Le Legs philosophique de Pasteur

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Le Legs philosophique de Pasteur
Revue des Deux Mondes4e période, tome 131 (p. 913-924).

LE
LEGS PHILOSOPHIQUE DE PASTEUR

Cet homme si simplement grand aimait peu le vain bruit des mots ; et sur une tombe où l’humanité reconnaissante s’incline, les louanges enflées avec des amplifications de rhétorique sonneraient creux. Désireux de rendre ici à Pasteur l’hommage que doivent à sa mémoire tous les organes de la pensée française, nous voudrions imiter ce maître lorsqu’il épiait une des forces de la nature. Empruntons à sa méthode ce que nous en pouvons prendre, faisons ce qu’il faisait lui-même pour les objets de son étude ; essayons de déterminer sa fonction dans la vie générale de son temps.

Les découvertes du savant ont été jugées et célébrées par ses pairs. À mesure qu’elles se produisaient, on en signalait dans cette Revue la signification et l’enchaînement. Nos collaborateurs qualifiés pour traiter des sciences naturelles m’ont épargné d’avance une tâche où je serais novice. Je renvoie aux bulletins de victoire qu’ils enregistraient le lecteur qui voudrait relire l’histoire de cette opiniâtre conquête sur l’inconnu. M. Vallery-Radot en a raconté ailleurs les étapes avec une parfaite clarté[1]. Les applications purement scientifiques de la doctrine sont familières à tous ceux qui ont quelque curiosité des secrets de la vie ; ses résultats pratiques et bienfaisans sont gravés dans toutes les mémoires.

Il y a autre chose dans le legs de Pasteur. Ce génie prudent ne croyait et ne voulait travailler que dans un ordre de connaissances rigoureusement limité par son objet. Malgré lui, par l’étendue et la force des principes d’où il était parti, ce chimiste est devenu physiologiste, ce physiologiste a dû se faire médecin, et de son microscope est sortie une philosophie de la vie. La doctrine pastorienne s’est infiltrée dans les idées générales qui ont, en apparence, le moins de rapport avec les études biologiques. Son inventeur ne prétendait pas si loin ; mais consulte-t-on jamais un inventeur sur l’extension progressive qu’on donne à sa découverte ? Une grande doctrine scientifique ne reste pas longtemps confinée dans le laboratoire : elle s’échappe des matras et des cornues, elle déborde sur toutes les applications de l’esprit humain, elle marque de son empreinte une civilisation. Essayez de mesurer, dans l’ensemble de nos conceptions sur le monde et sur la vie, la part qui revient aux hypothèses universellement admises d’un Galilée et d’un Newton, aux hypothèses encore discutées d’un Darwin ; ni les spéculations des métaphysiciens ni les révolutions de la politique n’ont aussi profondément agi dans la pensée des hommes ; et, par suite, dans les transformations de nos sociétés. De même pour les hypothèses de Pasteur, plus rapidement vérifiées que celles de ses devanciers, puisqu’il pouvait faire la preuve expérimentale : elles sont déjà entrées dans l’histoire des idées ; et c’est par là qu’il nous appartient à tous.

Il disait, dans son discours de réception à l’Académie : « Vous avez voulu témoigner une fois de plus de l’impression profonde que le monde, les habitudes de la vie, les lettres à leur tour reçoivent de tant de découvertes accumulées. » — Non seulement une impression, mais une direction.

Toutefois cette direction ne peut s’exercer que sur des esprits déjà orientés dans le sens où elle les précipitera ; et c’est le cas de dire que le germe apporté par l’inventeur a besoin d’un milieu de culture favorable à son développement. Si grand qu’il soit, un homme n’est jamais qu’un anneau d’une chaîne. Il y a une harmonie préétablie entre les diverses manifestations de la pensée à une même époque. Comme l’écrivain de génie, le savant est à la fois un produit et un fabricateur des idées de son temps. Voici une doctrine qui proclame l’omnipotence des infiniment petits ; on l’imagine malaisément naissant et faisant fortune au siècle de Louis XIV, dans un groupe d’intelligences qui rapportaient tous les phénomènes de la nature et de l’histoire à de grandes causes simples, à des volontés particulières et souveraines. Réciproquement, on ne conçoit guère la possibilité d’un retour aux conditions intellectuelles et sociales du siècle de Louis XIV, après qu’une pareille théorie a envahi l’entendement.

