Le Lion de Flandre (Conscience)/12

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Le Lion de Flandre (1838 (NL))
Michel Lévy Frères, éditeurs (1 & 2p. 228-259).
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XII


Sa poitrine était rentrée, sa tête courbée ; l’enthousiasme ne brillait plus dans ses yeux, profondément creusés par les souffrances et le temps : son doux visage portait les traces d’une lutte intérieure.
xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxJoh. Alf. de Loct.



Des mois s’étaient écoulés depuis la reddition de la ville de Bruges. Châtillon avait nommé le sire de Mortenay gouverneur de la ville, et était retourné à Courtray ; car il ne se fiait pas assez aux Brugeois pour demeurer dans leurs murs. Les soldats, qu’il avait laissés dans la ville rendue, commettaient toutes sortes de méfaits et tourmentaient les bourgeois d’une méchante façon. Fatigués de cette tyrannie, la plupart des négociants étrangers retournèrent dans leur patrie, et le commerce de Bruges s’amoindrit tous les jours de plus en plus. Les métiers virent avec chagrin et avec un ardent désir de vengeance l’abaissement de leur prospérité ; mais les mesures que les Français avaient prises étaient dès lors assez sévères pour contenir leur fureur.

Une grande partie des remparts avait été démolie, et on construisait un château-fort pour dominer la ville. Au grand étonnement de ses concitoyens, de Coninck laissait tout faire sans observation, et se promenait tranquille et presque indifférent par les rues. Dans les assemblées des tisserands, il prédisait la délivrance de la patrie, et réchauffait le cœur de ses frères en leur donnant de nobles espérances.

Breydel n’était plus reconnaissable ; un sombre souci avait vieilli sa physionomie juvénile, et ses sourcils froncés s’abaissaient sur ses yeux. La tête fière du vaillant Flamand était penchée comme si un lourd fardeau l’eût courbée. La soumission et la vue des Français orgueilleux le mordaient cruellement au cœur, ainsi qu’une vipère. Pour lui, il n’y avait plus de joie ni de plaisir ; il sortait rarement de sa demeure ; car maintenant Bruges vaincue était un cachot dont l’air l’étouffait. Cette noble et généreuse douleur ne le quittait pas un moment, et ses frères ne pouvaient le consoler ni l’émouvoir. Dans les yeux des Français, il croyait lire comme un reproche ce mot injurieux :

— Esclave.

Un matin, il était dans sa boutique de très-bonne heure, et, considérant ses rêveries de la nuit, il appuyait sa main gauche sur un trochet ; son regard vague s’égarait entre les morceaux de viande qui pendaient le long de la muraille ; mais il ne les voyait pas, car son âme était absorbée par d’autres pensées. Il resta ainsi quelque temps immobile ; sa main droite, sans le savoir, avait pris une hache plus grande que les autres ; aussitôt que l’acier étincelant tomba sous son rayon visuel, un sourire imperceptible parcourut ses traits courroucés, et il contempla longtemps le fer homicide. Tout à coup sa physionomie devint sombre et triste ; il regarda avec égarement autour de la boutique, et cette plainte tomba lentement de ses lèvres :

— C’est fini : plus d’espoir de délivrance !… Nous devons courber la tête et pleurer sur notre patrie subjuguée. Les Français triomphants courent journellement par la ville, insultant tout le monde, méprisant tout le monde… et nous, nous Flamands, il nous faut le souffrir, le supporter. Ô dieu ! qu’il est cruel, le serpent du désespoir qui me ronge le cœur !

Il serra avec colère la hache dans sa main, et reprit en la regardant :

— Et toi, mon arme fidèle, à quoi pourras-tu me servir désormais ! Plus de patrie à venger, plus de sang étranger à verser… des larmes de honte t’arrosent… Breydel pleure comme une femme…

Tout à coup une rage sombre contracta son visage, il jeta l’arme à terre et mit le pied dessus :

— Va, dit-il, un esclave n’a pas besoin d’armes ! et il s’appuya de nouveau sur le billot.

En ce moment la porte de la boutique s’ouvrit et Breydel, surpris, reconnut de Coninck.

— Bonjour, maître, dit-il, quelle mauvaise nouvelle m’apportez-vous si tôt ?

— Mon ami Jehan, répondit de Coninck, je ne vous demande pas pourquoi vous êtes si triste : je connais votre âme généreuse. La pensée de l’esclavage vous fait mourir ; je le vois bien.

— Taisez-vous, maître, taisez-vous ; car il me semble que les murs de ma maison répètent ce mot insultant ; ô mon ami, si je m’étais fait tuer sur les murs de notre ville, je me serais épargné une peine si amère ! Combien d’ennemis auraient trouvé leur tombe à côté de moi ; mais ces jours glorieux sont passés…

De Coninck regarda avec émotion le doyen des bouchers ; il comprit, par ses propres souffrances, combien ce chagrin devait être mortel pour une âme comme celle de Breydel, et répondit :

— Consolez-vous, mon généreux ami, et pensez que le feu qui dort sous la cendre n’est pas éteint. Ces temps glorieux reviennent un jour : le ciel nébuleux de l’esclavage s’éclaire, et le soleil de la liberté a déjà envoyé sur nous quelques-uns de ses rayons. Vous ne comprenez pas cela, mais vous pouvez me croire, l’heure de la délivrance approche. Aujourd’hui nous ne sommes pas encore assez opprimés, les chaînes de l’esclavage doivent peser plus lourdement pour que les lâches mêmes brisent leurs fers. Et alors, mon vaillant frère, et alors notre chère patrie élèvera encore au-dessus des nuages le Lion noir de Flandre…

Breydel regarda le doyen des tisserands avec une expression étrange : un sourire de bonheur et d’espoir illumina son visage, et, comme si son cœur cessait d’être oppressé, un long soupir s’échappa de sa poitrine. Il prit la main de de Coninck, la porta à son cœur et dit :

— Vous seul, ô ami, me connaissez ; vous seul pouvez toucher et consoler mon âme.

