Le Lac de Trasimène

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Le Lac de Trasimène
Revue des Deux Mondes5e période, tome 44 (p. 351-374).
LE LAC DE TRASIMÈNE

C’est par myriades que les touristes d’outre-monts envahissent l’heureuse Italie, entre novembre et mai. Les trains qui font le parcours de Florence à Rome, bondés de voyageurs, défilent sans se lasser devant Castiglione del Lago. Personne ne s’y arrête. Quelques curieux, attirés par la réputation de Pérouse et d’Assise, se détournent du chemin battu. Une demi-heure durant, la locomotive qui les entraîne s’attarde le long d’une nappe unie ou moutonneuse, bleue, verte, grise ou blanche selon la saison et l’humeur du temps. L’impeccable Baedeker est là pour leur apprendre, s’ils l’ignorent, qu’ils côtoient le lac de Trasimène. Ce grand nom, prononcé à l’improviste, fait battre le cœur de tous ceux qui ont quelque teinture de lettres. La figure d’Hannibal se dresse devant eux, impressionnante et énigmatique. Les plus cultivés évoquent les épisodes de l’antique tragédie, le clair récit de Polybe, la description éblouissante de Tite-Live, les alexandrins de Silius, les strophes de lord Byron…

L’histoire du monde présente à nos regards un fond monochrome sur lequel se détachent quelques points lumineux. L’époque des guerres puniques brille entre toutes les autres d’un éclat qui ne diminuera pas. Rien de ce qui s’y rattache ne nous laisse insensibles. Pourquoi ? D’abord, parce que des hommes singuliers, Caton le Censeur, Fabius Maximus, Scipion, Hannibal entrent en scène. Ensuite et surtout, parce que de l’issue de la lutte engagée dépendait la destinée de l’univers.

La question n’était pas de savoir qui l’emporterait de Rome ou de Carthage. Ce qui était en jeu, c’était la suprématie d’une race, d’une civilisation : d’un côté, l’Italie latine, étrusque et grecque ; de l’autre, l’Afrique sémitique et mélanienne. C’était un conflit qui rappelait la guerre de Troie, un choc semblable à celui qui amena l’écrasement des Huns à Châlons et des Sarrasins à Poitiers, un duel comme le monde en verra demain ou après-demain entre les blancs, fils et neveux de la vieille Europe, et les jaunes de l’Extrême-Orient. Pareilles collisions, où le destin décide en dernier ressort, méritent de trouver des Homère pour chantres.

Si les dieux s’étaient prononcés en faveur de Carthage, la civilisation prenait en Occident une direction inconnue. Les Phéniciens dominaient sans conteste la Méditerranée, assujettissaient ses îles et ses côtes, fondaient partout des colonies, régnaient souverainement sur cette région privilégiée qui fut pendant une longue suite de siècles le centre et comme le cœur du monde. Voilà pourquoi le nom de Trasimène, — une des principales étapes de la marche victorieuse du Carthaginois, — est familier à tous ceux qui ont reçu une éducation classique. Ne sommes-nous pas, en effet, les fils de la culture romaine, latins, celtes, bretons, Scandinaves, germains et slaves, que nous habitions l’ancien ou le nouveau continent, Paris, New-York ou Sydney ?

Bien d’autres souvenirs se rattachent au Trasimène. Le moyen âge n’a pas moins généreusement contribué que l’antiquité à enrichir ses annales. Il a ses légendes païennes et mystiques. Il a ses îles, les villages qui se regardent dans ses eaux, des coteaux ombragés, des montagnes violettes à l’horizon, une esthétique spéciale digne de solliciter l’admiration des âmes artistes et le talent des peintres. Qu’il me soit permis d’errer sur ses bords et de m’attarder sur son onde, afin de pouvoir confier à ceux qui le dédaignent les raisons qu’ils auraient de le visiter.


I

Le lac de Trasimène est situé en territoire ombrien, sur les confins de la Toscane. Son niveau s’élève à 258 mètres au-dessus du niveau des deux mers. Il mesure 59 kilomètres de tour. Trois îles : la Polvese, la Maggiore et la Minore, surgissent de son sein, semblables à des corbeilles d’émeraude sur une nappe azurée.

C’est un lac ouvert. Des montagnes ou, si l’on veut, de hautes collines l’entourer ! Je trois côtés et le dominent sans l’écraser. Elles semblent s’incliner à son approche et meurent avant de l’atteindre. Leur courbe gracieuse s’allonge dans la direction du Sud où l’on découvre une suite de cônes qui s’étagent à l’horizon. Vers le couchant, le lac confine à la Val di Chiana, plaine immense, jadis marécageuse, fertile en fièvres, habitée par une population chétive et fataliste que Dante a chantée, région assainie maintenant, riche, prospère, heureuse.

Dans son poème De bello panico secundo, Silius Italicus nous dit d’où le lac tire son nom :

« Trasimène avait pour père Tyrrhène. Ce Lydien, l’honneur du Tmolus, élevait son fils pour de plus grandes choses. Mais la nymphe Agylle s’enflammant d’amour pour le jeune homme dont la beauté ne le cédait pas à celle des dieux, oublia toute retenue et, saisissant Trasimène, elle l’entraîna dans les ondes. Celui-ci se déroba tout d’abord aux embrassemens de la nymphe éperdue, mais, dans ces antres tapissés de verdure, les naïades calmèrent sa frayeur. Le lac fut la dot d’Agylle, et c’est depuis ce voluptueux hymenée que l’onde a porté le nom de Trasimène. »

Les géographes, gens irrespectueux, soutiennent que « Trasimène » signifie tout simplement « le pays au-delà du Meno. »

A écouter Silius, n’imaginerait-on pas de mystérieuses profondeurs resplendissantes de clartés diffuses, des grottes moussues où les plantes aquatiques étalent des feuilles larges comme des coupes et, dans ce décor, les amans glissant enlacés ou se poursuivant à l’instar des filles du Rhin de l’épopée wagnérienne ? Le chantre du lac, Matteo dell’Isola, vante non moins élégamment et toujours en vers latins la transparence de ses eaux :


nom fulget ab imum
usque solum semper.


Fazio degli Uberti et Viperani font chorus. A leurs yeux, la limpidité du Trasimène égale celle d’une source. Les poètes ont pour voir et pour peindre les spectacles de la nature des lumières qui font défaut aux autres mortels. Chateaubriand décrit les merveilles du lac Supérieur :

« Le lac lui-même est creusé dans le roc. A travers son onde verte et transparente, l’œil découvre, à plus de trente et quarante pieds de profondeur, des masses de granit de différentes formes, et dont quelques-unes paraissent comme nouvellement sciées par la main de l’ouvrier. »

Il ne manque à cette prose que la rime pour nous convaincre.

Quant aux grottes, aux cavernes et aux retraites moussues de Silius, on aura quelque peine à se les figurer, la profondeur du Trasimène ne dépassant nulle part sept mètres. Lorsque le vent, descendant des montagnes voisines, souffle en tempête, les lames profondes atteignent sans peine le sol limoneux qui forme le lit du lac et les eaux se troublent comme par enchantement. Les calmes les plus persévérans ne suffisent pas à leur rendre une transparence qu’elles n’ont jamais eue. Pour trouver une ombre d’excuse, aux assertions de Matteo et de ses émules, il faut admettre qu’ils aient cherché leurs termes de comparaison dans le vieux Tibre qui charrie ses ondes fauves dans le voisinage.


