Aller au contenu

Le Laurier noir/Texte entier

La bibliothèque libre.


À Lætitia Folacci d’Ornano


I



LE TOMBEAU DE MISTRAL


L’étoile à sept rayons qui conduisait les mages
     S’est éteinte sur nos pays.
La Méditerranée a battu nos rivages,
     Et les grands cyprès ont gémi.

Le Rhône a charrié du limon et des pierres.
     Les rois d’Arles de leurs tombeaux
Sont sortis. Les palais d’Avignon, sans lumières,
     Ont senti l’aile des corbeaux.


La Fontaine de Laure a mêlé son eau vive
     Aux sources des mauvais printemps ;
La Durance, en grondant, a dépassé ses rives,
     Et sur la plaine des gardians

Les taureaux courroucés ont labouré la terre ;
     Avez-vous vu, beau Saint-Rémy,
Vos oliviers tordus traînant dans la poussière ?
     Sommet des Alpilles, grand nid

Des Baux, rocher des Doms, mont de Sainte-Victoire
     Avez-vous pressenti la nuit ?
Avez-vous vu passer contre vos promontoires
     Les troupeaux qui se sont enfuis ?

Sous les hangars béants, pressés par les charrettes,
     Les rouliers ont courbé le front.
Les fouets se sont brisés et la voix des prophètes
     A tressailli dans les maisons.

Clochers de Saint-Sauveur et des Saintes-Maries
     Pourquoi tant de fois sonnez-vous ?
Pourquoi ces feux éteints et ces enfants qui crient ?
     Pourquoi ces femmes à genoux ?


Vous qui venez de Lamanon et de Maussane
     Quel est ce vent sur ces épis ?
Vous qui venez de Graveson et de Maillane
     Dites-nous ce qu’on vous a dit.




On nous a dit : Celui qui fit notre évangile
Est mort. On nous a dit : Celui qui dans nos villes
Porta la coupe sainte et le laurier latin
Est mort. On nous a dit : Celui qui dans ses mains
— Fidèle moissonneur et laboureur sévère —
Prit le blé de Virgile et la charrue d’Homère
Est mort. On nous a dit : Celui dont le réveil
Éblouissait le jour, celui dont le soleil
Suivait, comme un troupeau, la trace vénérable,
Celui qu’on invoquait en se mettant à table
Sous la treille du mas et le mûrier du puits
Est mort. On nous a dit : Celui qui dans la nuit
Provençale ajoutait son étoile aux étoiles,
Celui qui bénissait les anneaux et les voiles
Des épousées des champs, qui leur donnait le nom
De Mireille, celui qui portait le bâton
Des pâtres, le manteau des rouliers, la tendresse
Des humbles, la grandeur des conquérants, l’ivresse

Des poètes devenus dieux, celui qu’un jour
Le peuple couronna dans Arles, dont l’amour,
Élevé vers le ciel comme une meule blonde,
Fit d’une aire un pays et d’un pays un monde
Est mort. On nous a dit : la race des aïeux
Est dispersée… Le Maître est dans la paix de Dieu.




Ayez pitié de nous, Seigneur ! la tombe est close
     Et les fossoyeurs se sont tus.
La cendre et l’olivier l’entourent… Il repose…
     Seigneur nous ne le verrons plus !

Ruth, épouse blessée, hôtesse inconsolable,
     Ferme à double tour ton jardin.
Coupe le buis, romps le pain blanc, couvre la table,
     Répand sur la terre le vin.

Ayez pitié de nous, Seigneur ! L’humble servante,
     Vive comme l’été des fruits,
Ne viendra plus, avec sa voix éblouissante,
     Vers nous pour nous mener vers Lui.


Maillanaises pleurez ! tambourins des campagnes
     Sanglotez vos airs provençaux !
Tartanes sur la mer, aigles sur la montagne,
     On a mis le Maître au tombeau.

Ayez pitié de nous, Seigneur ! la route est noire…
     L’arbre s’est ployé sous le vent.
Vainqueurs, que ferons-nous maintenant des victoires ?
     Le chef est tombé dans le camp.

Que tes yeux sont fermés, Mistral ! que ton visage
     Est couvert d’ombres ! que tes mains
Sont distantes !… La barque a quitté le rivage
     Et le rivage est orphelin.

Plus de retour ! plus de transports ! Dans le silence
     S’en vont les gardians de Folco.
La sorcière du Val d’Enfer blasphème et lance
     Vers le ciel des cailloux de Crau.

Ayez pitié de nous, Seigneur ! Les fleurs se penchent.
     Des amandiers sur un cercueil.
Plus rien… des oiseaux morts… des branches…
     Une devise sur un seuil.





          Avec des corbeilles pleines
          De lavande et de verveine
          Qui chemine dans la plaine ?

          Ce sont les Saintes, ce sont
          Les filles de la moisson,
          Les trieuses de chardon.

          Où t’en vas-tu messagère
          Dans le soleil ? La lumière
          T’enlace comme du lierre.

          Une ruche est dans les cieux,
          Le miel de l’abeille est bleu.
          — Je vais vers mon amoureux.

          Sur le puits une hirondelle
          Vole en sifflant et son aile
          Éclabousse la margelle.


          Dans le matin, les tridents
          Luisent sur les chevaux blancs.
          La manade est dans le vent.

          Où t’en vas-tu bohémienne ?
          — Je vais prier ma gardienne :
          Sainte Sarah l’Égyptienne.

          Tous les arbres sont en fleurs.
          Aux charrues des laboureurs
          Les sillons ouvrent leur cœur.

          Les hauts cyprès sont des lances.
          Les maisons s’ouvrent… On danse !…
          Ô Mistral, tout recommence !




Autour du grand tombeau se pressent les geôliers ;
     On te guette, race occitane !
Autour du grand tombeau je vois des éperviers
     Saisir la coupe catalane.


Mariniers de Phocée, pâtres du Luberon
     Dressez-vous devant le portique ;
Combattez de la rame et frappez du bâton,
     Accordez la lyre héroïque.

Si les dieux sont couchés, le peuple est à genoux ;
     Les autels ploient sous les couronnes.
Si les dieux sont couchés, les temples sont debout ;
     Le laurier s’agrippe aux colonnes.



II



LE DÉPART


Vide ton verre et pars ! Le goût du vin de France
          Doit te porter bonheur.
Comme ta mère est vieille et comme ton absence
          Est déjà sur son cœur !

Regarde ta maison dans les pins. C’est pour elle
          Que tu quittes, ce soir,
La faux et la charrue. Ô la route éternelle
          Entre les lauriers noirs !


Lourdement le tocsin sonne sur les villages.
          Les femmes en cheveux
Sont sur leur porte. Un vieux parle de son courage,
          La terre pense à Dieu.

Ton sac est sur ton dos posé comme une gerbe,
          Voici l’aire, le puits,
Le banc sous le mûrier et dans l’éclat de l’herbe
          Les corbeilles de fruits.

Le soleil s’est couché. Tu marches… Des lumières
          Contre les volets verts
S’appuient. Qui dormira cette nuit ? Le mystère
          Plane sur l’univers.

Une torche à la main, Bellone, sur la plaine,
          Court entre les troupeaux.
On entend les rouets pleurer sur les fontaines.
Tremperas-tu tes mains dans le sang des ruisseaux ?




