Le Libéralisme/De la liberté des fonctionnaires

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CHAPITRE XII

DE LA LIBERTÉ DES FONCTIONNAIRES

Il paraît étrange qu’un auteur écrivant un petit traité sur les libertés nécessaires intitule un de ses chapitres « de la liberté des fonctionnaires ». Les fonctionnaires, semble-t-il au premier abord, ne devraient avoir aucune liberté, précisément en compensation de la puissance qu’ils détiennent. Ils sont les agents du pouvoir central ; ils n’ont du côté du public, dans la limite de leurs attributions, qu’à commander ; ils n’ont du côté du gouvernement qu’à obéir.

Ce serait la vérité même si l’ensemble des choses était ce qu’il devrait être, était normal, si l’Etat n’était que ce qu’il devrait être et ne faisait que ce qu’il doit faire, s’il ne s’occupait que de la police intérieure et de la défense extérieure. En ces deux choses, « en sa sphère », comme a dit Constant, « il ne saurait avoir trop de pouvoir, » et il doit avoir un pouvoir absolu, et par conséquent ses fonctionnaires ne doivent que lui obéir. Voyez-vous un commissaire de police délibérant sur les ordres qu’il reçoit du ministère de l’intérieur, un colonel discutant les ordres de son général, un ambassadeur, car les relations extérieures font partie de la défense, ayant sa politique personnelle — cela s’est vu, mais ce n’en est pas meilleur — et non pas celle de son ministre. En ces choses le gouvernement doit avoir un pouvoir absolu. Il doit, dans son propre intérêt, et nullement pour respecter la liberté de ses fonctionnaires, consulter ses subordonnés ; mais il doit exiger d’eux, quand il a pris son parti et qu’il commande, une obéissance passive.

S’il y a pourtant à parler de la liberté des fonctionnaires et si c’est même une question qui s’impose et qui est assez délicate à traiter, c’est que, encore et toujours, l’Etat ayant pris l’habitude de se mêler de ce qui ne le regarde pas, il a sous ses ordres un certain nombre de fonctionnaires qui ne devraient pas l’être, qu’il a tendance à traiter comme les autres, qui pourtant sont d’une nature essentiellement différente et qui doivent être soumis à un régime tout particulier. L’Etat est chargé normalement de la police et de la défense. Tous les fonctionnaires qui sont employés par le gouvernement à ces deux offices sont des agents du gouvernement ; l'Etat s’est chargé de la religion, de l’enseignement, de la perception des impôts, de l’administration de la justice, de vendre du tabac, d’administrer la poste, de transporter des voyageurs et des marchandises, etc. Soit ; mais il est évident que les hommes qu’il emploie à tout cela sont des fonctionnaires de la nation et non des agents du gouvernement. Ils sont chargés d’un service public, non au service du gouvernement. Ils sont les hommes de l’Etat et non du pouvoir, à preuve que ce n’est pas son pouvoir que l’Etat exerce par eux, mais des services pour le bien général qu’il leur demande. Le gouvernement n’est ici qu’un intermédiaire entre la nation et eux, qui sont les serviteurs de la nation et non de lui. Il les nomme, au nom du pays, et le pays les paye par les mains du gouvernement ; et voilà tout. Il serait étrange, aux yeux mêmes du bon sens vulgaire, que le gouvernement demandât à un prêtre un dévouement personnel à l’égard du préfet du département. Pourquoi ? Parce que l’on sent bien que les fonctions du prêtre, si fonctionnaire que le gouvernement entende qu’il soit, ne sont pas du tout de la même nature que celles du commissaire central. Qu’est-ce à dire ? que M. le Commissaire central est un fonctionnaire du gouvernement et M. le Curé un fonctionnaire de la nation.

Il faut donc très précisément distinguer ces deux catégories. Il y a les agents du gouvernement, préfets, sous-préfets, hommes de police, officiers, soldats, diplomates. Ceux-ci doivent obéir sans discuter, ne donner leur avis que quand on le leur demande, et n’ont aucun droit à critiquer les actes ni même les doctrines du gouvernement.

