Le Littoral de la France/01

La bibliothèque libre.
Le Littoral de la France
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 42 (p. 901-936).
02  ►
LE
LITTORAL DE LA FRANCE

L’EMBOURCHURE DE LA GIRONDE ET LA PÉNINSULE DE GRAVE.

L’embouchure de la Gironde et le golfe de Cordouan forment l’un des parages les plus curieux de la mer qui baigne les côtes de France. Comme les bords de la Basse-Loire et du golfe de la Seine[1], les rivages de l’estuaire girondin encadrent de vastes nappes d’eau où l’on peut étudier tous les phénomènes des courans et des marées; mais ils se distinguent aussi par des caractères qui leur sont propres. La bouche de la Gironde est, à tous les points de vue, une véritable solution de continuité dans le développement des côtes de la France. Tandis qu’au nord la ligne mouvementée des rivages est défendue par une barrière d’îles et présente une succession continuelle de baies et de péninsules, des pointes rocheuses du Finistère aux dunes de la Saintonge, la plage méridionale, dépourvue de presqu’îles, de golfes et de promontoires, se prolonge en droite ligne vers le sud jusqu’à la base des Pyrénées. Les eaux de la Gironde, situées exactement à égale distance du pôle et de l’équateur, forment aussi bien pour la France que pour l’hémisphère entier la vraie ligne de séparation entre le nord et le midi : d’un côté s’étendent des collines riantes et bien cultivées, de l’autre les sables infertiles d’un pays presque désert. Au nord habitent des populations gauloises parlant un dialecte français; au sud les rares habitans, dont les ancêtres étaient probablement en grande partie Ibères, ont un patois qui se rattache à la grande famille provençale. Ainsi tout diffère sur les deux bords, à peine séparés de quelques kilomètres. A l’intérêt offert par ces contrastes s’ajoute celui que présentent les déplacemens séculaires de la péninsule de Grave, qu’on essaie maintenant de fortifier contre les assauts de la mer. Au point de vue commercial, l’estuaire de la Gironde n’est pas moins remarquable, car il donne accès à une ville de commerce qui fut pendant longtemps la plus importante de la France entière.


I. — LE GOLFE ET LE PHARE DE CORDOUAN.

Le vaste entonnoir du golfe de Cordouan, dans lequel s’engouffrent les flots du large avant de pénétrer dans la Gironde et de se heurter avec son courant, est occupé dans une forte partie de son étendue par des bancs de sable situés à moins de 10 mètres au-dessous du niveau des basses mers. Tout à fait à l’ouest, c’est le Grand-Banc, l’ancien Mastelier des cartes marines : son rebord extérieur, qui descend en pente assez douce vers la haute mer et suit avec une régularité remarquable la direction du sud-est au nord-ouest, semble continuer au fond des eaux la ligne si peu mouvementée des rivages sablonneux des landes de Gascogne. En-deçà, vers l’intérieur du golfe, une zone de bancs à fond de sable et de gravier se dispose en forme de demi-cercle brisé autour du plateau sous-marin dont l’écueil de Cordouan occupe le centre. Plus à l’est, les bancs diminuent en nombre et en étendue : immédiatement après la Pointe-de-Grave, — c’est-à-dire à l’entrée même du fleuve, — l’embouchure offre d’une rive à l’autre une profondeur considérable, variant de 11 à 31 mètres.