Les trains sifflent. Les feux éclairés des machines
Creusent l’obscurité. Brillants, les rails cheminent

Entre un entassement de pierre et de charbon,
Un cheval, lourdement, fait rouler un wagon.
Sur les quais, des soldats chantent La Marseillaise.
Comme un gouffre béant et comme une fournaise
La gare, sans lumière, emporte dans la nuit
Les troupes. Les drapeaux, serrés dans leur étui,
Regardent l’horizon qui déploiera leur flamme.
Des enfants accrochés à des jupes de femmes
Fixent de leurs grands yeux la voûte des tunnels.
Une épouse aux flancs lourds interroge le ciel :
« Verra-t-il la moisson que dans mon sein je porte ? »
Un hangar… un fourgon… Un homme ouvre une porte,
Et, dans la nuit, surgit un visage d’acier.
On pousse les canons sur le corps des madriers.
Un tumulte de fer court vers le paysage.
Ô Seigneur, protégez de David le courage
Pour qu’il puisse revoir au retour des combats,
Cette plaine dans l’ombre et ce fils dans ces bras.




Ma fenêtre est ouverte au bord d’un grand silence.
          Je songe à mes amis :
Sur les routes de l’Est leur cortège s’avance…
          Seigneur, suis-je maudit


Que vous n’ayez jeté dans mes mains immobiles
          Le glaive et le laurier ?
Je suis seul et mon cœur au courage stérile
          Pleure, sacrifié.

Mes yeux que le destin dépouille de lumière
          Ne sont pas assez morts.
Seigneur, comblez ma nuit si l’éclat de la guerre
          Doit enchaîner mon corps.



III



LEVER DU JOUR EN LORRAINE


L’espace de la nuit m’a séparé des villes
Et c’est sur leur sommeil que mes yeux se sont clos.
Le train s’est enfoncé dans la terre fertile
          Des batailles et des tombeaux.

Dans l’horizon noué par de petites gares,
Le jour descend l’échelle onduleuse des cieux.
L’odeur du bois mouillé dont mes lèvres se parent
          Réveille mon cœur anxieux.


Sur la vitre embuée un visage se pose
De champs déserts, d’arbres vêtus de manteaux roux ;
La Lorraine portant ses mirabelles roses
          Se jette, tremblante, à mon cou.

« Ô ma sœur, courageuse, éternelle et sanglante,
Ai-je dit au pays que j’avais dans les bras,
Ton épée, aiguisée à la meule éclatante
          Qui tourne sur tous les combats,

Laisse à mon jeune amour sa chaude confiance.
Avec sérénité j’entre dans ta maison,
Car ta douleur est une armure sur la France
          Et ta gloire est son horizon. »

Le matin effeuillait de discrètes lumières
Sur la ligne de la Moselle et des côteaux ;
Des wagons emportaient vers le seuil des frontières
          La vaillance comme un troupeau.

Je dis encor à la Lorraine, mon hôtesse :
« Que ton corps est couvert d’invisibles rayons !
Jeanne de Domrémy reste ta forteresse
          Et la colline de Sion,


Bouclier de soleil, étoile au front tragique,
Cathédrale de l’Est, ex-voto des soldats,
A toujours sur ses flancs la grande ombre celtique
          De la déesse Rosmertha. »

Le train continuait une route incertaine,
L’automne se couchait sur des reflets d’acier
Et j’entendais le pas du cheval de Turenne
          Entre la boue et les lauriers.


STANCES


Paysages de l’Est, vignes et houblonnières,
          J’enlace vos douleurs.
La charrue est sur vous. Le sang de votre terre
          Jaillit contre mon cœur.

Des routes, des tombeaux… Le long de la Moselle
          Descendent, lentement,
Avec les chars vainqueurs, les lourdes caravelles
          Des blessés vos enfants.


Les drapeaux vous saluent mais les cendres vous couvrent.
          Vos clochers ne sont plus
Que de grands mâts brisés. C’est par le toit que s’ouvrent
          Vos foyers abattus.

Dans l’honneur de garder saintement la frontière
          En martyrs vous mourez.
Les Francs rebâtiront le temple. À la lumière
          Vous ressusciterez.

Votre deuil n’est qu’un songe et votre ombre un nuage.
          Entre vos murs brûlés
Vénus domptera Mars et sur votre visage
          Refleurira le blé.

Mais aujourd’hui, la nuit est encor votre hôtesse ;
          Tout cache le laurier.
Paysages de l’Est, sur votre humble détresse
          Je n’ose que prier.


DEVANT TOUL


Sous la porte de Metz roulent les équipages,
La campagne s’enfonce au creux des flaques d’eau
Et sur les forts de Toul les lions du carnage
Dominent l’horizon des pays en lambeaux.

La boue éclate. Il pleut. Une route inclémente,
Entre des arbres gris, porte des cavaliers.
Toujours ce ciel pensif de la Meurthe sanglante !
Des pioches à la main s’en vont par des sentiers


Les hommes désignés pour raviner la terre.
La tranchée a déjà sa place au champ de blé.
Que les nouveaux épis seront rouges sur l’aire !
Ménil-la-Tour a son clocher démantelé.

Le vent tumultueux rôde et tourne, sauvage,
Sur la plaine en jetant de la neige aux corbeaux.
Des maisons… des soldats… Et tout le paysage
A sur son corps de gloire un linceul pour manteau.

Je m’avance. L’écho monte de la bataille.
Un poste nous salue. Un chemin lourd s’en va
Rejoindre, en cahotant, un sommet sans muraille
Que couvre incessamment la vague du combat.

Dans cette immensité mes yeux creusent l’aurore.
La flamme de mon cœur cherche à se cuirasser.
Écarte, ô mon amour, l’ombre qui te dévore !
J’ai beau crisper les poings pour m’en désenlacer,

Le pesant lierre noir mâche la branche verte.
Il pleut toujours. L’espace est un vaste escalier
Et les pas de la mort, vers une grange ouverte,
Suivent les pas plaintifs des sombres brancardiers.


LE LABOUREUR


Disputant à la mort l’espace de sa terre
Et voulant pour son blé la plus large des parts,
Malgré le vent de l’Est et les cris de la guerre,
Malgré l’éternité posée sur son regard,

L’homme qui n’a vieilli que pour rendre féconde
L’immensité que lui transmirent ses aïeux,
Avec un désespoir qui la rend plus profonde,
Pousse, de tout son corps, sa charrue sous les cieux.


La foudre a beau cent fois éventrer son village
Et disperser au loin l’ombre de son bétail,
Il ne fléchira pas et son noble courage
Remplira, jusqu’au bout, la tranchée du travail.


CONSEIL À LA FEMME DÉSOLÉE


     Ils ont dormi dans ta maison
     Puis ils ont brûlé le village.
     Ton fils qui se bat vers Blâmont
     Ne sait rien. Pour que son courage
     Ne s’épuise sur ta douleur,
     Femme, laisse-lui croire encore
     Que l’ombre n’est pas sur ton cœur
     Et que les grands houblons décorent
     Toujours ta porte. Si le sort
     Lui donne la vie et la gloire

     En apprenant l’œuvre de mort
     Il regardera la victoire
     Dont les mains sur la cendre noire
     Élèvent des colonnes d’or.


ÉPINAL


La Moselle à la robe d’argent, les grands ponts,
La rue de la Faïencerie et les maisons
Qui, sur les quais déserts, s’accoudent aux collines.
Dans le ciel un jour gris que la neige illumine,
Sous de longs voiles noirs, vers le Parc du Château,
Des ombres font de l’ombre. Un bruit clair de jet d’eau
Se mêle innocemment à des larmes secrètes.
De grands trains de blessés sifflent. C’est la conquête
Qui s’avance dans son écharpe de douleur.
Hansi passe. Les affiches du gouverneur

S’étalent sur les murs. Les boutiques sont closes.
Au général Marchand, Barrès porte des roses.
Ô langoureux transport du ciel provincial !
Un angelus… Le fleuve est toujours de cristal.
Me faut-il oublier que cette eau fut tachée ?
Double miroir !… Une blessure s’est penchée
Sur ce courant. Batailles d’Août ! Je me souviens.
Le sang est dispersé maintenant. Rien, plus rien
Qu’une alarme lointaine et que ces femmes noires.
Contre les parapets je songe à la victoire
Et je songe à la mort…
Et je songe à la mort… Des clairons, des tambours.
Au pas un régiment s’approche. Les faubourgs
S’illuminent. Des cris, puis un nouveau silence.
Quelle main prend ma main et va vers mon enfance ?
Images d’Épinal, si chères à mon cœur,
Je pleure et mon passé réveille vos couleurs.


