abstenir de vaines répétitions, et qui a laissé une prière sans égale par sa sublimité et sa précision, comme pour condamner expressément le penchant de l’homme à offrir ses pensées décousues et errantes comme l’holocauste le plus agréable à la Divinité. La secte à laquelle elle appartenait a fourni quelques-uns des plus beaux modèles qu’on puisse citer pour soutenir et guider l’esprit humain dans ses rapports avec le ciel. Accoutumée à ce mode de prière publique et même privée, l’âme de notre héroïne s’était naturellement portée vers les pensées élevées ; l’étude avait perfectionné la pratique et donnait à son langage une élévation qui n’excluait pas l’élégance. En un mot, Mabel était sous ce rapport un exemple de la facilité avec laquelle s’acquièrent la convenance des idées, la justesse de l’expression et la bienséance du maintien pour ceux mêmes qu’on pourrait supposer n’être pas susceptibles de recevoir de vives impressions de ce genre. Lorsqu’elle s’agenouilla près du lit de son père, son attitude respectueuse et son air de recueillement préparaient déjà les assistants au pieux devoir qu’elle allait remplir ; et quand les sentiments de son cœur s’exprimèrent par des paroles, et que la mémoire vint à leur secours, les prières et les louanges qui s’échappaient de ses lèvres avaient un caractère qu’un chœur d’anges n’eût pas désavoué. Bien que les mots n’en fussent pas servilement commentés, les expressions empreintes de la dignité simple de la liturgie à laquelle elle était habituée, étaient probablement aussi dignes de l’être à qui elles s’adressaient qu’aucune de celles que l’intelligence humaine peut lui offrir. Elles produisirent tout leur effet sur les auditeurs, car il est à remarquer qu’en dépit des effets pernicieux qu’entraîne une longue habitude du mauvais goût, le beau et le sublime sont si intimement alliés à la nature qu’ils trouvent en général un écho dans tous les cœurs.

Mais quand notre héroïne aborda la situation de son père, elle devint encore plus persuasive, parce qu’elle y mettait encore plus de ferveur et de naturel. Sa diction fut aussi pure, mais elle était soutenue par la simple puissance de l’amour, et ses paroles, échauffées par un saint zèle, s’élevaient presque à la hauteur de l’éloquence. Nous pourrions rapporter quelques-unes de ses expressions, s’il ne nous semblait peu convenable de soumettre des sujets si sacrés à une analyse trop familière.

L’effet de cette scène singulière et solennelle ne fut pas le même sur les différents individus qui en étaient témoins. Dunham lui-même fut bientôt absorbé par le sujet de la prière, et il sentit une sensation analogue à celle que pourrait éprouvé un homme qui, chargé d’un lourd fardeau et chancelant au bord d’un précipice, sentirait tout-à-coup le poids s’alléger, et le verrait passer sur des épaules plus capables de le soutenir. Cap était à la fois surpris et stupéfait, bien que l’impression ne fût en lui ni très-profonde ni très-durable. Il s’étonnait un peu de ses propres sensations, et ne savait pas si elles étaient aussi mâles et aussi héroïques qu’elles devaient l’être ; mais il sentait trop bien l’influence de la vérité, de l’humanité de la soumission religieuse et de la dépendance des hommes pour penser à faire entendre quelque objection mal digérée. Jasper, à genoux en face de Mabel, le visage caché, suivait ses paroles avec un désir ardent d’unir sa prière à la sienne, quoiqu’on pût mettre en doute si ses pensées n’étaient pas plus occupées des doux accents de la suppliante que de l’objet de la demande.

L’impression produite sur Pathfinder était frappante et visible ; il se tenait debout aussi en face de Mabel, et l’expression de ses traits trahissait, comme à l’ordinaire, les mouvements de son âme ; il s’appuyait sur sa carabine, et ses doigts nerveux en pressaient parfois le canon avec une force sous laquelle l’acier semblait fléchir ; deux ou trois fois, lorsque le langage de Mabel s’identifiait avec sa pensée, il leva les yeux ; comme s’il se fût attendu à voir des preuves visibles de la présence de l’être redouté qu’elle invoquait, puis ses sentiments se reportaient encore sur la belle créature qui semblait exhaler son âme entière, dans une fervente mais douce prière en faveur d’un père mourant ; les joues de Mabel avaient cessé d’être pâles ; un saint enthousiasme les colorait, et ses yeux bleus, frappés par la lumière, la faisaient ressembler à une tête du Guide ; dans ces instants le pur et profond attachement de Pathfinder brillait sur ses traits ingénus, et le regard qu’il fixait sur notre héroïne était celui que le père le plus tendre peut jeter sur l’enfant de son amour.