— Mais, maître Jehan, reprit de Coninck, ma visite a un autre but ; vous savez que nous avons promis de garder la jeune Mathilde.

— Ô damnation ! s’écria Breydel avec agitation.

Un pressentiment inquiet fit monter à ses joues le feu de la colère, et il soupira :

— Mon ami, quelle effroyable, quelle honteuse nouvelle ?

— Les Français ont enlevé la fille de notre seigneur !

Le boucher fit un pas en avant, ramassa sa hache et la brandit dans sa main avec une fureur terrible. Bien que ses lèvres remuassent, aucune parole ne sortait de sa bouche ; enfin deux larmes brillantes roulèrent sur ses joues, larmes de rage et de soif de vengeance.

— Ô Lion de Flandre ! hurla-t-il, c’est ainsi qu’ils traitent vos enfants ; et je le souffrirais ? Non, non. C’est fini, de Coninck, c’est fini. Je n’écoute rien ; aujourd’hui encore je veux voir du sang, beaucoup de sang, ou je meurs !

— Du calme, mon ami, répondit de Coninck, du calme et employez la raison ; car vous devez votre vie à la patrie, et vous ne pouvez la risquer inutilement.

— Je ne veux rien entendre, reprit Jean Breydel, je vous remercie de votre sage conseil ; mais je ne le suivrai pas ; épargnez vos paroles, elles sont inutiles.

— Mais, maître Jehan, ne vous agitez pas ainsi. Vous ne pouvez pas chasser seul les Français.

— Cela n’y fait rien. Mes prévisions ne vont pas si loin. Venger la fille du Lion et puis mourir ; oh ! maintenant je suis heureux, mon esprit s’est délivré, mon cœur bat à se rompre ! Mais, je veux bien me calmer. Continuez à raconter ce que vous savez de cet événement.

— Oh ! pas grand chose ! ce matin, on m’a éveillé de très-bonne heure pour recevoir un serviteur de messire de Nieuwland. J’ai appris par lui que la noble Mathilde a été enlevée la nuit, et que le traître Brakels leur a servi de guide.

— Brakels, cria Breydel, encore un de plus pour ma hache. Il ne servira plus les Français.

— Où l’on a conduit la comtesse, je l’ignore ; seulement il se pourrait que ce fût au château de Male, car le domestique a entendu deux fois prononcer ce nom par les soldats. Vous voyez bien, Breydel, qu’il vaudrait mieux attendre de meilleurs renseignements que d’aller à l’ouvrage si étourdiment ; il est, pour ainsi dire, certain que la comtesse est déjà presque en France.

— Vous frappez à la porte d’un sourd, mon ami, dit Breydel ; je dis que rien ne peut changer ma résolution. Je veux sortir et je sortirai. Pardonnez-moi si je vous quitte à l’instant.

Il cacha la hache sous son pourpoint et marcha rapidement vers la porte ; mais de Coninck s’était placé devant lui, par un mouvement encore plus rapide, et lui barrait ainsi le passage.

Comme un tigre pris au piége, Breydel jeta des regards furtifs autour de la boutique, paraissant chercher une sortie. Son corps se pencha en avant, ses muscles se tendirent, comme s’il s’apprêtait à renverser celui qui mettait obstacle à sa fuite.

— Cessez ces efforts inutiles, lui dit de Coninck. Je vous assure que vous ne sortirez pas avec cette hache. Vous m’êtes un ami trop cher et je me fais un devoir de vous garder de tout malheur.

— Laissez-moi passer, ô maître Pierre, cria le doyen des bouchers ; je vous en supplie, laissez-moi sortir : vous m’affligez sans pitié.

— Non, je suis inexorable. Songez que vous n’êtes pas votre maître, que vous ne pouvez risquer votre vie ! ô mon maître, Dieu vous a doué d’une plus grande âme et la patrie a nourri en vous des membres plus puissants pour faire de vous le rempart de la liberté commune. Considérez cette haute mission et ne gaspillez pas ainsi ces dons dans une vengeance inutile.

Pendant que de Coninck parlait ainsi, l’emportement du boucher s’apaisait ; son maintien devint calme, et on aurait cru qu’il s’était laissé convaincre par les sages raisons de son ami. Ce n’était pas de la dissimulation, toutefois ; c’était l’expression vraie de ses sentiments. Il flottait entre le désir de la vengeance et le calme, sans pouvoir se calmer intérieurement.

— Vous avez raison, mon ami, dit-il ; je me laisse emporter trop facilement ; mais, vous le savez, il y a des passions à l’inspiration desquelles on ne peut résister. Je suspendrai de nouveau mon arme à la muraille ; maintenant vous me laisserez sortir, car je dois aller aujourd’hui au marché au bétail à Thourout.

— Je ne veux pas vous retenir plus longtemps, quoique je sache que vous n’irez pas aujourd’hui à Thourout.

— Certainement, maître ; je n’ai plus de bétail dans mes étables et je dois m’en procurer pour la nuit.

— Vous ne pouvez me tromper, maître Jean ; je vous connais depuis trop longtemps. Je lis dans vos yeux le fond de votre âme. Vous allez directement à Male.

