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Le Libre-échange et autres écrits/Tome 7/Textes 34 et 35

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34. — À M. LE RÉDACTEUR EN CHEF DU NATIONAL[1].


Monsieur,

Si j’ai bien compris la portée des nouvelles attaques que vous dirigez contre le libre-échange (National des 6 et 7 novembre), elles peuvent se résumer ainsi :

D’abord il va sans dire que le Principe du libre-échange est le vôtre. La liberté commerciale est fille de vos idées ; l’avenir que vous espérez, c’est l’alliance des peuples, et il serait absurde d’aspirer à cette alliance, à cette fraternité des nations, sans vouloir l’échange libre de leurs produits, qu’ils émanent de l’intelligence ou qu’ils soient les fruits de l’industrie et du travail.

Fort bien. Mais il se présente une petite difficulté. Cette liberté qu’il est absurde de ne pas vouloir quand on aspire à l’alliance des peuples, il se rencontre qu’elle doit être le résultat de cette alliance, ce qui fait que vous n’avez plus à vous occuper du principe fils de vos idées (si ce n’est pour le combattre), lequel se manifestera de lui-même, comme sanction de votre idéal politique, quand la carte de l’Europe sera refaite, etc.

La seconde objection est tirée de ce que nous payons de lourdes taxes mal réparties. Nous manquons d’institutions de crédit, la propriété est immobilisée, le capital monopolisé ; d’où il suit clairement que le droit d’échange n’a qu’à attendre que votre idéal financier, comme votre idéal politique, soit réalisé sur tout le globe. — C’est tout comme la Démocratie pacifique qui salue respectueusement le principe du libre-échange, mais qui demande qu’il soit ajourné seulement jusqu’à ce que l’univers se soit soumis à l’idéal fouriériste.

Enfin, quand il y aurait avantage matériel à ce que les échanges fussent libres, l’avantage matériel est chose vile et abjecte aux yeux des classes laborieuses ; l’aisance, l’indépendance, la sécurité, la dignité qui en sont la suite, doivent être sacrifiées, si elles nous ôtent la chance de nous brouiller avec l’Autriche et l’Angleterre.

Ces étranges opinions, que votre plume a su rendre spécieuses, je les discuterai dans cet ordre.

Le principe du libre-échange est le vôtre. — Monsieur, je crois pouvoir vous assurer que vous vous faites illusion. Tout votre article est là pour prouver que vous n’êtes pas fixé sur la question économique. Cela n’est pas surprenant, puisque vous n’y attachez qu’une importance très secondaire. — Vous avez écrit ceci : « Quand ces mêmes résultats (de la liberté commerciale) seraient aussi certains qu’ils sont hypothétiques et faux, » et encore : « Au point de vue économique, la liberté des échanges est incontestablement utile aux peuples arrivés à l’apogée de l’industrie… Elle est utile encore aux peuples qui n’ont pas d’industrie… En est-il de même pour une nation comme la nôtre ? etc. »

Eh bien ! Monsieur, puisque vous croyez que la liberté d’opérer des échanges est funeste à tous les hommes, excepté à ceux qui sont les premiers et les derniers en industrie, j’ose dire que la nature de l’échange, du moins telle que nous la comprenons, vous est complétement étrangère, et je ne puis voir sur quel fondement vous vous en déclarez le partisan en principe. Vous êtes protectioniste, plus protectioniste que ne le furent jamais les Darblay, les Saint-Cricq, les Polignac ou les aristocrates britanniques.

