Le Laurier Sanglant/39

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Le Laurier SanglantCalmann-Lévy, éditeurs (p. 173-176).

BONHEUR VOLÉ




1915.


Un admirable jour d’été :

Dans la nature,

Tout est harmonie ou clarté,

Joie ou murmure.


Le soleil, qui vers l’horizon

Déjà s’incline,

Tapisse d’or le fin gazon

De la colline ;


Sur le paisible et frais jardin

Où tout rayonne,

Glisse un petit zéphyr badin

Qui tourbillonne ;


Un parfum suave et berceur

Montant des roses

Semble verser de la douceur

Parmi les choses ;


De la maison aux volets clos

Des voix chéries

Viennent à moi, menus propos

Et causeries…


Ah ! comme je la goûterais,

Cette heure exquise,

Et ce calme, et le baiser frais

De cette brise,


Si je pouvais, — fût-ce un moment, —

Ô sombre guerre,

Oublier ton envoûtement

Qui nous enserre ;


Oublier tes férocités,

Et la souffrance,

Et tous les deuils par toi jetés

Sur notre France !


Mais ce journal que dans ma main

La brise froisse,

Me dit notre effort surhumain

Et notre angoisse ;


Il me dit les prés envahis,

Le bruit des armes,

Et tout le sang que mon pays

Mêle à ses larmes…


Aussi ce bonheur qu’aujourd’hui

Je puis atteindre,

Et que mon cœur épanoui

Est près d’étreindre,


Ce bonheur aux charmes discrets,

— Céleste obole, —

Je n’en veux pas… car je croirais

Que je le vole !