— Vous êtes sorcier, maître Pierre, car vous connaissez mieux ma pensée que moi-même. Oui, je vais à Male, mais je vous assure que ce n’est pas pour m’informer de la malheureuse fille de notre seigneur. Je vous promets de remettre la vengeance à un autre jour.

Les deux doyens sortirent ensemble de la boutique et se quittèrent après avoir causé encore quelques moments dans la rue. Breydel, après une demi-heure de marche, arriva dans le village de Male. La seigneurie de Male est à une petite lieue de Bruges.[1] Dans l’année où se passe notre histoire, elle se composait d’une trentaine de huttes de chaume disséminées çà et là dans la limite féodale. Entre les bois impénétrables qui entouraient le village, le travail des hommes avait donné au sol une admirable fertilité. Comme la terre, dans cette contrée, paraissait reconnaissante envers les habitants et les récompensait par une riche moisson, on aurait cru que les habitants devaient vivre dans un état de bien-être ! Et, cependant, leur costume et tout leur extérieur portaient les signes du besoin. L’esclavage et la domination violente étaient les causes de leur misère : la sueur de leur front ne coulait ni pour eux, ni pour leur famille ; tout était pour le seigneur féodal, et ils s’estimaient heureux lorsqu’après avoir payé la redevance féodale, il leur restait encore assez pour se donner les forces nécessaires au rude labeur de la terre.

À peu de distance du village, il y avait une place carrée, autour de laquelle quelques maisons en pierre étaient bâties l’une près de l’autre ; au milieu se dressait un pilier en pierre, droit comme une aiguille, auquel était attachée une chaîne avec un collier de fer ; c’était le signe de la justice comtale et le carreau ordinaire auquel on exposait les malfaiteurs. Une petite chapelle s’élevait sur l’un des côtés de la place, et les murs du cimetière y faisaient une emprise de quelques pieds.

À côté se trouvait une maison assez haute, le seul cabaret ou taverne de Male où l’on vendait de la bière et du vin. Le nom de cet estaminet était sculpté au-dessus de la porte ; mais travaillé si grossièrement qu’il eût été difficile de reconnaître saint Martin dans ce tableau de pierre. Le vestibule et le rez-de-chaussée occupaient tout l’espace compris entre les murs extérieurs.

Une cheminée gigantesque remplissait le fond de la chambre et n’y laissait pas d’autre place qu’un petit coin de chaque côté où séchaient les semences et les plantes. Les autres murailles étaient blanchies à la chaux et chargées de toutes sortes d’ustensiles de cuisine en bois ou en étain : une hache et une collection de grands couteaux dans leur fourreau de cuir, pendaient à la place qui leur était particulièrement destinée. La fumée, qui s’échappait continuellement du foyer dans la chambre, avait revêtu les poutres du plafond d’une couleur sombre, qui donnait à cette place un aspect triste et froid. Quoiqu’il fît un clair soleil, le jour y était douteux, car les fenêtres de style moitié romain et moitié gothique, étaient élevées de près de sept pieds au-dessus du sol et formées de tout petits carreaux verdâtres. Des siéges lourds et des tables plus lourdes encore se trouvaient çà et là dans la chambre. L’hôtesse courait de droite à gauche pour servir et verser à boire à ses nombreuses pratiques. Les coupes d’étain n’étaient jamais en repos, et les appels joyeux des buveurs se mêlaient à un doux murmure, que l’on ne pouvait comprendre. Il était facile de reconnaître, aux accents mâles et sonores qui retentissaient près de la cheminée, qu’on y parlait le flamand, tandis qu’au milieu de la chambre des sons plus efféminés et un grasseyement plus doux trahissaient la langue française. Parmi ceux qui s’exprimaient dans ce langage étranger et qui appartenaient à la garnison du château, il y en avait un, nommé Leroux, qui parlait avec hauteur à ses camarades, et comme un officier ; cependant il n’était qu’un soldat comme eux, mais ses membres d’hercule et sa force bien connue lui avaient acquis cette supériorité.

Pendant que les guerriers français vidaient leurs coupes avec de joyeuses exclamations, un autre soldat entra dans la taverne et leur dit :

— Çà, camarades, je vous apporte une bonne nouvelle. Nous allons quitter ce maudit pays de Flandre et peut-être demain nous rentrerons dans notre belle France.

Les soldats étonnés jetèrent des regards curieux sur le nouveau venu.

— Oui, reprit celui-ci, oui, demain nous partons avec la belle dame qui est venue nous visiter si mal à propos cette nuit.

— Dites-vous vrai ? demanda Leroux.

— Certainement c’est la vérité ! notre seigneur de Saint-Pol m’a envoyé pour vous avertir.

— Je vous crois, car vous êtes toujours un messager de malheur ! cria Leroux.

— Tiens, pourquoi cette nouvelle vous fâche-t-elle ? N’aimez-vous pas de retourner en France ?

— Pas du tout ! Ici nous goûtons les fruits de la victoire, et il ne me plairait pas de quitter sitôt ceux-ci.

— Oh ! ne vous fâchez pas tant, nous revenons dans peu de jours. Nous ne devons accompagner notre seigneur de Saint-Pol que jusqu’à Lille.

Au moment où Leroux allait répondre, la porte s’ouvrit et un Flamand entra dans le cabaret. Il regarda les Français avec hardiesse, se plaça à une table et cria :

— Eh, hôtelier, un pot de bière ! vite, car je suis pressé !

— Tout de suite, maître Breydel, répondit l’hôte.