Vous soulevez, Monsieur, une question pleine d’intérêt. « L’alliance des peuples doit-elle être le résultat de la liberté commerciale, ou bien la liberté commerciale de l’alliance des peuples ? »

Pour traiter cette question sans trop de répugnance, il faudrait bien être fixé sur la valeur économique de l’échange ; car s’il est dans sa nature de ruiner ceux qui le font, il y a incompatibilité radicale entre l’union des peuples et leur bien-être. Que ce soit l’échange qui amène l’alliance ou l’alliance qui amène l’échange, le résultat sera toujours l’universelle misère. La seule différence qu’on puisse apercevoir entre les deux cas, c’est que, dans le premier, on se soumet à une chose mauvaise, à savoir l’échange, pour arriver à une bonne, à savoir l’alliance, tandis que dans le second on commence par la chose bonne, l’alliance, pour aboutir à la mauvaise, l’échange. Dans tous les cas, l’humanité est placée dans cette alternative d’être unie et ruinée, ou riche et désunie. J’avoue, Monsieur, que je ne me sens pas la force de choisir.

Si, au contraire, l’échange est d’une bonne nature économique, s’il ne s’exécute jamais qu’au profit des deux hommes ou des deux pays contractants, alors il peut être intéressant de s’assurer s’il est cause ou effet de l’alliance des peuples pour savoir à quoi il faut d’abord travailler ; mais quelque parti que nous prenions, nous aurons toujours la consolation de penser que nous travaillons à des résultats harmoniques ; et en vérité je ne comprendrais pas que vous poursuiviez de vos sarcasmes ceux qui veulent arriver à l’union politique par l’union commerciale, uniquement parce que vous préférez la marche inverse, alors que cette double union est le but de nos communs efforts.

Il serait donc aussi essentiel que logique de vider cette question préalable : Quelle est la vraie nature de l’échange ?

Pour cela il faudrait refaire un cours d’économie politique ; j’aime mieux m’en référer à ceux qui sont déjà faits, et je raisonnerai dans la supposition que cette nature est bonne de soi.

C’est d’ailleurs ce que vous avez fait vous-même, car vos objections viennent après cette hypothèse : « Supposez que la liberté des échanges procure aux consommateurs français trente, quarante, cinquante millions par an. »

Je ferai remarquer ici que vous affaiblissez considérablement, dans l’expression, les effets de l’échange supposé bon. Il ne s’agit pas de trente, de cinquante millions ; il s’agit de plus de pain pour ceux qui ont faim, de plus de vêtements pour ceux qui ont froid, de plus de loisirs pour ceux que la fatigue accable, de plus de ces joies domestiques que l’aisance introduit dans les familles, de plus d’instruction et de dignité personnelle, d’un avenir mieux assuré, etc. Voilà ce qu’il faut entendre par les biens matériels qui vous paraissent si secondaires.

Le libre-échange devant accroître ces biens, selon notre hypothèse, la question est de savoir s’il est nécessaire de les sacrifier à la communion des peuples dans les mêmes idées et les mêmes principes. — « S’ils doivent porter atteinte, dites-vous, à l’expansion de nos idées, à la mission de la France au sein de l’Europe, les hommes qui ont le moindre instinct soit du pouvoir, soit de la démocratie, n’y consentiront jamais. »

C’est une chose précieuse que l’expansion des idées, surtout quand elles sont bonnes. Cependant aux fouriéristes, communistes, démocrates, conservateurs et autres, je demanderai d’abord quel droit ils ont d’épancher au dehors leurs idées, en empêchant l’expansion de mes produits ; et, en second lieu, en quoi l’expansion de mes produits nuit à l’expansion de leurs idées ?

Est-ce sérieusement, monsieur, que vous représentez le commerce libre comme faisant obstacle à la grande mission que vous attribuez à la France ? La propagande ne se fait-elle qu’à la bayonnette ? Les principes qu’elle doit promulguer sont-ils d’une nature telle qu’on ne puisse les faire accepter que le sabre au poing ? Et la démocratie ne grandit-elle parmi nous que pour remettre en honneur le culte de la force brutale ? Vous craignez que si la France s’unit étroitement par le commerce à l’Autriche et à l’Angleterre, elle ne puisse plus se brouiller avec elles, et vous allez jusqu’à dire : « La liberté commerciale serait grosse de tous les bienfaits qu’on lui attribue (ce que vous mettez toujours en doute) qu’il faudrait la sacrifier à ces intérêts suprêmes. » (Celui, entre autres, de la brouillerie.)

