Le Lion de Flandre (Conscience)/5

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Le Lion de Flandre (1838 (NL))
Michel Lévy Frères, éditeurs (1 & 2p. 80-98).
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V


Je tombe, dit-il, victime de ma loyauté : malheureux ! j’ai osé me fier à la parole d’un détestable tyran…
xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxH. H. Klyn.



La reine Jeanne de Navarre était arrivée à Compiègne à une heure avancée de la soirée. Pendant que, grâce à la ruse et à la menace, elle arrachait à l’esprit inconstant du roi la condamnation des Flamands, le comte Guy se trouvait au milieu de ses nobles vassaux, dans une salle de sa demeure. Maintes fois le vin fut versé à la ronde dans les coupes d’argent, tandis que les convives se communiquaient les uns aux autres de douces espérances et de consolantes perspectives.

Déjà ce paisible entretien avait changé plusieurs fois de sujet, lorsque Didier Devos, qui, en qualité d’ami intime de Robert, était logé chez le comte, entra dans la salle et vint se joindre à ses compagnons.

Il s’arrêta debout, muet, et considéra tour à tour le vieux comte et ses deux fils. L’expression de sa physionomie, d’ordinaire gaie et cordiale, avait disparu pour faire place à une profonde douleur et à une sincère compassion. À son aspect, les chevaliers se turent, effrayés, et ils se dirent qu’une mauvaise nouvelle devait être la cause de l’altération de ses traits.

Robert de Béthune rompit le premier le silence en s’écriant :

— Avez-vous perdu votre langue, Didier ? Parlez vite, et, si vos paroles doivent nous attrister, laissez de côté vos plaisanteries habituelles, je vous en prie.

— Ce n’est ici ni le lieu ni l’instant de plaisanter, monseigneur, répondit Didier, mais je ne sais comment vous annoncer la nouvelle que j’apporte ; je souffre d’être ici un messager de malheur.

La crainte se peignit, à ces mots, sur toutes les physionomies ; les regards se fixèrent sur Didier avec une curiosité pleine d’angoisse. Celui-ci prit une coupe, la remplit de vin, et, après l’avoir vidée, il dit :

— Cela me donnera le courage nécessaire. Écoutez donc, monseigneur, et pardonnez à votre fidèle serviteur Devos, si Dieu l’a condamné à vous apporter de semblables nouvelles. Vous aviez cru, n’est-ce pas, que Philippe le Bel vous recevrait à merci, et vous aviez raison de l’espérer, car Philippe de France est un généreux prince. Avant-hier encore, il s’estimait heureux de pouvoir vous montrer la magnanimité de son cœur, mais avant-hier, il n’était pas, comme aujourd’hui, possédé par de mauvais esprits.

— Que signifie cela ? s’écrièrent les chevaliers avec stupéfaction ; quoi ! le roi serait vraiment…

— Messire Didier, dit Robert gravement, laissez de côté ces détours indignes de nous, et allez droit au but ; vous avez autre chose à nous dire. Mais il paraît que ce secret a peine à s’échapper de vos lèvres.

— Vous l’avez dit, monseigneur, répondit Didier. Puis, faisant sur lui-même un violent effort, il ajouta : Jeanne de Navarre et Enguerrand de Marigny sont à Compiègne !

Ces noms terribles produisirent un effet sur les assistants. Ils restèrent silencieux, et comme frappés de la foudre, et courbèrent la tête sans proférer un mot. Enfin le jeune Guillaume leva les bras au ciel et s’écria avec désespoir :

— Ô mon Dieu ! ma pauvre sœur ; mon père ! nous sommes perdus !

— Voilà, dit Didier avec un soupir, voilà les vrais démons qui possèdent le roi. Vous voyez, illustre comte, que votre serviteur Didier était bien inspiré quand il vous signalait ce piége à Wynendael.

— Qui vous a dit que la reine de Navarre fût à Compiègne ? demanda le comte, comme s’il doutait encore du fait.

— Mes propres yeux, monseigneur, répondit Didier. Dans la crainte de surprise et de trahison, — car je ne me fiais pas à leurs paroles équivoques, — j’ai sans cesse veillé, épié, écouté !… J’ai vu Jeanne de Navarre, — j’ai entendu sa voix. J’engage mon honneur comme garantie de la véracité de mes paroles.