— Voilà un beau Flamand, murmura un soldat à l’oreille de Leroux. Il n’est pas aussi grand que toi, mais quel corps musculeux et quelle voix ! Ce n’est pas un paysan.

— Vraiment, répondit Leroux, c’est un joli garçon ; il a des yeux comme un lion. Je me sens pris d’amitié pour lui.

— Hôtelier ! cria Breydel, en se levant, où restes-tu ? La gorge me brûle effroyablement.

— Dis-moi, Flamand, demanda Leroux, sais-tu le français ?

— Plus que je ne désire, répondit Breydel dans la même langue.

— Eh bien, puisque je vois que tu es impatient et que tu as soif, je t’invite à boire à ma coupe. Bon, je souhaite que cela te fasse du bien.

Breydel prit la coupe des mains du soldat avec un geste de reconnaissance et dit, en le portant à ses lèvres :

— À ta santé et à ta chance dans la guerre !

Mais dès que quelques gouttes de vin eurent mouillé ses lèvres, il remit la coupe sur la table avec dégoût.

— Qu’est-ce cela ? Vous craignez le noble breuvage ? Les Flamands n’y sont pas habitués, cria Leroux en riant.

— C’est du vin français ! répondit Breydel aussi indifféremment que si le dégoût avait été naturel.

Les soldats se regardèrent avec un étonnement visible, le sang monta aux joues de Leroux. Le froid extérieur de Breydel avait cependant fait tant d’impression sur lui qu’il laissa le Flamand se rasseoir sans rien lui dire. Entre-temps l’hôte avait apporté la bière demandée et le doyen des bouchers en but plusieurs gorgées sans faire attention aux Français.

— Maintenant, camarades, cria Leroux en levant sa coupe, buvons un dernier coup pour qu’il ne soit pas dit que nous partons avec la bouche sèche. À la santé de la noble dame, en attendant que le feu la brûle.

Breydel se contint à ces mots, car un mouvement soudain s’était opéré en lui, et ses yeux s’étaient fixés avec mépris sur les soldats, quoiqu’ils ne l’eussent pas remarqué.

— Pourvu qu’il ne se passe rien pendant notre absence, dit Leroux avec dépit. Les Brugeois commencent à se mutiner et à murmurer, on n’aurait qu’à piller leur ville pendant que nous sommes en France.

Breydel grinça des dents avec fureur ; mais il n’avait pas encore oublié sa promesse et les paroles de de Coninck. Il écouta avec plus d’attention lorsque Leroux dit les paroles suivantes :

— Nous aurons à reprocher cette perte à la belle dame… Mais qui peut-elle être ? Pour moi, je crois que c’est la fille d’un mutin puissant, et qu’elle sera conduite près des autres, en France. Elle mangera encore du pain amer !…

Le doyen des bouchers s’était levé de sa chaise, et pendant qu’il se promenait nonchalamment dans la chambre pour cacher son agitation, il chantonnait d’une voix douce, cette chanson populaire :

Sur le champ d’or qui dans l’air se déploie,

Superbe et fier se dresse un lion noir
Dont la crinière au gré des vents ondoie ;
Sa large griffe est effroyable à voir,
Contre ses coups nul ne peut se défendre.
Son œil sanglant est rayonnant d’éclairs.
Ce noir lion, c’est le Lion de Flandre :

Son seul repos fait trembler l’univers.[2]

Aussitôt que les Français entendirent ces paroles, ils levèrent la tête en même temps et semblèrent frappés de surprise.

— Écoutez, dit l’un d’eux, c’est la chanson des Klauwaerts ! Témérité ! Ce Flamand ose-t-il la chanter en noire présence ?

Quoique Jean Breydel eût entendu, il n’en continua pas moins sa chanson ; il éleva même la voix comme pour braver les Français.

Sur l’Orient il étendit ses griffes,

Et l’Orient s’enfuit épouvanté.
Son regard seul dispersa les califes,
Et du croissant l’étendard redouté.
Puis il quitta les rivages d’Asie
Et des Flamands pour payer la valeur,
Au plus vaillant des fils de la patrie

Il fit présent d’un sceptre d’empereur.[3]


— Mais que signifie cette chanson qu’ils ont éternellement à la bouche ? demanda Leroux à un Flamand du château qui était assis près de lui.

— Eh bien, il dit, que le Lion noir de Flandre a frappé de ses griffes les demi-crinières des Sarrasins, et qu’il a fait le comte Beaudoin empereur.

— Écoutez, Flamand ! dit Leroux à Breydel, vous devez reconnaître que le terrible Lion noir a dû fuir devant la bannière des lis de notre puissant souverain Philippe le Bel, et maintenant, il est assurément mort.

Maître Jean sourit avec un mépris ironique, et répondit :

— Il y a encore un couplet à la chanson, écoutez :

Ores il dort ; loin des cités flamandes

Le roi Français le retient enchaîné ;
Et librement il déchaîne ses bandes
Sur la patrie où le lion est né ;
Mais si jamais le lion se réveille,
Tremblez, Français, tremblez pour le lis blanc ;
De vos drapeaux la blancheur sans pareille

Sera souillée et de boue et de sang.


— Demandez maintenant ce que cela signifie !

Leroux s’étant fait expliquer le sens de ces paroles, jeta son siége avec colère, remplit sa coupe jusqu’au bord et dit :

— Que je sois toute ma vie un lâche, si je ne vous casse pas le cou, si vous dites encore une parole.

Jean Breydel rit de cette menace et répondit :

— Ne jurez pas, car vous comptez sans votre hôte. Croyez-vous que je me tairai pour vous ? Pour tous les wallons du monde, je ne garderais pas un mot sur le cœur. Et voyez, pour vous le démontrer, je bois en l’honneur du Lion et je brave les Français, entendez-vous ?