Vous avez emprunté l’idée et presque l’expression de l’Atelier. « Croyez-vous, m’écrivait-il, que la France veuille sacrifier au soin du râtelier ses causes d’animosité nationale ? »

L’Atelier et le National tiennent donc bien à guerroyer ! Ils y tiennent tellement qu’ils n’hésitent pas à sacrifier ce qu’ils appellent l’intérêt matériel à ce qu’ils nomment l’intérêt politique, c’est-à-dire, en bon français, l’aisance du peuple au maintien des brouilleries et des animosités nationales. Oublient-ils que c’est toujours le peuple qui paie de son sang et de sa bourse les frais de la guerre ? Et quel motif d’ailleurs ont les classes laborieuses françaises et russes de s’entr’égorger ? Est-ce parce que les malheureux russes sont encore soumis au régime du knout ? Faut-il les tuer pour leur apprendre à vivre ?

Ce n’est pas aux travailleurs que nous en voulons, direz-vous. Ce n’est pas aux opprimés, mais aux oppresseurs, à l’autocrate russe, à l’oligarchie anglaise.

Et moi, je vous demanderai si vous avez foi dans vos idées démocratiques. Si vous y avez foi, ne parquez donc pas les peuples, laissez-les se voir, se connaître, se mêler, échanger leurs produits, qu’ils émanent de l’intelligence ou qu’ils soient les fruits de l’industrie et du travail. Laissez leurs intérêts s’entrelacer au point qu’il devienne impossible aux oligarques et aux diplomates d’embraser l’Europe, tantôt pour un lopin de désert en Syrie, tantôt pour un rocher dans le grand Océan, tantôt pour les épousailles d’un jeune prince avec une gracieuse infante. Laissez pénétrer dans les pays encore soumis au joug du despotisme nos idées, nos principes avec notre langue, notre littérature, nos arts, nos sciences, notre commerce et notre industrie. C’est là la vraie, l’efficace propagande, et non celle qui se fait à coups de canon.

Est-ce que d’ailleurs toutes les libertés ne se tiennent pas ? Ouvrez donc les yeux, et voyez ce qui se passe. Il y a six mois à peine, le monopole des céréales a été frappé en Angleterre, et déjà tous les monopoles sont ébranlés à Paris, Rome, Naples, Saint-Pétersbourg et Madrid ; déjà le système colonial s’écroule de toute part. L’Angleterre, cette orgueilleuse métropole de tant de possessions lointaines, leur rend le droit de régler leur commerce et la faculté de s’approvisionner où elles l’entendront, par quelque pavillon qu’il leur plaira de choisir. N’est-ce pas un fait immense ? Est-ce qu’il ne nous annonce pas que l’ère de la domination et de la conquête est finie pour toujours ? Je dis plus, il est aisé de voir que c’en est fait du règne funeste de l’aristocratie anglaise et de son action sur l’indépendance et les libertés du genre humain.

Car lorsque les colonies anglaises n’offriront plus à la métropole aucun privilége maritime, industriel et commercial, lorsque ces priviléges auront succombé non point devant un acte de philanthropie, on pourrait s’en méfier, mais devant un calcul, devant la démonstration évidente qu’ils coûtent plus qu’ils ne rapportent ; quand les ports de toutes ces dépendances seront ouverts aux échanges du monde entier ; croyez-vous que le peuple d’Angleterre ne se fatiguera pas bientôt d’entretenir seul, dans ces régions émancipées, des soldats, des flottes, des gouverneurs et des lords-commissaires ? Ainsi l’affranchissement du travail porte un double coup à l’aristocratie britannique ; car voilà qu’une seule campagne lui arrache ses injustes monopoles au dedans, et menace, au dehors, ses fiers cantonnements et ses grandes existences.

