Le Libre-échange et autres écrits/Tome 2/Texte 37

La bibliothèque libre.
Le Libre-échange et autres écrits/Tome 2


37. — LA TAXE UNIQUE EN ANGLETERRE.


27 Juin 1847.


Quelques journaux, intéressés à tourner contre nous les préventions nationales, font remarquer que nous allons souvent chercher des faits et des enseignements de l’autre côté du détroit. Le Moniteur industriel va même jusqu’à nous appeler un journal anglais, insulte dont le bon sens public fera justice.

Nous devons cependant à notre dignité d’expliquer pourquoi nous suivons avec soin le mouvement des esprits et de la législation en Angleterre, sur les matières qui se rattachent au but spécial de cette feuille.

De quelque manière qu’on juge la politique de l’Angleterre et le rôle qu’elle a pris dans le monde, il est impossible de ne pas convenir qu’en tout ce qui concerne le commerce, l’industrie, les finances et les impôts, elle a passé par des expériences que les autres nations peuvent et doivent étudier avec fruit pour elles-mêmes.

Dans aucun pays, les systèmes divers n’ont été mis en pratique avec plus de rigueur. Quand l’Angleterre a voulu protéger sa marine, elle a imaginé un acte de navigation beaucoup plus sévère que toutes les imitations qui en ont été faites ailleurs. Sa loi-céréale est bien autrement restrictive que celle de notre pays, son système colonial bien autrement étendu. Les dépenses publiques y ont pris depuis longtemps un développement prodigieux, et par conséquent toutes les formes imaginables de l’impôt y ont été essayées. Les banques, les caisses d’épargne, la loi des pauvres y sont déjà anciennes.

Il résulte de là que les effets bons ou mauvais de toutes ces mesures ont dû se manifester en Angleterre plus qu’en tout autre pays ; d’abord parce qu’elles y ont été prises d’une manière plus absolue, ensuite, parce qu’elles y ont eu plus de durée.

En outre, le régime représentatif, la discussion, la publicité, l’usage des enquêtes et la statistique y ont constaté les faits plus que dans aucun autre pays.

Aussi, c’est en Angleterre d’abord qu’a dû se produire la réaction de l’opinion publique contre les faux systèmes, contre les dispositions législatives en contradiction avec les lois de l’économie sociale, contre les institutions séduisantes par leurs effets immédiats, mais désastreuses par leurs conséquences éloignées.

Dans ces circonstances, nous croirions manquer à nos devoirs et faire acte de lâcheté si, nous en laissant imposer par la stratégie du Moniteur industriel et du parti protectionniste, nous nous privions d’une source si riche d’informations. On l’a dit avec raison, l’expérience est le plus rigoureux des maîtres ; et si l’exemple des autres peut nous préserver de quelques fautes, pourquoi n’essayerions-nous pas de faire tourner au profit de notre instruction nationale les essais et les épreuves qui se font ailleurs ?

Une tendance bien digne d’être remarquée, c’est la disposition qui se manifeste en Angleterre, depuis quelque temps, à résoudre les questions d’économie politique par des principes. — Ce qui ne veut pas dire que les réformes s’y accomplissent du soir au lendemain, mais qu’elles ont pour but de réaliser d’une manière complète une pensée qu’on juge fondée sur la justice et l’utilité générale.

Tandis qu’il est de tradition, dans d’autres pays, qu’en matière d’impôts, de finances, de commerce, il n’y a pas de principes, qu’il faut se contenter de tâtonner, replâtrer et modifier au jour le jour, en vue de l’effet le plus prochain, il semble que, de l’autre côté du détroit, le parti réformateur admet comme incontestable cette donnée : L’utilité générale se rencontre dans la justice. Dès lors, tout se borne à examiner si une réforme est en harmonie avec la justice ; et ce point une fois admis par l’opinion publique, on y procède vigoureusement sans trop s’embarrasser des inconvénients inhérents à la transition, sachant fort bien qu’il y a, en définitive, plus de biens que de maux à attendre de substituer ce qui est juste à ce qui ne l’est pas.

C’est ainsi qu’a été opérée l’abolition de l’esclavage.