L’entrée principale de la Gironde, connue sous les noms de Passe-du-Nord ou de Passe-de-la-Coubre, et signalée au loin pendant les nuits par les brusques éclairs de l’étoile de Cordouan, commence à une assez grande distance en mer, à 3 kilomètres environ de la côte la plus voisine et à 21 kilomètres du Saut-de-Grave, où s’ouvre l’estuaire proprement dit. Cette grande passe, que suivent actuellement tous les navires d’un fort tirant d’eau, serpente comme un large fleuve entre la zone des bas-fonds et les plages de la côte de Saintonge. Par un beau temps, l’entrée du chenal ne présente aucun danger, et, même en l’absence des nombreux pilotes qui font d’ordinaire le guet dans ces parages et se disputent les navires, tout capitaine intelligent peut facilement s’engager dans la passe et trouver son chemin jusqu’aux mouillages du Verdon ou de Richard. Des bouées de diverses grandeurs jalonnent la route. Le jour, des amers de toute forme, balises, tours, clochers dressés sur les principaux promontoires et disposés de manière à former des lignes droites avec l’axe de la passe, mènent le navigateur comme en laisse et lui interdisent l’approche des écueils; la nuit, les phares remplacent les amers, et leurs feux, rouges ou blancs, fixes ou à éclipses, tracent sur les flots de longs sillages de lumière que les pilotes peuvent suivre aveuglément d’un détour de lapasse à un autre détour. Après avoir perdu de vue derrière les dunes d’Arvert le haut clocher de Marennes, que les Anglais eurent soin de respecter pendant les guerres du moyen âge pour qu’il servît de point de reconnaissance à leurs vaisseaux, après avoir dépassé une énorme bouée qui signale à deux ou trois milles en dehors de la passe l’approche des dangers, les marins n’ont qu’à diriger leur course de manière à tenir devant eux sur une même ligne le clocher de Saint-Palais et celui de Royan, ou bien le feu de Terre-Nègre et celui de Pontaillac. En gardant inflexiblement cette direction sans obliquer à droite ou à gauche, ils s’engagent bientôt dans le premier détroit de la passe, long de plus d’un mille et large de 1,200 mètres environ. Du côté du nord, une ligne de brisans marque l’ancien rivage de la Pointe-de-la-Coubre, reculant sans cesse devant le choc des flots ; au sud, le Grand-Banc projette une langue de sable à laquelle on a donné le nom significatif de Mauvaise, et qui mérite d’autant plus ce nom que les courans, en la transportant graduellement vers l’ouest et en allongeant ainsi la passe, ont rendu l’entrée plus difficile. Rongés et déplacés constamment par les vagues du flot et du jusant, les bords sous-marins de ce banc de sable sont coupés presque à pic, si bien qu’à une distance de quelques longueurs de vaisseau la profondeur varie déjà de plus de 10 mètres. A l’est de la Mauvaise, la passe, dont les sondes ne peuvent atteindre le fond qu’à 12 mètres au-dessous du niveau des basses mers, s’élargit tout à coup pour former un bassin très étendu et libre de tout danger. C’est là que les marins doivent changer de direction pour suivre la ligne droite que forment les deux phares de Saint-George et de Suzac, situés sur la côte de Saintonge au-delà de Royan; puis, après avoir longé le banc de Monrevel, dépassé les côtes de Saint-Palais, de Pontaillac, ils atteignent enfin l’embouchure, et n’ont plus qu’à se diriger vers la rade du Verdon, où de nombreux trois-mâts se balancent sur le flot en attendant l’heure favorable du départ.

En France, il n’est pas une seule entrée de fleuve qui soit aussi belle, aussi facile que celle de la Gironde. Malgré son énorme tirant d’eau, le Great-Eastern pourrait sans peine franchir la barre et pénétrer dans l’estuaire aux heures de basse marée, car sur aucun point du chenal la profondeur n’est moindre de 12 mètres. Les bancs eux-mêmes offrent moins de dangers à la navigation que le plus grand nombre des entrées de rivière journellement pratiquées. Ainsi, dans presque toute son étendue, le Grand-Banc est recouvert de 6 à 9 mètres d’eau à l’instant le moins favorable du reflux, et si les pilotes n’y engagent point les navires, c’est parce que la houle y est beaucoup plus forte que dans les passes. L’état du temps peut seul créer clés difficultés à l’entrée du chenal; les vents d’ouest soufflent fréquemment dans ces parages avec une violence extrême; souvent aussi les brouillards et les fortes pluies cachent la vue des phares; enfin la brume sèche, qui règne en moyenne pendant trente et un jours de l’année, obscurcit complètement l’horizon et coïncide toujours avec une mer très houleuse. Les marins redoutent cette brume presque autant que la tempête.