Au milieu de ces grands événements, les plus imposants, après la Révolution française, que l’Europe ait vus depuis des siècles, quelle attitude prend notre démocratie ? Il semble qu’elle veuille rester étrangère à tout ce qui se passe, et que cette chute de la plus forte aristocratie qui ait jamais pesé sur le monde, du système d’envahissement qu’elle a organisé, n’ouvre aucune chance devant nous. Que dis-je ? si sortant un moment de sa sceptique indifférence, notre démocratie daigne jeter les yeux sur ce grand mouvement social, c’est pour le nier ou en contester la portée. Par le plus étrange renversement d’idées, toutes ses sympathies sont pour les tyrans britanniques, tous ses sarcasmes, toutes ses défiances pour ces multitudes si longtemps opprimées, qui brisent le joug odieux qui pèse à la fois sur elles et sur le monde. Tantôt elle va fouiller dans les journaux torys pour y trouver un fait isolé, qu’elle exploite, pendant des mois entiers ; et ayant appris que, dans je ne sais quelle fabrique, il y avait eu une discussion entre le maitre et les ouvriers, elle se hâte de flétrir la réforme, de lui assigner pour but l’oppression des ouvriers, comme si les dominateurs du sol n’y avaient introduit le monopole que pour élever le taux des salaires. Tantôt, prenant un chiffre pour un autre, elle croit découvrir que l’abaissement des droits a restreint les importations, et, forte de cet argument contre la liberté, elle entonne un chant de triomphe et semble dire : Non, non, le temps des lourdes taxes, des fortifications, des arsenaux et de la conscription n’est pas près de finir !

Pour moi, j’appartiens de toutes les manières à la démocratie ; mais je ne la comprends qu’autant qu’elle inscrit sincèrement sur sa bannière : Paix et liberté. Si je voyais les hommes qui se posent comme les meneurs du parti populaire, comme les défenseurs exclusifs des classes laborieuses, si je les voyais, dis-je, repousser systématiquement tout ce qui tend à développer nos libertés et à faire régner la paix parmi les hommes, je ne me croirais pas tenu de les suivre ; mais au contraire de les avertir qu’ils s’égarent et qu’ils ont choisi un terrain qui manquera sous leurs pieds.

Il me reste à prouver que la pesanteur et la mauvaise répartition des taxes antérieures ne justifie pas le régime protecteur.




35. — À M. LE RÉDACTEUR EN CHEF DU NATIONAL[2].


Monsieur,

J’ai essayé de combattre les raisons politiques que vous alléguez à l’appui du régime restrictif. Il me semble que ces raisons sont sans valeur, surtout au point de vue démocratique. Rejeter le bien-être des travailleurs de peur qu’il n’éloigne les chances de la guerre, repousser la liberté parce qu’elle est favorable à la paix, c’est un double machiavélisme dont la démocratie française devrait laisser l’odieux à l’aristocratie britannique. Il est étrange de voir deux éléments sociaux si divers fraterniser aujourd’hui au nom d’une si déplorable doctrine. Pour moi, quand je suis les événements du jour, quand je vois deux grandes nations prêtes à se précipiter, ou plutôt à être précipitées l’une sur l’autre par des intrigues de cour, quand je comprends que, dans ce moment même, notre sang et nos trésors dépendent d’une visite de lord Normanby, bien loin de dire : « Arrière la liberté du commerce qui pourrait prévenir la guerre ! » je m’écrie de toutes mes forces : « Hommes de la classe laborieuse, travaillons plus que jamais à réaliser la liberté du commerce, la plus précieuse des libertés, puisqu’il est en sa puissance d’arracher le gouvernement du monde aux dangereuses mains de la diplomatie ! »

Mais pour être dévoué de cœur à la liberté des transactions internationales, il faut croire à son utilité économique, et ceci me conduit à examiner votre seconde objection, beaucoup plus spécieuse que la première. Je la reproduis textuellement :

