Le Libéralisme/Des limites exactes de la liberté selon la situation différente des différents peuples

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CHAPITRE XVII

DES LIMITES EXACTES DE LA LIBERTÉ SELON LA SITUATION DIFFÉRENTE DES DIFFÉRENTS PEUPLES

Voilà les principes et les idées générales qui dominent, en quelque sorte, cette question de la liberté et qui ne doivent jamais être perdus de vue, en quelque pays civilisé que l’on soit, de nos jours, sur toute l’étendue de la planète. Il va sans dire qu’il y a des différences d’application selon les lieux, selon l’étendue des pays, selon la situation des pays par rapport à leurs voisins, à leurs amis et à leurs rivaux.

Mais il ne faut pas s’imaginer que ces différences d’application soient très difficiles à trouver et presque impossibles à découvrir, comme tous les ennemis de la liberté ne manquent pas de l’assurer pour incliner les esprits à l’idée de la nécessité du despotisme.

Il suffit de s’attacher fermement au principe et de se laisser guider par lui. Quel est l’office de l’Etat ? D’assurer l’ordre matériel à l’intérieur et la sécurité à l’extérieur, de demander aux citoyens tout ce qu’il faut pour cela et rien de plus, d’être très fort et même despotique en cette sphère et de n’être rien en dehors de cette sphère.

Eh bien, la quantité de sacrifices que l’Etat peut et doit demander aux citoyens pour remplir son office et pour ne remplir que son office varie selon les pays et selon les circonstances ; c’est incontestable ; mais elle est très facile à déterminer selon les pays et selon les circonstances, d’une part en examinant les nécessités de protection et de défense dans tel pays, d’autre part en ne perdant jamais de vue le principe général que nous avons posé.

Par exemple nous sommes en France et nous regardons, je suppose, les Etats-Unis d’Amérique. Pouvons-nous nous conduire d’après le principe américain ? Je réponds fermement : Oui. Pouvons-nous pousser l’application de ce principe aussi loin que les Américains et être aussi libres que les Américains et ne pas faire à l’Etat plus de sacrifices que les Américains n’en font ? Je réponds fermement : Non.

Les Américains n’ont pas de voisins ou n’ont que des voisins très faibles. Ils peuvent faire à l’Etat beaucoup moins de sacrifices que nous. Les nécessités d’ordre intérieur sont les mêmes, les nécessités de défense extérieure sont toutes différentes. Si les Américains du Nord étaient divisés en deux peuples, chacun de ces deux peuples serait précisément dans la même situation que nous et chacun de ces deux peuples serait forcé par les nécessités de la défense de faire à l’Etat plus de sacrifices et à restreindre sa quantité de libertés C’est bien pour cela que, passionnés pour la liberté, ils ont compris qu’il ne fallait pas, malgré les différences de races et les conflits d’intérêts économiques, se séparer en deux peuples. Ce qui a vaincu dans la guerre de Sécession, et surtout ce qui a fait qu’elle ne s’est point renouvelée, c’est d’abord le principe d’union et l’idée de la « plus grande Amérique » ; c’est aussi l’instinct de liberté.

Tels qu’ils sont et tels qu’ils semblent destinés à rester longtemps, les Etats-Unis sont donc le peuple moderne : 1° qui est le plus passionné pour la liberté ; 2° qui peut pousser le plus loin possible l’application du principe de liberté. Ils peuvent donc servir comme d’exemple et comme d’idéal pratique, cette réserve faite qu’il est impossible à aucun peuple européen de pousser aussi loin qu’eux l’application du principe libéral et de faire à l’Etat aussi peu de sacrifices qu’ils en font.

Mais ce n’est pas une raison pour tout brouiller et pour dire sommairement : « A eux la liberté, et à nous la servitude. » Il faut voir simplement, d’une part, en eux l’idéal pratique, d’autre part, ce que, évidemment, étant données nos nécessités de défense, nous ne pouvons pas imiter d’eux, et faire tout bonnement une soustraction. Ce qu’ils font et qui ne compromettrait nullement chez nous l’ordre matériel à l’intérieur et la sécurité à l’extérieur, faisons-le sans aucune crainte ; ce qu’ils font et qu’ évidemment nous ne pourrions pas faire sans ouvrir nos frontières, ne le faisons pas. En d’autres termes, maintenons ici comme là-bas l’État dans son office, dans sa sphère ; seulement son office est plus grand, sa sphère est plus étendue ici que là-bas.