— Camarades, dit Leroux, écumant de rage, laissez-moi agir seul avec ce Flamand, il ne mourra que de ma main.

En disant ces paroles, il s’avança vers Breydel et cria :

— Vous mentez et vivent les lis !

— Vous mentez vous-même, et salut au Lion noir de Flandre ! répliqua Breydel.

— Venez, reprit le Français, vous êtes fort, je veux vous montrer que les lis ne doivent pas céder devant un Lion. Luttons jusqu’à la mort.

— Cela s’entend, répondit Jean Breydel. Seulement, dépêchons-nous. Je suis charmé d’avoir trouvé un ennemi courageux ; cela vaut la peine.

Ils furent bientôt hors de la taverne et marchèrent en murmurant sous les arbres. Quand ils eurent trouvé une place convenable, ils reculèrent de quelques pas et s’apprêtèrent à la terrible lutte. Breydel jeta son couteau et retroussa ses manches jusqu’aux épaules : ses bras musculeux stupéfièrent les soldats qui se tenaient autour d’eux pour être spectateurs de la lutte. Comme Breydel n’avait pas d’autre arme que son couteau, Leroux jeta son épée et se tourna vers ses camarades en disant :

— Ah çà ! quoiqu’il arrive, je ne veux pas qu’on m’aide. La lutte doit être loyale ; car mon ennemi est un brave Flamand.

— Êtes-vous prêt ? s’écria Breydel.

— Je suis prêt !

À ces mots les deux champions rentrèrent leurs têtes entre les épaules, et leurs yeux flamboyèrent sous leurs paupières baissées ; leurs dents et leurs lèvres se serrèrent avec violence ; alors ils se ruèrent l’un sur l’autre comme deux taureaux furieux. Un pesant coup de poing s’abattit de chaque côté sur une poitrine, comme un marteau sur une enclume, et les deux lutteurs plièrent sur leurs jarrets ; mais leur rage s’en accrut davantage. Un sombre mugissement sortait avec bruit de leur gorge, leurs bras s’enlaçaient autour de leurs corps comme deux ceintures de fer ; leurs bras et leurs jambes semblaient animés d’une force extraordinaire ; tous leurs membres se tordaient affreusement l’un contre l’autre, et les terribles étreintes leur arrachaient des soupirs de douleur. Le feu de la rage montait à leurs visages enflammés, et le blanc de leurs yeux était veiné de lignes rouges. Cependant, aucun des deux ne put ébranler l’autre ; on eut dit que leurs pieds s’étaient enracinés dans la terre où ils s’enfonçaient. Les veines de Breydel se tordaient comme des cordes sur ses bras nerveux. Une sueur fumante tombait à flots des joues des combattants, et leur souffle devenait brûlant et précipité. On voyait leur poitrine s’élever et descendre rapidement ; cependant on n’entendait que quelques sourdes imprécations entre des soupirs étouffés.

Après qu’ils se furent empoignés ainsi pendant quelque temps, le Français s’arc-bouta sur une jambe, jeta ses bras autour du corps de Breydel et lui déprima la tête avec une force si irrésistible que le Flamand chancela et pencha en avant. Sans lui donner le temps de se remettre et encouragé par cet avantage, Leroux redoubla d’efforts et Breydel fut obligé de fléchir les genoux sous ce violent ébranlement.

— Voilà déjà le Lion qui ploie les genoux, cria Leroux en assénant sur la tête de son antagoniste un si terrible coup que le sang lui en jaillit par la bouche. Mais ce coup même avait forcé le Français de lâcher Breydel d’une main. Au moment où Leroux leva le bras pour achever le Flamand, celui-ci sauta debout et recula de trois pas. Rapide comme l’éclair, il se rua en hurlant contre le Français et l’entoura de ses bras avec une telle rage qu’il fit craquer ses côtes dans sa poitrine ; mais celui-ci, agile et flexible comme un serpent, entrelaça ses membres autour du corps de Breydel avec une force qu’augmentait encore l’habitude et la science du pugilat. Le jeune Flamand sentit ses jambes, serrées par les genoux du Français, ployer et se dérober sous lui. Cette longue lutte, dans laquelle il voyait pour la première fois de sa vie fléchir son courage, lui sembla plus cruelle que les tortures de l’enfer. Une écume sanglante lui vint aux lèvres et il devint fou de fureur. Alors, il lâcha tout à coup le Français et s’élança sur lui tête baissée. Tel qu’un bélier qui bat la muraille, le front de Breydel frappa son ennemi en pleine poitrine. La violence du choc fut telle, que Leroux recula en chancelant et que le sang lui sortit par le nez et par la bouche. Sans lui laisser le temps de se redresser sur ses jambes, le poing du Flamand s’abattit sur sa tête comme une pierre et il tomba étendu sur le sol en poussant un cri de douleur[4].

— Vous avez senti la griffe du Lion ! rugit Breydel.

Les soldats, spectateurs de cette lutte, avaient encouragé leur camarade par des paroles et par des exclamations, mais ils ne s’en étaient pas mêlés autrement. Pendant qu’ils relevaient Leroux expirant, Breydel quitta à pas lents le lieu du combat et rentra dans la taverne ; il commanda un autre pot de bière et but à plusieurs reprises pour étancher la soif brûlante qui le dévorait.

