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Le Libre-échange et autres écrits/Tome 7/Texte 64

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64. — LE CAPITAL[1].


Qui ne se rappelle le frisson d’épouvante qui fit tressaillir l’Europe stupéfaite, lorsque des voyageurs, revenant de pays lointains, jetèrent à ses oreilles cette nouvelle : « L’Inde a vomi sur le monde le choléra-morbus ! Il grandit, il s’étend, il s’avance, décimant les populations sur son passage, et notre civilisation ne l’arrêtera pas. »

Serait-il vrai que la civilisation à son tour, jalouse de la barbarie, eût enfanté un fléau mille fois plus terrible, un monstre dévorant, un cancer s’attaquant à ce qu’il y a de plus sacré, au travail, cet aliment de la vie des peuples, un tyran implacable toujours occupé à creuser entre les hommes le gouffre de l’inégalité, à appauvrir le pauvre pour enrichir le riche, à semer sur ses pas la misère, l’exténuation, la faim, l’envie, la rage et l’émeute, à remplir incessamment les bagnes, les prisons, les hospices et les tombeaux, fléau plus funeste dans son action continue et éternelle que le choléra et la peste, le capital, puisqu’il faut l’appeler par son nom !

En vérité, les hommes ne sont pas près de s’entendre, car ce même Capital que les uns peignent sous des couleurs si odieuses, d’autres, et je suis du nombre, en font le pain des pauvres, l’universel agent de l’égalité, l’instigateur du progrès, le libérateur des classes laborieuses et souffrantes.

Qui a tort, qui a raison ? Ce n’est pas une question de pure curiosité, car enfin, si le capital est un fléau destructeur, nous devons nous ranger dans les rangs nombreux de ceux qui lui font une guerre acharnée. Si, au contraire, il est le bienfaiteur de l’humanité, cette guerre insensée a cela d’étrange que les assaillants se portent à eux-mêmes tous les coups qu’ils dirigent contre lui.

Qu’est-ce donc que le capital ? Quelle est son origine ? Quelle est sa nature ? Quelle est sa mission ? Quels sont ses éléments ? Quels sont ses effets ?

Les uns disent : C’est le sol, cette source de toute richesse, qui a été accaparé par quelques-uns. D’autres disent : C’est l’argent, ce vil métal objet de tant de sales cupidités qui ensanglantent la terre depuis qu’elle est habitée.

Assistons à la naissance, à la première formation du capital ; c’est le moyen de nous en faire une idée juste.

Quand ce héros pacifique éternellement chéri de toutes les générations d’enfants, Robinson Crusoé, se trouva jeté par la tempête sur une île déserte, le besoin le plus impérieux de notre fragile nature le força à poursuivre, au jour le jour, la proie qui devait l’empêcher de mourir. Il aurait bien voulu construire une hutte, clore un jardin, réparer ses vêtements, fabriquer des armes ; mais il s’apercevait que, pour se livrer à ces travaux, il faut des matériaux, des instruments, et surtout des provisions, car nos besoins sont gradués de telle sorte qu’on ne peut travailler à satisfaire les uns que lorsqu’on a accumulé de quoi satisfaire les autres. Eût-il vécu pendant l’éternité tout entière, jamais Robinson n’aurait pu entreprendre la construction d’une hutte ou la confection d’un outil, s’il n’avait préalablement mis en réserve ou épargné du gibier ou du poisson.

C’est pourquoi il se disait souvent : Je suis le plus grand propriétaire du monde et le plus misérable des hommes. Le sol n’est pas pour moi un capital. J’aurais sauvé du naufrage un sac de louis que je n’en serais pas plus avancé, l’argent ne serait pas pour moi un capital. Mon travail unique et forcé, c’est la chasse. La seule chose qui pourrait me permettre de passer à d’autres occupations, ce serait de prendre chaque jour un peu plus de gibier qu’il ne m’en faut pour la journée, et d’avoir ainsi des provisions. Pendant que je vivrais sur ces provisions, je pourrais fabriquer des armes qui rendraient ma chasse plus productive, me permettraient d’augmenter mes provisions, et mettraient mon temps en disponibilité pour des travaux de plus longue haleine. Je vois bien que le premier des capitaux, ce sont les provisions, le second, les instruments.

Matériaux, instruments, provisions, voilà le capital de l’homme isolé, trois choses sans lesquelles il est enchaîné à la poursuite de la pure subsistance, trois choses sans lesquelles il n’y a pour lui ni travail ultérieur, ni par conséquent progrès possible, trois choses qui supposent que sa consommation a pu être moindre que sa production, qu’une réserve, une épargne a pu être réalisée.

