Le Laurier Sanglant/10

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Le Laurier SanglantCalmann-Lévy, éditeurs (p. 27-34).

UN COUP DE PISTOLET
(récit de bivouac)




Novembre 1870.



À notre feu brillant qui flambait dans la nuit,
Il alluma sa pipe, et parla comme il suit :



« C’était à Reichshoffen, la bataille maudite.
J’étais aux cuirassiers. Tout le jour à la suite
De Mac-Mahon, le soir on nous dit de charger.
L’escadron s’ébranla pour courir au danger,

Ou plutôt à la mort, — car vous savez sans doute
Qu’autrement la retraite était une déroute,
Que pour sauver l’armée il nous fallait mourir.
On partit. Combien peu j’en ai vu revenir
De ces hommes si beaux et si remplis de vie !
Car, sans mentir, ce fut comme une boucherie ;
Quand j’y songe, je sens mon cœur se soulever,
Et, longtemps, je n’ai pu dormir sans en rêver.
Sept fois, comme des fous, ivres, tête baissée,
Courant, courant toujours, sans espoir, sans pensée,
Nous venons nous briser contre un rempart de feux ;
Et de plus en plus las, de moins en moins nombreux,
Nous tentons vainement une charge nouvelle,
Par nos genoux meurtris nous rivant à la selle,
Labourant nos chevaux à grands coups d’éperons.
Il reste à peine encor le quart des escadrons ;
Le mien, s’il m’en souvient, ne comptait que vingt hommes.
Le colonel nous dit : « Allons, enfants, nous sommes
» Là pour mourir : sachons faire notre devoir.
» En avant ! » C’est alors que vous auriez pu voir

L’ardent entraînement de la fougue française…
Nous nous lançons encore au sein de la fournaise,
Sûrs d’y trouver la mort en y cherchant l’honneur !

Jusqu’alors, mes amis, par un rare bonheur
Je n’étais pas blessé ; cette lutte infernale
Devait bientôt finir, quand voici qu’une balle
Me traverse la gorge, une autre le genou.
Je tombe évanoui, sanglant, je ne sais où,
Et mon cheval s’abat en m’écrasant la cuisse.
Je veux me dégager ; mais deux fois ma main glisse,
Tachant de s’appuyer sur le terrain boueux ;
Puis un voile de sang s’étend devant mes yeux,
Le ciel tourne et bientôt disparaît à ma vue…

Quand je me réveillai, la nuit était venue,
Couvrant de son linceul les morts et les mourants.
Ils sont là, sur le sol foulé, couchés par rangs,
Enfoncés dans un flot de boue épaisse et rouge…
Parfois, dans ce chaos, quelque fantôme bouge,

Se soulève et retombe en poussant un soupir…
Puis rien : c’est un blessé qui meurt ou va mourir.



» Maintenant que j’en suis à conter mon histoire,
J’ai ce triste tableau présent à la mémoire ;
J’en revois les détails un par un ; mais, morbleu !
Lorsque j’étais là-bas, je m’en occupais peu,
J’étais anéanti : mon cheval, pauvre bête !
Frappé mortellement d’une balle à la tête,
Sur mon genou brisé pesait de tout son poids.
Je n’avais plus d’espoir : sans mouvement, sans voix,
— Car le sang s’échappait de ma gorge entr’ouverte, —
Je compris que j’étais à deux doigts de ma perte…
Que n’aurais-je donné pour une goutte d’eau !
Le combat, voyez-vous, c’est grand, c’est fier, c’est beau !
Quand on lutte en plein jour, pendant une bataille,
On se rit du danger, on nargue la mitraille,
On voit la mort en face et l’on n’en a pas peur ;

Mais être là, sanglant, affolé de douleur,
Sans pouvoir bouger, seul, au milieu des ténèbres ;
Sentir un froid aigu vous mordre les vertèbres,
Le cœur sauter moins fort à chaque battement,
Et la mort dans le corps se glisser lentement,
Croyez-moi, c’est passer par un affreux martyre !

Combien cela dura, je ne saurais le dire ;
Mais je pensai que pour ce pauvre être transi,
Il valait mieux mourir que de souffrir ainsi.
Et comment ? Oui, parbleu ! me brûler la cervelle !
Je prends, avec effort, dans l’arçon de ma selle,
Un pistolet chargé ; je l’arme vivement ;
Je le mets sur mon front… Soudain, distinctement,
Sur ma droite, voici comme une voix humaine…
Est-ce un rêve ? Non, non ! Ils sont là, dans la plaine,
À deux cents pas de moi, précédés d’un falot…
Des frères, des sauveurs ! J’appelle… Un court sanglot,
Faible comme un soupir, s’échappe de ma bouche ;
Je veux me soulever… mais la douleur farouche

Me cloue au sol. Pourtant on peut me secourir…
Ils sont là, près de moi : je ne veux pas mourir !
Jusqu’au dernier moment, avec quelle énergie
L’homme, presque perdu, se raccroche à la vie !
Je les voyais marcher, s’arrêter, se baisser…
Viendront-ils ?… Tout à coup, — je ne puis y penser
Sans en frémir encore, — aux rayons de la lune,
J’aperçois, l’œil hagard, à travers la nuit brune,
Mes sauveurs attendus qui s’éloignent de moi
Emportant avec eux ma vie… Oh ! quel effroi !
Je deviens fou : ma main fiévreuse, inconsciente,
Serre le pistolet ; mon doigt sur la détente
Appuie, et le coup part. En entendant ce bruit
Qui vibre, brusquement au milieu de la nuit,
Ils hésitent : l’un d’eux se détache, s’avance ;
Je reconnais la croix rouge de l’ambulance…
Il marche, regardant chaque corps étendu…
Il vient, il vient encore, il approche… Il m’a vu !
Une immense fatigue envahit tout mon être,
Et je m’évanouis entre les bras d’un prêtre.



Aujourd’hui je vais bien, et, si je boite encor,
Ce n’est plus pour longtemps, m’assure le major.
Mais, — je ne sais comment vous dire cette chose, —
Depuis ces quelques mois une métamorphose,
Un complet changement se sont produits en moi.
Jadis, j’étais un vieux soudard sans foi ni loi,
Narguant Dieu, jurant sec, hérétique incurable,
Et fuyant un curé comme l’on fuit le diable.
Eh bien ! — est-ce l’effet de ce vilain moment
Que j’ai passé là-bas, de cet isolement,
De cette mort que j’ai du doigt presque touchée
Et mon âme en est-elle encore effarouchée,
Peut-être… mais depuis ce jour je jure peu,
Je respecte le prêtre… et je crois au bon Dieu !