Le Lion de Flandre (Conscience)/7
VII
J. A. Baederfort.
Les léliards avaient fait des efforts inouïs pour orner et embellir la ville : ils comptaient par là plaire à leur nouveau souverain et gagner ses bonnes grâces. Tous les compagnons des métiers avaient été employés à l’érection d’arcs de triomphe. L’argent n’avait pas été épargné : les étoffes les plus riches décoraient les façades des maisons : de jeunes arbres avaient été coupés dans la campagne et transportés dans la ville, pour transformer les rues en verdoyantes allées. — Le lendemain, à dix heures, tout était prêt.
Au centre du grand marché, le métier des charpentiers avait élevé un magnifique trône recouvert de velours bleu. À côté de ce trône se trouvaient des siéges et des coussins brodés d’or, et, aux angles, deux statues, la Paix et la Force, dont les mains unies devaient tenir une couronne de lauriers au-dessus de la tête de Philippe le Bel et de Jeanne de Navarre. De splendides tentures entouraient le trône et de riches tapis recouvraient jusqu’à une certaine distance le pavé de la place.
À l’entrée de la rue des Pierres, quatre piédestaux étaient peints en marbre blanc, et sur chacun se tenait un sonneur de trompette costumé en renommée, avec de longues ailes, et vêtu de pourpre.
À côté de la grande boucherie, à l’entrée de la rue des Femmes, on admirait un magnifique arc de triomphe soutenu par des piliers gothiques. Tout au sommet, à la clef de la voûte, était suspendu l’écu de France, qui se détachait sur un fond de pourpre ; plus bas, adossés contre les deux piliers, des écussons aux armes de Flandre et de Bruges ; dans tous les cartouches on avait peint des emblèmes destinés à flatter le souverain étranger. Ici c’était le noir Lion de Flandre rampant devant une fleur de lis, là les fleurs de lis remplaçaient les étoiles du ciel : partout enfin les peintures et les emblèmes étaient inspirés par les plus basses flatteries.
Si Jean Breydel n’en eût pas été empêché par le doyen des tisserands, ces emblèmes humiliants, n’eussent pas longtemps irrité le sentiment populaire ; mais il dévorait son ressentiment et contemplait tout avec une sombre résignation. De Coninck lui avait fait comprendre, à grand’peine, que le moment n’était pas encore venu.
La rue de Cathelyne était garnie, dans toute sa longueur, de toile d’une blancheur de neige et de guirlandes de verdure. Les maisons des léliards portaient des chronogrammes adulateurs, sur des supports de forme quadrangulaire ; des parfums de toutes espèces brûlaient dans des vases richement ciselés, et des jeunes filles jonchaient de fleurs des champs le pavé des rues. La porte Cathelyne, par laquelle les princes devaient faire leur entrée, était ornée à l’extérieur de précieuses tentures de couleur écarlate. Des tableaux emblématiques faisaient l’éloge des dominateurs étrangers et insultaient au lion, ce glorieux symbole de nos ancêtres. Huit anges, portant des trompettes, étaient cachés en secret sur le rempart qui touche à la porte afin de saluer le roi d’une fanfare de bienvenue et d’annoncer son arrivée.
Les corps de métiers, armés de leurs goedendags, étaient groupés en rangs épais le long des maisons du grand marché. De Coninck, à la tête des tisserands, avait appuyé son aile droite contre le marché aux Bœufs ; Breydel, avec la corporation des bouchers, se trouvaient à côté de la rue des Pierres ; les autres métiers moins nombreux occupaient l’autre côté de la place. Quand aux léliards et aux nobles les plus distingués de la ville, ils s’étaient réunis au pied du beffroi sur une magnifique estrade.
À onze heures, les anges donnèrent du haut des remparts le signal de l’arrivée des princes, et le cortége royal fit enfin son entrée dans la ville par la porte Cathelyne.