Et voilà aussi, pour l’homme en société, la vraie définition du capital. Le capital d’une nation, c’est la totalité de ses matériaux, provisions et instruments.

Quand je parle des matériaux, je désigne ceux qui sont le fruit du travail et de l’épargne. Sans cette condition, ils n’appartiennent à personne. Sous cette condition, ils appartiennent naturellement à ceux qui les ont produits, et qui, pouvant les consommer, se sont abstenus.

Pour faire quoi que ce soit en ce monde, il faut dans une mesure quelconque une ou deux de ces choses ou les trois réunies. Comment pourrions-nous bâtir, construire, labourer, tisser, filer, forger, lire, étudier, si, par le travail et l’épargne, nous n’avions acquis des matériaux, des instruments et, en tout cas, quelques provisions ?

Quand, pendant son travail actuel, un homme consomme du capital qu’il a lui-même formé, on peut le considérer comme réunissant toutes les qualités de producteur, consommateur, prêteur, emprunteur, débiteur, créancier, capitaliste, ouvrier ; et, le phénomène économique s’accomplissant tout entier dans un seul individu, le mécanisme en est d’une simplicité extrême, ainsi que nous le montre l’exemple de Robinson.

Mais, si cet homme use des matériaux, instruments et provisions travaillés et épargnés par autrui, le phénomène se complique. Il ne les obtient qu’à la suite d’une transaction, et cette transaction stipule toujours une rémunération en faveur du prêteur. Celui qui emprunte ainsi, pour un an, par exemple, les trois choses sans lesquelles il ne pourrait rien faire et mourrait de faim, doit-il autre chose que la simple et intégrale restitution des objets empruntés ? L’affirmative me paraît incontestable, et elle a été telle pour tous les hommes depuis le commencement du monde jusqu’à Proudhon. En effet, si Robinson se prive aujourd’hui d’une partie de sa nourriture, s’il met du gibier de côté, afin de pouvoir se livrer demain à un travail plus profitable que la chasse, et si Vendredi lui emprunte ce gibier, il est clair qu’il ne pourra l’obtenir moyennant la simple restitution, à moins que, pour rendre service, Robinson ne veuille s’infliger à lui-même un dommage. La base de la transaction sera celle-ci :

Robinson prêtera, s’il calcule que sa journée du lendemain employée à la chasse, plus la rétribution stipulée, lui vaudront mieux que le travail qu’il se proposait de faire.

Vendredi empruntera, s’il calcule que le travail auquel cet emprunt lui permet de se livrer, déduction faite de la rétribution stipulée, lui vaudra encore mieux que celui auquel il serait réduit sans cet emprunt.

Ainsi on peut affirmer qu’il y a dans le capital le principe d’une rémunération. Puisqu’il est avantageux à celui qui l’a formé, celui-ci ne peut être justement tenu de le céder sans compensation.

Cette compensation prend des noms fort divers selon la nature de l’objet prêté. Si c’est une maison, on l’appelle loyer ; si c’est une terre, fermage, etc.

Dans les sociétés compliquées, il est rare que le prêteur ait justement la chose dont l’emprunteur a besoin. C’est pourquoi le prêteur convertit son capital (matériaux, instruments et provisions) en numéraire, et il prête l’argent à l’emprunteur qui peut alors se procurer le genre de matériaux, instruments et provisions qui lui sont nécessaires. La rétribution du capital prêté sous cette forme s’appelle intérêt.

Comme la plupart des prêts exigent pour la commodité, cette double conversion préalable du capital en numéraire et du numéraire en capital, on a fini par confondre le capital avec le numéraire. C’est une des plus funestes erreurs en économie politique.

L’argent n’est qu’un moyen de faire passer les choses, les réalités, d’une main à l’autre. Aussi, souvent de simples billets, de simples revirements de comptes suffisent. Combien donc ne se fait-on pas illusion, quand on croit augmenter les matériaux, les instruments et les provisions du pays en augmentant l’argent et les billets !

Naturellement nous venons tous au monde sans capital, ce que l’on est trop porté à oublier. Les uns en reçoivent beaucoup de leur père, les autres un peu, d’autres pas du tout.

Ces derniers seraient comme Robinson dans son île, si personne avant eux et autour d’eux n’avait travaillé et épargné.