II

Plusieurs torrens se jettent dans le Trasimène, mais lui-même n’a pas d’écoulement naturel. Pendant un temps incommensurable, l’évaporation compensait tant bien que mal la quantité de liquide déversée dans le réservoir par les ruisseaux, ses tributaires, et par l’eau du ciel. Les riverains n’en étaient pas moins exposés à des crues subites, source continuelle de dommages inévitables.

En vue de parer à ces inconvéniens, on avait construit, à une époque que ni les historiens, ni les ingénieurs ne sont parvenus à déterminer, une longue galerie d’écoulement. Le canal devait transporter le trop-plein de la cuvette dans un des affluens du Tibre. Par malheur, si l’idée était heureuse, les hommes chargés de la réaliser manquaient des connaissances techniques indispensables. Ils creusèrent une galerie d’un diamètre insuffisant et d’un cours si irrégulier que le volume d’eau exporté était insignifiant. A la suite de pluies torrentielles comme en connaît culte région voisine de l’Apennin, le niveau du lac s’élevait tout à coup de deux ou trois mètres au-dessus de la normale. C’était un fléau périodique auquel on songea, dès le milieu du siècle dernier, à porter remède. Mais, tout en s’accordant sur le principe, on différait radicalement d’opinion sur les moyens à employer. Deux solutions furent proposées : la première consistait à dessécher le lac, la seconde à construire un second émissaire selon les règles de l’art.

Les partisans du dessèchement dressaient contre le lac un réquisitoire en règle ; ils l’accusaient de tous les crimes. A leurs yeux, le Trasimène n’était qu’un étang fangeux ou, plutôt, un marais dont les eaux stagnantes entretenaient la fièvre paludéenne à l’état endémique parmi les populations riveraines. Pour assainir la région, il convenait de supprimer la cause du mal, c’est-à-dire le lac lui-même. En le desséchant, on obtenait un second avantage, on livrait à la culture un contingent respectable de terres vierges. On devait répéter avec le Trasimène l’expérience du Fucin.

Ces argumens ne furent pas jugés péremptoires. On répondit en premier lieu que si fièvres il y avait, elles ne résultaient pas fatalement de la présence des eaux lacustres, mais des vices inhérens à un système hydraulique défectueux qui, en multipliant les alluvions, déposait sur le rivage d’innombrables germes de pestilence. C’était par conséquent le régime des eaux qu’il fallait perfectionner. On ajoutait que les terres cultivables encore incultes abondaient en Italie ; que, d’après des sondages pratiqués récemment, on avait constaté que le sol du lac était stérile et malsain ; que le bassin constituait pour les riverains une source de richesse, et pour l’Italie une sorte de monument national sur lequel on ne pouvait porter sans crime une main téméraire. Quant à l’exemple du Fucin, il se retournait contre les partisans du dessèchement, les habitans de la région ayant saisi récemment le gouvernement royal d’une pétition tendant à la reconstitution pure et simple du lac tel que Dieu l’avait fait.

Cette manière de voir obtint le suffrage des populations intéressées ; c’est elle qui triompha, grâce à l’énergie infatigable d’un homme de bien, M. Guido Pompilj. Ses efforts aboutirent d’abord à la constitution d’une société qui se proposait de construire à ses frais un second émissaire ; à force de ténacité, il finit par arracher à l’administration récalcitrante l’autorisation de commencer les travaux.

Le premier coup de pioche entama le sol, le 9 mars 1896. Le projet de l’ingénieur Cristiani, approuvé en haut lieu, prévoyait une galerie souterraine longue de près d’un kilomètre, suivie d’un canal à ciel ouvert de quinze kilomètres. L’inauguration solennelle eut lieu le 2 octobre 1898, en présence des autorités et des notables de la région, aux acclamations d’un peuple enthousiaste. On ouvrit l’émissaire, puis le canal qui aboutit à la rivière Caima, affluent du Nestore qui lui-même se jette dans le Tibre. On avait prévu une dépense globale de 881 910 lire ; elle n’atteignit que 650 918 lire, d’où une économie réalisée de 230 000 lire.

Depuis lors, le niveau du lac ne s’est plus élevé au-dessus de la limite fixée par les ingénieurs. Il est regrettable que la Société se soit obligée par contrats à livrer journellement une certaine quantité d’eau pour alimenter les moulins d’alentour. Par les temps de sécheresse prolongée, le niveau s’abaisse plus qu’il n’est utile. C’est ce qui est advenu pendant l’été de 1903.

Tel qu’il est, le Trasimène constitue un bassin d’eau douce d’une grande importance. Ses revenus augmenteraient encore si l’Etat propriétaire y pratiquait de sérieux essais de pisciculture. La navigation et la pêche sont soumises aux prescriptions d’un motu proprio pontifical suranné. Les restrictions qu’il contient n’ont plus de raison d’être aujourd’hui.


III

Si le Trasimène ne détient pas les grottes vertes et les abîmes secrets dont parle Silius, la dot de la nymphe Agylle n’en mérite pas moins quelque considération, car le lac constitue un gigantesque vivier dans lequel croissent et se perpétuent des myriades de poissons qui, à leur corps défendant, entretiennent depuis des siècles l’aisance parmi les populations riveraines.

On a vainement tenté, il est vrai, d’y acclimater la truite. Pourquoi le regretter ? La truite ne se trouve à son aise que dans les eaux rapides, dans les torrens fertiles en cascades. Partout ailleurs elle s’appesantit, et sa chair cesse d’être savoureuse. En revanche, le lac abrite dans ses eaux une profusion d’anguilles, de brochets, de carpes, de tanches, de gardons, sans parler des crustacés de la famille des écrevisses.

L’anguille, d’humeur égale et de tempérament robuste, se montre indifférente par nature au régime des eaux ; elle se multiplie dans le Trasimène, au grand profit des gens du lieu. Le brochet est aux eaux douces ce que le requin est aux océans : un destructeur infatigable ; mais, comme sa chair est estimée, on n’a jamais entrepris de l’exterminer. La nature, d’ailleurs, en mère prévoyante, proportionne toujours les moyens de défense aux moyens d’attaque. Les faibles trouvent pour leur préservation des armes efficaces. Les brochets n’ont pas plus réussi à dépeupler le lac que les oiseaux de proie à faire le vide dans nos forêts[1].

La carpe est importée. Borghi, qui a dressé, il y a cent ans, la carte du Trasimène, raconte que son père y mit vingt-six carpes ; elles ont prospéré, et petits poissons, avec le temps, sont devenus grands. Vagabondes et fantaisistes, les carpes s’en vont souvent flâner le long du rivage. Cette fièvre de curiosité leur vaut quelquefois un coup de fusil du chasseur aux aguets.