C’est ainsi qu’a été effectuée la réforme postale. Une fois reconnu que les relations d’affections et d’affaires par correspondance n’étaient pas une matière imposable, on a réduit le port des lettres, ainsi que cela découlait du principe, au prix du service rendu.

La même conformité à un principe préside à la réforme commerciale. Ayant bien constaté que la protection est une déception en ce qu’elle ne profite aux uns qu’aux dépens des autres, avec une perte sèche par-dessus le marché pour la communauté, on a posé en principe ces mots : Plus de protection. Ce principe est destiné à entraîner la chute des lois-céréales, celle de l’acte de navigation, celle du système colonial, le bouleversement complet des vieilles traditions politiques et diplomatiques de la Grande-Bretagne. N’importe, il sera poussé jusqu’au bout. (V. tome III, pages 437 à 518.)

Il s’opère en ce moment un travail dans les esprits pour ramener au principe de liberté l’état religieux, l’éducation et la banque. Ces questions ne sont pas mûres encore ; mais on peut être sûr d’une chose, c’est que si, en ces matières, la liberté sort triomphante de la discussion, elle ne tardera pas à être réalisée en fait.

Voici maintenant qu’un membre de la Ligue, M. Ewart, fait au Parlement la motion de convertir tous les impôts en une taxe unique sur la propriété, entendant par ce mot les capitaux de toute nature. C’est la pensée des physiocrates rectifiée, complétée, élargie, rendue praticable.

On s’imagine peut-être qu’une proposition aussi extraordinaire, qui ne tend à rien moins qu’à la suppression absolue de tous les impôts indirects (la douane comprise), a dû être repoussée et considérée par tout le monde, et spécialement par le ministre des finances, comme l’œuvre d’un rêveur, d’un cerveau fêlé, ou tout au moins d’un homme par trop en avant de son siècle. Point du tout. Voici la réponse du chancelier de l’Échiquier :


« Je crois exprimer l’opinion de toute la Chambre, en disant que l’honorable auteur de la motion n’avait nul besoin de parler de la pureté de ses intentions. Aucun de nos collègues n’a moins besoin de se défendre sur ce terrain, tout le monde sachant combien sont toujours désintéressés les motifs qui le font agir ; et certainement, il est impossible d’attacher trop d’importance à la question qu’il vient de soumettre à la Chambre. En même temps j’espère que mon honorable ami ne regardera pas comme un manque de respect de ma part, si je refuse de le suivre dans tous les détails qu’il nous a soumis sur les impôts indirects, sur l’accise, la douane et le timbre. À la session prochaine, ce sera mon devoir de soumettre au Parlement la révision de notre système contributif. Alors il faudra se décider, d’une manière ou d’une autre, sur une des branches les plus importantes du revenu, l’income-tax ; et ce sera le moment d’examiner la convenance de rendre permanente ou même d’étendre cette nature de taxe directe, en tant qu’opposée aux impôts indirects. On comprendra que ce n’est pas le moment de traiter cette question. Je puis néanmoins assurer la Chambre que c’est mon désir le plus ardent d’établir mon régime financier sur les bases les moins oppressives pour les contribuables, les plus propres à laisser prendre au travail, au commerce et à l’industrie tout le développement dont ils sont susceptibles. »


Sans doute, ce qui a pu déterminer le chancelier de l’Échiquier à accueillir avec tant de bienveillance la motion de M. Ewart, c’est le désir de s’assurer pour l’année prochaine le triomphe définitif de l’income-tax, mesure toujours présentée jusqu’ici comme temporaire. Dans tous les pays, les ministres des finances procèdent ainsi à l’égard des nouveaux impôts. C’est un décime de guerre, un income-tax ; c’est ceci ou cela, né des circonstances, et certainement destiné à disparaître avec elles, mais qui, néanmoins, ne disparaît jamais. Il est donc possible que le chancelier de l’Échiquier se soit montré seulement habile et prévoyant au point de vue fiscal. Mais si l’income-tax ne se développe qu’accompagné de suppressions correspondantes dans les impôts indirects, il sera toujours vrai de dire, quelles que soient les intentions, qu’un grand pas aura été fait vers l’avénement de l’impôt unique.

Quoi qu’il en soit, la question est posée ; elle ne tombera pas.