La Passe-du-Nord n’est pas la seule qui donne accès aux embarcations d’un fort tonnage ; il en existe une seconde ouverte entre les récifs de Cordouan et la plage du Vieux-Soulac. Ce chenal, que les marins connaissent sous le nom de Passe-de-Grave, est, il est vrai, moins profond, plus étroit que la Passe-du-Nord, et les dangers y sont plus nombreux; mais il a l’avantage d’être à la fois court et direct, si bien que les navires à voiles peuvent facilement le parcourir d’une extrémité à l’autre dans l’espace de quelques heures. A marée basse, il offre aux endroits les moins profonds de 6 à 7 mètres d’eau, et, si nous en croyons le témoignage des pilotes et des pêcheurs, ses fonds de sable et de roche ne cessent de se creuser sous l’action des flots, promettant de devenir un jour aussi praticables aux grands navires que la voie plus longue de la passe septentrionale. Parfaitement balisé, le chenal de Grave ajoute une facilité de plus à l’entrée déjà si facile de la Gironde, et complète le réseau navigable du golfe de Cordouan. Au point de vue hydrologique, les deux passes forment comme un delta dont les deux branches longent la côte en laissant entre elles une zone triangulaire de bas-fonds. Si le niveau de l’eau baissait tout à coup de 7 mètres, on verrait les deux chenals se diriger du Saut-de-Grave vers la haute mer, séparés l’un de l’autre par la grande île du phare et par un archipel irrégulier de plages et de roches.

Les anciennes cartes marines, tracées à une époque où l’on n’avait pas encore adopté un système de sondages comparables entre eux, ne peuvent inspirer qu’une médiocre confiance pour les détails; mais elles n’en possèdent pas moins une grande autorité pour les traits généraux, et leur témoignage, concordant avec celui des pilotes, offre en beaucoup de cas une importance décisive. Ainsi l’accord unanime des anciennes cartes met hors de doute les changemens remarquables subis par les passes depuis la fin du XVIe siècle sous l’action continuelle des courans, des marées et des tempêtes. En 1752, lorsque Magin dressa la première carte rigoureuse du golfe de Cordouan, la grande passe commençait directement à l’ouest du phare, à l’endroit précis où se trouve aujourd’hui le banc redouté de la Cuivre, passait entre les bancs du Mastelier et de la Mauvaise, actuellement réunis, et vis-à-vis de la Pointe-de-la-Coubre se recourbait vers l’est pour suivre à peu près la même direction que la passe actuelle. En 1767, l’entrée qu’on nommait indifféremment Passe-du-Mastelier, ou bien aussi Passe-des-Saintongeois ou des Anes, avait encore 8 mètres de profondeur à basse mer; en 1800, elle n’offrait guère que de 6 à 7 mètres, et depuis cette époque elle s’est encore oblitérée. D’autres passes, qu’on n’appellerait plus de ce nom à cause du tirant d’eau croissant des navires, se trouvent aussi à une distance plus ou moins grande de leur ancienne position, ou même ont été complètement ensablées. Aux déplacemens des passes correspondent ceux des bancs. La Cuivre, limite extrême du Grand-Banc du côté de la haute mer, se meut lentement dans la direction de Cordouan, tandis que la Mauvaise, plus exposée à l’action des courans, se déplace en sens inverse avec une singulière rapidité. En moins d’un siècle, elle a marché de 5 milles ou de 8 kilomètres vers l’occident. Pour reproduire exactement la distribution des bancs de sable et ne pas induire les pilotes en erreur, la carte sous-marine du golfe de l’embouchure devrait être corrigée soigneusement chaque année.