Des deux espèces de gardons qui fréquentent, le lac, l’albo est insipide et dédaigné ; la lasca, poisson de la longueur d’un doigt, a la pupille de l’œil noire et l’iris argenté ; ses nageoires sont tachetées de rouge, hormis celle du dos ; le dos se teinte de vert clair comme la tête, le reste du corps a la couleur et l’éclat de l’argent. La lasca fit de tout temps les délices des Pérugins, à telles enseignes que les troupes d’Arezzo ayant, à certain jour du moyen âge, battu à plate couture celles de Pérouse, les Arétins, par dérision, pendirent les prisonniers haut et court avec des lasche suspendues à leur ceinture. Cette plaisanterie mortifia les vaincus : ils en tirèrent sans tarder une vengeance exemplaire.

Les Pérugins avaient l’épiderme chatouilleuse. Le pape Jean, vingt et unième du nom, les ayant priés de lui envoyer des lasche dont il raffolait, le conseil de la ville s’assembla. Après une grave délibération, on décida de déférer à la requête du Saint-Père, en lui faisant observer, toutefois, que le lac de Trasimène et ses poissons faisaient partie du patrimoine de Pérouse. Ceci se passait en 1277. Lorsque, dans la suite des temps, l’Ombrie tout entière fut soumise à la tiare, les pontifes romains cessèrent de solliciter ce qu’ils pouvaient exiger. Chaque année, à la fin du carême, un convoi partait du Trasimène pour la Ville éternelle. Il apportait, sans avis préalable du conseil de Pérouse, des bourriches de lasche destinées à figurer pendant la semaine sainte sur les tables du Vatican.

L’Orient passe pour la terre de tradition par excellence ; il n’en retient pas le monopole. Les campagnes italiennes offrent partout la trace parfois lumineuse d’usages inaugurés il y a des vingtaines, des trentaines de siècles. Il n’est pas difficile de s’assurer, en parcourant le Trasimène, que les méthodes de pêche ont à peine changé depuis le temps de Flaminius. Matteo dell’Isola énumère sept espèces de filets ; les édits pontificaux en font mention ; riverains et insulaires en usent encore à l’heure qu’il est.

Par les calmes après-midi et les nuits sereines, les poissons aiment à se rapprocher du rivage. Ils glissent à travers les roseaux et les joncs et s’endorment voluptueusement au milieu des herbes. Mais dès que le ciel se couvre et que la bise commence à souffler, brochets et anguilles, pressentant la tourmente, gagnent le large et vont se blottir dans les bas-fonds. Les pêcheurs connaissent ces habitudes. On aperçoit devant le village de San Feliziano des rangées de piquets disposés avec symétrie dans l’eau. Elles forment, verticalement à la rive, de véritables palissades dressées à grands frais, semées de pièges. L’anguille qui, à l’approche de l’orage, se met en quête des eaux profondes, suit la ligne des piquets. Une encoche se présente à l’improviste. Inconsciente du danger, l’animal s’engage, sans même y prendre garde, dans un étroit couloir qui aboutit à une trappe fermée par un filet. Ô vous qui entrez, perdez toute espérance… d’en sortir ! On donne à cet engin le nom d’Harelle.

La cacciarella ne comporte que des préparatifs rudimentaires, mais elle exige l’intervention active de l’homme. Son théâtre est le voisinage immédiat de la rive, un endroit peuplé de roseaux dont la profondeur ne dépasse pas soixante-quinze centimètres. Sur la lisière des joncs, on dispose un long réseau de filets hauts d’un mètre, retenus en bas par des grains de plomb, à la surface par des bouchons. On pénètre dans l’enclos sur des barques ; on bat l’eau et les roseaux à l’aide de bâtons. Le poisson, effrayé, va buter dans les filets en essayant de fuir. Le menu fretin passe à travers les mailles ; les brochets et les carpes se font prendre malgré leurs bonds désordonnés. C’est une poursuite pleine d’imprévu.

La pêche au gozzo est moins mouvementée, mais c’est elle qui fait vivre les riverains. On jette un filet à cinq ou six cents mètres du bord ; puis, à l’aide d’un câble, trois hommes amènent par des procédés ingénieux le lourd engin sur le rivage

Si la pêche constitue une industrie plutôt qu’un sport, la chasse aux oiseaux est le passe-temps des oisifs. L’abbé Marchesi, qui a publié en 1846 une édition de la Trasimenide avec une traduction en vers vulgaires et des notes explicatives, compte vingt-quatre espèces d’oiseaux familiers du lac. Je relève dans la liste le guèbre, le cygne sauvage, le pélican, la perdrix, la corneille et le canard sauvage. Le guèbre, que les Italiens appellent, selon les régions, tuffeto ou suaiso, appartient à la famille des plongeurs ; son plumage épais et chatoyant est recherché dans le commerce. Le chasseur éprouve une jouissance sans égale à poursuivre ce bel oiseau. Il faut choisir une journée sans vent et s’avancer en bateau avec mille précautions. Sur la surface unie des eaux, on aperçoit de loin une tête noire. On profite d’un des plongeons pour se rapprocher vivement et silencieusement de l’endroit où le plongeur a disparu. On le tire au moment où il émerge.


IV

C’est dans la plaine qui s’étend au nord du lac qu’eut lieu, deux cent dix-sept ans avant Jésus-Christ, la bataille qui ouvrit aux Carthaginois le chemin de Rome et leur livra l’Italie centrale.

L’histoire de la seconde guerre punique a été écrite par Polybe avec l’exactitude, la précision, la sobriété qui caractérisent sa manière. Sans s’éloigner sensiblement du récit de son devancier, Tite-Live l’a repris, l’a développé, l’a embelli, s’il est permis de dire que les ornemens du style et les détails pittoresques ajoutent à la beauté de l’histoire. Il paraît hors de doute que l’écrivain latin avait lu, avant de prendre la plume, tous les documens de nature à éclairer son sujet ; on regrette seulement qu’il ne s’appuie pas plus ostensiblement sur des témoignages indiscutables ; on serait heureux de savoir qu’il a eu sous les yeux les écrits de Fabius Piclor. La relation que le grand historien latin nous a laissée au livre XXII de son ouvrage n’en mérite pas moins d’être accueillie avec confiance, quelque partialité qu’il puisse ressentir pour ses compatriotes.

De nombreux critiques, des Allemands surtout, — Nitzsch, Lachmann, Nissen, Peter, — ont, d’autre part, commenté à plaisir les textes anciens relatifs à la bataille de Trasimène. Puis sont venus les militaires avec les argumens tirés de l’étude du terrain et de la science tactique. Il est, en conséquence, permis de se prononcer en connaissance de cause sur le mémorable fait d’armes de l’année 217.

Hannibal avait profité de la paix avec Rome pour préparer de longue main la guerre contre Rome. On sait que la prise de Sagonte détermina la rupture entre les deux rivales et que le fils d’Amilcar, franchissant tous les obstacles avec une armée puissante, apparut à l’improviste dans la Haute-Italie. Chemin faisant, ses troupes s’étaient affaiblies et aguerries tout ensemble. Les consuls tentèrent d’arrêter cette marche victorieuse ; ils furent battus à la Trébie. Le général carthaginois apprit ce jour-là ce qu’il en coûtait de vaincre les Romains, mais les Romains durent reconnaître que les légions n’étaient pas invincibles.