En avant, chevauchaient quatre hérauts d’armes montés sur de beaux coursiers blancs ; à leurs longues trompettes était attachée la bannière du roi Philippe le Bel[1], bannière semée de fleurs de lis en champ d’azur. Ils sonnaient une marche guerrière dont les doux et harmonieux accords enchantaient l’oreille, dit une chronique du temps.
Derrière ces hérauts d’armes, à une distance de vingt pas environ, s’avançait le roi Philippe, monté sur un magnifique coursier. Parmi tous les chevaliers qui l’accompagnaient, il n’en était aucun dont les traits égalassent les siens en beauté. Des cheveux noirs et soyeux tombaient en boucles abondantes et capricieuses sur ses épaules. Son teint, légèrement bruni, donnait à l’ensemble de sa physionomie une expression mâle et énergique ; un sourire plein de douceur éclairait son visage ; tout son extérieur respirait la noblesse, et sa haute stature, ses membres bien proportionnés, sa tournure noble et majestueuse faisaient du monarque français le chevalier le plus accompli de son temps. Aussi était-il connu dans l’Europe entière sous le nom de Philippe le Bel. Ses vêtements brodés d’or et d’argent, n’étaient pas surchargés d’ornements, et il était facile de voir que le goût le plus délicat et non une aveugle vanité l’avait guidé dans leur choix. Un casque argenté brillait sur son front et le long panache, qui le surmontait, retombait en ondoyant jusque sur le dos de son cheval.
La hautaine Jeanne de Navarre, sa femme, marchait à ses côtés, assise sur une haquenée à la robe brune ; elle était toute couverte d’or et de pierreries. Sa longue robe de drap d’or, retenue à la taille par une ceinture d’argent, descendait jusqu’à terre, et l’éclat de mille ornements en rehaussait l’éclat. Des perles, des nœuds, des broderies où entraient les matières les plus précieuses, faisaient resplendir son costume et le harnachement de sa haquenée. La princesse était orgueilleuse et vaine ; on pouvait lire sur son visage la joie insolente dont cette entrée triomphale gonflait son cœur. Elle promenait, avec une fière arrogance, ses regards hautains sur le peuple ébloui qui avait envahi les fenêtres, les pompes et jusqu’aux toits pour mieux voir le splendide cortége.
De l’autre côté du roi, s’avançait Louis le Hutin, son fils. Le jeune prince avait gardé sa modestie au milieu des grandeurs, et son charmant caractère n’en avait pas été altéré : sa physionomie accusait une bienveillante pitié pour ses nouveaux sujets, dont le regard trouvait sans cesse sur ses traits un sourire plein d’affabilité et de bonté. Il avait les bonnes qualités et les vertus de son père, sans avoir rien pris de l’odieux orgueil de sa mère.
Immédiatement après le roi, s’avançaient des écuyers, des pages et de nobles dames ; puis tout un cortége de chevaliers vêtus avec magnificence. Parmi eux se trouvaient les sires Enguerrand de Marigny, de Châtillon, de Saint-Pol, de Nesle, de Nogaret, et nombre d’autres. L’étendard royal, et de nombreux gonfanons, flottaient gracieusement au-dessus du noble et chevaleresque cortége.
Venait ensuite une troupe de gardes du corps, tous à cheval, et au nombre de trois cents au moins. Ils étaient couverts de fer de la tête aux pieds ; de longues lances dépassaient leurs têtes d’une vingtaine de pieds : tous portaient des casques, des cuirasses, des cottes de mailles, des rondelles, des cuissarts et des gantelets de fer. Leurs robustes chevaux étaient caparaçonnés de même.
La foule, qui débordait de toutes parts, contemplait le cortége avec un respectueux silence ; et pas une acclamation ne s’élevait des groupes, pas un cri de joie ne se faisait entendre. Jeanne de Navarre se sentit vivement blessée par ce glacial accueil ; son dépit s’accrut encore en remarquant que bien des regards s’arrêtaient fixés sur elle, et qu’un grand nombre de spectateurs laissaient lire, dans un sourire de dédain, la haine qu’elle leur inspirait.