Lorsque Mabel cessant de prier se cacha le visage sur le lit de son père, il posa doucement les mains sur sa tête :

— Sois bénie, chère enfant, sois bénie ! murmurait-il ; c’est une véritable consolation, que ne puis-je prier !

— Mon père, vous savez la prière du Sauveur, vous me l’avez apprise vous-même quand j’étais enfant.

Un sourire brilla sur la figure du sergent, car il se rappela qu’il avait au moins rempli cette portion des devoirs d’un père, et ce souvenir lui donna une satisfaction inexprimable en ce moment solennel. Il garda alors le silence plusieurs minutes, et tous les assistants crurent qu’il communiquait avec Dieu.

— Mabel, mon enfant ! — dit-il enfin d’une voix qui semblait se ranimer, — Mabel, je vous quitte. — L’âme paraissant toujours, dans ce terrible et dernier passage, considérer le corps comme rien ; — je vous quitte, mon enfant ; votre main, où est-elle ?

— Ici, mon père, les voici toutes deux, oh ! pressez-les toutes deux !

— Pathfinder, — ajouta le sergent, en tâtant sur l’autre côté du lit où Jasper était encore à genoux, et prenant par erreur une des mains du jeune homme, — prenez-la ; je vous laisse comme son père, comme ce qu’il vous plaira à l’un et à l’autre. Je vous bénis, je vous bénis tous deux !

Nul ne voulut, dans cet instant redoutable, avertir le sergent de sa méprise, et il mourut une ou deux minutes après en tenant les mains de Mabel et de Jasper entre les siennes. Notre héroïne l’ignora jusqu’au moment où une exclamation de Cap lui apprit la mort de son père. Relevant alors la tête, elle vit les yeux de Jasper fixés sur elle, et elle sentit le pression de sa main brûlante ; mais un seul sentiment dominait en cet instant, et Mabel se retira pour pleurer, sachant à peine ce qui était arrivé. Pathfinder prit le bras d’Eau-douce et sortit du fort.

Les deux amis passèrent près du feu, traversèrent la clairière et arrivèrent près de la côte opposée de l’île sans avoir rompu le silence ; là ils s’arrêtèrent et Pathfinder parla.

— Tout est fini, Jasper, — dit-il, — tout est fini ; hélas ! le pauvre sergent Dunham a terminé son voyage, et par la main d’un reptile de Mingo ! Nous ne savons jamais ce qui doit nous arriver, et un sort semblable nous attend peut-être vous ou moi aujourd’hui ou demain.

— Et Mabel ! que va devenir Mabel, Pathfinder ?

— Vous avez entendu les dernières paroles du sergent, il m’a confié son enfant, Jasper ; c’est un dépôt solennel, oui, très solennel.

— C’est un dépôt, Pathfinder, dont tout homme vous déchargerait avec joie, — reprit le jeune marin avec un sourire amer.

— J’ai souvent pensé qu’il était tombé en de mauvaises mains. Je n’ai pas d’amour-propre, Jasper, je n’en ai pas ; je ne crois pas en avoir ; mais si Mabel Dunham veut me pardonner mon ignorance et toutes mes imperfections, j’aurais tort de m’y opposer, par suite de la certitude que je puis avoir moi-même de mon peu de mérite.

— Nul ne vous blâmera, Pathfinder, d’épouser Mabel Dumham ; ce serait comme si l’on vous reprochait d’emporter dans votre sein un joyau précieux qu’un ami vous aurait librement donné.