Il y a les fonctionnaires de l’Etat ou de la nation qui, n’étant aucunement des agents du gouvernement, conservent, dans une mesure que j’indiquerai plus loin, leur liberté de pensée, de parole et d’écritures, ont parfaitement le droit de voter contre le gouvernement et d’engager à voter contre lui, etc.

C’est ce que les gouvernements ne comprennent pas, ou plutôt ne veulent jamais comprendre. Ils ont toujours tendance à confondre les fonctionnaires de la nation avec leurs agents à eux et à exiger des fonctionnaires de la nation la même obéissance passive, quelquefois même les mêmes services politiques que des agents du gouvernement. Comme ils nomment et comme ils payent les uns et les autres, ils confondent volontiers les uns et les autres. Qui n’a pas entendu la phrase célèbre : « Les curés sont en insurrection contre le gouvernement qui les paye ! » Elle est courante dans tous les clubs, cénacles et cafés de France ressortissant au parti démocratique. Elle est stupide. Elle l’est même pour les agents proprement dits du gouvernement, attendu que ce n’est pas le gouvernement qui les paye, mais la France, et qu’être rémunéré par la France n’oblige qu’à être fidèle à la France. Elle l’est encore plus pour ceux des fonctionnaires qui, très évidemment, n’ont pas à se mêler du gouvernement ni à y être mêlés, et qui ne sont que les serviteurs du pays payés par le pays par l’intermédiaire du gouvernement. « Ils doivent avoir les idées du gouvernement qui les paye » équivaut à dire : « Ils doivent demander ce qu’il faut qu’ils pensent à M. le Trésorier payeur général. »

Il est vrai qu’ils sont nommés par le gouvernement. Sans doute ; mais le gouvernement, là aussi, n’est qu’un intermédiaire. Est-ce le gouvernement qui peut savoir et qui sait que M. un Tel est assez bon théologien pour être prêtre ou assez bon botaniste pour être professeur de botanique à la Faculté des sciences de X… ? Pour tous les fonctionnaires de ce genre, il y a des examens et des concours, et celui qui nomme, c’est le gouvernement, sans doute, mais celui qui désigne avec compétence et par conséquent celui qui nomme moralement, c’est le jury d’examen. Il en résulte qu’en ce cas le gouvernement n’a pas réellement le droit de nommer ; il n’a que le droit de ne pas nommer. Il n’a qu’un droit de veto sur le candidat, nommé réellement par un jury, mais désagréable au gouvernement. Dans ces conditions le fonctionnaire du pays qui n’est pas un agent du gouvernement, peut dire à très bon droit qu’il n’a pas été nommé par le gouvernement, mais par le pays ; qu’il n’a pas été nommé par le gouvernement, mais seulement accepté par lui, agréé par lui ; mais seulement non repoussé par lui.

À ce compte il n’est nullement l’homme lige, le vassal et le féal du gouvernement. Il lui doit du respect et non du dévouement. Le gouvernement qui lui imposerait des obligations particulières en dehors de son service et qui le révoquerait parce qu’il ne les remplirait pas sortirait absolument de son droit. Logiquement ce qu’il faudrait pour révoquer un fonctionnaire qui n’est ni de l’administration du ministre de l’intérieur, ni de celle du ministre de la guerre, ni de celle du ministre des affaires étrangères, ce serait un plébiscite. Pratiquement, aucun fonctionnaire de ce genre ne devrait être révoqué que sur jugement, soit de la magistrature proprement dite, soit d’une magistrature particulière à son corps, constatant que c’est pour fautes professionnelles qu’il est révoqué.

Est-ce à dire que le fonctionnaire du pays non agent du gouvernement, n’ait pas plus de devoirs envers le gouvernement qu’un autre citoyen et doive jouir d’une liberté aussi large qu’un autre citoyen ? Ce serait une erreur assez grave. D’abord les libertés se limitent non seulement les unes par les autres, mais encore par les cas où l’exercice de la liberté deviendrait purement et simplement une pure et simple anarchie.

Par exemple, il est loisible à un simple citoyen d’être Tolstoïste et de penser et de dire et d’écrire qu’il faut abolir la justice, les armées et les patries. Mais je suppose qu’un juge dise et écrive que la justice est une impiété et les juges des bandits. Il aura beau protester qu’il ne dit et n’écrit cela qu’en dehors du palais et que là la manifestation de ses opinions doit être libre, on lui fera observer, selon moi avec beaucoup de bon sens, qu’un homme ne peut pas se couper en deux à ce point ; que la manifestation de ses opinions comme homme libre lui enlèvera toute autorité comme magistrat, et qu’on a besoin que le magistrat ait de l’autorité.

