Le Lauréat/Introduction

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Léger Brousseau, imprimeur (p. v-xvi).

INTRODUCTION



La plupart des articles qu’on va lire ont paru dans le Courrier du Canada et la Vérité.

Ces articles sont nombreux, trop nombreux même, je l’avoue ; et la seule excuse que j’aie à offrir ici pour avoir multiplié outre mesure les citations à l’appui des accusations que j’y formule, pour avoir accumulé tant de répétitions comme stéréotypées dans ma phraséologie, c’est que la fausse réputation littéraire de M. Fréchette était, naguère encore, tellement enracinée dans l’esprit de notre public, que j’aurais craint de ne pouvoir l’en extirper si je me fusse borné à étudier ses œuvres suivant les règles ordinaires de la critique.

Cependant, toutes défectueuses que peuvent être, sous le rapport de la forme, les études qui ont déjà paru, j’ai la certitude que les efforts que j’y ai faits, — pour rendre justice à ceux qui travaillent avec probité et courage à l’avancement des lettres canadiennes, — n’ont pas été infructueux.

Au contraire, les chaudes félicitations qui me sont venues de toutes parts m’ont persuadé que j’avais atteint mon but en combattant M. Fréchette ; et si quelques rares personnes ont trouvé un peu trop sévères certains passages de mes articles du Courrier, tout le monde, par contre, s’accorde à reconnaître que j’ai surabondamment prouvé, dans l’ensemble, la thèse que je m’étais engagé à soutenir contre l’auteur de La Légende d’un peuple, à savoir, qu’il est un plagiaire aussi grossier qu’audacieux.

J’aurais pu, dans la réédition de mon premier travail, en élaguer quelques reproches considérés même par des amis comme futiles et plus ou moins applicables à tous les écrivains ; mais convaincu, par une longue étude et une confrontation assidue des auteurs français, que tout ce que j’ai dit de l’œuvre de M. Fréchette devait être dit, je n’en ai rien retranché, et j’ai la prétention de croire que l’avenir trouvera mon livre, au moins pour le fond, juste dans tous ses détails.

Au demeurant, mon volume n’eût-il que le mérite d’être un essai de critique sérieuse, que je serais en droit d’en espérer la réussite.

Aussi, je compte qu’il aura assez de succès pour encourager des écrivains mieux doués que moi à continuer l’œuvre que je viens de commencer.

Car il faut, de toute urgence, que les littérateurs consciencieux se donnent la main pour créer et encourager une critique intelligente dans notre pays.

Il n’y a plus à retarder.

Assez longtemps les sociétés d’admiration mutuelle ont décerné des couronnes et des brevets à ceux qui n’avaient qu’à les leur demander.

Assez longtemps un amas impudent de livres farcis d’anglicismes et d’incorrections de toute sorte a masqué les quelques ouvrages qui font honneur à notre nationalité.

Assez longtemps l’intrigue et la médiocrité ont trôné au-dessus d’incontestables talents dédaigneux de la partisanerie et de la popularité.

Sans doute, il est beau d’avoir pu — dans les conditions où nous nous sommes trouvés après la cession du Canada à l’Angleterre — jeter les bases d’une littérature nationale.

Mais encore faut-il que cette littérature naissante continue à progresser ; et elle ne peut certainement le faire qu’en autant qu’il y aura une saine critique pour l’éclairer et la protéger.

La critique est nécessaire au développement des lettres, comme le soleil l’est à la croissance des végétaux ; et si quelquefois elle est sévère et même cruelle, elle doit l’être à la façon du sécateur qui blesse d’abord l’arbre pour lui faire donner après des fruits plus savoureux et plus abondants.

Mais, m’a-t-on dit, à quoi bon cultiver la littérature dans un pays comme le nôtre ? à quoi bon, surtout, s’occuper de poésie à une époque où elle agonise sous le mercantilisme qui envahit tout, matérialise tout ?

Comme si la poésie pouvait mourir !

Non, certes, ni le commerce ni l’industrie ne peuvent tuer la poésie.

Non, la poésie ne peut disparaître.