Il y était déjà depuis quelque temps et sa fatigue commençait à diminuer, lorsque la porte s’ouvrit derrière lui. Avant qu’il eût eu le temps de se retourner pour voir qui entrait, il fut saisi et jeté par terre par quatre hommes vigoureux ; en un clin d’œil la maison fut pleine de Français armés. Longtemps Breydel s’épuisa contre eux en efforts inutiles ; enfin, haletant et sans force, il resta sans mouvement et jeta aux Français un de ces regards empoisonnés qui sont le présage de la mort. La plupart des soldats tremblaient à l’aspect du Flamand étendu par terre ; car, tandis que son corps était immobile, ses yeux flamboyants jetaient autour de lui des regards si menaçants et si terribles que la crainte oppressait le cœur des assaillants.

Un chevalier, qu’à son costume il était facile de reconnaître pour un chef, s’approcha de Breydel, et, après avoir donné l’ordre de lui rendre tout mouvement impossible, il dit au Flamand :

— Nous nous connaissons depuis longtemps, manant téméraire. C’est toi qui as tué le page de monseigneur de Châtillon dans la forêt de Wynendael et qui as osé nous menacer de ton couteau, nous, chevaliers… Et voilà que tu oses encore venir assassiner un de mes meilleurs hommes d’armes sur mes domaines ! Tu seras traité comme tu le mérites : aujourd’hui même on te dressera une potence sur les murs de Male, pour que tu serves d’exemple aux Brugeois mutins.

— Vous êtes un calomniateur ! s’écria Breydel ; je me suis défendu loyalement dans le combat, et si votre lâche violence ne m’en empêchait pas, je vous prouverais que je n’ai pas de remords.

— Vous avez osé insulter la bannière de France.

— J’ai vengé le Lion noir de ma patrie, et je le ferais encore. Mais ne me tenez pas plus longtemps couché par terre comme un bœuf abattu, ou tuez-moi sur-le-champ ; je ne me défendrai pas.

Sur l’ordre de Saint-Pol, les soldats relevèrent Breydel sans le lâcher et le conduisirent avec précaution jusqu’à la porte. Le Flamand prisonnier marchait lentement entre les hommes d’armes. Deux des plus vigoureux lui tenaient les bras ; quatre autres marchaient devant et derrière ; de sorte qu’il lui était impossible de s’échapper. Tel n’était pas, d’ailleurs, son intention ; il ne fit pas la moindre résistance.

Pendant qu’ils avançaient ainsi avec le prisonnier, les soldats se mirent à le railler insolemment. Breydel sentit bouillonner en lui une colère inexprimable à leurs paroles ironiques et désira intérieurement la mort ; cependant il dissimula sa fureur jusqu’au moment où on lui parla ainsi :

— Ah çà, beau Flamand, si demain vous dansez bien à la corde devant nous, nous chasserons les corbeaux de votre cadavre.

Le doyen des bouchers jeta un regard de mépris sur le soldat qui le raillait ainsi dans son malheur. Celui-ci reprit :

— Ne me regardez pas ainsi, maudit Klauwaert, ou je vous frappe au visage.

— Oh ! lâche Français ! cria Breydel, vous êtes tous les mêmes, vous insultez un ennemi prisonnier, méprisables valets d’un méprisable maître…

Un soufflet, que lui appliqua le soldat, l’interrompit. Il se tut soudain et courba la tête comme s’il perdait courage. Mais une colère ardente agitait son âme, et, pareil au feu souterrain qui brûle dans le sein d’un volcan, un furieux désir de vengeance brûlait dans le cœur du Flamand. Les soldats continuèrent à lui lancer des injures, et son silence ne fit que les rendre plus amères. Près du pont du château ils cessèrent tout à coup de rire, et leurs visages pâlirent d’inquiétude et d’effroi. Breydel, en ce moment, rassembla toutes les forces que la nature lui avait si généreusement départies, et arracha ses bras des mains de ses gardiens. Il s’élança comme un léopard sur les deux soldats qui l’avaient irrité le plus, et ses mains, pareilles à des tenailles de fer, les saisirent à la gorge.

— Je veux mourir pour vous, ô Lion de Flandre ! cria-t-il, mais pas à une potence, pas sans vengeance !

En disant ces paroles, il serrait si étroitement la gorge des deux soldats, que leurs joues devinrent blanches et livides. Puis, de son bras tout puissant, secouant les corps de ses ennemis, il entre-choqua leurs têtes branlantes avec une terrible violence. Paralysés par l’étranglement, ils n’essayèrent pas de résister ; leurs bras pendaient inertes le long de leur corps. Tout cela s’était passé en moins de temps qu’il ne nous en faut pour le raconter[5].

À la vue du danger de leurs camarades, les autres Français accoururent en jurant ; mais Breydel laissa tomber ses deux victimes et après s’être débarrassé de ses nouveaux ennemis, il s’enfuit à toutes jambes. Les soldats le poursuivirent jusqu’à un long fossé. Breydel, habitué à vivre dans les prairies, sauta comme un cerf sur l’autre bord et continua sa course vers Sainte-Croix. Deux soldats, qui tentèrent aussi de sauter le fossé, y tombèrent jusqu’au cou et durent renoncer à toute poursuite.

Le doyen rentra à Bruges encore plein de fureur et alla droit à sa demeure ; il ne trouva qu’un jeune garçon qui se disposait à sortir.

— Où sont mes ouvriers ? cria Breydel avec impatience.

— Maître, répondit l’apprenti, ils sont au Pand, où les bouchers viennent d’être convoqués en toute hâte.

