Le Laurier Sanglant/39
BONHEUR VOLÉ
Un admirable jour d’été :
Dans la nature,
Tout est harmonie ou clarté,
Joie ou murmure.
Le soleil, qui vers l’horizon
Déjà s’incline,
Tapisse d’or le fin gazon
De la colline ;
Sur le paisible et frais jardin
Où tout rayonne,
Glisse un petit zéphyr badin
Qui tourbillonne ;
Un parfum suave et berceur
Montant des roses
Semble verser de la douceur
Parmi les choses ;
De la maison aux volets clos
Des voix chéries
Viennent à moi, menus propos
Et causeries…
Ah ! comme je la goûterais,
Cette heure exquise,
Et ce calme, et le baiser frais
De cette brise,
Si je pouvais, — fût-ce un moment, —
Ô sombre guerre,
Oublier ton envoûtement
Qui nous enserre ;
Oublier tes férocités,
Et la souffrance,
Et tous les deuils par toi jetés
Sur notre France !
Mais ce journal que dans ma main
La brise froisse,
Me dit notre effort surhumain
Et notre angoisse ;
Il me dit les prés envahis,
Le bruit des armes,
Et tout le sang que mon pays
Mêle à ses larmes…
Aussi ce bonheur qu’aujourd’hui
Je puis atteindre,
Et que mon cœur épanoui
Est près d’étreindre,
Ce bonheur aux charmes discrets,
— Céleste obole, —
Je n’en veux pas… car je croirais
Que je le vole !