— Pensez-vous qu’on blâme Mabel, mon garçon ? J’ai eu aussi des inquiétudes à ce sujet, car tout le monde n’est pas disposé à me voir des mêmes yeux que vous et la famille du sergent. — Jasper Eau-douce tressaillit, comme un homme frappé d’une douleur subite, mais il reprit aussitôt son empire sur lui-même. — Les hommes, — continua le guide, — sont envieux et d’un mauvais naturel surtout dans les garnisons et aux environs ; j’ai quelquefois désiré, Jasper, que Mabel eût de l’affection pour vous ; oui, et que vous en eussiez pour elle, car il m’a semblé souvent, qu’après tout, un jeune homme comme vous pouvait la rendre plus heureuse que je ne le puis.

— Ne parlons pas de cela, Pathfinder, — s’écria Jasper d’un ton brusque et impatient, — vous serez le mari de Mabel, et il n’est pas juste de supposer qu’un autre puisse l’être. Quant à moi, je veux consulter maître Cap, et tâcher de devenir un homme, en voyant ce qu’on peut faire sur l’eau salée.

— Vous, Jasper Western ! vous, quitter les lacs, les forêts, la frontière ! et cela pour aller dans les villes et dans les établissements qui dévastent nos bois, et pour trouver une légère différence dans le goût de l’eau ! n’avons-nous pas les lacs salés, si le sel vous est nécessaire ? et l’homme ne doit-il pas être content de ce qui satisfait les autres créatures de Dieu ? Je comptais sur vous, Jasper, — oui, j’y comptais, — je pensais qu’à présent que Mabel et moi nous avons l’intention d’habiter une hutte qui nous appartienne, vous pourriez quelque jour être tenté de choisir aussi une compagne et de venir vous établir dans notre voisinage. Il y a, à environ 50 milles à l’ouest d’Oswego, un joli site, où j’ai dessein d’établir notre résidence ; il s’y trouve à environ dix milles de ce côté un excellent petit port, où vous pourriez aller et venir avec le cutter à vos instants de loisir ; je me suis même figuré vous et votre femme en possession d’une de ces places, et Mabel et moi en possession de l’autre. Nous ne serions éloignés l’un de l’autre que d’une partie de chasse, et si Dieu a jamais voulu qu’une de ses créatures fût heureuse sur la terre, aucune ne pourrait l’être plus que nous quatre.

— Vous oubliez, mon ami, — répondit Jasper, prenant la main du guide et s’efforça ut de sourire, — que je n’ai pas de quatrième personne à aimer, et je doute fort que j’aime jamais personne autant que vous et Mabel.

— Je vous remercie, mon garçon, je vous remercie de tout mon cœur ; mais ce que vous appelez aimer Mabel, est seulement de l’amitié, et c’est une chose très-différente de ce que je sens ; à présent, au lieu de dormir aussi profondément que la nature à minuit, ainsi que j’avais coutume de le faire, je rêve toute la nuit de Mabel Dunham ; les jeunes daims folâtrent autour de moi, et si je prends Tue-daim pour en abattre un, ils se retournent et il me semble leur voir à tous les doux traits de Mabel ; et ils sourient en me regardant, comme s’ils voulaient me dire : Tuez-moi si vous l’osez ! Puis j’entends sa douce voix se mêler aux chants des oiseaux ; et pas plus tard que la dernière nuit, il me semblait en imagination que je sautais par-dessus la cataracte du Niagara, tenant Mabel dans mes bras plutôt que de m’en séparer. Les plus cruels moments que j’aie jamais connus, sont ceux où le diable ou quelque sorcier de Mingo me mettent dans la tête en rêvant que Mabel est perdue pour moi par quelque malheur inexplicable, ou par changement ou par violence.

— Ô Pathfinder ! si cela vous semble si cruel en songe, que doit donc éprouver celui qui en sent la réalité, et qui sait que tout est vrai, oui, si vrai qu’il n’a plus d’espérance et qu’il ne lui reste que le désespoir !