— Écoutez, messires, dit Gauthier de Lovendeghem, ne nous abusons pas. Jeanne de Navarre est réellement, auprès du roi, puisque notre loyal compagnon l’affirme sur son honneur. L’impitoyable reine, n’en doutons pas, va mettre tout en œuvre pour faire échouer notre démarche et anéantir notre espoir de salut ; et Dieu sait que les moyens ne lui manqueront pas. Un seul parti nous reste à prendre pour échapper à ce piége infâme ; c’est de fuir à l’instant même. Dans un instant peut-être, on viendra nous arrêter, et il sera trop tard.

Le vieux comte, triste et morne, se livrait au désespoir en présence d’une aussi périlleuse situation ; il se trouvait au cœur même du domaine royal, et il lui semblait impossible de s’enfuir pour regagner la Flandre. Robert de Béthune exhalait sa colère en paroles entrecoupées et en maudissant intérieurement le voyage qui l’avait jeté, ainsi désarmé, entre les mains de ses ennemis.

Pendant que, plongés dans un morne silence, tous contemplaient le comte profondément abattu, un page de la cour ouvrit la porte de la salle et annonça :

— Messire de Nogaret, envoyé du roi !

Un mouvement soudain attesta suffisamment l’inquiétude qui s’empara des Flamands à cette annonce. Messire de Nogaret passait pour l’exécuteur ordinaire des ordres secrets du roi, et ils s’imaginèrent qu’accompagné de gardes, il venait les faire prisonniers. Robert de Béthune tira son épée du fourreau et la posa devant lui sur la table. Les autres seigneurs portèrent également la main à leurs armes, et tous les regards se fixèrent avidement sur la porte.

Ils étaient dans cette attitude quand messire de Nogaret entra. Il s’inclina courtoisement en passant devant les chevaliers, et, se tournant vers Guy, il dit :

— Comte de Flandre ! mon gracieux roi et maître désire que demain, à onze heures du matin, vous vous rendiez devant lui ; accompagné de vos vassaux, et que là vous lui demandiez publiquement pardon de votre faute. L’arrivée de l’illustre reine de Navarre a hâté cet ordre. Elle a même sollicité votre grâce du prince son époux, et je suis chargé de sa part de vous dire combien votre soumission lui sera agréable ! À demain donc, messires. Pardonnez-moi de vous quitter sitôt. Sa Majesté m’attend. — Que le Seigneur vous ait en sa sainte garde !

À ces mots, l’envoyé royal sortit de la salle.

— Le ciel soit loué, messires, dit Guy : le roi de France se montre clément ; vous pouvez vous retirer consolés et rassurés. Allez, vous avez entendu le désir du roi ; veuillez vous préparer à y satisfaire d’une manière convenable.

La joie reparut sur les visages des chevaliers ; ils s’entretinrent pendant quelque temps encore des appréhensions de Didier et de l’heureuse issue qui leur était promise ; la dernière coupe fut vidée en l’honneur du comte Guy, et ils se retirèrent ; mais au moment où ils allaient se séparer, Didier saisit la main de Robert et lui dit à voix basse :

— Adieu, mon maître et mon ami ! adieu ! car d’ici à longtemps peut-être, ma main ne pourra plus presser la vôtre. Comptez toujours sur votre serviteur Didier ; son bras et son cœur seront toujours à votre service, en quelque lieu et dans quelque prison que vous puissiez vous trouver.

Robert vit briller une larme sous la paupière de Didier, et comprit par là combien son fidèle ami lui était sincèrement attaché.

— Je te comprends, Didier, murmura-t-il à son oreille. Ce que tu redoutes, je le prévois aussi ; mais il est impossible d’y échapper. Adieu donc jusqu’à de meilleurs jours !

— Messires, s’écria Didier en se dirigeant vers la porte, si vous avez quelque nouvelle à faire savoir à vos parents en Flandre, hâtez-vous de me le dire : je serai votre messager !

— Que dites-vous ? s’écria Gauthier de Lovendeghem. Ne venez-vous pas avec nous à la cour, Didier ?

— Oui, j’y serai avec vous et tout près de vous ; mais ni vous ni les Français ne me reconnaîtrez. Je l’ai dit : le roi Philippe ne prendra pas le renard. Dieu vous protége, messires !

Déjà il avait franchi la porte, lorsqu’il adressa ce dernier salut à ses amis.

Le comte se retira avec son page, et les autres chevaliers quittèrent aussi la salle pour aller se livrer au repos.