Elle est la plus haute et la plus intime expression de la nature humaine, et voilà pourquoi elle est immanente.

Elle est immanente autant que les choses de la terre peuvent l’être, et elle ressemble à l’électricité, dont la flamme apparente ou voilée circule dans tous les éléments, s’élève jusque dans les hauteurs incommensurables de l’éther et descend jusque dans les profondeurs incalculables des océans.

Et tant que Floréal reviendra, à époque fixe, rajeunir et redorer la nature, tant que la brise gazouillera dans les feuilles, tant que les forêts et les eaux chanteront leur grandiose hosanna, tant que la prière s’élèvera vers le ciel, tant qu’il y aura des âmes pieuses pour visiter les tombes, tant qu’il y aura des enfants, des oiseaux, des papillons et des roses, la poésie vivra.

La poésie est née le jour où naquit la vertu, et elle n’existait pas dans le paradis terrestre.

Etant créatrice et refaisant, comme la peinture, les objets qui frappent le regard de l’homme, elle n’habitait pas l’Éden, puisque tout y était la perfection même, que rien ne pouvait y être refait ou transfiguré.

Il n’en faut pourtant pas conclure que le mal soit entré dans le monde pour y créer l’espace occupé aujourd’hui par la poésie, que la faute des aïeux du genre humain ait pu élargir les horizons de la vie.

Une pareille conclusion serait insensée.

Mais, un fait certain, c’est que le véritable poète ne peut rien produire, même quand il n’exprime ni espérances ni regrets, sans que ses écrits portent un vague reflet de souffrance : tel l’érable de la forêt canadienne, qui ne peut donner sa sève délicieuse sans une blessure au flanc.

De même aussi que la perle est l’effet d’une maladie, la poésie, cette perle de l’âme, reflète sur le front de l’homme un pâle rayon de l’auréole qui en est tombée, et Dieu la lui a donnée comme ressouvenir du séjour merveilleux qu’il habitait avant sa chute, et comme une compensation de l’incommensurable perte que sa désobéissance lui a fait subir.

Oui, la poésie est pour l’homme un ressouvenir et une compensation.

Elle lui fait voir la nature à travers un prisme ; elle lui fait entendre une mélodie dans le bruit de l’eau qui s’écoule, dans le murmure du vent qui passe, dans le bégaiement de l’enfant au berceau ; elle lui montre le plus beau spectacle imaginable dans un coucher de soleil ou dans un lever d’aurore, un ange dans la femme, plus qu’un homme dans celui qui, pour servir sa patrie ou expier les crimes de ses frères, va donner sa vie sur un champ de bataille ou sur un échafaud.

La poésie est innée, et quiconque ne l’a pas reçue en naissant peut, à force de travail, devenir un exécutant plus ou moins habile, mais un poète, jamais.

Toutes les bibliothèques du monde ne sauraient faire naître un poète, et probablement parce que la grâce et la pureté sont souvent voisines de l’ignorance, — comme chez les enfants, par exemple, — on a vu des hommes produire, presque sans érudition, de véritables chefs-d’œuvre.

La poésie n’existe pas seulement dans les vers, elle est un souffle qui court à travers toute la littérature d’un peuple.

Ce souffle nous élève de la réalité à l’idéal.

Or, manifestant extérieurement ce que notre esprit peut contenir de divin, la poésie ne mourra que lorsque la nature cessera de donner la réalité et que l’homme ne pourra plus fournir l’idéal.

« La poésie, a dit un grand écrivain, ne peut décroître. Pourquoi ? Parce qu’elle ne peut croître.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Il n’y a ni hausse ni baisse dans l’art. Le génie humain est toujours dans son plein ; toutes les pluies du ciel n’ajoutent pas une goutte d’eau à l’océan ; une marée est une illusion, l’eau ne descend sur un rivage que pour monter sur l’autre. Vous prenez des oscillations pour des diminutions. Dire : il n’y aura plus de poètes, c’est dire : il n’y aura plus de reflux. »

Quelle que soit l’opinion de l’auteur que je viens de citer, il est certain que la poésie, considérée dans ses manifestations, ne peut si tôt décroître au Canada, puisqu’elle ne fait que verser ses premiers rayons aux bords du Saint-Laurent.