Rattacher la doctrine pastorienne au mouvement général des idées et aux autres préoccupations de notre siècle, discerner ce qu’elle ajoute de nouveau à ce mouvement et à ces préoccupations, telle sera, croyons-nous, la double tâche de la critique historique. On en peut esquisser dès maintenant une ébauche sommaire.


Avant que Pasteur n’eût forcé l’attention du monde, et en dehors des cercles strictement scientifiques, un naturaliste éminent occupait l’opinion de tous ceux qui lisent et qui pensent en Europe. Plus heureux, plus complet ou plus patient que Lamarck et Geoffroy Saint-Hilaire, Charles Darwin avait attaché son nom à un ensemble d’idées très controversé, aujourd’hui connu de tous, — et défiguré par presque tous. Je devais rappeler ce nom au début de cette étude : nos successeurs, lorsqu’ils étudieront la pensée philosophique de notre temps et la contribution importante des sciences naturelles dans cette pensée, rapprocheront certainement les deux savans, les deux doctrines qui se complètent l’une l’autre et qui ont marqué des traces si profondes dans les esprits. — Je cours au-devant d’une objection qu’on ne manquera pas de soulever : Il n’y a pas de comparaison possible, dira-t-on, entre l’hypothèse invérifiable de Darwin et les découvertes rigoureusement prouvées de Pasteur. En effet, au point de vue de la valeur scientifique et de la crédibilité, il existe un abîme entre les deux. Mais j’étudie ici des influences, les empreintes laissées dans les intelligences par deux explications de la vie. Vraie ou fausse, on m’accordera que la thèse darwinienne a pénétré fort avant dans toutes les intelligences contemporaines, à commencer par les hommes qui se croient ou se disent les plus réfractaires au principe comme aux exagérations de cette thèse.

Je devais rappeler le nom de Darwin, parce qu’il a préparé les voies à Pasteur dans plus d’une direction ; et d’abord dans la partie la plus solide et la moins contestable de ses études, dans les recherches sur les fonds marins, sur les récifs de coraux et les îles du Pacifique. Il y fait entrer en scène les infiniment petits ; il montre leur pullulement dans certains parages de l’Océan, où l’eau n’est plus que de la gélatine vivante, leurs travaux gigantesques sur les continens qu’ils bâtissent ou exhaussent. Darwin nous a habitués à voir ces infimes artisans remplissant la nature et collaborant à ses plus grandes œuvres ; il a frayé la route où Pasteur devait faire le pas décisif, en conduisant les troupeaux des microzoaires jusque dans les tissus du corps humain. Les théories mêmes de l’évolution et de la sélection des plus aptes sont indispensables pour comprendre facilement les idées de Pasteur ; un certain nombre de ces dernières ne sont que les corollaires des propositions de Darwin.

Ajouterai-je qu’il faut rapprocher ces deux grands hommes, parce qu’ils ont donné l’exemple d’une pondération parfaite, d’une entière et respectueuse liberté dans la recherche scientifique ? Puisqu’il y a une querelle de la science et de la foi, c’est à ces maîtres qu’il faut s’adresser pour apprendre d’eux combien il est facile de l’ignorer. Quelle que fût leur pensée intime, — et l’on connaît assez celle de Pasteur, — ils n’étaient au laboratoire que des savans, esclaves du résultat trouvé, indifférens aux interprétations hâtives des casuistes de l’affirmation ou de la négation ; ils se lançaient sans arrière-pensée en pleine mer, à la poursuite de la vérité scientifique ; persuadés que si elle est vraiment la vérité, elle se coordonnera toujours, après quelques malentendus, avec l’ensemble des vérités qui dirigent l’humanité. Ces nobles esprits se touchaient par le souci d’éclairer très librement les esprits sans blesser les consciences ; comme leurs doctrines se touchent par des rapports de conséquence, par la fusion que nous en avons fait dans notre philosophie de la nature.