TOUSSAINT


Ô jour de la Toussaint ! Sur les Vosges brumeuses
Pèse le balancier funèbre des clochers.
Que de messes des morts ! Et toujours la faucheuse,
À l’horizon sanglant, continue de faucher.

De Profundis ! Pour moi faudra-t-il que l’on prie ?
Dans ce jardin provincial de Mirecourt
Je sens que la tristesse ensevelit ma vie
Et que de noirs corbeaux rôdent sur mon amour.


Ami, sors du buffet ta chaude mirabelle
Éclose au pur verger de ce sombre pays.
Je me veux enivrer afin qu’entre les ailes
De la douleur qui sur mon cœur s’apesantit,

Se glissent, tendrement, des gouttes de lumière.
Je ne puis plus goûter à ce ciel incertain
Car il met trop de vent, de cendres et de terre
Dans la coupe d’azur qui vacille en mes mains.


SUR LE PLATEAU DE MOYEN


Quelle ombre me retient et quelles voix m’appellent ?
L’ange de la douleur a déployé ses ailes
Sur ce champ de combat qui n’est plus qu’un tombeau.
Les enfants les plus grands du pays le plus beau
Sont couchés dans la nuit profonde de la terre.
Ils dorment. Que ce lit de ténèbre et de pierre
A sur son étendue de glaives et de croix !
Gloire éternelle à eux ! Miséricorde à moi, Seigneur !
Je suis vivant lorsqu’ils sont morts… Des âmes
Flottent dans un ciel bas ravagé par des flammes ;

La trace des obus sillonne le charnier ;
La rose de Lorraine et le jeune laurier
Ne couvrent point encore l’immensité des plaines ;
L’arbre de la pitié — tragique souveraine —
Emplit seul le silence entouré de cailloux.
Je marche… les corbeaux me suivent… les hiboux
Hulluleront ce soir. Triste sollicitude !
Je cherche la victoire et l’âpre solitude
N’accorde que l’ivraie au soc du laboureur.
Vous qui dormez, répondez-moi ! Les fossoyeurs
Ont-ils, sur votre corps, entassé trop d’argile ?
J’ai couru les forêts, j’ai traversé les villes
Pour entendre les cris de votre liberté.
Héros de la patrie, une sérénité
Est-elle contenue en ce vaste silence ?
Je voudrais, me penchant sur ce lambeau de France,
Écouter vos transports, soldats de mon pays !
Je voudrais que vos yeux dans mes yeux éblouis
Reconnaissent l’ardeur que vous avez pressée ;
Je voudrais réchauffer vos chères mains glacées
Et, greffant votre sang sur le soleil de Dieu,
Changer en manteau d’or votre uniforme bleu !
Espoir muet, désert sans fin, plainte inutile !
Ma détresse est liée à mes appels stériles.
Moissonneur de la vie, où retrouver le blé ?
Gerbeviller détruit, Clezentaine brûlé,
Est-ce tout le bouquet que la guerre m’apporte ?

Ô plateau de Moyen, vous êtes une porte
Qui ferme à double tour de secrètes maisons.
L’acier ne tremble plus. Dans tout cet horizon
Il n’est pour mes sanglots maintenant qu’une place.
Où frapper pour qu’on ouvre à ce vivant qui passe ?
J’ai honte de mon cœur et du bruit de mes pas
Qui marchent sur la gloire et ne l’entendent pas.


SOIR À NANCY


La tendre ferveur de la nuit
Disperse les cris de l’orage.
La ville dort ; sur son visage
La lune est posée comme un fruit.

Les canons du plateau d’Amance
Veillent sur la gloire des camps.
La Meurthe coule mollement.
Des cloches bercent le silence.


Apaisement ! on peut rêver…
Des pavillons et des fontaines,
La place Royale… Ô Lorraine
Sur ton jardin se sont levés

Les lys éclatants de ta race :
Princes de Bar, de Commercy,
De Sion-Vaudémont !… Nancy
Est une rose dans l’espace,

Une rose de bouclier.
Jean Lamour forge des guirlandes ;
Les étoiles qui se répandent
À l’horizon sont les lauriers

De René II qui ressuscite.
Les chevaliers sont au combat ;
La ville dort et dans ses bras
Chantent les jets d’eau d’Amphitrite.


ZEPPELIN


La servante apeurée fait son lit dans la cave
          Et le maître d’hôtel
Agite sa serviette et reprend son air grave.
          Sur la place, le ciel

Est plein d’étoiles. Belle nuit d’incertitude !
          Les zeppelins sont annoncés.
Les Pavillons sourient à la triste habitude
          De se savoir trop menacés.


Ronsin, vêtu de bleu, chante. Au « Lapin agile »
          Il envoie l’âme de Nancy.
Tout s’éteint. Dans la nuit roule une automobile…
          Campbell qui trouve le wisky

De chez Walter digne des bars de la Tamise
          Fume sa pipe en récitant
Des vers de lord Byron. L’heure sonne à l’église
          Mystérieuse de Saint Jean.




     Suis-je mort ? Sur mon oreiller
     Je m’accoude. Allumez les lampes !
     Dans le ciel un grand fuseau rampe.
     Quatorze obus m’ont réveillé.

     Bruits de couloirs… L’hôtel palpite.
     On se lève. « — L’avez-vous vu ?
     — Madame, il est passé trop vite. »
     Le zeppelin a disparu.


     Vers la route de Lunéville.
     Saint Nicolas, protégez-nous !
     Un éclat d’acier a tranché le cou
     D’un garçon de café. La ville

     Se dore du soleil levant.
     Les troupes vont à leur besogne,
     Et les aviateurs couronnent dans le vent
     La statue du roi de Pologne.


ROUTE DE L’EST


Ô route sous la pluie et qui va, solitaire,
De village en village avec ses flaques d’eau,
Les clous dont l’étranger a ferré ses chevaux,
Malgré l’ombre et le vent blessent toujours la terre !

Ce n’est plus la moisson qui pèse sur ton corps
Encadré des ormeaux et des vertes collines ;
Tu portes la douleur dont les cités voisines
Connaissent l’amertume et l’invincible effort.


Que de réfugiés, au pas de leurs charrettes,
Navires secourant les débris des foyers,
S’en vont, sous un orgueil qui s’est humilié,
Clapoter dans la boue où l’acier se reflète !

Comment résistes-tu, route, à tant de pitié ?
Sur tes cailloux le deuil fait un pèlerinage ;
Tu montes vers des croix et les corbeaux sauvages,
Aveuglés par le sang, cherchent à te piller.

Hérode à l’horizon suit tes saintes familles.
Vierges et charpentiers sanglotent dans la nuit.
Dans un camp de soldats une lanterne brille.
Descend vers la lumière, ô route sous la pluie !…


GERBEVILLER


La rue de l’Hôpital descend, parmi les cendres,
Vers le parc mutilé qui cerne le château.
Un silence brûlé, cherchant à se défendre,
Épuise la campagne et s’accoude aux tombeaux.

Ivre de trop de sang, un corbeau, dans l’église,
De son aile d’acier bat la croix de l’autel.
Sur un vitrail brisé les sept douleurs s’irisent,
Le charnier de la terre a labouré le ciel.


Des femmes sans époux, des vieillards sans compagne,
D’un pas que la douleur a rendu méfiant
Suivent, dépossédés, le cours de la Mortagne
Dont la plainte se mêle aux longs sanglots du vent.