Elle ne vient que de poindre à l’horizon de notre pays, et déjà son aurore annonce un astre éclatant.

Et que sera-ce donc quand l’instruction aura pénétré dans toutes les couches de la société et y aura pris son entier développement ?

Que sera-ce quand tout le monde pourra comprendre les beautés de cette langue ?

Il y a cinquante ans à peine qu’a été publiée à Montréal la première revue littéraire, et depuis cet événement que de progrès ont été accomplis !

Les lettres canadiennes ne datent, à proprement parler, que d’hier, et déjà elles nous ont donné un grand poète : Crémazie !

Crémazie était un grand poète, et, malgré l’indigence de ses rimes, malgré quelques lieux communs et quelques inexpériences qui déparent ses vers, il n’y a pas d’exagération à dire qu’il est né aussi bien doué que Lamartine, Musset et Gautier.

Ce qui a manqué à ce Canadien de génie pour atteindre les plus hauts sommets où s’élèvent les rois de la pensée, c’est le milieu ambiant, c’est l’émulation, c’est l’encouragement.

Chacun sait la grande faute qu’a commise Crémazie, et cependant, à cause de l’honneur que ses travaux littéraires ont fait rejaillir sur sa patrie, chacun aussi oublie l’homme que des circonstances malheureuses ont fait choir, pour ne songer qu’au poète qui a chanté, avec tant d’harmonie, tant d’enthousiasme et tant de patriotisme,

Tout ce monde de gloire où vivaient nos aïeux,


qui, en faisant revivre les choses du passé, en versant sur les tombeaux l’aromate de ses vers, a poussé si loin le culte du souvenir.

Crémazie s’est éteint sans revoir son pays, après avoir, pendant seize ans, souffert tout ce qu’un homme peut, sans perdre la raison, endurer d’humiliations et de regrets.

Pendant seize ans il a vécu dans un état voisin de la misère, et, comme si Dieu eût voulu, pour le régénérer, lui faire épuiser la coupe de l’expiation, il a assisté, quelque temps avant sa mort, au bombardement sacrilège de Paris ; il a vu de ses yeux la France, la France qu’il adorait, se tordre toute saignante sous le genou de la Prusse.

Depuis longtemps déjà Crémazie dort son dernier sommeil dans un coin isolé du cimetière du Havre, bercé par la grande voix de l’Océan qui lui « chante toujours son hymne de souffrance » et qui devait à jamais le séparer du sol béni où il avait laissé en partant toutes ses espérances, toutes ses affections, tout son cœur.

Une croix de bois indique seule l’endroit où reposent les cendres du plus grand poète canadien.

Cette humble croix bientôt peut-être tombera en poussière, et ceux qui voudront aller s’incliner sur la tombe du malheureux exilé,

Ne trouvant pas ce nom qui fut aimé de nous.
Ne sauront pour prier où poser les genoux.[1]

Il a été souvent question de réparer ce que des patriotes appellent l’ingratitude de la patrie envers le chantre de nos gloires nationales et de rapporter ici ses os.

Qu’est-ce qui a empêché l’exécution de ce projet ?

Peut-être a-t-on songé qu’il valait mieux laisser dormir en paix les restes de cet infortuné qui avait été forcé de fuir le sol natal, dont la vie avait toujours été si tourmentée, et dont le nom aujourd’hui — comme une étoile après une longue éclipse — rayonne si brillamment à travers les ombres de l’isolement qui cachent à nos yeux son tombeau.

Et puis, la terre hospitalière de France, la terre des grands cœurs et des grands dévouements, la terre par excellence des savants, des philosophes, des artistes et des poètes, la terre des héros dont les hauts faits lui ont inspiré ses plus beaux chants, cette terre doit, il me semble, garder dans son sein les restes de l’un des plus illustres enfants de la race française qu’ait produits l’Amérique et le dernier rejeton d’une famille désormais éteinte sur ce continent.

Quelques amis des lettres ont aussi parlé d’élever un monument au barde québecquois.