Jasper laissa échapper ces mots, comme un vase, soudainement brisé, laisse couler le fluide qu’il contient. Ils furent prononcés involontairement, presque à son insu, mais avec un accent de vérité et de sensibilité qui ne laissait pas le moindre doute sur leur sincérité profonde. Pathfinder tressaillit et considéra son ami une minute, avec l’air d’un homme troublé jusqu’au fond de l’âme, il l’était en effet, car en dépit de toute sa simplicité, la vérité s’était montrée à lui. Chacun sait avec quelle promptitude les preuves se présentent dès que l’esprit est sur la voie d’un fait jusqu’alors inconnu, et avec quelle rapidité mille souvenirs viennent à l’appui du premier soupçon. Notre héros était naturellement si confiant, si juste et si dispose à croire que ses amis lui souhaitaient le même bonheur qu’il leur désirait lui-même, que jamais avant ce malheureux instant, il n’avait eu le plus léger soupçon de l’affection de Jasper pour Mabel ; mais il connaissait trop bien maintenant les émotions qui caractérisent la passion, et l’élan des sentiments de son compagnon avait été trop violent et trop naturel pour lui laisser le moindre doute à ce sujet. Ce changement d’opinion lui fit d’abord éprouver la sensation d’une humilité profonde et d’une douleur excessive ; il se rappela la jeunesse de Jasper, les agréments de sa personne, et toutes les raisons qui rendaient probable qu’un tel prétendant serait plus agréable à Mabel qu’il ne pouvait l’être lui-même. La noble rectitude d’esprit qu’il possédait à un si haut degré reprit alors son pouvoir ; elle fut soutenue par la sévérité avec laquelle il se jugeait lui-même, et par cette déférence habituelle pour les droits et les sentiments des autres qui paraissait identifiée avec sa nature. Prenant le bras de Jasper, il le conduisit à un tronc d’arbre, sur lequel il le força de s’asseoir en employant l’argument irrésistible de ses muscles de fer, puis il s’assit auprès près de lui.

Au moment où ses sentiments s’étaient trahis, Eau-douce avait été à la fois honteux et alarmé de leur violence. Il aurait donné tout ce qu’il possédait au monde pour plonger dans le néant les trois minutes qui venaient de s’ébouler, mais il était trop franc par caractère, trop habitué à parler sincèrement à son ami, pour avoir un seul instant la pensée de le tromper ou de se refuser à l’explication que celui-ci se préparait à lui demander. Quoique tremblant à l’idée de ce qui allait se passer, la possibilité d’un subterfuge ne s’offrit pas à sa pensée.

— Jasper, — dit Pathfinder avec un accent dont la solennité fit vibrer tout les nerfs de son compagnon, — cela m’a surpris ! Vous avez pour Mabel un sentiment plus tendre que je ne le pensais ; et si ma vanité et mes désirs ne m’ont pas cruellement trompé, je vous plains, mon garçon, je vous plains de toute mon âme ! Oui, je sens combien est à plaindre celui qui a donné son cœur à une créature telle que Mabel, s’il n’a pas l’espoir d’être pour elle ce qu’elle est pour lui. La chose doit être éclaircie, Eau-douce, comme disent les Delawares, jusqu’à ce qu’il ne reste pas un nuage entre nous.

— Quel besoin peut-il y avoir d’éclaircissements, Pathfinder ? J’aime Mabel Duuham, et Mabel Dunham ne m’aime pas ; elle vous préfère pour mari ; et ce que j’ai de mieux à faire est de m’en aller sur l’eau salée, et d’essayer de vous oublier tous deux.

— M’oublier, Jasper ! — ce serait une punition que je ne mérite pas. Mais comment savez-vous que Mabel me préfère ? — comment pouvez-vous le savoir ? cela me semble impossible !

— Ne doit-elle pas se marier avec vous, et Mabel voudrait-elle épouser un homme qu’elle n’aimerait pas ?

— Elle a été fortement pressée par le sergent, et une fille soumise peut avoir trouvé difficile de résister aux désirs d’un père mourant. Avez-vous jamais dit à Mabel que vous la préfériez à toute autre, Jasper, que vous aviez conçu pour elle ce sentiment ?

— Jamais, Pathfinder ! Je n’aurais pas voulu vous faire cette injure.

— Je vous crois, mon garçon, je vous crois ; et je pense que vous avez à présent l’intention d’aller sur l’eau salée et de laisser ce secret mourir avec vous. Mais cela ne doit pas être : Mabel saura tout, et elle fera sa volonté ; si mon cœur se brise dans l’épreuve, il se brisera. Nulles paroles à ce sujet n’ont donc été échangées entre vous et elle, Jasper ?