« Prenez garde, partisans de la liberté au dehors, que vous n’ayez pas une ombre de liberté commerciale à l’intérieur. Voyez votre état social, l’assiette de vos impôts, la répartition inique des charges publiques, l’établissement de votre crédit, le mouvement de vos capitaux : tout pressure votre industrie, le travail est accablé de taxes énormes, toute denrée arrive avec des surcharges écrasantes au milieu de vos propres consommateurs… Quoi ! vous avez une organisation intérieure aussi fatale à l’industrie, des capitaux sans circulation, une propriété frappée d’immobilité, des impôts écrasant le travail et épargnant la rente, des octrois ajoutant au prix des subsistances et par conséquent à la main-d’œuvre ; et c’est le malheureux producteur, placé dans ces conditions détestables, que vous allez menacer de la concurrence étrangère ! »

Cette objection contre la liberté commerciale est assez spécieuse pour être présentée et accueillie de bonne foi, pour jeter du doute dans les esprits les plus sincères. J’ai le droit de réclamer pour la réponse que j’ai à y faire une sérieuse attention.

J’admets que, dans un pays donné, les impôts soient lourds et vexatoires. La question que je pose est celle-ci : Un tel état de choses justifie-t-il la protection ? Le poids des charges en est-il allégé ? Est-il sage de repousser la concurrence extérieure parce qu’elle arrive sur le marché affranchie de charges semblables ?

On voit que je n’élude ni n’affaiblis la difficulté. J’ajoute qu’elle ne se présente pas ici dans toute son étendue, et je veux mettre les choses au pire.

Il y a en effet deux sortes d’impôts, les bons et les mauvais.

J’appelle bon impôt celui en retour duquel le contribuable reçoit un service supérieur ou du moins équivalent à son sacrifice. Si l’État, par exemple, prend, en moyenne, 1 franc à chaque citoyen, et si, avec les 36 millions qui en proviennent, il fait un canal qui économise tous les ans à l’industrie 5 ou 6 millions de frais de transport, on ne peut pas dire que l’opération nous place dans une condition inférieure au peuple voisin, qui, cæteris paribus, ne paye pas les 36 millions, mais n’a pas non plus le canal. S’agit-il du fer ? Il est bien vrai qu’en raison de la taxe son prix de revient sera augmenté dans une proportion quelconque ; mais, en raison du canal, il sera diminué dans une proportion plus forte encore, en sorte que, si le maître de forges fait son compte, il trouvera que son fer lui coûte moins qu’avant la taxe. Or, il est évident qu’un impôt de cette nature (et tous devraient l’être) ne justifie pas une protection spéciale en faveur du fer. Il s’en passait avant la taxe, à fortiori, il peut s’en passer après.

J’appelle mauvais impôt celui qui ne confère pas au contribuable un avantage égal à son sacrifice. La taxe est détestable si le contribuable ne reçoit rien, et odieuse s’il reçoit en retour, comme cela s’est vu, une vexation. Il n’est pas sans exemple qu’un peuple ait payé pour être opprimé, et qu’on lui ait arraché son argent pour lui ravir sa liberté. Quelquefois la taxe est pour lui le châtiment d’anciennes folies. En ce moment, chaque Anglais paye 25 francs par an et chaque Français 6 francs, pour les frais d’une guerre acharnée, qui, à ce qu’il me semble, n’a pas fait grand’chose pour l’expansion des idées et la communion des principes. Il est permis de croire que vingt ans de paix y eussent servi davantage.

Eh bien ! j’admets que cette dernière nature d’impôts pèse sur le pays F, tandis que le pays A en est exempt. Je raisonne dans cette hypothèse par déférence pour la logique, car, en fait, on aurait de la peine à citer un pays où les classes laborieuses ne payent pas d’impôts ou n’en payent que de bons.

Voilà donc tous les citoyens de F, et particulièrement les travailleurs, chargés de lourdes contributions. Dans ce pays, que nous supposons commercialement libre, on m’accordera, j’espère, qu’il se produit quelque chose. Mettons que ce soit du fer et du blé, que chaque quintal de fer, comme chaque hectolitre de blé, revienne à 15 francs sans la taxe, et à 20 francs avec la taxe.