Or donc aux États-Unis la liberté individuelle est absolue. Pourquoi ne le serait-elle pas ici ? Les nécessités d’ordre intérieur s’y opposent-elles ? Non. Les nécessités de défense s’y opposent-elles ? Non, excepté en cas de guerre. Conclusion : en temps de paix la liberté individuelle en France doit être absolue.

La liberté de la pensée, de la parole et de la presse aux États-Unis est absolue. Pourquoi ne le serait-elle pas ici ? Les nécessités d’ordre intérieur s’y opposent-elles ? Non. Les nécessités de défense s’y opposent-elles ? Non ; excepté en cas de guerre et, même en temps de paix, en ce qui concerne la révélation des secrets d’organisation militaire. Conclusion : en temps de paix, sauf la révélation des secrets d’organisation militaire, la liberté de la pensée, de la parole et de la presse, en France, doit être absolue.

Les libertés régionales et municipales aux États-Unis, sans être absolues, sont si étendues que chaque « État » (province) est presque un État dans l’État, s’administrant lui-même, ayant ses administrateurs élus par lui, son budget voté par lui, etc. Pourquoi n’en serait-il pas de même en France ? Il ne peut en être de même en France que partiellement. Il n’intéresse nullement la défense et il n’est que très utile au bon ordre et à l’expédition rapide des affaires que les choses locales se fassent en leur lieu, et les choses régionales en leur région, et que tout ne se fasse pas à Paris, et que par conséquent les pouvoirs des conseils municipaux, des conseils généraux et des maires soient beaucoup plus étendus qu’ils ne le sont. Mais il est certain qu’il ne faut pas laisser aux municipalités ni même aux régions une complète liberté budgétaire. Pourquoi ? Parce que les nécessités de la défense nationale sont là qui interviennent. Une richesse régionale est une partie du trésor de guerre, et il ne faut pas que cette partie du trésor de guerre soit gaspillée. Or ce n’est pas la municipalité ou la région qui peut calculer jusqu’où elle peut aller dans ses dépenses sans entamer la partie du trésor de guerre qu’elle contient en elle. Ce calcul, l’Etat seul peut le faire. Dans un pays sans cesse menacé de guerre comme le nôtre, il convient donc, il faut que l’Etat puisse fixer la limite des dépenses permises à une région, à un département, à une ville et même à un village. La liberté financière des régions et des villes doit donc être limitée. De toute autre liberté administrative, il n’y a absolument aucun inconvénient à ce qu’elle soit aussi étendue que dans le pays le plus libre du monde. Il est bien entendu qu’en cas de guerre, j’entends en cas de guerre sur le territoire ou très voisine du territoire, toutes les libertés sont suspendues et les libertés régionales et municipales sont suspendues comme les autres.

Aux Etats-Unis la liberté d’association est absolue. Pourquoi n’en serait-il pas de même en France ? Les nécessités d’ordre intérieur s’y opposent-elles ? Non. Les nécessités de défense s’y opposent-elles ? Pas davantage. Rien ne s’y oppose, si ce n’est les ambitions de l’Etat, qui prétend être la seule association permise sur la surface du territoire. Par cette prétention l’Etat sortant absolument de son rôle, de son office et de sa sphère, nous ne nous y arrêtons pas. La liberté d’association doit être absolue en France.

La liberté d’enseignement est absolue aux Etats-Unis. Pourquoi n’en serait-il pas de même en France ? Les nécessités d’ordre matériel intérieur s’y opposent-elles ? Non. Les nécessités de la défense s’y opposent-elles ? Aucunement. Rien ne s’y oppose, si ce n’est les ambitions du gouvernement, qui prétend penser pour tout le monde, comme s’il était souverain pontife. Par cette prétention l’Etat sortant de son office, de son rôle et de sa sphère, pour entrer dans celle du ridicule, nous ne nous y arrêtons pas. La liberté d’enseignement doit être absolue en France.

La liberté judiciaire est absolue aux Etats-Unis, à ce point même qu’elle est plus qu’une liberté, qu’elle est un pouvoir et un pouvoir qui empiète sur le pouvoir législatif, puisque les magistrats judiciaires ont le droit de frapper une loi de caducité, de nullité. Pourquoi n’en serait-il pas de même en France ? Les nécessités de l’ordre intérieur s’y opposent-elles ? Non, pas plus qu’en Amérique, et l’on ne voit pas que l’ordre soit troublé là-bas parce que les magistrats n’obéissent pas au gouvernement, ni même parce qu’ils refusent d’appliquer une loi qu’ils jugent contraire aux institutions fondamentales. Une loi qui aurait dû n’être pas votée est comme si elle n’avait pas été votée, voilà tout. — Les nécessités de la défense s’y opposent-elles ? J’ai beau chercher, je ne le vois pas. Conclusion : par un procédé ou par un autre, la liberté judiciaire devrait être absolue en France, et la magistrature devrait y posséder les mêmes pouvoirs que la magistrature américaine.