À l’heure fixée, on put voir dans une vaste salle du palais de Compiègne, les chevaliers flamands réunis autour de leur vieux comte. Ils avaient dû déposer leurs armes en entrant. Une expression de plaisir s’épanouissait sur leur physionomie, comme s’ils se fussent réjouis d’avance de la grâce qui leur était promise. Le visage de Robert de Béthune portait cependant une expression différente de tous les autres. Il était facile d’y lire un amer dépit et une colère concentrée. Les regards hautains des seigneurs français pesaient sur le cœur de l’intrépide Flamand, et, n’eût été son amour pour son père, il eût déjà cherché querelle à plus d’un. La contrainte que la nécessité lui imposait torturait son âme, et, à mainte reprise, un œil attentif eût pu voir ses poings se crisper convulsivement.

Charles de Valois s’entretenait affectueusement avec le vieux comte, en attendant le moment où, d’après l’ordre du roi son frère, il aurait à le conduire au pied du trône. On remarquait aussi dans la salle quelques abbés et prélats. Avec eux s’y trouvaient encore bons maints bourgeois de Compiègne, auxquels on avait permis à dessein d’assister à cette solennelle entrevue.

Tandis que les conversations s’échangeaient de toutes parts, un vieillard, en costume de pèlerin, entra dans la salle. Il courbait humblement sa tête couverte d’un large chapeau, et l’on pouvait à peine apercevoir ses traits. Une robe brune garnie de coquilles dissimulait les formes de son corps, et un long bâton, auquel était suspendue une gourde, soutenait ses membres roidis par la fatigue. Dès que les prélats l’aperçurent, ils allèrent à lui et l’accablèrent de questions de toute espèce. L’un voulait savoir quelle était la situation des chrétiens de Syrie, l’autre comment allait la guerre d’Italie, un troisième demandait si le pèlerin n’avait point rapporté quelques précieuses reliques. Le pèlerin répondait à toutes ces questions en homme qui avait quitté depuis peu les pays dont on lui parlait, et racontait tant de choses merveilleuses, que les assistants l’écoutaient avec autant de respect que de curiosité. Bien que sa parole fût, en général, grave et édifiante, il lui échappait parfois des remarques si plaisantes, que les prélats eux-mêmes ne pouvaient s’empêcher de sourire. Bientôt plus de cinquante personnes furent rassemblées autour de lui, et quelques-unes portèrent si loin l’admiration et le respect envers ce saint homme, qu’elles touchèrent dévotement de leurs mains sa robe de pèlerin.

Cependant cet étonnant pèlerin était un simple voyageur : il avait visité, dans sa jeunesse, les pays qu’il semblait si bien connaître, et il n’avait pas gardé de souvenirs très-précis de ce qu’il y avait vu ; seulement, quand la mémoire lui faisait défaut, l’imagination lui venait en aide ; alors il racontait des choses surnaturelles et se riait, à part lui, de la crédulité de ceux qui ajoutaient foi à ses récits. En un mot, nos lecteurs l’ont déjà reconnu ; c’était Didier Devos. Personne ne possédait autant que lui l’art de se métamorphoser et de prendre toutes les figures. Il savait se vieillir ou se rajeunir à son gré, au moyen d’eaux et de couleurs, et cela avec tant d’art que ses amis eux-mêmes ne pouvaient le reconnaître. Comme il n’ajoutait pas la moindre confiance à la parole des princes français, et qu’ainsi qu’il l’avait dit au comte de Flandre, il ne voulait pas que le renard fût pris, il avait pris ce déguisement pour ne pas tomber aux mains de ses ennemis.

Bientôt après le roi et la reine entrèrent dans la salle, accompagnés d’un nombreux cortége de chevaliers et de dames, et prirent place sur le trône. La plupart des seigneurs français se rangèrent sur deux lignes le long de la muraille ; les autres demeurèrent dans le voisinage des bourgeois. Deux hérauts d’armes, portant les bannières de France et de Navarre se placèrent aux deux côtés du trône.

Sur un signe du roi, Charles de Valois s’avança avec le comte Guy et les nobles flamands. Ceux-ci ployèrent le genou sur des coussins de velours devant le trône et restèrent muets dans cette humble attitude. À la droite du comte se trouvait son fils Guillaume, et, à sa gauche, au lieu de Robert de Béthune, un noble seigneur du nom de Gauthier de Maldeghem. Robert était resté au milieu des chevaliers français, et il ne fut pas d’abord aperçu par le roi.