Au centre de l’archipel des bancs de sable et près du milieu de la ligne idéale qui relierait la côte de Saintonge à celle des landes de Gascogne, se dresse comme un obélisque la fameuse tour de Cordouan, le phare le plus connu et l’un des plus curieux que possède la France. A marée basse, un plateau rocheux s’étend à la base de la tour sur plus d’un kilomètre de large et deux kilomètres de tong. Une chaussée de 260 mètres mène du point d’atterrissement à la porte de l’édifice. Partout ailleurs on ne voit que des assises de rochers noirâtres coupées de fondrières, dans lesquelles l’eau marine laissée par le flot s’étale en lagunes tranquilles ou coule en ruisselets cristallins. La plupart des rochers disparaissent sous une carapace de coquillages pointus qu’on saurait à peine distinguer de la pierre, et qui sont eux-mêmes recouverts de parasites de toute nature. D’autres bancs de l’écueil sont cachés par des lits épais d’algues brunes, dont les vésicules craquent à grand bruit sous les pieds; dans l’eau s’agitent des multitudes d’êtres abandonnés par la marée; un grésillement continuel, provenant de toutes ces myriades de vies, s’élève des algues, des pierres et de l’eau courante; dans toutes les cavités apparaissent les crabes, à l’affût de leur proie et levant haut leurs pinces. Au loin, l’écume blanche des brisans forme autour du plateau de rochers une longue ceinture parallèle au cercle de l’horizon. Puis vient l’heure du flot : la zone des brisans se rétrécit sans cesse; à chaque nouvel assaut, l’écueil, envahi par toutes ses fissures, décroît en étendue; les couches d’algues, soulevées et flottantes, sont bientôt noyées sous la nappe verte qui se déroule en venant du large. Enfin les vagues engloutissent en entier le plateau de roches et la chaussée qui le traverse, puis elles assiègent le piédestal massif de la tour et viennent jeter leur écume jusque sur les colonnes du portique. Ainsi, selon les heures du flux et du reflux, le phare règne au loin sur sa base d’écueils, ou bien est réduit à une simple terrasse environnée de brisans; mais, quel que soit le niveau de la marée, son aspect est toujours d’une mélancolie solennelle. Qu’il domine les flots ou les roches noirâtres, il n’en reste pas moins isolé et comme retranché du continent, que l’on voit, dans le lointain, prolonger d’un côté ses dunes boisées, de l’autre ses falaises coupées à pic. Sans doute les hommes confinés dans la tour doivent regarder vers cette terre où sont restées leurs familles avec une intensité de désir semblable à celle des marins qui cherchent eux-mêmes à découvrir pendant les nuits d’orage l’étoile aimée de Cordouan. Par un beau temps, les gardiens peuvent encore tromper leur ennui en pochant dans les lagunes; mais quand la terre se cache derrière un voile de brouillards et que l’horizon se resserre autour d’eux, quand ils sont assiégés par la tempête, quand les coups de mer viennent ébranler leur tour et la couvrir de nappes immenses, quand le vent du large résonne et mugit dans l’édifice comme dans un gigantesque tuyau d’orgue, combien profonde doit être alors leur secrète horreur de cette mer qui les entoure et qui les garde, de cet infini qui leur laisse à peine un petit monde à part, si étroit, si limité, si rempli d’épouvante! La science, qui malheureusement les préoccupe si peu, pourrait seule leur faire aimer ce terrible séjour.