J’ai considéré le principe là où il est appliqué plus complètement que nulle part ailleurs ; j’ai tenu compte, pour l’application du principe, des différences de situation, des nécessités différentes résultant des situations différentes ; j’ai fait les soustractions. Ces soustractions faites, les libertés en France devraient être ce que je viens de dire qu’elles devraient être.

Mais il est remarquable à quel point nos démocrates français, ceux qui se targuent d’être les successeurs des citoyens qui ont proclamé les Droits de l’homme, raisonnent différemment. Ils raisonnent exactement à l’inverse. L’Etat étant institué uniquement pour l’ordre matériel à l’intérieur et la défense contre l’étranger, une république française au milieu de l’Europe monarchique devrait être une république libre pour tout ce qui est de l’intérieur et avoir un caractère monarchique assez marqué pour tout ce qui regarde l’extérieur. Elle devrait avoir un budget d’Etat sévèrement gardé contre les fantaisies provinciales ; une armée d’Etat très solide et très centralisée, comme celles des monarchies voisines et rivales ; un président de république très semblable à un roi pour ce qui regarde l’étranger et véritable chef de la diplomatie ; elle devrait avoir enfin un gouvernement très fort et très armé contre tout ce qui est au delà de la frontière, sévèrement restreint à son rôle de gardien de l’ordre public pour tout ce qui est de l’intérieur. Ainsi serait réalisée la formule de Constant : « Le gouvernement ne doit avoir aucune force en dehors de sa sphère, dans sa sphère il n’en saurait trop avoir. »

Tout au contraire, nos démocrates, pour la plupart, souhaitent un budget provincialisé et décentralisation non seulement administrative, ce qui est désirable, mais financière, ce qui est dangereux ; ils souhaitent l’abolition de l’armée nationale, de l’armée d’Etat, de l’armée centralisée et son remplacement par des milices, ou par rien ; ils souhaitent l’abolition de la présidence de la République et, en attendant, ils font le président de la République aussi petit et aussi faible, à tout égard, qu’il soit possible.

Enfin ils veulent, et ardemment, un gouvernement fort, en quoi ils ont parfaitement raison ; mais fort contre qui ? Non pas contre l’étranger, mais contre quelque chose à l’intérieur, et c’est ce qui pour le moraliste est trop naturel et pour le politique est un objet de stupéfaction. Ils veulent, et, du reste, tous les partis avec eux, un gouvernement qui soit très fort, très armé de lois oppressives et réprimantes, très assuré du reste de l’impunité dans l’arbitraire, contre qui ? Contre une partie des citoyens français. Le démocrate a besoin d’un gouvernement fort contre l’aristocrate et le réactionnaire ; le libre penseur a besoin d’un gouvernement fort contre les moines, les prêtres et les religieuses ; le protestant a besoin d’un gouvernement fort contre les catholiques ; le catholique a besoin d’un gouvernement fort contre les protestants et les juifs ; et tous réclament un gouvernement fort contre une catégorie de leurs compatriotes, contre une partie de la France, laquelle partie, quelquefois, est même la majorité du peuple français.

Ainsi ils réclament, ils veulent et ils font un gouvernement faible contre l’étranger et fort à l’intérieur et contre l’intérieur. Ils désarment du côté de l’étranger, mais ils arment contre une partie de la patrie, ce qui est armer contre la patrie. C’est précisément tourner le dos à l’idéal américain et à la pratique américaine, c’est-à-dire à la République.

Tout cela à cause de leurs haines de parti, de leurs rancunes de parti, de leurs ambitions de parti et de leurs avidités de parti. Rien ne prouve mieux, une fois de plus, que l’esprit de parti est absolument destructif du patriotisme, que l’esprit de parti n’est même pas autre chose qu’une forme de l’absence de patriotisme, que l’homme de parti subordonne la patrie à son parti et sacrifie la patrie à ses haines de sectaire ; que, au contraire, aux temps modernes, qui dit libéral dit patriote, et que le libéralisme n’est pas autre chose que l’instinct patriotique se réveillant, réagissant, et en ayant assez de toutes ces passions égoïstes qui ouvrent complaisamment la frontière, mais, en revanche, installent énergiquementau sein du pays des gouvernements de guerre civile et la guerre civile permanente.