Romains et Carthaginois prirent leurs quartiers d’hiver à la fin de l’an 218. A Rome, on procéda comme de coutume à l’élection des consuls. Les suffrages se portèrent sur Cneus Servilius et sur Caius Flaminius qui furent chargés de garder les deux grandes routes qui du Nord conduisaient à la capitale. Le premier s’établit à Rimini, Ariminum ; le second choisit Arezzo, Arretium, pour y passer la mauvaise saison. Hannibal trompa les prévisions en franchissant l’Apennin dès les premiers beaux jours, entreprise hardie qui lui coûta un œil et la perte de nombreux soldats. Il descendit en Etrurie à la manière d’un torrent des Alpes, dévastant tout sur son passage.

C’est alors que le drame commence.

Le Carthaginois ne pouvait se dissimuler les difficultés avec lesquelles il allait se trouver aux prises. Faute d’avoir une flotte à son service, il ne pouvait tirer de Carthage ni hommes, ni argent, ni subsistances. Bon gré, mal gré, il fallait qu’il vécût sur le pays qu’il traversait. Il laissait en arrière des peuples indifférens ou hostiles. En face de lui, se tenaient les anciens adversaires de Rome, devenus ses sujets ou ses alliés. Comment pénétrer leurs sentimens intimes ? La comparaison entre les armées en présence ne tournait pas à l’avantage des Carthaginois. Que pouvait-on attendre de ces mercenaires contre la légion, de la cohésion artificielle des uns contre l’unité organique par excellence ? Et puis, tandis que les consuls évoluaient sur un terrain connu, les Phéniciens ne possédaient sur la topographie de l’Italie que des notions incertaines. Rome, enfin, pouvait subir, sans succomber, plusieurs défaites ; la fortune d’Hannibal était à la merci d’un revers.

« Quand on examine bien, dit Montesquieu, cette foule d’obstacles qui se présentèrent devant Hannibal et que cet homme extraordinaire surmonta tous, on a le plus beau spectacle que nous ait fourni l’antiquité. » Le fils d’Amilcar s’est placé, durant la seconde guerre punique, au nombre des cinq ou six hommes de guerre que l’histoire met au-dessus de tous les autres : la race sémitique n’a jamais produit de capitaine qui puisse lui être égalé.

Hannibal comptait sur lui-même, sur son esprit fécond en combinaisons stratégiques, sur sa connaissance des hommes, sa volonté de fer, son activité, son génie. L’armée de Flaminius, inférieure à la sienne, campait en Étrurie ; de l’autre côté de l’Apennin, Servilius surveillait toujours les approches d’Ariminum. A tout prix, il fallait éviter la jonction des deux corps. Permettre aux consuls, je ne dis pas de se réunir, mais de combiner leurs mouvemens, c’était courir au-devant d’un échec. Hannibal se promit d’écarter cette éventualité redoutable.

« Connaître les desseins et le caractère du consul, la situation du pays, les ressources que l’on pourrait se procurer pour les approvisionnemens, en un mot tout ce qu’il importait de savoir, écrit Tite-Live, fut pour lui l’objet d’un soin particulier. » Ces questions élucidées, il se met en route sans perdre un instant. Laissant l’armée romaine à Arezzo, il la tourne, la dépasse et se dirige délibérément sur Cortone.

Cette marche surprit Flaminius et le laissa perplexe. S’il fallait prendre au pied de la lettre les assertions de Tite-Live et des historiens favorables à l’aristocratie, le consul n’aurait été qu’un vulgaire politicien, enflé de présomption, digne de la défaite qui l’attendait. L’homme qui a donné son nom à une des grandes voies romaines n’était pas le premier venu, mais il se peut que les qualités requises pour diriger de grandes opérations militaires lui fissent défaut. Dans les élections populaires, alors comme aujourd’hui, l’intrigue a souvent plus de poids que le mérite, et c’est toujours une imprudence insigne que de confier aux hasards d’un scrutin la distribution de charges qui exigent des connaissances professionnelles. Flaminius méprisait le Sénat, en quoi il faisait preuve d’une grande légèreté de jugement, car c’est le Sénat qui allait sauver la République. Voyant Hannibal marcher vers le Sud, il crut Rome en danger et courut à la poursuite de l’ennemi.

Dans la prévision de ce mouvement, le Carthaginois avait cherché et choisi avec sagacité le terrain de la rencontre qu’il prévoyait. Polybe et Tite-Live s’accordent pour assurer qu’il avait reconnu, entre les montagnes de Cortone et le Trasimène, la présence d’un défilé long et étroit qui débouchait dans une plaine entourée de collines. « C’est là, écrit l’historien latin, qu’Annibal vint camper dans la partie découverte ; il s’y tiendra avec les Africains et les Espagnols. Les Baléares et les autres troupes légères sont embusquées derrière les montagnes. La cavalerie, protégée par quelques éminences qui la couvrent, occupe la gorge même des défilés, afin qu’au moment où les Romains paraîtront, cette cavalerie leur ferme le passage et qu’ils se trouvent enveloppés de toutes parts entre le lac et les montagnes. »

Si clair qu’il paraisse, ce récit a soulevé des discussions sans fin. Il s’en faut qu’on tombe d’accord sur le lieu précis de la rencontre. La plupart des commentateurs de Polybe et de Tite-Live admettent que le choc se produisit entre les villages modernes de Borghetto et de Passignano, situés à environ dix kilomètres l’un de l’autre, aux deux extrémités de la plaine en demi-cercle au milieu de laquelle émerge la petite ville de Tuoro. Pour eux, le défilé dont parle l’historien latin est celui de Borghetto. D’autres critiques, et parmi eux Magdoudal, ancien commandant du collège d’état-major de Sandhurst, qui a écrit un savant ouvrage sur les campagnes d’Hannibal, estiment que le défilé dont parlent les auteurs anciens est celui de Passignano et que la bataille fut livrée un peu plus loin, dans la direction de Pérouse. Cette opinion est contredite par la tradition populaire. On rencontre dans les environs du Monte Gualandro un grand nombre de lieux dont le nom rappelle le carnage des Romains. Un village se nomme Ossaia, une chapelle Sepulcraia, un ruisseau Sanguineto, et les paysans qualifient encore la plaine qui domine Tuoro de « Champs d’Hannibal. » Byron a recueilli la tradition :

« Un ruisseau à l’onde faible, au lit étroit, a emprunté son nom à la pluie de sang de cette fatale journée, et le Sangumelo nous indique l’endroit où le sang des Romains abreuva la terre et teignit les eaux indignées. »

L’inspection des lieux donne raison aux commentateurs et à la tradition. Non seulement la plaine ondulée qui s’étend entre Borghetto, Passignano, les montagnes et le lac répond exactement au texte des auteurs anciens, mais elle est la seule aux environs du Trasimène où deux grandes armées aient pu se livrer bataille.

Reprenons la relation de Tite-Live.