Les pierres et les morts, les échos et les ombres,
Pèsent sur les chemins où furent des maisons.
Dans le soir, une sœur, comme une rose sombre,
Un chapelet en main regarde l’horizon.

Que voit-elle ? Une odeur de crime et de misère
Couvre d’un printemps noir un seuil mystérieux.
Ô cette porte ouverte et ce visage austère !
Toute cette piété qui prend sa source en Dieu !


VERS SAINT-DIÉ


          Des cendres parmi les bruyères
          Et du sang contre les sapins.
          Des fils de fer entre les pierres,
          On s’est battu dans ces chemins.

          Un pâle soleil de décembre,
          Que la pluie veut encor mouiller,
          Met des rayons de neige et d’ambre
          Sur la ville de Saint-Dié.


          L’auto roule dans la montagne.
          Un paysage désolé,
          Des toits crevés sur la campagne,
          Des déserts que l’on a brûlés.

          C’est une fuite dans la boue,
          Dans l’espace de la douleur.
          La vitre où se penche ma joue
          Est ruisselante de mes pleurs.

          La cité devient moins lointaine,
          Mais plus j’approche de ses murs
          Plus je sens que mûrit ma peine,
          Plus je sens qu’au manteau d’azur

          Dans lequel gèle ma pensée,
          Il va falloir recoudre encor,
          Cette agraffe qui s’est cassée
          En voulant éloigner la mort.


REFLETS DANS LA NUIT


Éternité, comme tu pèses sur ma porte !
          De mes yeux sans sommeil
Je creuse l’horizon que quatre murs supportent.
          J’ai marché. Le soleil

Des Vosges m’a livré l’éclat de sa misère ;
          Maintenant c’est la nuit.
Dans la chambre, où le vent rôde sur mes paupières,
          Je me glisse sans bruit


Vers les pauvres reflets de mon pélerinage.
          Je reprends, lentement,
La route défoncée où les tristes villages,
          Entre des arbres blancs,

Cahotent dans les murs écroulés et la cendre.
          Ce matin, d’un roulier
J’ai repris la charrette étroite pour me rendre
          Près de Moyen-Moutiers.

Il pleuvait. L’homme avait rabattu la capote,
          Il me montrait du poing,
Sur la plaine éventrée, la haine qui clapote
          Et ne se tarit point.

Le cheval nous traînait dans une boue épaisse.
          Au penchant d’un hameau
Le roulier dit : « Ces champs sont couverts de jeunesse »,
          Et je vis des tombeaux.

En chantant, des soldats du train des équipages
          Passèrent près de nous.
Leur fourgon ruisselait et des brins de fourrage
          S’accrochaient aux cailloux.


La Meurthe s’en allait de bourgade en bourgade.
          Les maisons d’Étival
Apparurent au loin et devant la brigade
          S’arrêta le cheval.

Ô mon frère, égaré dans le mouvant espace
          Qui borde les combats,
Dans le vent, sous la pluie incessante et vorace,
          Qu’ils étaient beaux nos bras

S’enlaçant, longuement, quand nous nous retrouvâmes !
          J’étais la voix d’amour
Qui gravit les sommets quand tu restais la flamme
          Qui l’entretient toujours.

Images du pays que nos cœurs effeuillèrent !
          Au ciel tremblait midi.
Nous parlâmes des jours auprès de notre mère
          Et puis je repartis.

Mon chemin s’enfonça dans un nouveau silence.
          L’âme des peupliers
Sanglotait sous le ciel des frontières de France,
          Et toujours le roulier


Étendait son poing lourd contre le paysage.
          Une femme passa
Qui pleurait. Des chasseurs couraient vers un village.
          Un aigle s’élança

De la montagne en deuil sur le sang de la plaine.
          La monotone ardeur
Des canons reprenait. Aux vasques des fontaines
          L’eau se changeait en pleurs.

Éternité, comme tu pèses sur ma porte
          Et mon recueillement !
Je creuse l’horizon que quatre murs supportent
Et je sens, contre moi, les morts et les vivants.


SABBAT


          Comme d’un tambour de basque
          Les trois sorcières du Rhin
          Dans le vent et la bourrasque
          Jouent du désespoir humain.

          La première dit : « Les cendres
          Montent plus haut que ma tour. »
          La seconde qui vit pendre,
          Aux ormeaux des carrefours


          Des enfants à la mamelle
          Rit si fort que, dans la nuit,
          Se brisent sur les margelles
          Les amphores des vieux puits.

          La troisième est toujours ivre
          Et ses doigts de chat-huant
          Nattent ses cheveux de cuivre
          Alourdis de trop de sang.

          C’est le sabbat de la guerre,
          L’Empereur est courroucé.
          Sur les Vosges, les sorcières
          Recommencent à danser.

          Macbeth pince la guitare,
          La chouette hullule encor,
          Et Salomé joue aux barres
          Avec des têtes de morts.


RENCONTRE


          J’ai rencontré Jean Pellerin
          Dans un village de Lorraine.
          Il fumait la pipe. À ses mains
          Pesait un cache-nez de laine.

          Une route pleine de trous
          Bordait le seuil d’une brigade.
          La pluie de l’Est tombait sur nous ;
          Nous songions à Shéhérazade,


          Aux soirs lointains de l’Opéra,
          À Nijinski, à la paresse
          Qui ruisselle entre les beaux bras
          Des espérances, nos maîtresses.

          Dans une auberge de rouliers
          Nous bûmes de la mirabelle.
          Elle avait le goût des lauriers.
          Jean Pellerin, je me rappelle

          Votre parole dans le vent.
          Quand votre tâche était finie
          Vous alliez vers un lit de camp
          Et vous relisiez Athalie.

          Pauvre décor en vérité !
          Mais que son ombre frémissante
          Ressemblait à l’éternité
          Parfois si simple et si touchante !


LES AMANTS


Un moment d’accalmie au plus grand soir d’orage
Leur permet, sous la pluie et dans l’obscurité,
De partager la nuit avec un paysage
Fait d’ardente promesse et de chaude clarté.

Entre l’ombre et le sang, ils vont vers ces maîtresses
Dont la grâce onctueuse et les bras langoureux,
Dans les premiers combats livrés par leur jeunesse,
Furent les ennemis qu’ils aimèrent le mieux.


Vers les parfums secrets des chambres odorantes,
Sur la natte de soie où couche le plaisir,
Malgré le vent meurtrier, ils jettent, éclatantes,
Leurs lèvres, et leurs dents déchirent leur désir.

C’est pour défendre aussi ces élans et ces haines,
La divine souffrance et les enlacements,
Pour leurs cris dans la joie et leurs pleurs dans la peine,
Que ces hommes, dont le plus chaste est un amant,

La tunique en lambeaux et le fusil en joue,
Battus comme un rocher par les vagues du sort,
Restent, depuis des mois, accroupis dans la boue
Et vivent dans des champs labourés par la mort.



IV



ÉLÉGIE À PAUL DROUOT


Si mon jardin d’automne entouré de lauriers
Peut, de son harmonie, couronner votre tête,
Permettez, Paul Drouot, que ce soir je m’arrête,
Votre livre à la main, dans le parc effeuillé.
La voix du souvenir fait trembler le silence,
Votre ancienne pensée monte comme un jet d’eau,
Entre la terre et Dieu je sens votre présence,
La cendre est dispersée et vide est le tombeau.
Mes doigts, pieusement, désenlacent les pages.
Vos chants ont le parfum de ces mûres sauvages

Dont l’éclat langoureux répand, en s’écrasant,
Sur la bouche enivrée, une goutte de sang.
Ô comme votre mort ressemble à votre vie !
Dans l’espace creusé par la houle ennemie,
Dans votre éternité vous gardez sur les mains
Tous les reflets d’amour serrés dans ce jardin.
C’est la vigne et le lys qui sont vos immortelles.
Drouot, malgré l’orage et la douleur fidèle,
Malgré la boue offerte au creux du chemin nu,
Malgré ce que je sais, malgré ce que j’ai vu,
Je ne puis vous imaginer qu’en la lumière
D’un manteau ruisselant de rubis et de lierre,
Pareil aux jeunes dieux que Vénus, au matin,
Fait danser sur un lit de grappes de raisins.