Le rocher qui porte le phare est peut-être un reste de cette île d’Antros dont parle Pomponius Mela; mais, dans tous les cas, on peut considérer comme certain que l’écueil de Cordouan se rattachait au continent dans les âges anté-historiques. Il est même probable qu’il faisait partie de cette chaîne de coteaux crayeux qui prend son origine en pleine Saintonge, et vient aujourd’hui se terminer entre Barzan et Talmont par de superbes falaises dominant la rive droite de la Gironde. Les flots de la mer et les eaux du fleuve, qui coulait alors beaucoup plus au sud, auraient sapé l’extrémité occidentale de la chaîne; mais il en subsisterait encore deux débris, les rochers de Barbe-Grise et ceux de Saint-Nicolas, gardant chacun l’un des rivages de la Pointe-de-Grave, exactement sur la ligne droite tirée des falaises de Talmont aux écueils de Cordouan. Quoi qu’il en soit, la tradition confirme partiellement cette hypothèse. Les paysans du Médoc racontent que du temps de leurs ancêtres ce rocher de Cordouan, recouvert aujourd’hui par les eaux de marée à 2 mètres 60 centimètres de hauteur moyenne, était une île véritable où l’on cultivait la vigne. Alors la passe qui sépare de la terre ferme les rochers de Cordouan était beaucoup moins large qu’elle ne l’est actuellement, et si l’on en croit la légende, il suffisait d’une tête de bœuf ou de cheval jetée au milieu du détroit pour permettre aux voyageurs de le franchir en deux bonds. Peut-être cette assertion doit-elle rappeler en langage figuré l’époque à laquelle un cavalier pouvait passer à gué le canal, qui de nos jours est devenu la Passe-de-Grave.

La tour, aussi bien que le rocher, appartient au domaine de la légende avant d’entrer dans celui de l’histoire. S’élevait-elle aux environs de cette ville de Noviomagus, que les archéologues construisent et démolissent à volonté, tantôt sur un point, tantôt sur un autre? A quelle époque et par quel souverain le premier fanal fut-il construit? Quelle est l’origine de cette appellation? De hardis étymologistes prétendent résolument que le nom de Cordouan est dérivé de celui des habitans de Cordoue, qui expédiaient des cuirs à l’armée d’Abdérame avant la bataille de Poitiers; d’autres moins audacieux, se contentent d’expliquer le nom du phare par le cor du gardien qu’y aurait placé Louis le Débonnaire; mais rien ne prouve que les Maures ou les césars carlovingiens se soient occupés d’éclairer l’entrée de la Gironde. La première mention que l’histoire fournisse au sujet de Cordouan est une charte de 1409, attribuant au Prince Noir l’honneur d’avoir élevé le phare. Lorsque l’ingénieur Teulère répara la tour en 1788, il découvrit en effet parmi les fondations du terre-plein quelques murailles très anciennes et des réduits étroits qui lui semblèrent dater de la domination anglaise. C’est donc probablement aux ancêtres de ceux qui ont érigé depuis le beau phare d’Eddystone qu’on devrait aussi le premier fanal de Cordouan.

La construction de la tour actuelle commença en 1584, et l’ingénieur qui la bâtit et rendit ainsi un service des plus considérables au port de Bordeaux fut ce même Louis de Foix qui avait tant fait cinq années auparavant pour le port de Bayonne en lui ramenant son fleuve, égaré dans un nouveau lit. L’architecte de Cordouan, évidemment épris de son art, oublia qu’il élevait sa tour au milieu des flots solitaires, et déploya dans la construction et l’ornementation de l’édifice autant de magnificence que s’il l’eût érigé dans une cité populeuse : la muraille épaisse de la terrasse chargée de soutenir l’assaut des flots fut seule bâtie avec la simplicité massive que demandait sa position au milieu des brisans. Le monument lui-même se composait d’un rez-de-chaussée de style dorique et d’un étage d’ordre composite, portant une galerie circulaire et surmonté d’une rangée de fenêtres à fronton, au-dessus desquelles s’élevait le fanal proprement dit. A l’intérieur, la chambre du roi, occupant tout le premier étage, et la chapelle, située immédiatement au-dessus, étaient richement décorées de sculptures et de médaillons. Toutes les salles étaient ouvertes au centre, de sorte que de la chambre du roi on pouvait apercevoir, comme suspendue dans l’espace, une couronne que Louis de Foix avait placée à la naissance de la voûte du phare. Ébloui par son œuvre, l’architecte la contemplait avec orgueil et ne pouvait se retenir d’en chanter lui-même les louanges. « Mon esprit ravy, s’écria-t-il, est en estonnement d’avoir construit ce phare de gloire. Babylone, Memphis, le mausolée de Carie et le palais du Mède ne sont rien en comparaison du superbe ouvrage du gentil ingénieur ! » C’est ce cri d’extase que traduisent en l’affaiblissant de mauvais vers inscrits au-dessous du buste de Louis de Foix, qu’on a placé dans la chapelle.