La doctrine pastorienne a ceci d’original et de fort qu’elle est sortie tout entière d’une méthode. Habituellement, une doctrine préconçue crée sa méthode, pour s’étendre et se prouver ; Descartes lui-même, partant d’une proposition métaphysique, n’a pas procédé autrement. Avec Pasteur, la méthode a engendré la doctrine.

Cette méthode expérimentale, il la recevait d’une lignée de savans, dans un temps qui refusait de plus en plus sa créance à tout autre moyen de démonstration. Entre les maîtres qui subordonnèrent les recherches scientifiques à l’emploi de cet instrument unique, je crois bien qu’il faut nommer Magendie comme le plus résolu, le plus intransigeant. Claude Bernard, pour ne parler que des physiologistes, avait persévéré dans la même voie. L’efficacité merveilleuse de la méthode la mit en si grand crédit, qu’on voulut l’approprier à des sciences très différentes des sciences naturelles. Le positivisme fut un effort désespéré pour ramener toutes nos connaissances au critérium de l’expérimentation. Confondant un système avec une méthode, ses adeptes eurent parfois l’illusion qu’ils pouvaient introduire dans leur criticisme les procédés et les certitudes du laboratoire. De puissantes intelligences, un Comte, un Littré, rivalisèrent avec les chimistes et les physiciens ; ils tentèrent d’assujettir l’étude de l’esprit humain et du passé disparu à la discipline qui réussissait si bien dans l’étude des choses tangibles et permanentes.

La légitimité de cette extension fit l’objet d’un débat mémorable entre Pasteur et Renan, dans les discours qu’ils échangèrent à l’Académie. Le savant réclamait pour ses seules études le bénéfice de la méthode expérimentale : « L’erreur d’Auguste Comte et de M. Littré, disait-il, est de confondre cette méthode avec la méthode restreinte de l’observation. Étrangers tous deux à l’expérimentation, ils donnent au mot expérience l’acception qui lui est attribuée dans la conversation du monde, où il n’a point du tout le même sens que dans le langage scientifique. » La thèse de Pasteur pouvait se résumer dans cette affirmation : Vous autres ouvriers des champs voisins, vous n’avez que les pauvres outils de l’observation et de l’induction : ils ne vous donneront jamais la certitude, réservée à nous seuls. — Renan ne défendit pas l’erreur des positivistes, trop apparente à son esprit clairvoyant ; il revendiqua pour la critique la dignité de méthode scientifique, il essaya de prouver qu’elle peut aussi procurer quelque certitude, au moins la certitude dans la négation. En était-il très convaincu, le délicieux ironiste qui concluait ainsi : « Le résultat final, c’est encore que le plus grand des sages a été l’Ecclésiaste, quand il représente le monde livré aux disputes des hommes, pour qu’ils n’y comprennent rien depuis un bout jusqu’à l’autre » ? — Ce sérieux Pasteur voulait comprendre le bout qu’il tenait. Dans cette joute du pot de fer contre le pot de cristal, ce n’est pas le pot de fer qui fut vaincu.

Le positivisme qu’il malmenait n’était pourtant qu’un excès de l’esprit scientifique, tout-puissant pendant la seconde moitié de notre siècle, et auquel le savant devait ses triomphes. Grâce à cette disposition générale, la méthode expérimentale avait pu se répandre et s’imposer à tous, l’attention publique était éveillée sur des découvertes qui se prouvaient avec les seules preuves en faveur. Qui sait si, en d’autres temps. Pasteur se fût tenu à sa méthode avec la même constance ? Il s’y attacha avec une soumission effrénée, si l’on peut associer deux mots qui peignent sa servitude volontaire devant le creuset d’expériences. Non pas qu’il fût rebelle à l’intuition ni qu’il s’interdît l’hypothèse : il savait que, sans l’intuition, le mieux armé des savans demeure un médiocre préparateur. La caractéristique de son génie fut un admirable équilibre entre les suggestions de l’inspiratrice intérieure et le témoignage du fait qui les contrôle, les justifie ou les réfute. Éclairé par l’intuition et gardé contre ses caprices, il s’enfonça dans le monde souterrain de la vie avec cette lampe de mineur, résigné à ne libérer jamais la flamme que sa prudence emprisonnait.