Les vêtements de la reine Jeanne resplendissaient d’or et de pierreries, et la couronne royale qui ceignait son front étincelait de mille diamants. Altière et arrogante, la perfide femme jetait de dédaigneux regards sur les Flamands agenouillés devant elle, et souriait avec une infernale expression de haine, en laissant avec intention le vieux comte si longtemps dans l’attente. Enfin elle murmura quelques mots à l’oreille du roi, et celui-ci, s’adressant à haute voix à Guy de Dampierre :

— Vassal félon et traître, dans notre royale bienveillance, nous avons jugé convenable de faire faire une enquête sur votre crime, afin de voir s’il nous était possible de vous recevoir à merci ; tel était notre désir royal, mais nous avons reconnu que l’amour paternel n’avait servi que de manteau à votre rébellion, et qu’un coupable orgueil vous avait seul poussé à la désobéissance envers votre suzerain.

Pendant que le roi prononçait ces paroles, la stupéfaction et l’effroi s’emparaient du cœur des chevaliers ; ils reconnaissaient en ce moment le piége que leur avait signalé Didier Devos. Cependant, comme le comte Guy ne faisait pas un mouvement, eux aussi restèrent agenouillés. Le roi poursuivit :

— Un vassal qui s’insurge contre son suzerain et son roi, encourt, vous le savez, la perte de son fief, et celui qui fait alliance avec les ennemis de la France engage sa vie. Guy de Dampierre, ici présent, vous avez résisté aux ordres de votre roi, et, de concert avec Édouard d’Angleterre, notre ennemi, vous avez pris et porté les armes contre nous[1]. C’est pourquoi, comme vassal félon, vous avez mérité la mort ; toutefois, nous voulons bien surseoir à l’exécution de cette sentence. Mais, en attendant notre décision, vous et les nobles qui ont pris part à votre révolte, vous serez retenus captifs dans notre royaume.

Charles de Valois, qui avait entendu cette allocation avec une douleur profonde, s’avança au pied du trône et dit :

— Mon seigneur et roi, vous savez avec quelle fidélité je vous ai servi ; je l’ai fait avec le zèle et le dévouement du plus humble de vos sujets. Jamais personne n’a pu dire que j’aie souillé mes armes par une apparence de lâcheté ou de félonie. Eh bien, sire, cet honneur que j’ai gardé pur et intact de toute souillure, va donc être flétri ! et cela, aux yeux de la France et de l’Europe, et cette tache, cet affront, ce serait par vous qu’ils m’arriveraient, par vous, mon roi, par vous, mon frère ! Vous feriez de moi un traître, et le front de votre frère se baisserait sous le nom insultant de chevalier félon ! Oh ! sire, cela ne peut pas être ! songez que j’ai donné un sauf-conduit à Guy, comte de Flandre, et que vous faites de moi un parjure.

En prononçant ces paroles, Charles de Valois s’était peu à peu laissé emporter par la colère. Son regard avait une telle puissance, que Philippe fut sur le point de révoquer sa sentence. Lui-même, il estimait l’honneur le bien le plus précieux d’un chevalier, et il sentait au fond du cœur tout ce que sa conduite avait de contraire à ce sentiment. Cependant les Flamands s’étaient relevés et attendaient avec anxiété le résultat de l’intervention du comte de Valois. Les autres spectateurs ne témoignaient leur émotion par aucun mouvement, et leurs regards se portaient alternativement sur le roi, son frère, Jeanne de Navarre et les seigneurs flamands.

La reine Jeanne prit à l’instant la parole, et, dans la crainte que sa proie ne lui échappât, elle s’écria avec une passion jalouse :

— Monseigneur de Valois, à vous moins qu’à tout autre il n’est permis de défendre les ennemis de la France. Vous vous rendez coupable de félonie, et ce n’est pas la première fois que vous vous élevez contre la volonté du roi !

— Madame, répondit Charles avec amertume, c’est à vous qu’il ne sied pas d’accuser de félonie le frère de votre époux. Sera-ce donc à cause de vous que Charles de Valois aura trompé un vassal malheureux ? Non, par le ciel, cela ne sera pas ! J’en appelle à vous, Philippe, mon souverain et mon frère, souffrirez-vous que le sang de saint Louis soit outragé dans ma personne ? réserviez-vous cette récompense à mes loyaux services ?

On put alors remarquer que le roi parlait avec chaleur à Jeanne et semblait insister auprès d’elle pour adoucir la sévère sentence, mais elle, implacable dans sa haine contre les Flamands, rejeta avec hauteur la prière du roi, et rougit tellement, en en tendant les paroles de Charles de Valois, que son visage parut tout en feu. Ses yeux lançaient des éclairs et tout à coup elle cria d’une voix forte :

— Holà, gardes. Que la volonté du roi s’accomplisse ! assurez-vous de ces vassaux félons !

