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Le Lion (Rosny aîné)/II

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Le Lion
Société française d’imprimerie et de librairie (p. 173-177).

Un combat dans la nuit

Des clameurs, des plaintes, des détonations m’éveillèrent. Quand on a beaucoup voyagé, on passe sans trêve du sommeil au réveil. Je vis tout de suite que l’heure du péril avait sonné pour notre malheureuse caravane : une légion d’êtres noirs et frénétiques se précipitait sur le campement Les premiers n’étaient qu’à une centaine de toises, d’autres surgissaient continuellement ; il y en avait au moins mille et nous étions quarante. Déjà deux sentinelles avaient péri ; la fusillade de nos tirailleurs semblait impuissante. Marandon avait d’abord donné ses ordres aux hommes de garde, il les donnait maintenant aux autres, éveillés comme moi à l’improviste. Nous étions perdus si nous ne parvenions pas à arrêter l’élan des agresseurs : il allait de soi que nous ne le pouvions pas en rase campagne. Il fallait nous retirer sur le tertre.

Marandon l’avait compris ; je n’eus qu’à appuyer ses ordres. Tandis qu’un rideau d’hommes continuait la fusillade, j’entraînai le reste parmi les gommiers. Dès que nous fûmes là-haut, j’ordonnai des salves générales. Un torrent de balles coula. Il fut efficace. L’attaque hésita, tournoya. Il parut évident que si nous avions eu des munitions suffisantes, nous aurions pu repousser l’ennemi, mais « l’arrosage » venait de coûter la moitié de notre stock. Et il n’y avait pas moyen d’interrompre la fusillade. Tout au plus pouvait-on la ralentir. Je commençai par défendre le feu aux mauvais tireurs ; je recommandai aux autres de ménager les cartouches. L’ordre fut obéi : tous comprenaient que le gaspillage c’était la mort. En somme, nous demeurions huit tireurs : les quatre blancs de l’expédition et quatre nègres.

Quoique aucun de nous ne fût de premier ordre, nous savions évaluer les distances et, dans cette masse, c’était tout ce qu’il fallait. Aussi, presque chacune de nos balles portait. Même, une panique se dessina parmi nos adversaires : une centaine d’hommes prirent la fuite. Ils furent ramenés par un chef colossal, qui commandait l’arrière-garde, et les hurlements s’enflèrent, la multitude cendreuse se précipita vertigineusement vers notre tertre :

— Ça ressemble furieusement à la fin ! grommela Marandon.

Bientôt les assaillants se multiplièrent. On avait beau les abattre, les vides se refermaient aussitôt. En même temps, d’autres groupes commençaient à nous cerner. Il ne nous restait qu’à mourir ou à essayer la vitesse de nos jambes. Quelques-uns de nos nègres filèrent comme des antilopes. Deux ou trois tombèrent, devant nos yeux, sous des coups de sagaie : j’ignore quel fut le sort des autres. D’ailleurs, au bout de quelques minutes, toute fuite devint impossible : le tertre était complètement enveloppé.

— Eh bien ! vieux… on va aller voir de l’autre côté de la vie ! s’écria Marandon.

Il me saisit dans ses longs bras et me donna l’accolade. Il s’était fait un grand silence : les tireurs réservaient leurs cartouches pour l’ultime minute. Hélas ! cette minute était toute proche. Une cinquantaine d’agresseurs étaient déjà à mi-hauteur du tertre. Ils hésitaient, l’arrêt soudain de la fusillade leur faisant craindre un piège. Même, quelques-uns nous hélèrent, dans l’intention évidente d’obtenir notre reddition. Si leur langue avait été connue par l’un d’entre nous, j’aurais négocié pour avoir la vie sauve, quoique, au fond, je fusse persuadé que l’on nous duperait. Mais personne ne comprit. Bientôt une nouvelle poussée se produisit ; la fourmilière humaine arrivait au galop.

— Feu jusqu’à la dernière cartouche ! clamai-je.

Ce fut un terrible arrosage. Il restait peut-être cent cartouches — je crois bien que maintes d’entre elles abattirent plusieurs hommes. Malgré cette hécatombe, l’assaut ne subit plus d’arrêt. La multitude infernale se précipitait sur nous et, cinq minutes plus tard, nos noirs gisaient éventrés, décervelés, démembrés…