Ce don de divination attentive, impitoyable à elle-même tant qu’elle ne s’était pas vérifiée, se révéla tout entier dans sa première découverte. Les travaux subséquens de Pasteur frappent davantage l’imagination populaire ; il n’en est aucun, ce me semble, y compris la prophylaxie de la rage, qui égale comme opération de l’intelligence cette théorie de la dissymétrie moléculaire, aboutissant à une loi d’où allaient découler toutes les trouvailles ultérieures. Pour son coup d’essai, l’observateur avait discerné et défini l’indice certain de la vie ; une particularité optique le décelait ; tout ce qui présentait cette particularité était produit de la vie ; tout ce qui ne la présentait pas provenait de la matière inorganique. Combien de portes sur l’inconnu se sont ouvertes et s’ouvriront encore avec ces deux clefs !

Il les a laissées sur sa tombe. L’usage que Pasteur fit de sa méthode et l’étroit assujettissement de sa doctrine à cette méthode eurent une conséquence précieuse : il la faut signaler ici. Le grand écrivain et la plupart des grands savans emportent avec eux l’instrument qui avait fait avancer l’humanité. Celui de Pasteur demeure entier, bon pour les mêmes services dans toute main dressée à l’employer. Il a monté une machine à découvertes et à bienfaits : elle continuera de donner ses produits après la disparition du chef d’usine. Disons mieux, et la comparaison ne paraîtra pas trop ambitieuse : il a opéré comme le Créateur, instituant par un premier acte les lois d’où devait sortir le développement progressif de l’univers. Ces lois portent naturellement leurs effets, sans qu’il soit besoin de l’intervention d’un miracle, le miracle du génie. Pour obtenir tous les résultats contenus en puissance dans les lois pastoriennes, il suffira aux disciples de les faire fonctionner exactement, suivant les formules promulguées par ce législateur de l’invisible.

Passons à la doctrine, engendrée et garantie par la méthode. Si je ne me trompe, trois propositions fondamentales la résument : — Les phénomènes de la vie ne sont pas attribuables à des agens physico-chimiques, ils sont dus à l’opération d’agens biologiques ; — ces agens sont des infiniment petits, répandus dans tous les organismes ; — ils portent en eux le remède aux maux qu’ils causent, on leur arrache ce remède par l’atténuation des virus.

La premier de ces principes renouvelait la physiologie, depuis les travaux de Claude Bernard et de son école. « Les élémens histologiques intérieurs sont tous de véritables organismes élémentaires aquatiques », avait dit ce savant dans une phrase qui condensait toutes ses idées, et dont on saisit la liaison cachée, mais solide, avec les vues de Darwin sur les premières origines des êtres. À l’explication physico-chimique, imposée par Lavoisier, encore soutenue par Liebig, la nouvelle école française substituait l’explication biologique. En d’autres termes, on croyait jusqu’alors que la vie était entretenue et détruite dans les tissus organisés par les réactions de la matière inorganique : Claude Bernard et Pasteur montraient tous les corps vivans soumis aux actions vitales d’une matière organique, participante de leur nature.