L’armée romaine s’avançait à marches forcées dans la direction de Rome. Elle arriva aux abords du Trasimène à la nuit tombante, trop tard pour que les éclaireurs pussent tenter une reconnaissance. Le lendemain matin, il se trouva qu’un épais brouillard couvrait la plaine, tandis que les hauteurs restaient découvertes. Sans avoir fait battre les environs, le consul se hâte de donner à ses officiers l’ordre de marcher en avant : « A la clarté encore incertaine du jour, disent les Décades, il franchit le défilé, et lorsqu’il a déployé ses bataillons dans la partie de la plaine qui offre le plus d’espace, il n’aperçoit que le gros d’ennemis qui est en face de lui. L’embuscade dressée sur sa tête échappe à ses regards. Lorsque Hannibal voit, selon ses désirs, son ennemi resserré entre le lac et les montagnes et cerné de tous côtés par ses troupes, il donne aux différens corps le signal d’une attaque générale. Au moment où les Carthaginois accourent des hauteurs, le choc est si brusque et si imprévu que les Romains, environnés d’un épais brouillard, n’aperçoivent plus rien, tandis que les ennemis, du haut des collines, se distinguent très bien entre eux et peuvent manœuvrer avec ensemble. C’est par le cri de charge qui retentit sur tous les points plutôt que par la vue des Carthaginois que les Romains reconnaissent qu’ils sont entourés ; et le combat commence sur le front et sur les flancs avant que leur ligne de bataille soit formée, avant qu’ils aient eu le temps de préparer leurs armes et de tirer leurs épées. »

Le plan d’Hannibal avait réussi. Les Romains ne couraient pas le risque d’être battus, comme à la Trebbia, mais d’être anéantis. La légion, qu’un dieu avait inventée, au dire de Végèce, était paralysée sur ce terrain. Seul pourtant, le consul ne perdit pas la tête. Intrépide et calme au milieu du désarroi général, il essaya de rallier ses soldats, de les animer au combat et, pendant trois heures, il soutint un combat inégal. Son armure brillante attirait tous les regards et tous les coups ; malgré le rempart vivant que lui faisaient les Romains, il finit par tomber, frappé d’un coup de lance. Sa chute abattit les derniers courages et donna le signal de la déroute. Fébrilement, mais inutilement, les fuyards cherchaient une issue. Les uns se jetaient dans les sentiers de la montagne, les autres dans les eaux du lac, mais rares furent ceux qui échappèrent à la poursuite des vainqueurs.

Un corps de dix mille Romains parvint à franchir le défilé de Passignano. Les soldats gravirent une éminence d’où ils constatèrent l’étendue du désastre. Le lendemain, exténués, mourant de faim, ils se rendirent à Maharbal. Mommsen estime que l’armée de Flaminius laissa quinze mille morts sur le champ de bataille, et un nombre égal de prisonniers aux mains des Carthaginois.

Byron a chanté en strophes magnifiques la plaine fatale à la témérité romaine :

« Ici, j’évoque le souvenir des ruses guerrières du Carthaginois et son adresse à attirer son ennemi entre les montagnes et la mer. Là, succomba le courage réduit au désespoir ; là, des torrens grossis par le sang et devenus rivière, sillonnèrent la plaine brûlante, semée au loin des débris des légions semblables à une forêt abattue par les vents ; et tel fut l’acharnement de ce combat qui ne laisse à l’homme de sensation que pour le carnage, qu’un tremblement de terre ne fut pas remarqué par les combattans ! Personne ne s’aperçut que la nature chancelait sous ses pieds…, tant elle absorbe la rage qui pousse les unes contre les autres les nations en armes. Les lois de la nature étaient suspendues en eux ; ils ne ressentirent pas cette terreur qui règne partout alors que les montagnes tremblent, que les oiseaux, abandonnant leurs nids renversés, plongent au sein des nuages pour y trouver un refuge, que les troupeaux mugissans s’abattent sur la plaine onduleuse et que l’épouvante de l’homme ne trouve pas de voix. »

Comme un malheur ne vient jamais seul, les Romains éprouvèrent peu après une nouvelle disgrâce. Servilius, averti de l’apparition des Carthaginois en Etrurie, avait quitté Ariminum pour se rapprocher de son collègue. Il avait mandé en avant quatre mille cavaliers qui furent surpris et capturés après un vif engagement.

Hannibal s’était montré aussi habile tacticien qu’éminent stratège ; il triomphait cette fois sans coup férir. L’effroi se répandit dans Rome : on croyait déjà apercevoir les ennemis aux portes de la ville, et on s’attendait aux pires calamités. Le Carthaginois ne justifia pas ces craintes. Il lui parut sans doute téméraire de tenter l’assaut d’une place munie de bons remparts et pleine de ressources, sans pouvoir compter sur la contrée qui l’entourait. Si les Latins s’étaient unis à Hannibal, c’en était fait de Rome et de sa fortune ; leur fidélité décida du sort de l’Italie et des destinées de l’univers.


V

Le lac de Trasimène, à proprement parler, n’a pas d’histoire ; il a suivi la destinée de la région au milieu de laquelle la Providence l’a placé. Étrusque, puis romain, il appartint à Charlemagne, devint féodal et finit par connaître la domination de Pérouse. Cette antique cité se distingua toujours de ses voisines par l’esprit belliqueux de ses habitans. Elle ne parvint jamais pourtant à conquérir dans sa plénitude l’autonomie politique. Il fallut la rivalité séculaire des papes et des empereurs d’Allemagne pour lui assurer une indépendance qui en fait, sinon en droit, ne connaissait guère de limites. Les Pérugins s’administraient eux-mêmes, ils déterminaient le montant des taxes, choisissaient leurs magistrats, faisaient la guerre selon leur bon plaisir. De ce dernier privilège ils usèrent sans mesure et sans remords ; mais intraitables vis-à-vis des cités rivales, ils se montraient accessibles aux humbles, équitables, bienveillans même à l’égard de ceux qui acceptaient de bonne grâce leur protectorat.

Cette politique résolue en imposait aux communes voisines. Dès 1139, les habitans de l’isola Polvese lui envoient des ambassadeurs. Peu après, Castiglione del Lago sollicite et obtient sa protection. Le lac de Trasimène lui fut dès lors à ce point assujetti qu’on prit peu à peu dans la région l’habitude de le désigner sous le nom de Lago di Perugia. La plupart des cartes publiées aux siècles derniers ne portent que cette dénomination.

Pérouse conserva longtemps sa situation prépondérante. Cependant, à partir du retour d’Avignon, les papes ne cessèrent pas d’étendre et d’affermir leur autorité dans les limites du Patrimoine. Comme les autres provinces, l’Ombrie dut courber la tête. La vieille cité étrusque crut, toutefois, pouvoir, à un moment donné, secouer le joug qui s’appesantissait sur elle. Mal lui en prit. Le pape qui régnait alors, c’est-à-dire en 1540, était Paul III. Il chargea Pier Luigi Farnèse et Alessandro Vitelli d’envahir le territoire pérugin. La métropole ombrienne opposa une vive résistance, mais, abandonnée à ses propres ressources, il fallut qu’elle capitulât sans conditions. La répression fut terrible. Dix notables eurent la tête tranchée, d’autres, en grand nombre, prirent le chemin de l’exil. La ville eut encore la douleur de perdre ses privilèges séculaires.