À cet appel, des gardes pénétrèrent en grand nombre dans la salle par toutes les portes. Les chevaliers flamands se laissèrent arrêter sans résistance ; ils savaient que la violence ne pouvait les sauver, puisqu’ils étaient désarmés et entourés d’une foule d’ennemis.

Un des soldats s’approcha du vieux comte Guy, et lui mettant la main sur l’épaule :

— Monseigneur, dit-il, je vous arrête au nom du roi, mon maître.

Le comte de Flandre le regarda tristement, et, se tournant vers Robert, il dit en soupirant :

— Ô mon malheureux fils !

Robert de Béthune, debout, immobile, promenait un regard calme sur les chevaliers français qui le contemplaient d’un air interrogateur. Comme si une invisible main l’eût touché d’une baguette magique, un frisson convulsif parcourait tout son corps ; ses muscles se tendirent tout à coup, et ses yeux semblèrent lancer des flammes. Il bondit soudain comme un lion, et sa voix tonnante fit trembler la salle entière.

— Malheureux que je suis ! s’écria-t-il, j’ai vu la main d’un goujat s’abattre sur l’épaule de mon père ; par le ciel ! elle y restera, ou je veux mourir.

Il s’élança et arracha violemment une hache des mains d’un soldat. Un cri d’effroi échappa aux chevaliers présents qui, tous, tirèrent leurs épées ; car ils croyaient que la vie des princes français était en péril. Mais cette crainte disparut au même instant : le coup de Robert était donné. Il avait fait comme il avait dit. Le bras de celui qui avait touché son père gisait sur le sol, et le sang coulait à flots d’une horrible blessure.

Les gardes du corps s’élancèrent alors en foule vers Robert ; mais lui, exaspéré par une rage aveugle, faisait tournoyer rapidement sa hache au-dessus de sa tête, et nul soldat n’osa s’aventurer à sa portée, et peut-être serait-il arrivé de nouveaux malheurs si le vieux comte, inquiet pour la vie de son fils, ne lui eût crié d’une voix suppliante :

— Robert,… mon fils ! rendez votre épée,… c’est moi, ton père, qui t’en prie ; c’est moi qui te l’ordonne.

En prononçant ces mots d’une voix émouvante, le vieux comte jeta les bras au cou de Robert et appuya son front sur le sein de son fils, qui sentit tes larmes paternelles tomber sur sa main. Il comprit alors toute l’étendue de son imprudence. Il s’arracha des bras de son père, lança sa hache contre la muraille, et s’écria :

— Allons, misérables mercenaires, approchez-vous du Lion de Flandre ! Ne craignez rien, il se livre !

Les gardes se jetèrent en grand nombre sur lui et s’en emparèrent. Pendant qu’on l’emmenait avec son père hors de la salle, il cria à Charles de Valois :

— Votre écusson n’est pas souillé, monseigneur de Valois. Vous étiez et vous êtes encore le plus noble et le plus loyal chevalier de France, — votre loi reste inviolée ! Voilà ce que vous dit en s’en allant le Lion de Flandre, pour que chacun l’entende !

Les chevaliers français avaient remis l’épée au fourreau, dès qu’ils s’étaient aperçus que la vie des princes n’était pas menacée. Ils n’avaient pas à se mêler de l’arrestation des Flamands ; c’était là une besogne indigne de leur noble sang.

Après cette scène et le départ de Robert, il y eut un moment de confusion dans la salle, mais ce moment fut court, et le silence se rétablit bientôt. Pendant ce temps, le cœur du roi et celui de la reine étaient en proie à des sentiments bien différents. Philippe le Bel était triste et déplorait la sentence qu’il avait prononcée ; Jeanne, au contraire, triomphait de ce que Robert eût fait résistance et qu’il eût osé, en présence du roi, blesser grièvement un de ses serviteurs : c’était là un acte qui devenait un puissant auxiliaire à ses projets de vengeance. Le roi ne pouvait dissimuler son trouble et sa tristesse, et, malgré sa hautaine épouse, il se hâta de descendre du trône et de quitter la salle. Il se leva et dit :

— Messires, noms déplorons l’acte de violence qui s’est produit dans cette entrevue, et nous eussions préféré vous donner en cette occasion des preuves de notre clémence ; mais, à notre grand chagrin, cela nous a été impossible dans l’intérêt même de notre couronne. Notre royale volonté est que vous veilliez à ce que le repos de notre palais ne soit pas troublé davantage.