Le « gentil ingénieur » n’eut pas le bonheur de voir la huitième merveille du monde complètement terminée; mais les architectes qui lui succédèrent suivirent ses plans et se contentèrent de réparer les dégâts causés par les tempêtes. Ce fut seulement en 1788 que l’ingénieur Teulère abattit toute la partie de l’édifice qui s’élevait au-dessus du premier étage, et la remplaça par une espèce d’obélisque percé de trois rangées de fenêtres et surmonté d’un entablement portant la lanterne. La tour est maintenant plus haute de 20 mètres qu’elle ne l’était en sortant des mains de Louis de Foix, et se dresse à 72 mètres environ au-dessus du niveau des eaux de basse mer. Il est certain que l’édifice n’a plus cette harmonie de proportions qui en faisait la beauté architecturale ; cependant il a peut-être gagné en majesté réelle. Un phare est fait pour être aperçu de l’horizon, jaillissant du sein des vagues et régnant au loin sur l’étendue. C’est par la hauteur qu’il impose au regard, et non par le fini des détails. Et d’ailleurs qu’importe en cette occasion l’avis des archéologues? Les marins qui louvoient péniblement en dehors des bancs et risquent sans cesse de se perdre, si le brouillard les enveloppe ou si la tempête les poursuit, se réjouissent de voir l’étoile favorable brillant à une si grande hauteur au sommet de son obélisque[2]. Rassurés désormais, puisqu’ils aperçoivent le feu bien avant de se trouver dans le voisinage des bancs de sable, ils ne considèrent plus le phare comme une terrible divinité siégeant au milieu des écueils pour assister ironiquement à l’infortune des naufragés; mais ils le bénissent comme un dieu qui leur montre de loin l’entrée du port et les guide par son rayon sauveur. Et ce phare superbe, dominant le tumulte des flots et sondant incessamment l’horizon de son grand œil qui tourne, n’est-il pas en effet l’ami secourable des matelots, et ne doit-il pas leur apparaître comme un être animé, jouissant d’une vie personnelle? Pour tous les hommes égarés sur les eaux, sa lumière n’est-elle pas vraiment un regard de la patrie commune, et ne condense-t-elle pas dans son rayon la sollicitude de tous les frères restés sur le continent? Le phare ne connaît pas d’étrangers; il éclaire tous les marins sans exception, égayant devant eux la surface des flots jadis si redoutables.


II. — LA PÉNINSULE D’ARVERT. — LE PERTUIS DE MAUMUSSON.

La terre qui s’étend au nord du golfe de Cordouan forme une remarquable péninsule désignée ordinairement sous le nom de presqu’île d’Arvert d’après un village qui en occupe le centre. Presque parfaitement rectangulaire, elle s’étend du sud-est au nord-ouest sur une longueur de 25 kilomètres environ et 10 kilomètres de largeur moyenne. La Seudre, bras de mer auquel ses marais salans et ses nombreux parcs à huîtres donnent une importance commerciale très considérable, la limite au nord-est et la sépare des terres basses de Marennes. A l’origine de la péninsule, entre Royan et Saujon, quelques chaînes de coteaux s’enracinent au plateau calcaire de Coze et de Gémozac; mais, en se développant vers l’extrémité de la presqu’île, ces chaînes s’affaissent, s’écartent peu à peu, et bientôt ne forment plus que de simples renflemens entourés de dépressions jadis remplies par les eaux. C’est là, sur d’anciens îlots aujourd’hui rattachés à la terre, que s’élèvent les derniers villages; mais, plus à l’ouest, les formations rocheuses disparaissent complètement sous le sable ou la tourbe, et ne plissent pas même le sol en légères éminences. Plus de champs cultivés ni de cabanes : on ne voit que des collines de sable, les unes encore mobiles, les autres couvertes de semis ou de forêts. Les dunes d’Arvert, environnées de tous côtés par la mer et par des marécages récemment desséchés, occupent une superficie d’environ 90 kilomètres carrés.

