Le Lion, le Singe, et les deux Ânes

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Fables choisies, mises en versDenys Thierry et Claude BarbinQuatrième partie : livres ix, x, xi (p. 191-197).

V.

Le Lion, le Singe, & les deux Aſnes.


Le Lion, pour bien gouverner,
Voulant apprendre la morale,
Se fit un beau jour amener
Le Singe maiſtre es arts chez la gent animale.

La premiere Ieçon que donna le Regent,
Fut celle-cy : Grand Roy, pour regner ſagement,
Il faut que tout Prince prefere
Le zele del’Eſtat à certain mouvement,
Qu’on appelle communément
Amour propre ; car c’eſt le pere,
C’eſt l’autheur de tous les défauts,
Que l’on remarque aux animaux.
Vouloir que de tout poinct ce ſentiment vous quitte,
Ce n’eſt pas choſe ſi petite
Qu’on en vienne à bout en un jour :
C’eſt beaucoup de pouvoir moderer cet amour.
Par là voſtre perſonne auguſte
N’admettra jamais rien en ſoy
De ridicule ny d’injuſte.
Donne moy, repartit le Roy,
Des exemples del’un & l’autre.

Toute eſpece, dit le Doctcur,
(Et je commence par la noſtre)
Toute profeſſion s’eſtime dans ſon cœur,
Traite les autres d’ignorantes,
Les qualifie impertinentes,
Et ſemblables diſcours qui ne nous coûtent rien.
L’amour propre au rebours, fait qu’au degré ſuprême
On porte ſes pareils ; car c’eſt un bon moyen
De s’élever auſſi ſoy-meſme.
De tout ce que deſſus j’argumente tres-bien,
Qu’icy bas maint talent n’eſt que pure grimace,
Cabale, & certain art de ſe faire valoir,
Mieux ſceu des ignorans, que des gens de ſçavoir.
L’autre jour ſuivant à la trace

Deux Aſnes qui prenant tour à tour l’encenſoir
Se loüoient tour à tour, comme c’eſt la maniere ;
J’oüis que l’un des deux diſoit à ſon confrere :
Seigneur, trouvez-vous pas bien injuſte & bien ſot
L’homme cet animal ſi parfait ? il profâne
Noſtre auguſte nom, traitant d’Aſne
Quiconque eſt ignorant, d’eſprit lourd, idiot ;
Il abuſe encore d’un mot,
Et traite noſtre rire, & nos diſcours de braire.
Les humains ſont plaiſans de pretendre exceller
Par deſſus nous ; non, non ; c’eſt à vous de parler,
À leurs Orateurs de ſe taire.

Voilà les vrays braillards ; mais laiſſons-là ces gens ;
Vous m’entendez, je vous entends :
Il ſuffit : & quant aux merveilles,
Dont voſtre divin chant vient frapper les oreilles,
Philomele eſt au prix novice dans cet Art :
Vous ſurpaſſez Lambert. L’autre baudet repart :
Seigneur, j’admire en vous des qualitez pareilles.
Ces Aſnes non contens de s’eſtre ainſi gratez,
S’en allerent dans les Citez
L’un l’autre ſe proſner. Chacun d’eux croyoit faire
En priſant ſes pareils une fort bonne affaire,
Pretendant que l’honneur en reviendroit ſur luy.

J’en connois beaucoup aujourd’huy,
Non parmy les baudets, mais parmy les puiſſances
Que le Ciel voulut mettre en de plus hauts degrez,
Qui changeroient entre eux les ſimples excellences,
S’ils oſoient en des majeſtez.
J’en dis peut-eſtre plus qu’il ne faut, & ſuppoſe.
Que voſtre majeſté gardera le ſecret.
Elle avoit ſoûhaité d’apprendre quelque trait
Qui luy fiſt voir entre autre choſe
L’amour propre, donnant du ridicule aux gens.
L’injuſte aura ſon tour : il y faut plus de temps.
Ainſi parla ce Singe. On ne m’a pas ſçeu dire

S’il traita l’autre poinct ; car il eſt délicat ;
Et noſtre maiſtre es Arts qui n’eſtoit pas un fat
Regardoit ce Lion comme un terrible ſire.