— Rien de positif, rien de direct. Cependant je vous avouerai toutes mes folies, Pathfinder, je ne veux avoir rien de caché pour un ami aussi généreux que vous l’êtes ; puis tout sera fini. Vous savez comment les jeunes gens s’entendent ou croient s’entendre, sans jamais se parler ouvertement, et comment ils parviennent à connaître leurs pensées, ou à croire les connaître, par une foule de petits moyens.

— Non, Jasper, je ne sais rien de cela, — répondit franchement le guide ; car, pour dire la vérité, ses avances n’avaient été accueillies par aucun de ces encouragements, témoignages muets de la sympathie unie à la passion. — Je ne sais rien de tout cela, Jasper. Mabel m’a toujours traité avec affection, et m’a dit ce qu’elle avait à me dire aussi clairement que possible.

— Vous avez eu le plaisir de lui entendre dire qu’elle vous aimait, Pathtinder ?

— Non, Jasper, pas précisément ; elle m’a dit que nous ne pouvions, que nous ne devions jamais nous marier ; qu’elle n’était pas assez bonne pour moi, quoique en ajoutant qu’elle m’honorait et me respectait. Mais le sergent me disait que les choses se passaient toujours ainsi avec les jeunes filles timides, que sa mère avait agi et parlé de même avant elle, et que je devais être satisfait si elle consentait à m’épouser de quelque manière que ce fût ; je l’ai cru et j’ai pensé que tout allait bien ; oui, je l’ai pensé.

Nous serions historien infidèle si nous ne disions pas que, malgré toute son amitié pour l’heureux amant, malgré les vœux sincères qu’il formait pour son bonheur, Jasper sentit son cœur bondir avec un sentiment inexprimable de plaisir en entendant Pathfinder parler ainsi. Ce n’est pas que la moindre espérance se rattacha à cette circonstance, mais il était doux à l’avarice jalouse d’un amour sans bornes d’apprendre ainsi que nul n’avait entendu le tendre aveu qui lui était refusé.

— Dites-moi encore quelque chose de cette façon de parler sans le secours de la langue, — continua Pathfinder dont la physionomie devenait grave, et qui maintenant questionnait son compagnon avec l’air d’un homme qui prévoit que la réponse pourra l’affliger ; — j’ai conversé aussi de cette manière avec Chingashgook et son fils Uncas, avant la mort de ce dernier ; mais je ne me doutais pas que les jeunes filles pratiquassent cet art, et Mabel Dunham moins que toute autre.

— Ce n’est rien, Pathfinder. Je parle seulement d’un regard, d’un sourire, d’un coup d’œil, ou d’un léger tremblement de la main ou du bras lorsque la jeune fille a eu l’occasion de s’approcher de moi, et parce que j’ai été assez faible pour trembler au souffle même de Mabel, ou au seul frôlement de sa robe, ma folie m’a trompé. Je n’ai jamais parlé ouvertement à Mabel, et maintenant il est inutile de le faire, puisqu’il est évident que je n’ai aucun espoir.

— Jasper ; — répondit Pathfinder simplement, mais avec une dignité qui interdisait pour le moment toute observation, nous allons nous occuper des funérailles du sergent et des préparatifs de notre départ ; il sera temps ensuite de nous entretenir plus au long de la fille du sergent. Cette affaire doit être examinée, car le père m’a confié son enfant.

Jasper ne fut pas fâché de laisser ce sujet, et les deux amis se séparèrent pour s’acquitter chacun des devoirs relatifs à leur position et à leurs habitudes.

Tous les morts furent enterrés dans l’après-midi ; la tombe du sergent Dunbam, placée au centre de la clairière, était ombragée par un orme d’une hauteur remarquable. Mabel pleura amèrement pendant la cérémonie, et ses larmes lui procurèrent quelque soulagement. La nuit se passa tranquillement, ainsi que le jour suivant. Jasper ayant déclaré que la brise était trop forte pour s’aventurer sur le lac, le même motif empêcha le capitaine Sanglier de quitter l’île avant le matin du troisième jour qui suivit la mort de Dunham ; le temps étant devenu plus calme et le vent Illustration favorable, il partit alors, après avoir pris congé de Pathfinder de l’air d’un homme qui croit voir pour la dernière fois un être distingué avec lequel il a eu des relations passagères. Tous deux se séparèrent en paraissant s’estimer mutuellement, tandis que chacun d’eux sentait que l’autre était pour lui une énigme.