Il n’entre pas dans nos vues de nous prononcer sur une matière aussi grave et encore si controversée. Nous nous bornerons à soumettre à nos lecteurs quelques réflexions.

Voici ce que disent les partisans de la taxe unique :

De quelque manière qu’on s’y prenne, l’impôt retombe toujours à la longue sur le consommateur. Il est donc indifférent pour lui, quant à la quotité, que la taxe soit saisie par le fisc au moment de la production ou au moment de la consommation. Mais le premier système a l’avantage d’exiger moins de frais de perception, et de débarrasser le contribuable d’une foule de vexations qui gênent les mouvements du travail, la circulation des produits et l’activité des transactions. Il faudrait donc faire le recensement de tous les capitaux, terres, usines, chemins de fer, fonds publics, navires, maisons, machines, etc., etc., et prélever une taxe proportionnelle. Comme rien ne peut se faire sans l’intervention du capital, et que le capitaliste fera entrer la taxe dans son prix de revient, il se trouverait en définitive que l’impôt serait disséminé dans la masse ; et toutes les transactions subséquentes, intérieures ou extérieures, à la seule condition d’être honnêtes, jouiraient de la plus entière liberté.

Les défenseurs des taxes indirectes ne manquent pas non plus de bonnes raisons. La principale est que la taxe, dans ce système, se confond tellement avec le prix vénal de l’objet, que le contribuable ne les distingue plus, et qu’on paye l’impôt sans le savoir ; ce qui ne laisse pas que d’être commode, surtout pour le fisc, qui parvient ainsi progressivement à tirer quelque cinq et six francs d’un objet qui ne vaut pas vingt sous[1].

Après tout, si jamais l’impôt unique se réalise, ce ne sera qu’à la suite d’une discussion prolongée ou d’une grande diffusion des connaissances économiques ; car il est subordonné au triomphe d’autres réformes, plus éloignées encore d’obtenir l’assentiment public.

Nous le croyons, par exemple, incompatible avec une administration dispendieuse, et qui, par conséquent, se mêle de beaucoup de choses.

Quand un gouvernement a besoin d’un, deux ou trois milliards, il est réduit à les soutirer du peuple, pour ainsi dire par ruse. Le problème est de prendre aux citoyens la moitié, les deux tiers, les trois quarts de leurs revenus, goutte à goutte, heure par heure, et sans qu’ils y comprennent rien. C’est là le beau côté des impôts indirects. La taxe s’y confond si intimement avec le prix des objets qu’il est absolument impossible de les démêler. Avec la précaution de n’établir d’abord, selon la politique impériale, qu’un impôt bien modéré, afin de ne pas occasionner une variation trop visible des prix, on peut arriver ensuite à des résultats surprenants. À chaque nouveau renchérissement le fisc dit : « Qu’est-ce qu’un centime ou deux par individu en moyenne ? » ou bien : « Qui nous assure que le renchérissement ne provient pas d’autres causes ? »

Il n’est pas probable qu’avec l’impôt unique, lequel ne saurait s’envelopper de toutes ces subtilités, un gouvernement puisse arriver jamais à absorber la moitié de la fortune des citoyens.

Le premier effet de la proposition de M. Ewart sera donc vraisemblablement de tourner l’opinion publique de l’Angleterre vers la sérieuse réduction des dépenses, c’est-à-dire vers la non-intervention de l’État en toutes matières où cette intervention n’est pas de son essence.

Il me semble impossible de n’être pas frappé de l’effet probable de cette nouvelle direction imprimée au système contributif de la Grande-Bretagne, combiné avec la réforme commerciale.

Si d’une part le système colonial s’écroule, comme il doit nécessairement s’écrouler devant la liberté des échanges ; si d’un autre côté le gouvernement est réduit à l’impuissance de rien prélever sur le public au delà de ce qui est strictement nécessaire pour l’administration du pays, le résultat infaillible doit être de couper jusque dans sa racine cette politique traditionnelle de nos voisins qui, sous les noms d’intervention, influence, prépondérance, prépotence, a jeté dans le monde tant de ferments de guerres et de discordes, a soumis toutes les nations et la nation anglaise plus que toute autre à un si écrasant fardeau de dettes et de contributions.



  1. V. au tome V, le discours sur l’impôt des boissons, p. 468 à 493. (Note de l’éditeur.)