ÉLÉGIE À LIONEL DES RIEUX


Celui-là dont la vie entourait la jeunesse
Repose maintenant dans l’aurore des soirs.
Ses yeux sont clos. La lourde argile qui l’oppresse
Porte un laurier d’azur fleuri d’un crêpe noir.

Le temps qui n’a souci ni du noble courage,
Ni du rêve mouvant des hommes en chemin,
Comme le blé nouveau que les faux se partagent
L’a couché dans son temple et pris dans son destin.


La croix du souvenir monte seule la garde
Au sommet du talus que creuse son tombeau.
Le passé le défend, l’avenir le regarde,
La gloire, à son rouet, chante sur son repos.

Grain de l’été, son sang a mûri la conquête,
Étoile, il a sa part aux feux du firmament.
Taillez le marbre blanc, tenez les roses prêtes !
Femme, agenouillez-vous ! ce dieu fut votre amant !

Deux fois l’éternité gravit le promontoire.
Devant Vénus qui pleure et dénoue ses cheveux,
Monseigneur Saint-Denis le dresse dans l’Histoire,
L’archange Saint-Michel le sacre dans les cieux.

Ombre de mon ami, quand renaîtra la vie,
Je dresserai la table en face du vieux puits,
Et, comme aux jours anciens, les muses réunies
Vous serviront le vin dans la coupe des fruits.


ÉLÉGIE POUR JEAN-MARC BERNARD


          La rose s’est épanouie,
Et le jardin de France est recouvert de sang.

          Jean-Marc Bernard, pour la patrie
          Vous êtes mort.

                                    Voici le temps
          Venu des étés de Provence,
Où je vous rencontrais à Orange. Vivants
Et lointains soirs !… Les hymnes et les danses
S’enlaçaient sous le ciel qui drapait le grand Mur.


Votre muse, Jean-Marc, était un fil d’azur
          Flottant sur un rouet de source.

Maintenant vous avez accompli votre course,
Et, par le grand chemin des armes, rejoint Dieu.

          L’Arc de triomphe est au milieu
          Du soleil et monte la garde,
Le vent, sur les lauriers, fait des signes de croix.

          Comme ma terre vous regarde,
          Jean-Marc Bernard le Dauphinois !


ÉLÉGIE À PAUL FIOLLE


Ta mort, mon noble ami, comme tu l’as choisie
Et comme tu voulus qu’elle te ressemblât !
Ton ardeur étouffait dans les murs de la vie,
Des ailes se mouvaient quand tu tendais les bras.

L’éternité des dieux, cette sombre maîtresse,
Penchait son corps d’airain et de fécondité
Sur le lit trop étroit où ta vaste jeunesse
Forgeait à coups pressés ton immortalité.


Des remparts d’Herbécourt ayant franchi la porte,
Le laurier sur le front et la grenade au poing,
Tu montas à l’assaut et rejoignis l’escorte
Des messagers français qui ne reviennent point…

Maintenant dans ton ombre, ou mieux dans ta lumière,
Refoulant les sanglots de la vaine pitié,
Je reprends gravement les routes de la terre,
Qui s’ouvrent sur les champs de l’heureuse amitié.

Je marche à ton côté comme à côté d’un astre
Vers les quais alanguis où s’appuient les vaisseaux,
Et le vent de la mer sur les cris du désastre
Jette des souvenirs, des fleurs et des rameaux.

Le port est frémissant du sommeil des tartanes,
Le chœur des mariniers rêve dans l’entrepont,
La romantique voix de la nuit courtisane
Te pare, te conduit, te nomme, te confond.

Elle ne sait encor, la belle magicienne,
Que l’enfant qui joua de ses lourds colliers d’or
Ne s’accoudera plus à la rampe athénienne
Dont Puget, après Dieu, cisela le décor.


Que cette volupté, dans sa sainte ignorance,
T’offre de diadème, ô jeune conquérant !
Ces vaisseaux, ces appels, ces hymnes, ce silence,
C’est la latinité qui reconnaît son sang.

Marchons encor. Je veux oublier le voyage
Qui dresse sur mes yeux l’espace et l’avenir
Et, très humainement, penché sur ton visage
Croire que, déjà mort, tu ne pourras mourir.

Vois, la lune est levée sur le monde des îles,
La mer cerne d’azur la coupe de Gyptis,
Ton corps n’est pas couvert de ténèbre et d’argile,
Sur ta bouche est l’amour et dans ta main le lys.

Tu vis, tu vis, tu vis ! Les pêcheurs dans les barques,
Les clochers dans le ciel te montrent le matin
Que l’Orient, ce grand berger, conduit et parque
Dans le golfe des dieux méditerranéens.

Les vierges t’ont tressé la couronne d’acanthe
Et te portent le vin dans l’amphore de grès ;
Sous ce feuillage clair, mets ta tête vaillante
Et bois ce pur raisin que Cérès préparait.


Je suis agenouillé dans l’éclat de la stèle
Et mon cœur attentif ne s’en sépare pas.
Ô mon ami, ta gloire est une citadelle
Dont je serre l’écho tragique dans mes bras !


ÉLÉGIE À ÉMILE VERHAEREN


Verhaeren, j’ai suivi de la Seine brumeuse,
Par un matin d’hiver, le cours silencieux
Et, gravi, pour vous voir, la côte sinueuse
Qui mène à la maison des chants mystérieux.

La paix qui couronnait les meubles et les livres
Se transforma, soudain, quand je fus devant vous.
Dans vos yeux que brûlaient une flamme de cuivre
Se reflétait le parc frémissant de Saint-Cloud.


Votre voix, dans l’écho d’un songe fantastique,
Était un lourd beffroi qui sonne le tocsin
Et vous sembliez porter, douloureux et tragique,
Sur votre cœur blessé l’agonie de Louvain.

Ô tous les carillons épouvantés des Flandres
Que je les entendais dans ce recueillement !
Un sceptre s’agitait sur un palais de cendres,
Des corbeaux tournoyaient sous des flaques de sang.

Vous m’avez dit : « Voyez sur ces routes fumantes
Le cortège sans fin d’un peuple humilié,
Ces cités éventrées, ces églises béantes,
Et, sur tous les autels, Rubens crucifié ! »

La journée déployait sa tendresse glacée
Et Paris grelotait dans ses quatre horizons,
Votre cœur, votre voix, vos yeux, votre pensée
Étaient un laurier noir planté dans la maison.

J’ai pressé votre main et retrouvé la porte ;
La Seine caressait les bouquets de Passy
Et, la gloire et la mort me faisant une escorte,
J’offris toute mon âme à tout votre pays.


Ce poids d’éternité, de deuil et de vaillance
Ne pouvait-il suffire aux balances de Dieu ?
Fallait-il, Verhaeren, parfaire l’abondance
En mêlant votre vie aux combats furieux ?

Vous n’êtes plus. L’enfer des machines humaines,
Comme dans la tranchée, a broyé votre corps
Et la nuit qui laboure et repeuple la plaine
Ne laisse aux souvenirs que leurs étoiles d’or.


ÉLÉGIE À MA SŒUR GERMAINE

POUR LA MORT DE JULES JULIEN


Pitié ! pitié ! La terre s’ouvre davantage,
          L’aube s’engouffre dans la nuit,
La jeunesse, haletante au sommet de l’orage,
          Pareille à l’arbre perd ses fruits.