Aux agitations que fomente et qu’entretient la liberté, succédèrent le calme et le repos. Des légats mandés de Rome gouvernèrent la province jusqu’au moment où la Révolution française provoqua dans la péninsule les perturbations que tout le monde connaît.

Napoléon donna le nom de Trasimène à un département impérial qui, confinant d’une part au royaume d’Italie, de l’autre aux départemens de l’Arno, de l’Ombrone et du Tibre, avait Spoleto pour chef-lieu. Les traites de 1814 et de 1815 rendirent l’Ombrie au Pape, qui la perdit de nouveau en 1861. Le lac de Trasimène fait aujourd’hui partie de la province de Pérouse.


VI

Les îles du lac comptaient au moyen âge une population nombreuse. Les historiens certifient qu’une flottille de barques de toutes dimensions sillonnait le Trasimène hiver comme été. C’était l’âge d’or. La décadence est venue. Il y a beaux jours que les îles Polvese et Minore sont désertes. Cette dernière, propriété du comte Baldeschi, laisse voir, au milieu d’arbustes sauvages et de broussailles, les ruines d’une chapelle et de quelques maisonnettes. L’isola Polvese, la plus importante du groupe, appartient au commandeur Cesaroni qui utilise la partie boisée pour l’élève et la chasse des faisans ; sur l’autre versant, âpre et découvert, on aperçoit les restes d’un couvent de Cainaldules.

L’isola Maggiore compte environ deux cents habitans ; une légende, empruntée à la vie de saint François d’Assise, l’a rendue célèbre dans toute la contrée.

C’était l’année 1211. François avait prêché les gens de Cortone et instruit pendant l’hiver les novices de la maison de Celli. Aux approches du carême, il conçut le projet de se recueillir dans la solitude et de se préparer, par le jeûne et par la méditation, à commémorer la Passion du Sauveur. Il partit le mercredi des Cendres, avec deux pains pour unique provision et se dirigea vers le Trasimono. Ayant avisé un pêcheur de sa connaissance, il se fit conduire à l’isola Maggiore encore inhabitée. Tous deux abordèrent sur la grève et le batelier revint à terre après avoir promis de ne pas souffler mot de l’aventure.

Cependant le pèlerin s’était agenouillé sur le rocher et se perdait dans une oraison profonde. Les bonnes gens montrent encore, gravée sur la pierre, l’empreinte de ses pieds et de ses genoux. Des ronces couvraient les bords escarpés de l’île. Le poverello construisit tant bien que mal une cabane pour se garantir des intempéries ; puis, enveloppé de silence et de solitude, il s’abîma dans la contemplation mystique de l’au-delà. Pendant les quarante jours de sa retraite, il n’éleva pas la voix, et si rigoureux fut son jeûne qu’il mangea seulement la moitié d’un pain. Le mercredi des Cendres, il quitta l’île et regagna Celli.

Le pêcheur qui avait transporté François tint d’abord sa promesse. L’action singulière dont il avait été le témoin unique finit toutefois par lui délier la langue ; il raconta ce qu’il avait vu. Le lieu où le saint s’était retiré se transforma rapidement en un but de pèlerinage. Des miracles s’y opérèrent. Afin de perpétuer le souvenir de cet événement, la ville de Pérou se fit édifier à ses frais, sur un des points culminans de l’île, une église et un couvent qu’elle confia aux Mineurs observantins. Le monastère, visité tour à tour par saint Bernardin et par le pape Pie II, Piccolomini, resta la propriété des moines franciscains jusqu’à la loi de sécularisation de 1866.

Il était abandonné depuis vingt ans et les bâtimens tombaient en ruines, lorsque le marquis Guglielmi s’en rendit acquéreur en 1884. C’était une bénédiction qui tombait sur les pauvres habitans de l’île. Des travaux de transformation commencèrent aussitôt. Quelques années plus tard, on voyait de loin se dresser sur la falaise un vaste château orné de terrasses, muni de tourelles et de créneaux. Tout ce qui offrait un intérêt historique ou artistique a été conservé. La chapelle des moines et les cloîtres ont subi d’heureuses restaurations. Pendant les mois d’automne, le châtelain offre à ses nombreux amis une hospitalité digne des grandes traditions du passé.

Dès la fin du XIIIe siècle, une population nombreuse s’était groupée autour du couvent. C’est dans ce hameau que naquit, sur le déclin du quattrocento, le chantre du lac, Matteo dell’Isola. Il rimait déjà en 1520. Plus tard, il tint école de grammaire et de littérature à Fojano, en Toscane. Disciple des humanistes, il écrivait encore en latin, comme Fracastor et Navagero, au moment même où l’Arioste terminait le Roland furieux. Au nombre de ses ouvrages, il convient de citer la Trasimenide, poème didactique d’un style élégant et facile que goûtèrent ses contemporains, mais qui ne fut imprimé qu’en 1843. Dans cet ouvrage inspiré des Géorgiques de Virgile, Matteo célèbre le lac, ses habitans et leurs mœurs, la chasse et la pêche[2].

Danzetta nous assure que les pêcheurs du Trasimène sont superstitieux à l’excès. Quand, en automne, les étoiles filantes traversent le ciel par milliers, donnant l’illusion d’une pluie de feu, on cesse de naviguer la nuit sur le lac. Quelquefois, par les soirées humides et sombres, de petites flammes se posent sur le chapeau ou sur les rames des bateliers. Ces feux follets, présage infaillible de troubles atmosphériques, causent des frayeurs extrêmes. C’est aussi sans doute l’imagination en travail qui a fait voir à de nombreux témoins des fantômes errant la nuit à travers les taillis de l’isola Minore.


VII

Après avoir chanté le grand carnage dont le Trasimène fut témoin, Childe Harold est frappé du contraste que présentent les lieux environnans :


Fer other scène is Trasimène now ;
Her lake a sheet of silver, and her plain
Rent by no ravage save the gentle plough ;
Her aged trees rise thick as once the slain
Lay where their roots are.
(Byron, Childe Harold, ch. IV, 65.)

« Bien différent est le tableau qu’offre aujourd’hui le Trasimène ; son lac est une plaque d’argent ; sa plaine n’est plus déchirée que par la charrue pacifique ; ses arbres séculaires s’élèvent épais comme autrefois les cadavres entassés là où sont maintenant leurs racines. »)

Le paysage ne présente, en effet, que des images paisibles. Les collines qui forment autour du lac une ceinture brisée, couvertes de bois, d’herbages ou de cultures, s’élèvent et s’abaissent tour à tour en molles ondulations dont on retrouve le profil pittoresque et la couleur dans les tableaux du Pérugin et de Francia. De tous côtés, apparaissent des bourgades, des métairies, des maisons de plaisance auxquelles on accède par des chemins creux ou des avenues plantées d’arbres ; ici des champs de blé et de maïs prospèrent à l’ombre de la vigne mariée à l’ormeau ; là de mélancoliques bois d’oliviers ; plus loin, des mûriers gigantesques et des chênes touffus. De tous côtés, des ruines surgissent au milieu de la campagne, châteaux forts démantelés ou transformés en fermes rappelant que si le pays a été longtemps ensanglanté par les guerres privées, il a retrouvé les douceurs de la pax romana ; et à chaque pas, dans une église ou un couvent, quelque objet digne d’arrêter une heure ou cinq minutes le curieux, un tableau ombrien, un reliquaire du moyen âge, une maïolique de l’Ecole des Robbia.