— Qu’y a-t-il de nouveau ? a lu au Perron une ordonnance disant que tous les bourgeois qui gagnent leur vie, parle travail de leurs mains, doivent payer, le samedi de chaque semaine, un penning d’argent au collecteur de l’impôt[6]. Telle est, selon le cri général, la cause de la convocation des métiers que le doyen des tisserands a ordonnée.

— Restez ici et fermez la boutique, dit Breydel ; dites à ma mère que je ne rentre pas cette nuit ; qu’elle ne craigne rien.

Il prit sa hache suspendue à la muraille, et, l’ayant cachée sous son pourpoint, il quitta sa demeure et se rendit à la réunion du métier. Aussitôt qu’il entra dans la salle, un frémissement de joie parcourut l’assistance, et ses compagnons s’écrièrent :

— Ah ! voilà Breydel, notre doyen ! Celui qui avait pris provisoirement sa place, se leva et lui présenta le fauteuil ; mais Breydel, au lieu de s’y placer comme d’habitude, prit une chaise basse et s’y laissa tomber avec un sourire amer.

— Ô mes frères, donnez-moi la main, j’ai tant besoin de votre amitié ; moi et notre métier sans tache nous avons reçu un affront qui ne peut être effacé !

Les maîtres et les compagnons se pressèrent ensemble autour du siége de Breydel. Jamais ils ne l’avaient vu si triste et si abattu. Tous les yeux se fixèrent curieusement sur lui. Après un long soupir, il reprit :

— Vous, vrais enfants de Bruges, trop longtemps déjà vous avez assez souffert la honte avec moi, vous ne pouvez pas supporter aussi l’esclavage. Mais si vous saviez ce qui m’est arrivé aujourd’hui ! vous pleureriez comme des enfants. Oh ! injure mortelle ! Je n’ose pas le dire, la honte me torture !

Toutes ces figures mâles et brunes s’étaient déjà enflammées du feu de la colère ; ils ne savaient pas encore de quoi ils devaient se fâcher, et cependant ils serraient convulsivement les poings, et des imprécations grondaient dans leurs bouches.

— Écoutez, reprit Breydel, et ne succombez pas sous le poids de la honte, ô mes frères, écoutez bien… Les Français ont frappé votre doyen à la figure ; et cette joue, celle-ci, est souillée d’un soufflet outrageant.

La fureur qui saisit les bouchers à ces paroles ne peut se décrire. Des cris de mort montèrent vers la voûte de la salle, et chacun fit serment de venger cette injure.

— Avec quoi, demanda Breydel, efface-t-on une pareille tache ?

— Avec du sang ! fut le cri général.

— Vous me comprenez, mes frères, reprit le doyen ; oui, le sang seul et la mort des offenseurs peuvent me laver. Sachez que c’est la garnison de Male, qui m’a traité ainsi. Mais, dites-le avec moi : — Le soleil de demain ne retrouvera plus le château à Male !

— Il ne le retrouvera plus ! répétèrent les bouchers animés du désir de la vengeance.

— Venez, dit Breydel, partons. Que chacun retourne à sa demeure, s’apprête en silence et prenne sa meilleure hache. Procurez-vous d’autres armes, si c’est possible, ainsi que des outils pour couper le taillis ; car nous devons escalader le château. À onze heures nous nous réunirons dans le bois de la Pie, derrière Sainte-Croix.

Après avoir donné encore quelques explications aux anciens, il quitta le Pand, et ses compagnons sortirent après lui. La nuit, un peu avant que l’heure désignée sonnât au clocher de Sainte-Croix, un grand nombre d’hommes se glissaient mystérieusement dans les sentiers aux environs du village. Tous marchaient dans la même direction, et disparurent tour à tour dans le bois de la Pie. Quelques-uns d’entre eux portaient des arbalètes, d’autres des massues ; cependant la plupart n’avaient pas d’armes visibles. Jean Breydel se trouvait au fond de la forêt et délibérait, avec les maîtres de la corporation, de quel côté du château on risquerait l’assaut. Enfin il fut décidé qu’on comblerait le fossé, à côté du pont, avec du bois, et qu’on tenterait d’escalader le mur. Le doyen se promenait impatiemment entre ses compagnons, occupés à hacher les arbrisseaux et les petits arbres, et à en faire des fagots. Aussitôt qu’il se fut assuré qu’il ne manquait pas de porteurs, il donna Tordra du départ, et les bouchers quittèrent le bois pour aller anéantir le château de Male.

Suivant le témoignage des chroniques ils étaient au nombre de sept cents, et pourtant ils étaient tellement désireux d’atteindre leur vengeance, qu’aucun bruit imprudent ne s’élevait de leurs rangs. On n’entendait que le frottement des branches traînantes et l’aboiement des chiens que ce bruit étrange effrayait. Ils s’arrêtèrent à une portée d’arc du château, et Breydel s’avança avec quelques hommes pour observer les remparts. La sentinelle qui veillait au-dessus de la porte avait entendu le bruit de leurs pas ; toutefois, doutant encore, elle écouta avec plus d’attention et s’avança sur le rempart.

— Attendez, dit un des compagnons de Breydel, je vais faire rentrer cet ennuyeux veilleur.

À ces mots il banda son arc et visa la sentinelle.

— Il atteignit son but, car sa flèche se brisa en morceaux sur la cuirasse du Français. Celui-ci effrayé par le coup descendit des remparts, et cria de toutes ses forces :

— France ! l’ennemi ! aux armes ! aux armes !

— En avant, camarades ! cria Breydel, en avant ! Par ici avec les fagots !