Ils réintégraient de la vie dans la vie, pour ainsi dire. — Chacun aperçoit la portée philosophique d’une pareille substitution. Elle atteignait dans une certaine mesure la conception mécanique de l’univers, qui semblait jusqu’alors confirmée par tous les progrès des sciences. Sans doute, les êtres rudimentaires à qui l’on nous rendait sont soumis eux-mêmes aux lois de la chimie organique ; ils ne suppriment pas les réactions chimiques, ils s’en font les agens : mécanismes animés, si l’on veut, à peine différens de la matière inanimée. Mais si peu qu’ils en diffèrent, ils apportent avec eux le grand principe inconnu, la vie. Ils sont de l’autre côté de la barrière qui divise le monde en deux parties, l’une où nous pouvons nous flatter de reproduire à notre volonté tous les phénomènes, l’autre où nous ne produirons jamais le phénomène initial. Si les corps animaux et végétaux n’étaient, comme on le croyait, que les résultantes d’affinités chimiques, et en quelque sorte des éprouvettes où les élémens de la matière inorganique se combineraient pour maintenir, transformer, supprimer la vie, le chimiste pourrait se promettre un pouvoir illimité sur ces corps. Il est ou sera probablement un jour maître absolu des élémens inorganiques, invariables ; il sait ou saura reproduire toutes leurs combinaisons : donc, si ces élémens sont les agens immédiats de la vie, il peut ou il pourra commander à la vie ; et, sinon en provoquer le naissance, du moins en imiter tous les phénomènes, puis les régir à son gré là où ils se manifestent spontanément.

Claude Bernard et Pasteur ont dissipé ce beau rêve. Nous pouvons connaître, et grâce au dernier nous pouvons maîtriser dans une large mesure les humbles organismes qui nous travaillent ; mais, si limités qu’ils soient, nous ne pouvons pas provoquer leur apparition, comme nous provoquons la combinaison des gaz, la formation des acides ou des sels. Le pourrions-nous, ils nous échapperaient encore, puisqu’ils portent en eux un devenir, toutes les évolutions possibles de l’être vivant. Et, pour le remarquer en passant, alors même que les partisans de la génération spontanée n’eussent pas été confondus à leur tour par Pasteur, l’espoir qu’ils avaient vu luire un instant, la création possible de la vie dans le laboratoire, ne les eût pas menés fort loin : cette vie leur aurait échappé par l’évolution. D’ailleurs leur prétendue découverte était ruinée d’avance par la notion même de l’évolution. Claude Bernard l’avait très bien vu ; il leur opposait un argument fort ingénieux : « Je ne concevrais pas qu’une cellule formée spontanément et sans parens pût avoir une évolution, puisqu’elle n’aurait pas eu un état antérieur. »

Ainsi, Pasteur apparaît comme le vengeur et le gardien des droits de la vie. Il contribua à lui restituer un domaine d’où on l’avait indûment évincée ; dans ce domaine, il arrêta les téméraires qui croyaient déchirer le voile jeté sur les origines de la vie ; il prouva que ce voile demeurait entier, impénétrable. Contradiction bien significative et que nous ne saurions trop méditer : cet homme, qui fit reculer le mystère sur tant de points, ramena dans le monde plus de mystère puisqu’il y réintroduisit plus de vie ; et il y aura toujours quelque attache dernière par où ces deux mots seront inséparables. Il le reconnaissait hautement, il répondait d’avance à des assertions superficielles, lorsqu’il disait dans une circonstance solennelle : « Elles (les préoccupations de l’âme) me paraissent d’essence éternelle, parce que le mystère qui enveloppe l’univers et dont elles sont une émanation est lui-même éternel de sa nature. » — Pasteur nous éclaira comme ces lumières qu’on allume pour trouver la route dans la nuit, et qui font paraître la voûte du ciel d’autant plus obscure qu’elles sont plus brillantes, plus révélatrices de ce qui existe sur notre terre.