Je suppose qu’en dehors de sa carrière, un officier déclare que le métier militaire est un métier d’assassins. On lui tiendra avec beaucoup de raison le raisonnement de tout à l’heure.

Je suppose, et le fait s’est produit l’année dernière, qu’un professeur d’histoire, en dehors de sa classe, écrive contre l’idée de patrie. Il aura beau soutenir qu’en dehors de sa classe il est un homme libre comme un autre, on lui fera observer qu’ayant pour mission, comme professeur d’histoire, et du reste ce serait la même chose comme professeur de littérature et comme professeur de philosophie, d’entretenir les enfants dans l’idée de patrie et dans le culte de la leur, ses opinions de journaliste, ne pouvant guère être ignorées de ses élèves, enlèveront beaucoup de poids à ses leçons de professeur, et qu’il est impossible qu’on ne soit pas dans ce cas obligé de choisir.

Un prêtre confessant une de ses fidèles et l’entendant s’accuser d’être joueuse, tonne véhémentement contre la passion du jeu : « Mais, dit la pénitente, perdant un peu patience, Monsieur le Curé, c’est avec vous que je joue.

— Quand je joue, je joue ; et quand je confesse, je confesse. »

On ne peut guère admettre une pareille cloison étanche entre deux parties du même homme et entre ce qu’il fait en un lieu et ce qu’il fait en un autre. La liberté du fonctionnaire ne peut donc aller, ni jusqu’à ne pas avoir dans son métier et même au dehors, l’esprit de son métier et la conviction de son métier, ni jusqu’à se séparer et se détacher du pays, qui, lui, le nomme bien, qui, lui, le paye, qui, lui, le distingue et lui donne une position à certains égards privilégiée, du pays, dont il est très réellement un serviteur, un homme de confiance et comme un ministre.

D’autre part, même à l’égard du gouvernement et non plus du pays, le fonctionnaire, je dis celui qui n’est pas agent du gouvernement, mais seulement fonctionnaire du pays, a encore des devoirs, très restreints à mon avis, mais des devoirs encore. Le gouvernement n’est pas son chef, je crois l’avoir démontré ; mais il est en quelque sorte son président. La société est organisée de telle sorte que beaucoup de citoyens qui ne sont nullement des agents du gouvernement, snnt des serviteurs attitrés de la nation et sont à ce titre acceptés par le gouvernement, consacrés par le gouvernement, maintenus dans leurs charges et défendus dans leurs privilèges par le gouvernement, payés par les soins du gouvernement. Ils lui doivent donc le respect. Comme ils le suivent dans les cérémonies publiques ils doivent faire acte de déférence envers lui partout où ils le rencontrent. Ils peuvent, je dirai même qu’ils doivent discuter ses doctrines et ses actes comme tous les autres citoyens ; mais il est évident qu’ils ne peuvent pas les discuter sur le même ton que n’importe quel autre citoyen. Personne ne peut admettre qu’un fonctionnaire, non pas même un curé ou un vicaire, si peu fonctionnaire qu’il soit, puisque son traitement n’est réellement qu’une indemnité, traite le président de la République, ou même un ministre, avec la même désinvolture que les traite un rédacteur de l’Intransigeant ou de la Libre parole. Il y a là une question de nuances qui n’est qu’une question de tact.

En résumé, là comme ailleurs, mais avec une affaire de mesure en plus, l’Etat souverain « dans sa sphère » et exigeant dans sa sphère une obéissance absolue ; l’Etat, hors de sa sphère naturelle, arrêté par la liberté individuelle et par les droits de l’homme et du citoyen. En conséquence, distinction bien nettement établie entre les fonctionnaires qui sont des agents de la puissance gouvernementale et les fonctionnaires qui ne sont que des serviteurs du pays : ceux-là étroitement assujettis, ceux-ci parfaitement libres, tous également respectueux à l’égard du gouvernement qui commande aux uns et qui préside les autres.