Dans ces circonstances, les maîtres de forges adressent cette pétition aux Députés :

« Messieurs, nous, nos fournisseurs et nos ouvriers, nous succombons sous le poids des impôts. Notre industrie en souffre, tandis qu’elle prospérerait à ravir si vous daigniez nous dégrever. Néanmoins, sachant que votre intention n’est pas de lâcher prise d’un centime, tout ce que nous vous demandons, c’est de décharger notre cote contributive et de charger d’autant celle de nos compatriotes qui ne font pas de fer, par exemple, les laboureurs. »

Ceux-ci ne seront-ils pas fondés à contre-pétitionner en ces termes :

« Honorables députés, les maîtres de forges se plaignent de payer beaucoup de taxes ; ils ont raison. Ils disent que cela nuit à leur industrie ; ils ont encore raison. Mais ils vous demandent que leur part du fardeau soit ajoutée à celle que nous portons comme eux ; en cela, ils ont tort. »

Les maîtres de forges ne se tiennent pas pour battus. Ne pouvant pas faire passer, sous une forme par trop naïve, une injustice aussi criante, ils imaginent une combinaison plus rusée et font aux députés cette nouvelle adresse :

« Messieurs, — nous reconnaissons que le moyen que nous avons indiqué pour nous dégrever de notre part d’impôt était inadmissible. Il avait le tort, non point d’être injuste, mais de laisser trop clairement apercevoir l’injustice. Les laboureurs l’ont aperçue et notre plan a échoué. Mieux avisés, nous venons vous en proposer un autre, tendant aux mêmes fins, et auquel, à ce que nous espérons, nos revêches co-contribuables ne verront que du feu. Ainsi que nous avons eu l’honneur de vous l’exposer, nous sommes, comme eux, accablés de taxes. Nous avons calculé que cela monte à 5 francs, par chaque quintal de fer, que la concurrence étrangère nous force à vendre à 20 francs, d’où il suit qu’il ne nous reste que 15 fr. — Chassez le fer étranger ; nous vendrons le nôtre 25 francs, peut-être 30. Ce sera comme si nous ne payions plus la taxe ; mais vous n’y perdrez rien, puisqu’elle se trouvera naturellement repassée sur le dos des acheteurs de fer, de ces bons laboureurs qui, sans s’en douter, payeront leur part et la nôtre. Nous aurons même la chance de réaliser, en fin de compte, si nous vendons au-dessus de 25 francs, un boni à leurs dépens. »

J’ai quelques raisons de penser que cette ruse pourrait avoir du succès à la Chambre. Qui sait si elle n’y exciterait pas une noble émulation et si le laboureur ne se coaliserait pas avec le maître de forges, pour s’emparer, lui aussi, de cet ingénieux moyen de se débarrasser de sa taxe en la rejetant sur d’autres, tels que armateurs, artisans, etc.

Mais, en supposant qu’ils veuillent rester sur la défensive, si ces braves laboureurs y voyaient plus loin que leur nez, ils devraient, ce me semble, s’empresser de répondre :

« Messieurs les Députés, — la nouvelle combinaison présentée par les maîtres de forges ne diffère en rien de la première. Que nous acquittions, à leur décharge, 5 francs au fisc, ou que nous leur payions le fer 5 francs de plus, cela revient absolument au même pour eux et pour nous. Si nous n’avions pas nous-mêmes à payer 5 francs de taxe par hectolitre de blé, la chose serait proposable ; mais ce que l’on veut, c’est ceci : que les laboureurs payent 10 francs, et les maîtres de forges rien du tout, — à quoi, si nous avons le moindre instinct de la justice et de notre dignité, nous ne consentirons jamais. »

Supposons maintenant que la Chambre passe outre et décrète la protection. Les impôts dont vous vous plaignez avec raison n’en seraient pas moins lourds ; seulement ils seraient autrement répartis ; une iniquité évidente serait consommée dans le pays, et le mal ne s’arrêterait pas là.