Le sang roule le sang. La plus haute montagne
          Écarte ses flancs dépouillés ;
Et, sa faux aiguisée, hurlant dans la campagne,
          La mort nivelle le laurier.


La cohorte en lambeaux des dieux et des martyres
          Dresse son cœur sur une croix ;
L’éternité l’appelle et l’espoir la déchire.
          Entendez son acte de foi,

Vivants qui ne vivez que du prix de sa gloire !
          Le sacrifice est en chemin ;
Il vide les maisons et repeuple l’histoire.
          Pitié ! pitié ! Tout le bon grain

S’en va. Les moissonneurs sont indignes des maîtres.
          Notre douleur sur les tombeaux
Devant l’immensité, n’ose se reconnaître,
          Les larmes sont-elles des flots ?




Ô ma sœur, le vaisseau de l’amour invincible
          S’est brisé dans sa pleine ardeur.
Jaloux, le noir destin l’avait choisi pour cible
          Sans se soucier de ton cœur.


Innocente et les yeux meurtris, sur le rivage,
          Tu le regardais s’avancer.
Te doutais-tu, ma sœur, qu’il portait l’équipage
          De la tendresse du passé ?

Que le vent te trompait lorsque, pieuse et belle,
          Les mains jointes, devant la mer,
Tu criais : « Mon époux est-il dans la nacelle ? »
          Il faut tailler le buis amer

Et brûler à la chaux la rose éblouissante.
          La vague a tout enseveli,
Les mâts de l’avenir craquent dans la tourmente,
          Ma sœur, la cendre est sur ton lit,

La lumière brisée aux rochers de la rade
          De ton corps ne s’approche plus.
Jette au feu du bûcher tes robes de parade,
          L’ombre suffit à tes bras nus.




La voix sainte des morts domine la tempête ;
          Son accent a le goût de Dieu ;
Sur les grands seuils meurtris elle vibre et s’arrête.
          « Quel est ce chant mystérieux,

Dit l’épouse ? Quelle est cette aube religieuse
          Qui disperse toute ma nuit ?
Quel est ce rayon d’or sur mes mains anxieuses ?
          Qui me commande et qui me suit ?

Le printemps renaît-il contre la maison noire ?
          L’été germe-t-il sur le deuil ?
Pourquoi sur ma défaite un chemin de victoire
          Et sur ma piété mon orgueil ?

Ma lourde solitude est-elle plus humaine
          Que mes plus beaux enlacements ?
Mieux que l’amour le ciel qui me parle, m’enchaîne,
          Vais-je vivre de mon tourment ? »




Ma sœur, le souvenir qui porte des couronnes
          Dont le sang a forgé les fleurs,
Dans le cortège noir des cris qui l’environne
          N’appartient plus à la douleur.

Sois devant lui, ma sœur, comme au pied des collines,
          Vers l’auréole des sommets.
Marche ! Passe le fleuve et le torrent d’épines !
          Le beau chef que Bellone aimait

Monté sur un coursier sellé par un archange
          T’apparaîtra les bras ouverts !
Ne compte pas le temps. De la terre à la grange
          Règne l’espace de l’hiver.

Marche ! La route est longue et dure. Et ta jeunesse,
          Pour étreindre l’éternité,
Doit passer ses épis de joie et de tendresse
          Aux meules de la sainteté.

Ma sœur, mets en lambeaux ta robe nuptiale !
          Le lin de Dieu t’attend là-haut !
Marche dans les rayons de la forêt royale
          Qui tend vers toi ses purs rameaux.


ÉLÉGIE À PIERRE JOURDAN


Nymphes de l’amitié, déesses du courage,
En l’honneur de l’enfant qui, dans ce paysage,
Déploya sa pensée et nourrit son amour,
Cueillez les jeunes buis et pavoisez le tour
Des fontaines d’azur, ces limpides couronnes.
Que Saint-Sauveur s’anime et Jean de Malte sonne !
Roses et carillons pour la mort du guerrier.

Pierre Jourdan, c’est le printemps que vous aimiez ;
Par le ciel déchiré s’engouffre la lumière.
L’arbre crie et déjà le soleil en poussière

Met, sur les routes d’or, des voiles aux cyprès.
Jamais d’un cœur plus sûr, d’un esprit plus secret,
Je ne me suis penché contre Sainte-Victoire.
La montagne latine est un bouquet de gloire
Que, ce soir, je respire avec avidité.
Est-ce le pur flambeau de votre éternité
Qui jette tant d’éclats sur ces mouvants espaces ?
Ô mon ami, mes pas tremblent sur votre trace.
L’homme était un archange et je vous reconnais.
Les amandiers ont des fleurs blanches ; les genêts
Entre les pins et les peupliers se balancent.
Quand Dieu n’avait créé l’héroïque distance,
Je savais vous parler ; maintenant je ne puis.
Voici le parc désert dont vous coupiez les buis
Comme vont les cueillir, en mémoire attentive,
Ces muses que j’appelle et dont l’âme plaintive
Se blottit, parfumée, dans la robe du vent.
Pourquoi tant de clarté sur tant de dénuement,
Jeune dieu séparé, malgré tout, de ma terre ?
Ce mélange d’ardeur et d’ombre funéraire
Épouvante à la fois ma croyance et mon cœur.
Pourquoi cette guirlande au front de ma douleur ?
Pourquoi la nuit n’est-elle entière sur nous-mêmes ?
Tout ce qu’on veut, tout ce qu’on prend, tout ce qu’on aime
Avec la mort n’est donc pas mort ?… Pierre Jourdan,
Je vous revois au seuil de votre éloignement.
Le vaisseau, dont la coque était la destinée,

Haletait dans le port ; la Méditerranée,
Frémissante et sacrée ouvrait votre tombeau.
Vous ne reviendrez pas dans la Cité des eaux
Et du silence où ce printemps ose renaître
Et, malgré les tourments qui divisent mon être,
Je tarirai mes pleurs, sachant que vous voulez
Que ce ciel reste pur sur nos cœurs désolés.



V



PLAINTES SUR DES CITÉS

DE L’ÎLE DE FRANCE


Quel est votre destin, cités provinciales
Dont j’ai connu la douce et fervente langueur ?
Où sont vos carillons ? où sont vos cathédrales
Dont l’éclat des vitraux s’est joué sur mon cœur ?

De mon affection si proche et si lointaine
Je vous porte le plus humain des souvenirs.
J’allie à vos douleurs le tourment de ma peine,
En votre ombre c’est moi qu’on vient ensevelir.


Vos berges de la Marne et vos rives de l’Oise
N’ont plus leur mouvement de ponts et de canaux,
Et l’eau qui reflétait vos toits couverts d’ardoises
Est un rouet sans âme auprès d’un noir fuseau.

J’ose à peine, cités, penser à vos terrasses
Où la statue heureuse enlaçait le rosier.
Je crains que trop de sang ne couvre vos espaces,
Que trop de morts ne soient sur vos grands escaliers.

Ô forêt de Compiègne, est-il vrai que les flammes
Ont détruit la splendeur de vos arbres géants ?
Que votre dénuement a dû consumer d’âmes
Et que votre détresse a dû blesser d’amants !

Le pas des obusiers qui fait trembler la terre
Vous a changées, cités, en ténébreux convois.
Mars a tué Vénus sur son lit de lumière.
L’Allemagne a souillé le jardin de nos rois.

La vigne qui grimpait contre l’orangerie
Se traîne, maintenant, sur des lambeaux d’acier.
Le bassin qui riait aux joies de ma folie
De sa vasque n’a fait qu’un éclatant charnier


Pays de Jean Racine, ô chère Île de France,
J’ai traversé la cour d’honneur de vos châteaux !
Me serais-je douté qu’en ce vaste silence
Diomède viendrait abreuver ses chevaux ?