Aucune cité importante n’est née sur les bords du lac, mais nombre de petites villes se mirent dans ses eaux ou se cachent à demi dans les plis des montagnes voisines. Castiglione del Lago, Borghetto, Pessignano, Monte del Lago se regardent à travers l’espace sans communiquer, entre elles. Tuoro, sur le versant septentrional, semble un observatoire construit pour surveiller le lac. Une montagne dérobe, il est vrai, Pérouse à la vue, mais on aperçoit, sur une cime élevée, Cortone la toscane, dans la direction du Nord.

Le point le plus pittoresque du lac est indubitablement Castiglione del Lago. Vue du largo, à travers la brume vaporeuse des beaux jours, la petite ville, assise sur un promontoire élevé, ressemble, grâce à la saillie de sa forteresse et de son château, à un cuirassé armé de tourelles et démâté ou, si l’on préfère, à un monstrueux torpilleur. Le cap rocheux est relié à la terre ferme par un isthme étroit. Position facile à défendre, Castiglione devint au moyen âge un objet de convoitises sans fin, et il changea maintes fois de maîtres. En 997, il appartient au couvent de San Gennaro di Campo Leone : l’abbé Ugone le cède à Pérouse en 1184. Cent dix-huit ans plus tard, il soutient victorieusement un siège contre l’empereur Henri VII. Enfin, dans la seconde moitié du XIVe siècle, le pape Grégoire XI le donne à son neveu Roger, comte de Beaufort.

Le 13 septembre 1315 compte dans les annales de Castiglione comme un jour particulièrement illustre. Léon X, qui se rendait à Bologne afin de s’aboucher avec le vainqueur de Marignan, s’arrêta sur les bords du lac avec sa cour, non pour se reposer comme on pourrait le croire, mais simplement pour se livrer au plaisir de la chasse et de la pêche, avant de traiter les affaires de l’État. Le fils du Magnifique avait conservé sous la tiare un goût singulier pour le sport. Un poète du temps, Molosso da Casal-maggiore a mis en rimes latines les exploits cynégétiques des cardinaux qui avaient accompagné le pape Léon sur les terres d’Alexandre Farnèse, le futur Paul III. La pêche exerçait un égal attrait sur l’esprit du souverain pontife, peut-être parce qu’il aimait à voir défiler sur sa table les poissons réputés pour leur délicatesse. L’Italie rivalisait alors avec la France sous le rapport de la cuisine. Lisez la Cronaca Aliprandina et les ouvrages de Vincenzo Tanaro, et vous prendrez quelque idée de luxe des repas à la cour des princes italiens. Ces auteurs auraient appris peu de chose dans le Viandier de Taillevent, « maistre des garnisons de cuisine » du roi Charles VI. La tradition veut que Léon X ait fait son régal des lasche du lac.

Ce fut un autre pape, Jules III, qui fit passer Castiglione entre les mains des seigneurs de la Cornia, ses parens.

La ville repose sur une éminence aplanie dont les pentes s’ombragent d’oliviers. Des murailles vieilles, mais de grande allure, l’enserrent. Par une porte délabrée et une rue étroite, on débouche sur une place vaste et régulière au centre de laquelle un puits arrondit sa margelle. À droite, l’église, qui possède l’œuvre maîtresse du peintre Caporale, un des fondateurs de l’école ombrienne. À gauche, une rue droite, dont les maisons paraissent avoir été bâties la même année par le même architecte, conduit au château.

Cet édifice est l’œuvre de Galeasso Alessi. La façade un peu mesquine ne laisse pas soupçonner la belle ordonnance des appartemens décorés par Zuccari. Ces peintures murales rappellent les fresques de Caprarola et, à ce propos, on a sujet de s’étonner que Vasari, qui s’est extasié sur celles-ci, n’ait même pas mentionné celles-là. Artistes de la décadence, les Zuccari tombent dans la plus désolante affectation lorsqu’ils traitent des scènes religieuses, mais ils se relèvent aussitôt qu’ils abordent le genre historique, parce qu’ils peignent leurs personnages d’après nature et qu’ils conservent le sens de la décoration. Les tableaux sont accompagnés d’inscriptions latines qui les expliquent ; l’un d’eux montre Ascanio della Cornia, le neveu de Jules III, combattant à la bataille de Lépante.

Un corridor voûté, long de cent cinquante mètres, construit sur le faîte des remparts, relie le château à la forteresse. Il aboutit à la plate-forme d’une tour d’où la vue embrasse l’ensemble de la rocca. En bas, une cour irrégulière, depuis longtemps abandonnée, envahie par une végétation luxuriante comme les « latomies » de Syracuse, profondément encaissée entre de hautes murailles tapissées de lierre. De distance en distance, le sommet d’autres tours reliées entre elles par un chemin de ronde. L’une de ces tours, la plus haute, attire les regards par la singularité de son architecture ; elle est triangulaire, munie de créneaux et de mâchicoulis.

Sur la rive opposée du lac, Monte del Lago, San Feliziano, Passignano étincellent au soleil. Plus loin, Maggione, ville plus importante, qui a donné le jour à un de ces voyageurs intrépides qui ont fait l’admiration de leurs contemporains, Fra Giovanni di Pian di Carmine.

Les gestes du moine composeraient sans doute le livre le plus attachant qui soit au monde si les réflexions et les détails qu’on goûte le plus aujourd’hui accompagnaient son récit. Le pape Innocent IV redoutait, avec tout l’Occident, une incursion des Tartares ; il résolut de tenter un effort suprême pour arrêter Gengis Khan qu’on se représentait comme à la veille de réduire les royaumes chrétiens en poudre et leurs habitans en servitude. Fra Giovanni fut choisi pour se rendre en Tartarie, comme ambassadeur du pontife. Les lettres qu’il reçut portent la date du 5 mars 1245. Au milieu de 1246, le religieux quitte l’Italie et traverse tour à tour la Bohême, la Pologne, la Russie, la Moscovie. Après des épreuves sans nombre dans une contrée barbare à peine peuplée et aux trois quarts inconnue, il arrive à Cuyné, le 2 juillet 1247. Il y avait un an qu’il voyageait !

On lui apprend que Gengis Khan vient de mourir et que son successeur, Oktar, est sur le point de se faire couronner. Fra Giovanni présente la lettre pontificale et l’accompagne de paroles engageantes. Oktar l’écoute et lui fait cette réponse : « Avec l’aide de Dieu, nous détruirons toute la terre, de l’Orient à l’Occident ! » paroles lapidaires, bien faites pour accréditer l’aphorisme de Hobbes, à savoir que l’homme est un loup pour ses semblables, homo homini lupus.

La mission du religieux était accomplie. D’abord traité avec égards, il fut bientôt réduit à souffrir la faim. Le 13 septembre 1247, il obtint enfin l’autorisation de quitter la capitale tartare ; il partit pour l’Europe avec quelques présens de l’impératrice mère. Fra Giovanni fut, à son retour, chargé d’une mission auprès de Louis IX, roi de France. L’accueil du doux monarque lui fit sans doute oublier celui d’Oktar. Il mourut sur le siège épiscopal d’Antivari, récompense de ses grands services.