Plus accessibles que celles des Landes et de la Gironde, les dunes d’Arvert ne sont pas moins curieuses à visiter, et dans un espace plus restreint offrent les mêmes phénomènes. La principale, située à l’extrémité nord-ouest de la péninsule, non loin de la ville de La Tremblade, a été soulevée par les vents jusqu’à la hauteur de 62 mètres, et commande l’un des panoramas les plus étendus et les plus beaux que l’on puisse contempler dans tout le département de la Charente-Inférieure. Les autres monticules, situés plus au sud et recevant en plein les vents du sud-ouest, qui les écrêtent et reportent leurs sables dans la direction de la grande dune, ont seulement de 30 à 50 mètres d’élévation moyenne. Aux yeux d’un touriste habitué à l’escalade des Alpes et des Pyrénées, ce sont là, nous l’avouons, de bien humbles sommets; pourtant ces taupinières de sable prennent l’aspect de véritables montagnes, et leurs chaînes, disposées parallèlement à la rive comme une rangée d’énormes vagues, semblent constituer tout un système orographique. Leurs talus hardis, leurs vives arêtes taillées comme au ciseau, la forme rhythmique de leurs cimes, l’harmonie générale de leurs contours, sans cesse modifiés au gré du vent, leur donnent une étonnante apparence de grandeur. La ligne de base parfaitement unie qu’offre le rivage de la mer aide également à l’illusion par le contraste, et contribue à rehausser ces blanches collines. Aussi les habitans des localités voisines ont-ils tranché la question en imposant fièrement aux dunes d’Arvert le titre de montagnes. Malgré la mobilité de leurs sables, la plupart de ces monticules changeans ont un nom : la Briquette, le Banquin, la Balise.

Un ancien proverbe bien connu dans la Saintonge dit que « les montagnes marchent en Arvert. » Quelques-unes se sont arrêtées, fixées par des semis, et sont maintenant transformées en simples tertres boisés. C’est ainsi qu’une compagnie de La Rochelle a récemment prévenu le déplacement des dunes du nord en faisant ensemencer un domaine considérable près du pertuis de Maumusson; de même la forêt d’Arvert, recouvrant les rangées de dunes qui s’élèvent au sud de la péninsule, parallèlement au rivage du golfe de Cordouan, protégeait pendant le moyen âge une grande étendue de pays et n’a cessé de la protéger partiellement, bien que la hache du bûcheron ait éclairci ses rangs, jadis pressés. Partout ailleurs les dunes d’Arvert marchent encore, et le moindre vent y soulève des nuées de sable pareilles aux fumées qui tourbillonnent au-dessus des volcans. Nombreux sont les désastres occasionnés par la marche des dunes depuis les temps historiques. L’ancienne ville d’Anchoisne, qui peut-être était le port des Saintongeois ou Portus Santonum cité par Ptolémée[3], s’est constamment déplacée devant les sables comme l’écume chassée par le flot, et ne s’est définitivement fixée qu’en atteignant l’endroit où s’élève aujourd’hui la ville de La Tremblade. Toutes les rangées de dunes situées autrefois à l’ouest d’Anchoisne entre la mer et les maisons se sont avancées vers l’est comme une armée en bataille, et, faisant incessamment reculer la population, elles ont rasé les unes après les autres toutes les anciennes demeures. Maintenant qu’elles sont passées, on peut apercevoir çà et là des restes insignifians de constructions sur l’antique emplacement de la ville disparue ; mais la dune a gardé la plus grande partie de sa proie. Peut-être aussi la mer s’est-elle associée à l’œuvre de démolition, et le banc de sable connu sous le nom de Fond d’Anchoisne recouvre-t-il quelques débris de la cité mystérieuse. Plus au sud, le village de Buze a subi le même sort. Enseveli sous une première colline de sable, il commençait à être oublié, lorsqu’en l’année 1698 on vit tout à coup reparaître dans un vallon les murailles de l’église, d’une abbaye et de quelques autres bâtisses, dégagées graduellement par le souffle du vent qui poussait la dune vers l’intérieur des terres. Les paysans des villages voisins eurent à peine le temps d’arracher quelques pierres à ces constructions d’un autre âge, car bientôt un nouveau monticule de sable, marchant à la suite du premier, atteignit les ruines qui venaient d’échapper à la terre et les ensevelit sous son énorme masse. Aujourd’hui ce qui reste de Buze repose, dit-on, sous la haute dune de la Briquette. Ainsi disparut également l’ancien village de Saint-Palais, dont on voit encore l’église, réparée soigneusement pour servir d’amer aux navigateurs. Un hameau de la même commune, le Maine-Gaudin, a été pareillement englouti, et récemment encore les dunes de Saint-Augustin marchaient à l’assaut des campagnes d’Arvert avec une vitesse moyenne de 30 à 40 mètres par année.