Les bouchers vinrent un à un planter les branches et les arbrisseaux dans le fossé ; il fut bientôt assez comblé pour qu’on y pût marcher comme sur un pont, jusqu’au mur. Les échelles furent placées et une partie des Flamands escalada les remparts sans trouver de résistance. Au cri de la sentinelle les soldats avaient sauté de leur lit, et, en un clin d’œil, il y en eut plus de cinquante habillés et armés. Leur nombre augmenta rapidement, les cris des Flamands avaient bien mieux éveillé les endormis que l’appel de la sentinelle.

Jean Breydel se trouvait dans le château avec une trentaine de ses compagnons à peine, quand une foule de gentilshommes et de soldats tombèrent sur eux. Au commencement, beaucoup de bouchers tombèrent, car ils n’avaient pas de cottes de mailles, et les flèches des Français pénétraient sans résistance dans leur corps. Mais cela ne dura pas longtemps ; quelques instants après tous les Flamands furent dans les murs.

— Voyez mes frères, cria Breydel, je commence la tuerie. Suivez-moi.

Comme une charrue qui se creuse elle-même un sillon dans la terre, ainsi Breydel se fit un chemin à travers les Français. Chaque coup de sa hache coûtait la vie à un ennemi, et le sang de ses victimes ruisselait par torrents sur son pourpoint. Les autres Flamands, aussi furieux que lui, tombèrent de tous côtés sur les soldats, et leurs cris de triomphe étouffèrent les cris d’agonie des Français mourants[7].

Pendant qu’on se battait ainsi dans la cour et sur les remparts, le châtelain, messire de Saint-Pol, avait fait seller en toute hâte quelques chevaux Aussitôt qu’on lui annonça qu’il n’y avait plus d’espoir, et que la plupart des soldats étaient tués, il fit ouvrir la petite porte de secours. Alors on entraîna avec violence une dame qui pleurait, et lorsqu’on l’eût placée entre les bras d’un soldat sur un des chevaux, ces cavaliers passèrent le fossé à la nage et disparurent entre les arbres de la forêt.

Il était impossible aux Français de résister à l’attaque des bouchers ; ces derniers étaient, d’ailleurs, en plus grand nombre que leurs ennemis. Aussi, une heure plus tard n’y eut-il plus dans Male un seul homme vivant, sinon ceux qui étaient nés sur le territoire flamand. On chercha, pendant plus de deux heures, avec des flambeaux dans les chambres et dans les caves du château ; cependant on ne trouva plus d’ennemis, car ceux qui avaient échappé au massacre s’étaient enfuis par la porte de secours. Après que Breydel se fût fait montrer exactement, par un domestique, toutes les places du château, il crut, avec raison, que la comtesse Mathilde avait été emmenée. Il se livra alors à toute sa fureur, et mit le feu aux quatre coins du château seigneurial. Pendant que les flammes s’élevaient vers le ciel, et que déjà de grands murs se renversaient avec un terrible craquement, les bouchers abattirent tout ce qui pouvait être anéanti, arbres et ponts, jusqu’à ce que le château offrit l’image de la plus complète destruction.

Les cloches des villages environnants sonnèrent l’alarme, et les paysans quittèrent leurs huttes pour éteindre l’incendie ; mais il était trop tard. Il ne restait plus au château comtal que les quatre murs en flammes. On entendait la voix éclatante de Breydel qui criait :

— Oui, oui, le soleil de demain cherchera vainement le château de Male.

La vengeance étant consommée, les bouchers se réunirent et quittèrent Male en chantant un chœur joyeux : ils chantaient la chanson du Lion noir.

  1. Le château de Male existe encore. Lorsque j’allai le visiter pour pouvoir le décrire avec connaissance, je fus trompé dans mon attente. Depuis qu’on l’a rebâti, il ressemble plutôt à une grande ferme qu’à un bien seigneurial ; c’est avec peine que l’on découvre quelques restes des vieux remparts sous le gazon ; un perron de pierre est resté debout au milieu du village. Il y a quelques années, il y avait encore de grands bois dans les environs, mais la charrue y a passé depuis. (Note de l’auteur.)
  2. Cette chanson, que nous essayons de traduire en vers est de M. J. A. de Laet. (Note du traducteur.)
  3. Dans toutes les guerres qui furent entreprises par les chrétiens, pour conquérir Jérusalem et délivrer le tombeau du Christ, les Belges prirent la plus grande part. Déjà en 1095,
    Godefroi de Bouillon, né au château de Boisy, à quatre lieues de Bruxelles, entra en Palestine avec trois cent mille hommes, et Jérusalem fut prise par eux. En 1204, Beaudoin, comte de Flandre, partit pour l’Orient avec quelques chevaliers français et avec Dandolo, doge de Venise, et vainquit les Turcs dans plusieurs combats. Il fut élu, pour sa bravoure, empereur de
    Constantinople, par tous les alliés.
  4. Le premier mai suivant, Jean Breydel, alla boire au château de Male, où il eut une querelle avec un des gens du châtelain, qui avait reproché aux Brugeois d’être des mutins ; il tua cet homme sur place. (Annales de Bruges.)
  5. Je ne sais pas, maître ; mais l’huissier de la ville Le châtelain aidé de ses gens voulut en tirer vengeance, mais Breydel lui résista courageusement. (Annales de Bruges.)
  6. Châtillon surchargea le peuple d’impôts ; voir l’Excellente chronique, concernant l’impôt du quatrième penning sur le salaire.
  7. Breydel revint à Bruges, raconta cela aux bouchers et à ses autres amis : ceux-ci, au nombre de sept cents, bien armés, se rendirent à Male où ils tuèrent le châtelain avec beau coup d’autres. (Annales de Bruges.)