Dès que le cortége déboucha sur le marché, les deux renommées, placées sur les piédestaux, portèrent leurs trompettes à la bouche et firent retentir sur la place la fanfare de bienvenue. À ce signal, les magistrats et quelques autres léliards se levèrent en poussant le cri : France ! France ! Vive le roi ! Vive la reine !
Un son de colère gronda dans le cœur de la hautaine Jeanne. Le peuple et les corps de métiers demeuraient froids, immobiles et muets, et nul ne donnait le moindre signe de respect ou de joie[2] ; et la reine dévorait son dépit tout en laissant apercevoir le profond mécontentement qu’elle ressentait intérieurement.
À côté, et à quelque distance du trône se trouvait un groupe de nobles dames montées sur les plus belles haquenées qui se pussent voir. Pour faire à la reine Jeanne une plus solennelle réception, elles s’étaient revêtues de vêtements si riches et de bijoux si étincelants que l’œil ébloui n’en pouvait supporter la vue.
Mathilde, la jeune et belle fille du Lion de Flandre, se trouvait au premier rang et tomba la première sous les yeux de la reine. Elle était magnifiquement vêtue. Une haute coiffure en soie jaune, terminée en pointe et garnie d’une profusion de rubans de velours rouge, se balançait avec grâce sur sa tête ; la toile la plus blanche et la plus fine qu’eut jamais tissé un métier flamand, encadrait ses joues charmantes, tombait de la coiffure et descendait au sommet du chaperon fixé à un bouton d’or ; un long voile, d’une admirable transparence et brodé de milliers de points d’or et d’argent, flottait au gré du vent et suivait les libres mouvements de la jeune comtesse. Son surtout en drap d’or s’ouvrait sur la poitrine et laissait voir un corsage de velours bleu garni de lacets d’argent, et une ample jupe de satin vert aux plis soyeux couvrait les flancs de sa haquenée et touchait fréquemment la terre. Les couleurs variées de ce riche vêtement chatoyaient admirablement au soleil et confondaient leurs différentes nuances au moindre mouvement de la jeune fille. Tantôt il brillait aux yeux de tout l’éclat de l’or le plus pur, tantôt il prenait de sombres nuances vertes, tantôt il semblait refléter l’azur du ciel. Sur la poitrine de la comtesse une plaque d’or battu et étincelant joignait les deux extrémités d’un splendide collier de perles, et sur cette plaque le noir lion de Flandre était artistement gravé dans le jais. Une ceinture, également rehaussée d’or et terminée par des franges où la soie se mariait à l’argent, enfermait sa jeune taille et s’attachait par un fermoir garni de deux rubis.
Les harnais de la haquenée étaient de même garnis de plaques d’or et d’argent et de panaches ondoyants.
Les dames qui l’accompagnaient déployaient un luxe de toilettes presque aussi riches et presque aussi précieuses que celle de la jeune comtesse.
La reine de Navarre, qui s’avançait à pas lents à la tête du cortége, arrêta les yeux, avec une curiosité mêlée d’étonnement et d’envie, sur ce groupe de femmes si richement parées. Quand elle fut arrivée à une certaine distance, les nobles dames s’avancèrent majestueusement vers elle, et souhaitèrent avec respect la bienvenue aux nouveaux suzerains. Mathilde seule garda le silence et demeura à quelque distance, fixant sur Jeanne un regard plein de hardiesse et de fierté : il lui était impossible de rendre hommage à cette reine, cause de tant de douleurs, et sa figure portait visiblement l’empreinte du déplaisir qu’elle éprouvait. Jeanne ne s’y trompa pas ; elle arrêta son regard hautain sur Mathilde, et prétendit, par ce seul regard, lui faire baisser les yeux ; mais elle fut trompée dans son attente ; la jeune fille soutint fièrement le regard de la reine irritée. Déjà mécontente du luxe déployé par les dames flamandes, Jeanne alors ne put se contenir davantage ; elle fit faire brusquement volte-face à son cheval, et, s’adressant aux seigneurs qui se trouvaient près d’elle et leur montrant, en détournant la tête, toutes les dames réunies :
— En vérité, messires, s’écria-t-elle, je croyais être seule reine en France ; mais il me semble que les Flamands qui remplissent nos prisons sont tous princes ; car je vois leurs femmes parées comme des reines et des princesses[3] !