Avec une méthode « essentiellement positiviste », — il l’avouait loyalement, — et dont la force avait fait tout le succès du positivisme, il délogea ce dernier de positions qu’on croyait définitivement acquises. Il étendit et assura nos connaissances sur l’organisation de la matière ; du même coup, il battit en brèche le matérialisme, dirais-je, si je ne répugnais à l’emploi de ce mot anti-scientifique, équivoque, dangereux. Une certaine école, où l’on remplace volontiers les raisons par des injures, en a trop abusé contre de respectables savans. Imitons la réserve de Renan, qui disait finement : « Je ne me sers jamais de ces deux mots, spiritualisme et matérialisme. Le but du monde, c’est l’idée, mais je ne connais pas un cas où l’idée se soit produite sans matière ; je ne connais pas d’esprit pur ni d’œuvre d’esprit pur. Je ne sais pas bien si je suis spiritualiste ou matérialiste. » Tenons-nous-en à la définition irréprochable de Claude Bernard : « La matière n’engendre pas les phénomènes qu’elle manifeste ; elle ne fait absolument que donner aux phénomènes leurs conditions de manifestation. »

Ramenée à ces termes prudens, la leçon philosophique qui se dégage de toute l’œuvre de Pasteur offre une belle unité : dissymétrie moléculaire, actions vitales dans les organismes, fermentations, réfutation de la génération spontanée, atténuation des virus, tous ses travaux peuvent se résumer dans une brève formule : restauration de la vie, et par conséquent du mystère qui accompagne la vie. Il n’est pas besoin de développemens pour montrer combien cette leçon, si peu d’accord avec l’esprit philosophique qui régnait vers 1860, correspond aux exigences et aux aspirations du sentiment actuel dans les divers domaines de la pensée. Pasteur fut un des créateurs de ce sentiment.

Les invisibles ouvriers auxquels il remit le soin de la vie sont des infiniment petits. Ils sont innombrables, ils sont partout. Leurs mutations rapides décident de nos destinées. Je ne sais, — et je regrette aujourd’hui de n’avoir jamais interrogé Pasteur sur ce point, — si la page fameuse de Pascal, qui pourrait servir d’épigraphe aux travaux de notre savant, fut pour quelque chose dans sa vocation vers cet ordre d’études. Quoi qu’il en soit, entre « les deux abîmes de l’infini, » il choisit tout d’abord « l’abîme nouveau », celui du ciron, et fixa pour toujours son attention « dans l’enceinte de ce raccourci d’atome. » Grâce aux grands résultats qu’il en tirait, l’attention publique, on peut même dire l’attention populaire, suivit bientôt son microscope et les menues multitudes que cet instrument révélait. Microbes et bacilles firent une fortune prodigieuse : ils exercèrent promptement sur les imaginations l’obsession que Pasteur subissait de leur fait, et qu’il a communiquée à tous ses contemporains. On apprit l’histoire, puis le roman de ce monde nouveau ; on en tira des conséquences sans fin, quelques-unes hasardeuses, d’autres puériles, et qui eussent fait sourire l’inventeur. Qu’importe ? De l’ensemble des notions de seconde main, justes ou fausses, une notion fondamentale se dégageait pour tous : nous sommes gouvernés, nourris, tués par le peuple incalculable des infiniment petits.

La science aboutissait à ces conclusions sur la vie au moment où des principes de même nature, et qu’on pourrait presque définir dans les mêmes termes, présidaient à l’organisation des sociétés. Un rapprochement inévitable se présentait à l’esprit. Qu’il soit aventureux, subtil, illégitime, qu’on le traite de généralisation hâtive ou de simple billevesée, accordons tout ; le rapprochement ne s’en fait pas moins dans un grand nombre d’intelligences ; dès qu’il est fait, une idée naît, et nul n’empêchera qu’une idée fasse son chemin. L’entendement humain peut se tromper dans les rapports qu’il établit entre des choses dissemblables ; nous croyons qu’il n’a pas tort de chercher d’instinct un lien entre les idées dirigeantes d’une époque, une harmonie entre les manifestations concomitantes de la vie, bref, l’unité de loi.