Sans doute, une telle idée fait honneur à ceux qui ont voulu la réaliser.

Mais qu’est-ce que le bronze ou le granit pourrait ajouter à la réputation littéraire de ce grand patriote ?

Le piédestal qu’il s’est dressé de sa propre main en écrivant le Drapeau de Carillon, Un soldat de l’Empire, Castelfidardo, les Morts, les Mille-Îles, etc, ne proclame-t-il pas plus hautement sa gloire que toutes les colonnes et toutes les statues qu’on pourrait lui élever ?

L’homme qui a au front l’auréole du génie n’a pas besoin d’un socle de pierre pour se grandir ; et si l’on élevait un monument à Crémazie, un tel acte de justice et de reconnaissance grandirait plus la patrie que le chantre de ses héros.

Non, il n’est pas besoin d’un monument pour exalter et perpétuer la mémoire de Crémazie, et, malgré la distance qui sépare la nouvelle France de l’ancienne, où ses restes reposeront à jamais, malgré la profonde solitude qui pèse sur sa tombe destinée peut-être à disparaître bientôt, le nom de ce poète brillera sans cesse d’un éclat souverain dans notre panthéon littéraire, et ses malheurs attendriront toujours le cœur des vrais amants de l’art.

Et aussi longtemps que la langue française sera parlée sur la terre d’Amérique, Crémazie sera considéré comme le père de notre littérature, et sera pour le Canada ce que Dante et le Tasse sont encore pour l’Italie, Homère et Virgile pour l’humanité.

Au nom de Crémazie je pourrais ajouter ceux d’une cinquantaine de prosateurs et poètes dont les œuvres sont tout à fait remarquables, et démontrent que notre jeune pays a comparativement fourni autant de talents littéraires que la vieille France elle-même.

Oui, notre littérature a déjà de profondes et vivaces racines ; et, quand on considère dans quelles conditions défavorables cette plante exotique s’est développée sur le sol du Canada, il est parfaitement raisonnable de croire qu’elle peut se ramifier plus largement encore sous le soleil et la rosée de l’avenir qui nous sourit.

En tout cas, ceux qui demandent à quoi bon s’occuper de littérature dans notre pays ont mille fois tort.

La littérature, voyez-vous, c’est une alimentation de lumière qui est aussi nécessaire à l’esprit que le pain est indispensable au corps ; c’est une sève généreuse qui pénètre les profondeurs de l’existence sociale d’un peuple ; c’est un foyer qu’attiseront toujours ceux qui veulent, comme dit le Père Félix, « allumer aux yeux des multitudes des flambeaux qui les éclairent et leur montrent par leurs reflets les routes ascendantes de l’avenir et du progrès. »

D’ailleurs, quand ce ne serait que pour conserver, au milieu d’une population qui nous est instinctivement hostile, l’idiome national, nous devrions cultiver les lettres.

Il est de toute évidence qu’il ne peut y avoir un meilleur moyen de conserver notre langue.

Notre langue !

Quel trésor précieux à garder !

Elle a, cette langue, l’harmonieux accent des vieux Latins, le brio du parler des Hélènes, la limpidité de l’onde, la richesse et l’éclat du diamant.

Elle a, avec son sel attique, l’amertume, mais aussi la profondeur de la mer ; elle a la chaleur du soleil, les éclats de la foudre, les roucoulements de la colombe et l’envergure de l’aigle ou du condor.

Et puis, l’idiome d’un peuple, c’est la manifestation de sa foi, de ses tendances, de ses ambitions, et une société qui laisse mourir sa langue est condamnée à mourir avec elle.

Groupons donc tous nos efforts pour conserver le verbe dans lequel s’incarne notre race et qu’on a tenté si souvent de nous ravir !

Héritiers de l’esprit français, de cet esprit si fécond, si subtil et si pénétrant, nous pouvons nous créer un brillant avenir dans le domaine de la pensée ; et je ne crains pas de dire que tôt ou tard, si nous le voulons, une ville bas-canadienne deviendra la capitale intellectuelle de l’Amérique, comme Paris est la métropole intellectuelle du vieux continent.



  1. Alfred de Musset.