Elle avait prononcé ces paroles d’une voix si haute et si claire que tous les chevaliers qui l’entouraient et même quelques bourgeois, les avaient entendues. Puis elle demanda, avec un dépit mal dissimulé, au chevalier qui la suivait :
— Messire de Châtillon, quelle est donc cette orgueilleuse jeune fille que voilà devant moi ? Elle porte le lion de Flandre sur la poitrine : que signifie cela ?
Le comte se rapprocha de la reine et répondit :
— C’est la fille de monseigneur Robert de Béthune : elle se nomme Mathilde.
En prononçant ces mots, il plaça le doigt sur ses lèvres comme pour conseiller à la reine la dissimulation et le silence. La reine le comprit et le lui prouva par un sourire, sourire plein d’une cruelle perfidie et d’un ardent désir de vengeance.
L’observateur qui, en ce moment, eût porté son attention sur le doyen des tisserands eût pu remarquer combien son œil unique était fixement attaché sur Jeanne ; pas un pli n’avait paru ou disparu sur le front de la souveraine que de Coninck ne l’eût saisi et gravé dans sa mémoire. Il avait lu sur ses traits altérés, sa colère, ses désirs et ses projets, et déjà il savait que messire de Châtillon serait l’exécuteur de ses volontés ; dès cet instant, aussi, il songeait aux moyens qui pourraient déjouer sa ruse ou sa violence.
Quelques instants après cette petite scène à laquelle le roi était resté complétement étranger, les princes descendirent de cheval et montèrent sur le trône élevé pour eux au milieu de la place. Les écuyers, les pages et les dames d’honneur se disposèrent en deux rangs sur les marches ; mais les chevaliers restèrent à cheval autour de l’estrade royale. Lorsque chacun eut pris la place qui lui était destinée, les magistrats s’avancèrent avec les jeunes filles chargées de représenter la ville de Bruges, et présentèrent aux princes français les clefs des portes de la cité, posées sur un riche coussin de velours. Au même instant les renommées sonnèrent derechef de la trompette, et les léliards crièrent une seconde fois :
— Vive le roi ! Vive la reine :
Un morne silence régnait parmi la foule : on eût dit que les bourgeois de la bonne ville de Bruges, obéissant à un mot d’ordre, voulaient ainsi témoigner leur indifférence ou leur mécontentement, ils atteignirent pleinement leur but ; car, dès lors, Jeanne, blessée au vif par ce muet outrage, songeait au meilleur moyen de punir et d’humilier ces sujets insolents.
Le roi Philippe le Bel, doué d’un caractère plus affable, accueillit les magistrats avec la plus grande bienveillance, et promit de prendre le plus grand souci du bien-être de la Flandre. Cette promesse n’était point une feinte de la part de Philippe, et peut-être eût-il réussi à faire le bonheur de ses sujets, aussi bien en France qu’en Flandre, s’il eût été abandonné à lui-même ; mais, pendant tout son règne, il fut la proie de deux influences déplorables qui paralysèrent et réduisirent à néant ses bonnes intentions. La première et la pire fut la domination de Jeanne dont il ne put jamais se délivrer. Lorsque Philippe le Bel avait formé un généreux projet ou pris une bonne résolution, la reine, comme un mauvais esprit, venait les renverser et le forçait à approuver ses pernicieux desseins. La seconde cause de ses fautes fut la prodigalité qui le fit recourir à tous les moyens, justes ou injustes, pour remplacer, par de nouvelles ressources, un argent follement dépensé. Au moment dont nous parlons, il formait réellement les vœux les plus sincères pour la prospérité du pays de Flandre ; mais à quoi devaient servir ces vœux, puisque Jeanne de Navarre en avait déjà décidé autrement ?