Ils sont donc forcés d’emprunter, ce qui, nous l’avons vu, signifie travailler sur des matériaux, avec des instruments, et en vivant de provisions que d’autres ont produites et épargnées, — et en payant pour cela une rétribution.

Cela posé, quel est leur intérêt ? C’est que cette rétribution leur soit aussi peu onéreuse que possible ; c’est-à-dire que la part à céder sur le travail pour l’usage du capital se restreigne dans des limites de plus en plus étroites. Plus sera réduite, en effet, cette part que le capitaliste prélève sur le prolétaire, plus celui-ci sera en mesure d’épargner à son tour, de former du capital.

Oui, que le prolétaire le sache et qu’il en reste bien convaincu, son intérêt, son intérêt dominant et fondamental, c’est que le capital abonde autour de lui, c’est que le pays regorge de matériaux, d’instruments et de provisions, car ces choses aussi se font concurrence entre elles. Plus il y en a dans le pays, moins on exige de rétribution de ceux à qui on les prête. Le prolétaire est intéressé à pouvoir mettre ses bras aux enchères, à pouvoir quitter un capitaliste exigeant pour un autre plus facile.

Quand les capitaux abondent, le salaire hausse : cela est aussi sûr qu’il est sûr que le plateau d’une balance baisse quand on y jette des poids.

Prolétaires, ne vous en laissez pas imposer. Rien n’est plus beau, plus doux que la fraternité. Elle peut guérir bien des maux partiels, jeter du baume sur bien des plaies. Mais ce qu’elle ne peut faire, c’est de hausser le taux général des salaires. Non, elle ne peut pas le faire, parce que ni les mots, ni les sentiments, ni les vœux ne peuvent faire qu’une quantité donnée d’instruments et de matériaux donne plus d’ouvrage, qu’une quantité donnée de provisions donne à chacun une part plus grande.

On vous dit que le capital tire à lui le plus clair des profits. Oui, quand il est rare ; non, quand il est abondant.

On vous dit que le capital fait concurrence au travail : c’est plus qu’une erreur, c’est une absurdité ridicule. L’abondance des instruments et des matériaux ne peut nuire au travail ; l’abondance des provisions ne peut irriter les besoins.

Les travailleurs se font concurrence entre eux ; le travail se fait concurrence à lui-même.

Les capitalistes se font concurrence entre eux ; le capital se fait concurrence à lui-même.

Voilà la vérité. Mais dire que le capital fait concurrence au travail, c’est dire que le pain fait concurrence à la faim, que la lumière fait obstacle à la vue.

Et s’il est vrai, prolétaires, que vous n’ayez qu’une planche de salut, qui est l’accroissement indéfini du capital, l’accumulation incessante des matériaux, instruments et provisions, que devez-vous désirer ?

C’est que la société soit dans les conditions les plus favorables à cet accroissement, à cette accumulation.

Quelles sont ces conditions ?

La première de toutes c’est la sécurité. Si les hommes ne sont pas sûrs de jouir du fruit de leur travail, ils ne travaillent pas, ils n’accumulent pas. Dans un régime d’incertitude et de frayeur, le capital ancien se cache, se dissipe ou déserte, le capital nouveau ne se forme pas. La masse des provisions s’ébrèche, la part de chacun diminue, à commencer par la vôtre. Demandez donc au gouvernement sécurité, et aidez-le à la fonder.

La seconde c’est la liberté. Quand on ne peut travailler librement, on travaille moins, la part de l’épargne est moindre, le capital ne s’accroît pas en proportion du nombre des bras, le salaire baisse et la misère vous décime. Alors, la charité elle-même est un vain remède, sinon pour quelques individus, au moins pour les masses ; car, si elle a des mérites immenses, elle n’a pas, comme le travail, celui de multiplier les pains.

La troisième c’est l’économie. Quand toutes les épargnes annuelles d’une nation sont dissipées par les folies de son gouvernement ou par le luxe des particuliers, le capital ne peut grossir.

Français, faut-il le dire ? notre chère patrie brille aux yeux des peuples par des qualités éminentes ; mais ce n’est pas parmi nous qu’il faut chercher ces trois conditions essentielles pour la formation des capitaux : sécurité, liberté, économie. C’est là, et là seulement, qu’est la cause du paupérisme.




  1. Almanach républicain pour 1849, 1 vol. in-32, Paris, Pagnerre.
    N’oublions pas qu’à cette époque des voix retentissantes prodiguaient au capital les épithètes d’infâme et d’infernal.(Note de l’édit.)