Ce vote désastreux changerait les conditions des deux industries métallurgique et agricole. L’une deviendrait lucrative relativement à l’autre. Le travail et les capitaux auraient une forte tendance à déserter celle-ci pour se porter vers celle-là. On ferait plus de fer et moins de blé ; et, veuillez remarquer ceci, les nouvelles usines s’établiraient dans des situations défavorables jusqu’à ce que le moment arrivât où, vendant le fer à 25 francs, elles ne gagneraient pas plus que les anciennes ne faisaient avec le prix de 20 francs. — C’est un très vaste point de vue, il va au cœur de la question et je le livre à votre sagacité.

Ne nous méprenons donc pas sur la nature et les effets de la protection. Les impôts directs et indirects étant répartis tant bien que mal, à quelque nombre de millions ou de milliards qu’ils s’élèvent, quel que soit l’emploi bon ou mauvais qu’on en fasse, la population n’est pas soulagée d’une obole par cela seul que les diverses industries se les repassent les unes aux autres. N’oublions pas d’ailleurs qu’il y a un nombre considérable de professions, et les plus démocratiques, qui sont par leur nature dans l’impossibilité radicale de prendre part à ce jeu, si ce n’est pour y perdre. Tel est, en première ligne, le travail manuel dont la rémunération est le salaire.

Si les taxes sont mal réparties, qu’on change la répartition ; rien de mieux. Si elles sont mal employées, qu’on les supprime ; d’accord. Mais tant qu’elles existent, tant qu’elles versent au trésor quinze cents millions, n’allons pas nous imaginer que c’est un prétexte raisonnable, encore moins une raison légitime, de diminuer la part de Jean en augmentant celle de Pierre ; et c’est là tout ce que fait et peut faire la protection. Que si Pierre obtient le même privilége, la taxe va toujours s’accumulant sur d’autres professions et particulièrement sur celles qui ne peuvent recevoir la protection douanière.

Un peuple surchargé d’impôt perd, j’en conviens, une partie de ses forces. Mais, sous l’empire du libre-échange, il a du moins la ressource de tirer le meilleur parti possible de celles qui lui restent. Ses taxes agissent comme tout autre obstacle naturel. Le pays F est faible relativement au pays A, comme si sa terre était moins féconde ou sa population moins vigoureuse. C’est un malheur, je le sais, mais un malheur sur lequel le régime restrictif agit comme aggravation, non comme compensation.

L’illusion à cet égard provient de ce que, comparant sans cesse le peuple taxé au peuple non taxé, on reconnaît à celui-ci des éléments de supériorité ; — et qui en doute ? Ce qu’il faut comparer, c’est le peuple taxé à lui-même sous les deux régimes, celui de la restriction et celui de la liberté.

Il y avait, aux environs de Paris, un hospice pour les aveugles. Ils travaillaient les uns pour les autres et ne faisaient des échanges qu’entre eux. Leur pitance était chétive, car ils étaient condamnés à exécuter des travaux bien difficiles et bien longs pour des aveugles. Le directeur de l’établissement leur donna enfin la liberté d’acheter et de vendre au dehors. Leur bien-être s’en augmenta progressivement, non pas jusqu’à égaler celui d’hommes clairvoyants, mais du moins jusqu’à dépasser de beaucoup ce qu’il était du temps de la restriction.

P. S. Le National dit aujourd’hui qu’il n’a pas trop su démêler à qui et à quoi je réponds. Me serais-je mépris sur le sens et la portée de son opposition au libre-échange ? Veut-il, comme nous, que l’entrelacement des intérêts unisse les classes laborieuses de tous les pays de manière à déjouer les calculs pervers ou imprudents de l’aristocratie ? Oh ! Dieu le veuille ! Je serais heureux de reconnaître mon erreur, et de voir avec nous, au moins sous ce rapport, un journal qui s’adresse à des hommes sincères et convaincus.

  1. Courrier français du 10 novembre 1846.
  2. Courrier français du 11 novembre 1846.