La reine se leva à son tour et allait rejoindre son époux, lorsqu’un nouvel incident vint les arrêter à leur grand déplaisir.

Depuis qu’il avait cessé de parler, Charles de Valois était resté debout au fond de la salle, plongé dans une profonde préoccupation. Le respect et l’affection qu’il avait voués à son frère luttaient dans son cœur contre la colère que lui inspirait la trahison qui venait de s’accomplir. Mais cette colère fit explosion tout à coup : il rougit et pâlit tour à tour, et, s’élançant vers la reine, transporté d’une sorte de fureur.

— Madame ! s’écria-t-il, vous ne me déshonorerez pas impunément ! Écoutez tous, messires, car je parle devant Dieu, notre juge à tous ! C’est à vous que je m’adresse, Jeanne de Navarre, à vous qui avez épuisé les ressources du pays par vos prodigalités ; — oui, c’est vous qui déshonorez le règne de mon noble frère, — c’est vous qui êtes l’opprobre et la honte de la France ! Vous avez fait le malheur des sujets du roi par la falsification des monnaies et par d’ignobles concessions. Sachez-le donc bien, madame, ici, devant Dieu, devant le roi, devant tous ces chevaliers qui m’entendent et m’approuvent, je vous déclare une reine sans foi et sans honneur, et je renonce à toute marque de respect envers vous[2].

Et, à ce dernier mot, il tira son épée, la brisa en deux morceaux sur son genou et en lança les débris sur le parquet avec tant de violence, qu’ils rejaillirent jusque sur les marches du trône.

La fureur, le dépit et la colère de Jeanne ne connurent plus de bornes en entendant ces paroles ; le sang lui monta au visage, ses traits se bouleversèrent et perdirent toute expression humaine tant ils se défigurèrent par une affreuse contraction : elle resta clouée à sa place, on eût dit qu’une apoplexie venait de la frapper.

— Saisissez-le ! saisissez-le ! s’écria-t-elle. Les gardes qui se trouvaient dans la salle voulurent exécuter cet ordre et déjà leur chef s’approchait du comte de Valois ; mais le roi, qui portait à son frère la plus vive affection, défendit qu’on le touchât.

— Quiconque touche monseigneur de Valois, mourra aujourd’hui même ! s’écria-t-il.

À cette menace, les gardes restèrent immobile et le comte de Valois sortit librement de la salle, malgré les imprécations de la reine irritée.

Ainsi se termina cette scène violente. Guy fut retenu captif à Compiègne ; on emmena Robert à Bourges, dans le Berry, et son frère Guillaume à Rouen, en Normandie. Chacun des autres seigneurs flamands fut emprisonné dans une ville différente, de telle sorte que tous, captifs et isolés les uns des autres, ne pouvaient s’offrir aucune consolation.

Didier Devos fut le seul qui revint en Flandre, personne ne l’avait reconnu sous son déguisement de pèlerin.

Charles de Valois ne voulut pas rester en France, il partit sur-le-champ pour l’Italie, et ne revint en France qu’après la mort de son frère, lorsque Louis le Hutin fut monté sur le trône. Il accusa alors Enguerrand de Marigny de nombreux crimes contre l’État et le fit pendre à Montfaucon. Mais la vérité est qu’il faut plutôt attribuer la mort du ministre, à l’arrestation de Guy de Dampierre, qu’à ses propres méfaits et que Charles de Valois le fit pendre en expiation de cette insigne trahison.

  1. Le comte de Guy avait déjà fait, en 1295, avec le roi d’Angleterre, une alliance où fut stipulé, entre autres conditions, un mariage du prince de Galles avec la fille du comte de Flandre. (Annales de Bruges.)
  2. … La reine était fâchée que les prisonniers eussent été conduits hors de Paris ; car elle eût préféré que le roi eût fait pendre à Paris le comte Guy et tous ceux qui étaient venus avec lui. Charles de Valois, voyant le comte Guy et les siens jetés en prison, s’en plaignit et se repentit de les avoir amenés à Paris… Et comme il ne put réussir à les faire retourner dans leur pays, il en fut très-marri ; il quitta la ville de Paris et la France pour aller habiter en Italie, où il se mit au service du pape Boniface. (L’Excellente Chronique.)