Il serait absurde de prétendre que la doctrine pastorienne apporte un appui rationnel à nos systèmes politiques et sociaux, à la démocratie, au suffrage universel ; voire même au socialisme, envisagé comme l’association des petits intérêts qui se liguent pour mieux vivre aux dépens d’un grand corps. Les transformations de l’État moderne et les fermentations des masses populaires n’ont pas attendu pour se produire l’exemple du Mycoderma aceti ; elles ne s’arrêteraient point parce qu’un savant trouverait une autre explication des phénomènes vitaux. Il n’en est pas moins vrai que l’homme, toujours incertain et inquiet sur la valeur de ses frêles constructions, leur cherche un patron dans l’éternel modèle, dans la nature ; qu’il est encouragé et rassuré quand cette sage nature lui montre ou paraît lui montrer, réalisées dans l’œuvre éternelle, des intentions semblables à celles qu’il s’efforce de réaliser dans son œuvre éphémère. La doctrine pastorienne annonce une de ces conformités. Elle constate la loi du nombre, elle découvre les sources de la vie et les causes de la mort dans une infinité d’êtres très faibles, qui deviennent tout-puissans par leur réunion, qui triomphent des plus robustes organismes. Elle nous livre cette découverte à l’heure où nos sociétés font sur elles-mêmes un travail commandé par des constatations identiques. Qui refuserait de réfléchir sur cette simultanéité ? C’est tout ce que l’on peut dire aujourd’hui. Aller plus loin, confondre la tâche du sociologue et celle du physiologiste, ce serait retomber dans l’erreur que nous reprochions au positivisme ; et l’on compromettrait le legs philosophique de Pasteur, riche de conséquences à longue portée, en lui demandant une sanction scientifique pour des théories politiques et sociales essentiellement contingentes. Les historiens à venir, plus hardis que nous n’avons le droit de l’être, dégageront et rassembleront les grandes lignes de notre temps ; ils verront vraisemblablement dans l’organisateur des microbes et dans son œuvre la « figure » de tout un siècle, au sens où Bossuet employait ce terme ; comme nous voyons dans ce même Bossuet et dans son œuvre la figure du XVIIe siècle.

L’atténuation des virus est le magnifique couronnement de l’œuvre de Pasteur. Il avait toujours soutenu que « la virulence tient à la vie, » et que les maladies de venin, comme les appelaient nos pères, étaient dues à l’invasion de corpuscules vivans. Il n’était pas le premier qui émettait cette théorie ; mais le premier il sut en donner la preuve expérimentale ; le premier il reconnut avec certitude les bacilles particuliers de quelques-unes de ces maladies ; le premier, enfin, il s’avisa qu’il pouvait atténuer la virulence de ses prisonniers, et inoculer ainsi sous une forme bénigne des affections qui ne récidivent pas. Le principe de la vaccine le guidait ; mais, tandis, que Jenner n’avait tiré de ce principe qu’une seule application, née du hasard et purement empirique, Pasteur en faisait sortir une méthode curative d’un pouvoir illimité ; on peut espérer qu’elle combattra victorieusement tous les fléaux, à mesure que leurs véhicules caractéristiques se laisseront surprendre par le microscope. Avec la sage lenteur qui lui garantissait la solidité de ses conquêtes, il s’attaqua d’abord aux maladies des animaux ; ayant éprouvé sur eux l’infaillibilité de la méthode, il osa l’expérimenter sur l’homme. Cette première réussite est d’autant plus admirable qu’il n’a jamais pu voir, comme on sait, l’animalcule spécifique de la rage ; il dut inventer pour le réduire des procédés d’atténuation différens de ceux qu’il avait employés jusqu’alors. Pasteur a gouverné ce terrible inconnu comme Leverrier gouvernait dans l’espace une planète qu’il n’avait pas vue, qu’il connaissait par la seule révélation du calcul. Ces deux triomphes de l’intelligence ont la même beauté grandiose.