VIII

Le caractère des hommes, leurs sentimens et leurs goûts, partant, leur manière de vivre et de se comporter dépendent de causes nombreuses, souvent cachées, parfois contradictoires. Pourquoi les gens de Pérouse se sont-ils signalés pendant plusieurs siècles par leur humeur querelleuse et intraitable, par leur esprit de violence factieuse et de domination ? La vieille cité ne commandait-elle pas une contrée bénie du ciel, une terre fertile en moissons, coupée de montagnes odorantes et de frais vallons ? N’est-ce pas à quelques lieues de ses murailles que « naquit au monde, » selon l’expression de Dante, « un soleil semblable à celui qui sort du Gange, » le doux, l’angélique François d’Assise ? Etait-ce donc la brutalité du moyen âge qui avait reçu, plus libéralement qu’ailleurs, droit d’asile parmi les Pérugins, ou bien le sang étrusque fermentait-il encore dans leurs veines, en dépit de tous les mélanges, y remuant le levain des passions ataviques ?

Par une rencontre non moins étrange, c’est du sein des populations ombriennes qu’est sortie une légion de peintres amoureux de la forme, entraînés vers l’idéal des extases mystiques, et c’est à Pérouse qu’ils se groupèrent. Ils sont bien les fils de l’heureuse Ombrie et les compatriotes du saint qui qualifiait de « frères » et de « sœurs » les oiseaux du ciel et les fleurs de la terre, ces artistes dont la légion commence à Gentile da Fabriano pour finir au Pérugin et à Raphaël. De Gentile, Michel-Ange disait qu’il avait la main semblable au nom, et Vasari déclare à son tour que nul n’égala jamais le Pérugin pour la grâce du coloris. Qualités d’harmonie plutôt que de force, voilà ce qui caractérise aussi bien le talent de ces maîtres que les paysages qui se glissent parfois dans le fond de leurs tableaux.

Ils s’y glissent timidement, presque furtivement, comme des accessoires, parce que les hommes de ce temps n’avaient pas encore « découvert la nature, » et que l’école des Corot et des Millet appartenait aux futurs contingens. Sans quoi, le Trasimène serait dès lors devenu aussi populaire en Italie que le sont parmi nous la forêt de Fontainebleau et les bois de Ville-d’Avray, car il est, à n’en pas douter, ou devrait être le lac des paysagistes, moins parce qu’il offre à profusion des « sujets de tableaux, » qu’en raison des effets singuliers de lumière et de couleur qui se manifestent à sa surface et sur ses bords. C’est un spectacle que les pays méridionaux offrent rarement et ceux du Nord jamais, parce qu’il provient à la fois de la moiteur de l’air et de l’éclat victorieux du jour. Les abords du Trasimène disparaissent fréquemment, à l’aube, sous un épais voile blanc, le brouillard de Flaminius. Puis, à mesure que le soleil pompe l’humidité, les buées s’élèvent, s’envolent, se volatilisent, tout en laissant flotter derrière elles une légère vapeur d’eau impondérable, mais susceptible de retenir un moment les rayons solaires. De là, des colorations qui atteignent leur maximum d’intensité aux approches du crépuscule, alors que l’astre du jour traverse l’atmosphère de ses rayons obliques. Ce phénomène ne se produirait pas si, comme tant d’autres, le lac était fermé de tous les côtés, ou même s’il était ouvert au Nord, au levant ou au Midi. C’est au voisinage immédiat de la Val di Chiana, que le Trasimène doit son principal attrait.

En entrant dans la canicule, le Trasimène s’endort d’un sommeil léthargique. Rien ne se meut plus, rien ne semble plus vivre à sa surface. Pendant des semaines et des semaines, c’est à peine si quelques nuages furtifs, légers flocons d’ouate, traversent le ciel embrasé. Une vapeur qu’on dirait immatérielle, tant elle est insaisissable, flotte, dans l’atmosphère immobile. Lorsque la rame des mariniers s’abat sur l’onde, on a de loin la sensation qu’elle déchire une étoffe de soie aux reflets chatoyans ; ce qui étonne, c’est qu’elle ne crie pas sous la morsure. La fraîcheur du soir ne parvient pas à tirer le lac de son engourdissement ; il demeure comme assoupi dans sa langueur voluptueuse. Mais, par les nuits sereines, son sommeil se peuple de rêves.

L’automne ramène la vie dans ces parages. A l’uniforme gamine bleue succèdent mille teintes fragiles et fugitives, des colorations si imprécises qu’il faudrait, pour les saisir au passage et les fixer sur une toile, le pinceau de Turner…

Le soleil décline à l’horizon. Un silence émouvant, élégiaque, se répand de proche en proche. La nature se recueille avant de s’endormir, comme pour une prière. Un souffle aussi léger que l’haleine d’un nouveau-né caresse les eaux assoupies. Le bleu moiré de l’onde, le bleu saphir qui se balance doucement, s’unit au bleu topaze de l’espace. Du côté de Panicale, dans le Sud, les montagnes entassent les uns sur les autres leurs frontons coniques d’un violet atténué et mourant comme s’ils étaient tapissés de violettes de Parme. De loin, les promontoires, plus vivement éclairés, ressemblent aux voiles claires de navires à l’ancre. Les maisons de San Savino, étagées pittoresquement, se penchent sur le miroir qui tremble. Elles se réfléchissent en se renversant sur le fond glacé en images d’une étrange délicatesse. A l’extrémité du Trasimène, un véritable mirage se balance.

Et les variations de la symphonie lumineuse se succèdent, accélèrent leur mouvement, se précipitent. Le ciel paraît maintenant chargé de poussière d’or. La chaîne de montagnes passe des tons de l’améthyste à ceux du corail rose, tandis que l’Occident s’embrase progressivement. A son tour, l’onde immobile se teint de pourpre. Est-ce un nouveau tribut sanglant que les ruisseaux d’alentour apportent au lac ? Est-ce la symbolisation visuelle de l’antique tragédie ? C’est comme une apothéose muette, quand tout à coup, comme si elles s’étaient mises d’accord, les cloches retentissent, proches ou lointaines, sonores ou profondes, de tous les villages qu’on voit ou qu’on ne voit pas, comme pour saluer l’astre du jour qui va disparaître derrière l’éminence à peine perceptible de Montepulciano. Les tintemens dolens de l’Angelus semblent pleurer le jour qui meurt :

Che paia il giorno pianger che si muore.


FERDINAND DE NAVENNE.

  1. La France est devenue récemment la cliente du Trasimène. On a expédié en 1902 plus de 2 000 kilogrammes de brochets au-delà des Alpes. Lyon constitue un des principaux débouchés pour les brochets.
  2. La Trasimenide débute ainsi :
    Est lacus Hetruræ Trasimenis nomine dictus ;
    Hunc pete ; tende chelym hic puriter, plectrumque, lyramque
    Hic quogue, Diva tuo, si vis, succurre tironi.