Après la remise des clefs, les princes écoutèrent pendant quelque temps les harangues des magistrats, puis ils descendirent de l’estrade, et remontèrent à cheval. Le cortége reprit alors sa marche et s’avança lentement, à travers les diverses rues de la ville, vers le château des princes[4] où les attendait un splendide festin et auquel prirent part les principaux seigneurs et léliards. En même temps les gens des métiers regagnèrent leur demeure, et la solennité fut terminée.
À une heure avancée de la soirée, et longtemps après le départ des convives, la reine Jeanne s’était retirée dans la chambre où elle devait passer la nuit ; elle s’y trouvait seule avec sa dame d’atours. Déjà elle avait ôté en grande partie son pesant costume de cérémonie et achevait d’ôter ses bijoux. L’agitation fébrile de ses mains et l’expression de dépit empreinte sur ses traits, attestaient la plus vive impatience. Elle parlait avec aigreur, et tout ce que faisait la dame d’atours lui attirait une réprimande ou un reproche : colliers, bracelets, boucles d’oreilles étaient jetés çà et là sur le parquet comme des objets sans valeur, et de temps en temps, des phrases menaçantes s’échappaient de la bouche de la princesse.
Après s’être revêtue d’une robe de chambre en soie blanche, Jeanne se mit à parcourir la chambre en tout sens, sans montrer la moindre envie de prendre du repos. Elle promenait, autour d’elle, un regard plein de flammes. La dame d’atours, qui ne comprenait rien à ses gestes et à ses allures étranges et qui voyait la nuit s’avancer, s’approcha d’elle et lui dit avec une respectueuse déférence :
— Votre Majesté compte-t-elle veiller encore longtemps et dois-je me procurer un autre chandelier mieux garni que celui-ci ?
— Non, répondit la reine brusquement, il y a assez de lumière. Finissez vos sottes questions et laissez-moi seule… Allez dans l’antichambre attendre mon oncle, le comte de Châtillon !… Vous l’introduirez dès qu’il sera arrivé. — Allez !…
Aussitôt que la dame d’atours eut quitté l’appartement, Jeanne s’assit près de la table et laissa tomber sa tête entre ses deux mains. Elle resta dans cette position pendant quelques minutes, réfléchissant à l’outrage qu’elle avait reçu. Elle se releva tout à coup, se remit à parcourir la chambre à grands pas en faisant des gestes violents et murmurant d’une voix étouffée :
— Quoi ! un si petit peuple m’insulterait impunément, moi, la reine de France ! Une jeune fille orgueilleuse me ferait baisser les yeux ! Non, non, elle payera cher l’affront qu’elle a osé me faire !…
Une larme de rage coula sur sa joue brûlante : Soudain elle releva la tête et se prit à rire comme si un mauvais esprit eût parlé à son oreille, et ce rire avait quelque chose d’infernal.
— Misérables Flamands ! s’écria-t-elle, vous ne connaissez pas encore Jeanne de Navarre. Vous ne savez pas à quels excès terribles peut se porter sa vengeance !…
Elle ouvrit une fenêtre, et, la main étendue sur la ville d’où ne s’élevait aucun bruit :
— Dormez cette nuit en paix, continua-t-elle ; reposez sans crainte, dans votre audacieuse arrogance, demain le jour éclairera vos supplices. Ah ! que de larmes je vous ferai verser ! Quelles amères expiations ma main vous prépare ! C’est alors que vous me connaîtrez… Vous ramperez à mes pieds, la prière à la bouche, et je n’écouterai pas vos supplications. Je foulerai aux pieds vos fronts orgueilleux. Pleurs, lamentations, tout sera inutile ; et pour vous Jeanne de Navarre sera inexorable !…
En ce moment, elle entendit au dehors les pas de la dame d’atours qui revenait. Jeanne, referma la fenêtre, et, refoulant son émotion, courut à un miroir pour réparer le désordre de sa toilette, elle donna à son visage une expression plus calme, et toute trace d’émotion disparut de ses traits. La reine de Navarre était passée maîtresse dans l’art de feindre, ce vice capital des femmes.