La guerre a pris l’amour dans ses bras homicides ;
Je l’ai vue dans la nuit tragique l’emporter.
Cités, que je vous sens douloureuses et vides !
Cités, en vous pillant comme on m’a dévasté !


LES SÉNÉGALAIS


Pressés sur le vaisseau dont les mâts étincellent
Et n’ayant abordé que pour d’autres départs,
Dans le port phocéen couvert de balancelles,
Les noirs Sénégalais étoilent leurs regards.

Leur visage est plaintif et leur chant nostalgique.
Une rose de sable effeuille dans leurs mains
Le brûlant souvenir des jours océaniques
Enchaînés d’un soleil qui jamais ne s’éteint.


Monotone et blessé, glisse sur les cordages
L’inaccessible appel des flûtes de roseau.
Grelottants sous un ciel moins chaud que leur rivage,
Dépossédés, leurs yeux cherchant pour leur repos

La place des soutiers dans la nuit des chaudières,
Ils flânent sur le pont que la mer a battu.
Ô sous les grands palmiers — ces jets d’eau de lumière —
La natte parfumée offerte à leur corps nu !

Les épouses du Sud, doublement maternelles,
Ayant versé le lait et rallumé le feu,
Se couchaient à leurs pieds et jeunes et fidèles
Autour de leur sommeil enroulaient leurs cheveux.

Ils ont quitté l’odeur sucrée et primitive
De cet enchantement qui portait des colliers
Pour un pays lointain où les monts et les rives
Sont ruisselants de gloire et couverts de charniers.

Ignorants d’un destin qui court au sacrifice,
Dans l’espace brûlé des combats éperdus,
Les noirs Sénégalais descendent dans la lice.
Et le ciel de Dakar ne les reverra plus.


DANS LEUR OMBRE


Mon amour, cette nuit ont-ils plus froid que nous ?
Comme nous grelottons au reflet de leurs peines !
Le charbon a beau luire et ton corps m’être doux,
Je sens qu’entre nos bras la joie est incertaine
Et que notre abandon est couvert de cailloux.

C’est sous leur pluie glacée que nos transports s’égouttent,
Que se croise le feu de nos désirs rivaux,
C’est sous l’enlisement de la boue de leur route
Que nous nous enfonçons dans nos propres sanglots
Et que nous les brisons pour qu’on ne les écoute.


Nos songes s’enfuyant jusques en leurs brouillards,
Notre cœur n’éclatant que dans leur sacrifice,
À notre volonté comment faire une part ?
Les portes sont fermées du cirque et de la lice.
Nous sommes prisonniers du sang de leurs regards.

Mon amour, ils ont mis nos émois dans leurs luttes.
Nous nous battons en eux, et la soie du divan,
Sur laquelle nos cris à leurs cris sont en butte,
Est, dans la chambre close, une sorte de camp
Où leur ombre blessée toujours nous persécute.


YSEULT


          Yseult, sur ton balcon du Rhin
          Entouré d’un vitrail gothique,
          Tes grands yeux bleus cherchent sans fin
          Les chères ombres romantiques.

          Gœthe s’est tu, Wagner est mort.
          Ton livre tombe avec leur gloire ;
          Le beau fleuve noie ses accords,
          Le vent crispe la Forêt Noire.


          Les jeunes princes, tes amants,
          Ne t’ont laissé pour héritage
          Que leur glaive trempé de sang,
          Que la haine de leur courage.

          Fini ton rêve ! À ton fuseau
          La laine blanche s’est brouillée.
          Contre la soie de tes rideaux
          La détresse s’est éveillée.

          Sur les mélodies de Schubert
          Ton cœur tremble, ta joie vacille.
          Ô ces poupées de Nuremberg
          Dans tes mains de petite fille !

          Plus rien qu’un éternel sanglot
          Sur tes rivages et tes plaines.
          Les cadavres montent plus haut
          Que le regard qui les enchaîne.

          L’espoir muet de tes bras nus
          En vain veut enlacer la vie,
          Yseult, il ne te reste plus
          Qu’à choisir le sort d’Ophélie.


L’AMBASSADEUR


Dans sa villa posée entre les fleurs de Rome,
Jouant de son esprit et de sa dignité,
Amoureux comme un chat, mais patient comme un homme,
L’Ambassadeur défend sa propre liberté.

S’il songe à l’Empereur c’est surtout pour lui-même,
Le ciel du Palatin a trop vu son regard
Et du jardin Borghèse il sait trop les emblêmes
Pour qu’il ose penser à son prochain départ.


Le vin de Tivoli lui couronne la bouche.
Quelle bière du Rhin en chasserait le goût ?
Ô si du Quirinal, politique et farouche,
Il pouvait, de ses mains, enfoncer les verrous !

Penché sur son balcon, il jette sur la ville
Une pluie de mensonge et des orages d’or.
Il sourit à César dont les yeux immobiles
Dominent le Forum et l’écrasent encor.

Pourra-t-il repasser sur la route où Livie
Venait, dans les lauriers, rêver à ses amours ?
La Sybille est muette, et tragique sa vie.
Peut-être ce couchant est-il son dernier jour.


LES VENDANGES


Septembre est revenu couvert de ses lumières.
Les femmes, de la vigne ont repris le chemin.
Sous l’ombre d’un pin bleu que convoite le lierre,
Bacchus est étendu, des coupes dans les mains.

Une odeur de blé mûr qui ruisselle des granges
Parfume le couchant langoureux de l’été.
Mon cœur, dans les raisins, pense à d’autres vendanges,
Dans les cuves de l’Est pèse l’éternité.


Entre la terre et Dieu monte une double treille
Dont le feuillage lourd porte de doubles fruits.
Les flûtes de roseau dans des sanglots s’éveillent
Et l’aurore du ciel tremble aux bras de la nuit.

De la vie à la mort je franchis les étapes.
C’est vous nobles amants, c’est vous jeunes guerriers,
D’un immense pressoir qui devenez les grappes,
Et la France est assise aux portes du cellier.


STANCES À PARIS


Ô Paris, j’ai suivi, dans tes nuits sans lumière,
          Tes quais mystérieux,
Comme dans la douleur de ton visage austère
          Tu m’apparaissais mieux !

Dépouillé du plaisir qui couronnait tes rives,
          J’étais entre tes bras
Pareil à cet enfant qu’une mère attentive
          Toujours protègera.


Quels cris contre ton ciel mais quel songe en ton ombre !
          Silencieusement,
Plus beau d’être plus nu, plus grand d’être plus sombre,
          Ton cœur, ce noble amant,

Perçait l’obscurité des façades du Louvre.
          Sur le lit des jardins
Il répandait l’odeur dont les femmes se couvrent
          Aux lueurs des matins.

Je l’entendais malgré cette promesse close
          Qui l’avait revêtu,
Il me disait : « L’hiver ensevelit les roses,
          Mais toujours la vertu

Du printemps ressuscite et les fleurs et les flammes.
          La cendre que tu voies
N’est que la serre où dort le cortège des âmes
          Qui grelottent de froid.

Le soleil prend son tour aux saisons de la guerre.
          S’il est encor couché
C’est pour mieux rayonner lorsque sur notre terre
          Il viendra se pencher ».


Ô Paris, j’ai suivi, dans tes nuits, ton courage,
          Notre-Dame priait.
Et tes mains écartaient le sang de tes rivages
          Quand je m’agenouillais.