La théorie des virus atténués est féconde en conséquences pratiques, d’un prix incalculable pour l’humanité. Serait-ce un vain jeu de lui demander par surcroît des enseignemens philosophiques ? On ne ferait à coup sûr rien de nouveau en cherchant des rapports entre les maladies physiques et les maladies morales, entre les méthodes d’hygiène et de médication qui s’inspirent des mêmes principes pour traiter le corps et l’âme. Si Pasteur a trouvé une application précise et toute nouvelle du vieux précepte similia similibus curantur, ce précepte n’en remonte pas moins très haut ; il a été commun de tout temps aux médecins et aux moralistes. Le voici rajeuni par la doctrine pastorienne : de ce chef aussi, elle peut avoir d’utiles répercussions dans l’ordre spirituel. Il y a des fléaux moraux et des contagions intellectuelles. L’observation nous apprend que le chirurgien n’y peut rien et que le remède est le plus souvent caché dans le mal. Je ne veux ici d’autre exemple que celui de Pasteur lui-même. Nous avons vu comment il inquiéta et fit reculer le positivisme en empruntant aux positivistes leurs armes, leurs méthodes, le meilleur de leur esprit. D’autres tonnaient contre l’erreur et la vouaient aux anathèmes ; ils ne gagnaient rien sur elle ; ils ignoraient l’efficacité des virus atténués. Toutes les idées fausses ou dangereuses, naguère encore très puissantes, que nous voyons céder peu à peu, n’ont pas été sensiblement entamées par leurs adversaires directs et violens. Elles sont tombées en discrédit sous la critique d’écrivains qui les avaient d’abord épousées, qui les ont ruinées avec des raisonnemens déduits de ces idées elles-mêmes.

Nous nous sommes attardé à considérer dans cette fertile doctrine pastorienne quelques-unes de ses réactions, déjà sensibles et qui le deviendront davantage, sur les tendances morales, intellectuelles, sociales de notre époque. Ne nous lassons pas de le rappeler, cette doctrine est avant tout une méthode et n’est presque que cela ; sa meilleure leçon philosophique ressort de cette simple constatation : c’est par la qu’elle reflète, qu’elle affermira à son tour l’esprit scientifique qui fait la vraie grandeur du temps présent. Ne le confondons jamais avec la suffisance bruyante et malfaisante qui usurpe trop souvent son nom. Pasteur est une bonne pierre de touche pour distinguer celui-là de celle-ci. Nul mieux que ce savant n’a justifié le mot de son prédécesseur Buffon sur la patience qui est le génie.

La méthode, la patience qui sera encore du génie vont continuer l’œuvre de l’illustre mort à son foyer scientifique, sur ce terrain où les disciples ont ramassé l’arme du maître contre les ennemis invisibles. C’est là qu’on garde la plus précieuse part de son legs. Hier la diphtérie se rendait, demain ce sera un autre fléau. On ne peut dire adieu à l’initiateur sans adresser un salut respectueux et des vœux ardens à ces hommes en qui il survit. En même temps qu’ils multiplieront les applications utiles, leurs travaux développeront cette philosophie de la nature qui féconde tout le champ de la pensée. Faire penser, c’est aussi une fonction salutaire de Pasteur et des pastoriens, un rayon de leur gloire.

Pour la masse des hommes, indifférente aux spéculations désintéressées, cette gloire du savant n’est faite que de souffrance vaincue ; et ce génie de patience est un génie de bonté. Pendant que nous le conduisions à Notre-Dame, des chanteurs populaires assemblaient les ouvriers dans les carrefours ; ils chantaient une naïve complainte sur la mort du Bienfaiteur. Je les écoutais en m’en revenant ; il me semblait voir naître la légende qui le représentera quelque jour, si les sources de l’imagination ne tarissent pas dans notre peuple, comme l’un de ces demi-dieux que les mythes antiques nous ont légués, héros vainqueurs des fléaux, dompteurs des monstres, protecteurs des hommes. L’admiration et la reconnaissance des générations successives feront du modeste savant un Hercule moderne. Nous avons vu quelle était sa massue : une méthode. Je répéterais une dernière fois qu’il lui emprunta toute sa force, si je n’avais de sûres raisons de savoir que le peuple sentait juste, et que le grand réservoir de la force, chez Pasteur, était moins encore dans la profondeur de l’intelligence que dans la souveraine bonté du cœur.


Eugène-Melchior de Vogüé.
  1. Histoire d’un savant par un ignorant, Hetzel, Paris.