Bientôt le comte de Châtillon entra dans l’appartement et ploya le genou devant elle.
— Messire, dit-elle, en lui faisant signe de se relever, il me semble que vous avez peu souci de me plaire. Ne vous ai-je pas invité à venir à dix heures ?
— Il est vrai, madame ; mais le roi, mon maître, m’a bien contre mon gré retenu près de lui. Croyez, je vous en prie, mon auguste nièce, croyez que j’étais sur des charbons ardents en me sentant retenu loin de vous, et empêché de me rendre à votre royal désir
— Votre affection dévouée m’est connue, messire ; aussi mes reproches n’ont-ils rien de sérieux, et la preuve, c’est que j’ai résolu de récompenser aujourd’hui même vos bons et loyaux services.
— Gracieuse reine, répondit le comte, vous servir est la seule faveur que j’ambitionne. Que d’autres recherchent les richesses, les emplois, les honneurs ! Moi, je ne demande à Votre Majesté que le bonheur de votre seule présence…
La reine sourit à ces mots, mais elle jeta un regard dédaigneux sur le vil courtisan, dont elle connaissait les vrais sentiments. Elle reprit d’un ton expressif :
— Et si je vous priais d’accepter un fief ? Le pays de Flandre.
Châtillon, qui n’avait pas compté, pour le moment, sur un si magnifique cadeau, regretta vivement les paroles qui venaient de lui échapper ; toutefois, il se remit promptement et répondit :
— S’il plaisait à Votre Majesté de m’honorer d’une telle marque de confiance, je n’oserais résister à sa royale volonté. J’accepterais cette faveur avec soumission et reconnaissance, et je baiserais vos mains magnanimes avec une respectueuse affection.
— Écoutez, messire de Châtillon, s’écria la reine avec impatience, je n’ai nulle envie de mettre votre galanterie à l’épreuve ; laissez donc de côté vos phrases affectées, et parlez sans détour ; aussi bien n’avez-vous rien à me dire que je ne sache mieux que vous, voyons. Que vous semble de notre royale entrée dans la bonne ville de Bruges ? Peuple et bourgeois n’ont-ils pas fait à la reine de Navarre une splendide réception ?
— À votre tour, auguste reine, quittez, je vous en supplie, cette ironie amère. L’outrage que vous avez reçu a blessé profondément mon cœur. Un peuple pervers et méprisable vous a bravée en face, et votre dignité de souveraine a été méconnue ; mais, pourquoi vous en attrister ?
— M’en attrister, m’en plaindre !… s’écria Jeanne. Messire de Châtillon, reprit-elle après un moment de silence, connaissez-vous votre nièce ? Connaissez-vous la jalouse ambition de la reine de Navarre ?
— Sans doute, madame, c’est la plus noble et la plus digne…
— Savez-vous aussi, messire, qu’une petite vengeance ne suffit pas à ma haine ? et qu’il me faut la punition éclatante, implacable, de ceux qui m’ont insultée ? Je suis reine et femme, messire comte, et c’est assez vous dire la conduite que vous aurez à suivre, si je fais de vous le gouverneur de la Flandre.
— Et, dans ce cas, madame, soyez assurée que vous serez pleinement vengée. Peut-être même irai-je au delà de vos vœux ; car je n’aurai pas seulement à venger votre injure, mais aussi les outrages faits chaque jour à la couronne de France par ce peuple têtu et rebelle.