ORIENT


          Orient, mot magique,
          Image sur fond d’or,
          Minarets sur les ports,
          Étoffes magnifiques,

          Contes pour les enfants,
          Espoir bleu des tartanes,
          Sofas où les sultanes,
          Attendent leurs amants,


          Princes Djem langoureux,
          Nattes où la paresse
          S’enlace à la promesse
          Des bras les plus heureux,

          Mosquée où la prière
          Des hommes aux pieds nus
          Fait un jet d’eau menu
          Dans des mains de lumière,

          Orient dont la nuit,
          Pleine d’étoiles, sombre
          Dans une vasque où l’ombre
          A le parfum des fruits,

          Collines et rivages
          De lapis-lazuli,
          Roses aux pieds des lits,
          Cyprès aux paysages,

          Orient, bain d’azur
          Dans les marbres d’Asie,
          Pourpre que la Turquie
          Dispose au long des murs,


          Clairs vergers du Bosphore,
          Figues douces, cédrats,
          Lueurs qui dans les bras
          Sont comme des amphores,

          Jeux autour des tombeaux,
          Fard, parfums et musique,
          Orient, chaude applique
          Sous un dais de cristaux,

          Lentes cérémonies,
          Corbeilles de plaisir
          À l’heure les vizirs
          Vont à Ste-Sophie,

          Tabac blond, bleus lauriers,
          Collier d’ambre et d’ivoire,
          Flûtes, turbans et moires,
          N’est-ce à quoi vous songiez,

          Jeunes hommes, le soir,
          Où le plus beau navire,
          Dans des chants et des rires
          Quitta le grand port noir ?


          Ô rêve qui chancelle !
          Ô regard désolé !
          Du divin narguilé
          Où sont les étincelles ?

          Des larmes et des croix,
          Des déserts sur nos peines,
          Des corbeaux aux fontaines,
          Du sang sur les détroits.


L’ÉPOUSE


Vers l’armoire où le linge a l’odeur des lavandes,
Près du buffet massif et du triste rouet,
Dans la salle voûtée où les ombres descendent
Le long des grands murs blancs et du cadran muet,

Celle qui n’attend plus rôde, mélancolique,
Ne sachant à ses mains confier quel travail.
Dehors le vent gémit et dans ses plis obliques
Parque les champs déserts où traîne le bétail.


L’homme est mort qui menait les troupeaux et la ferme.
L’épouse ne sachant à qui les confier
Regarde, lentement, l’horizon qui se ferme
Et n’ayant plus d’espoir recommence à prier.


ÉPIGRAPHE


Comme un trou de clarté dans les gouffres du monde,
La route du printemps, pleine de mille feux,
S’ouvre à votre ferveur haletante et féconde.
Le paysage où sont ensevelis les dieux
Est le lit parfumé des prochaines ivresses.
Vous, dont le corps heureux prend d’assaut la jeunesse
Et combat, chaque nuit, la sombre éternité,
Vous, dont les yeux mouillés aux sources de l’été
Clouent au ciel irrité la marche de la vie,
Gravez l’acte d’amour sur ces terres fleuries

Pour qu’un signe de joie, entre l’ombre et la nuit,
Soit fait à ces amants décharnés par la gloire,
Aveuglés par le sang, dépouillés par le sort,
Qui croient ne plus savoir qu’ils peuvent toujours croire.



VI



NIOBÉ


Seigneur, quel est leur nom ? Seigneur, quel est leur âge ?
          Vous ne répondez pas.
Ils sont morts. Mais la mort est-elle sans partage ?
          Lorsque l’été viendra

Que faudra-t-il répondre à ces femmes lointaines
          Qui, de l’aube à la nuit,
Du seuil de leur maison, en dévidant la laine,
          Depuis des mois, depuis


Toujours, ne savent rien de leur fils ? Cette terre
          Sur laquelle, Seigneur,
Je me penche que contient-elle ? Sous ces pierres
          Je sens bouger des cœurs.

Remuons le charnier ; il faut tout reconnaître.
          Elles veulent savoir.
Pitié ! Voyez, Seigneur, ces femmes aux fenêtres
          Dans leurs vêtements noirs,

Qui demandent l’endroit de l’espace où reposent
          Ceux qu’elles ont perdus !
Seigneur, il faut creuser parmi ces tombes closes
          Et ces murs abattus,

Écarteler la boue, interroger la cendre.
          Les morts ont un pays.
Seigneur, portez la voix qui doit se faire entendre
          De ces ensevelis !



 

Ô ma mère, mes yeux qui sont baignés d’argile
Te voient. Je suis couché près d’un cyprès. La ville
De Charmes-sur-Moselle est en face de moi.
Au jour de la Toussaint, pour que je n’aie plus froid,
Les filles m’ont couvert des bouquets de la plaine.
Je repose. Le vent qui cerne les fontaines
Et monte le plateau me berce doucement.
Ma tête est sur mon sac et Dieu garde mon camp.
Je suis tombé dans un combat, à Rozelieures,
Dans les Vosges… Ne pleure pas ou, si tu pleures,

Que ce soit d’un orgueil tranquille et bienheureux.
Ma mère, la Patrie est un champ rouge et bleu
Qu’avec le grain des forts il faut qu’on ensemence.
Dans la terre des morts je suis du blé de France ;
De mon sang répandu je nourris la moisson.
Prends ton rouet, ma mère, et relève ton front.
À tes côtés comprends que mon ombre travaille,
Que je suis appuyé sur ton cœur qui tressaille ;
En étant séparés nous sommes réunis.
Ne vends pas la maison qui regarde au midi
La vigne et l’olivier ; mon âme la visite.
Que t’importe ma mort puisque je ressuscite
Puisqu’un laurier en main, passant l’éternité,
Je retrouve un chemin que je n’ai pas quitté.



 

Niobé ! Niobé ! devant ta grange ouverte
          Que fais-tu ? Le soleil est haut
Dans le ciel. Sur le puits pèse une cruche verte
          Qui ruisselle de gouttes d’eau.

Un voyageur est-il annoncé sur la route ?
          Niobé, qui vient se louer ?
Les hommes sont partis et les femmes sont toutes,
          De leurs beaux cheveux dénoués,


À s’essuyer les yeux. Il a plu. Rien sur l’aire.
          La vigne a crevé ses raisins.
Que fais-tu, Niobé, dans cette âpre lumière
          Qui monte et descend les chemins ?

L’huile et le vin n’empliront pas tes douze jarres
          Lorsque l’hiver sera venu.
Plus de laine aux troupeaux ; les vergers sont avares,
          Le vent passe sur un corps nu.

Dans ce printemps gercé la neige s’accumule.
          As-tu, Niobé, des sarments ?
L’âtre sent la misère et la flamme recule,
          La pierre de l’évier se fend.

Prends ton châle de l’Inde et vide tes armoires.
          Je vais atteler les chevaux.
Fuyons ! Tout est maudit. Compte tes robes noires ;
          Ce pays n’est plus qu’un tombeau.



 

Roulier, à l’horizon, vois-tu ces ailes d’or ?
La Victoire descend et la terre est moins nue.
Si les bras des vivants sont trop faibles, les morts
Avec la main de Dieu conduiront les charrues.



 

Au pied des oliviers, tendrement maternelles,
          Le sein lourd, les yeux clos,
Les femmes, dans leurs bras, serrent l’aube nouvelle.
          De la mer à la Crau

Le ciel est un manteau de thym et de verveine.
          Sur le Rhône reprend
Le chant des bateliers. Du sommet de la plaine
          Le berger qui descend


Mène avec son troupeau des manades d’étoiles.
          Le temps est revenu
De l’amour. Il fait chaud dans les robes de toile.
          Les chemins sont vêtus

De ruches. Tout l’azur est constellé d’abeilles.
          Le vent sur Montmajour
Bat les cloches. Sous les mûriers et sous les treilles
          Résonnent, tour à tour,

Le pas des fiancés et le vol des palombes.
          Le dieu du Rhin s’est tu.
Entre les beaux cyprès les blés couvrent les tombes.
De trop se souvenir on ne se souvient plus.



En Lorraine et en Provence
1914-1917.