— Pas de colère, messire de Châtillon, reprit Jeanne en souriant, ne serrez pas tout d’un coup le nœud de la chaîne ; mais ôtez-leur le courage et la force par de lentes et continuelles humiliations. Enlevez-leur peu à peu l’argent qui les pousse à la révolte ; accoutumez-les doucement au joug ; mais quand il en sera temps, faites-le peser si durement sur leurs têtes, que je puisse regarder leur servitude comme un triomphe. Ne vous hâtez pas, messire ; je sais prendre patience, quand la patience doit me conduire au but plus sûrement… Et d’abord, je crois qu’il sera prudent d’ôter à un certain de Coninck le titre de doyen des tisserands, et de ne jamais confier les charges qui donnent de l’influence à d’autres qu’à des Français, ou à leurs amis.
Le sire de Châtillon prêtait une oreille attentive aux conseils de la reine, et admirait, à part lui, l’habile politique de cette femme astucieuse. Comme l’esprit de vengeance le poussait lui-même aux excès de la tyrannie, il se réjouissait, dans son âme, de pouvoir en même temps satisfaire ses mauvais instincts et les désirs de sa nièce.
Il répondit donc avec une joie visible :
— J’accepte avec reconnaissance l’honneur que me fait Votre Majesté, et je ne négligerai rien pour suivre, en fidèle serviteur, les conseils de ma souveraine. N’aurait-elle pas encore quelques ordres à me donner ?
Cette question avait trait à Mathilde. Châtillon savait que la jeune comtesse avait attiré sur elle la colère de la reine ; et cela l’autorisait à croire qu’elle ne la laisserait pas impunie. Jeanne répondit :
— Je crois encore qu’il serait bon de faire conduire en France la fille de monseigneur de Béthune ; elle me paraît avoir sucé avec le lait l’entêtement flamand. Sa présence me serait agréable à la cour. Mais, assez sur ce sujet. — Vous comprenez mes intentions… Demain, je quitte ce pays ; Raoul de Nesle nous accompagnera. Vous, vous resterez ici, comte. Je vous nomme gouverneur de Flandre, et vous donne pleins pouvoirs. Vous administrerez le pays comme vous le jugerez convenable, et vous le maintiendrez en état de fidélité[5].
— Ou, pour mieux dire, selon le bon vouloir de ma royale nièce, dit le sire de Châtillon d’une voix adulatrice.
— Comme vous voudrez l’entendre, répondit Jeanne. En tout cas, je suis heureuse de vous voir si dévoué à notre service. Douze cents cavaliers resteront avec vous pour vous prêter main forte au besoin. Et maintenant, messire, allez, et permettez-moi de goûter un repos qui m’est bien nécessaire. Je vous souhaite une bonne nuit, mon bel oncle !
— Que son bon ange protége Votre Majesté ! dit Châtillon en s’inclinant, et il quitta la chambre de la reine.
- ↑ Le comte Guy et les siens étant ainsi retenus en captivité, le roi Philippe occupa la Flandre et en prit possession au profit des siens, et il visita le pays de Flandre en personne, accompagné de la reine, à savoir Gand, Bruges et Ypres. (L’Excellente Chronique.)
- ↑ Philippe, lors de son entrée à Bruges, s’étonna de ce que les habitants ne l’eussent pas reçu avec de suffisantes marques de satisfaction, (Annales de Bruges.)
- ↑ La reine fut grandement dépitée de voir les femmes de Gand, de Bruges et d’Ypres, qui, en l’honneur de la reine, avaient mis leurs plus beaux vêtements, et étaient parées avec une grande richesse. La reine dit alors : « Je croyais être la seule reine en France, mais il parait que tous les Flamands qui sont dans les prisons de France sont des princes ; car ces femmes sont toutes vêtues comme des reines et des princesses. » (L’Excellente Chronique.)
- ↑ On trouve une vue de cet édifice dans la Flandria illustrata de Sandarus. L’endroit où il se trouvait est aujourd’hui couvert en partie par d’autres bâtiments.
- ↑ Le roi a nommé gouverneur général du pays de Flandre, Jacques de Châtillon, frère de Guy de Saint-Pol, tous deux oncles de la reine. (Annales de Bruges.)