De nos jours, on n’a plus à craindre de désastres pour des villages entiers, car il n’est point de commune dont les citoyens soient assez dépourvus d’initiative pour ne pas fixer, au moyen de semis. les dunes menaçantes ; mais nombre d’habitans épars, trop faibles pour lutter contre les montagnes qui s’avancent, sont encore exposés à un péril imminent, et doivent abandonner leurs demeures sous peine d’être enterrés vivans. Il y a quelques semaines, longtemps après la chute du jour, j’arrivais, accompagné d’un ami, près du poste de la Pointe-Espagnole, une de ces maisons qu’on a bâties de lieue en lieue sur le bord de la mer, soit afin d’empêcher un commerce interlope que les brisans rendent déjà presque impossible, soit afin de secourir les naufragés jetés sur ces côtes fécondes en sinistres. Nous étions seulement à quelques pas de la demeure du gardien, les rayons lunaires l’éclairaient en plein de leur plus vive clarté, et cependant nous la distinguions à peine. Elle nous semblait se confondre avec le sol mobile qui l’entourait, et le toit lui-même, dont la ligne horizontale se montrait au-dessus des talus de sable, avait l’apparence d’une de ces arêtes géométriques qui terminent souvent le sommet des dunes. C’est qu’en effet la maison était à demi ensevelie. Du côté de la mer, les monceaux de sable étaient entassés jusqu’à la hauteur du toit; mais heureusement les remous du vent avaient ménagé autour de la muraille une espèce de fossé de défense semblable à celui d’une redoute; de l’autre côté, la masse de la dune pesait de tout son poids contre la demeure : portes et fenêtres étaient condamnées; il ne restait plus que la partie supérieure d’une ouverture, et le plancher était déjà situé à plusieurs mètres en contre-bas des sables. Quelques années auparavant, lorsque l’employé qui nous reçut avait été préposé à la garde de la Pointe-Espagnole, une autre dune en voyage avait pris sa route au travers de la maison : elle passa sans renverser les murailles; mais elle était suivie d’un petit vallon qui se déplaçait aussi. La cabane se trouvant tout à coup juchée sur une espèce de tertre, ses fondations furent graduellement déchaussées jusqu’à 2 mètres de profondeur et s’écoulèrent en partie sous le poids des parois supérieures. On releva les murailles renversées, puis, quand l’œuvre de reconstruction fut terminée, une nouvelle dune, celle que l’on voit aujourd’hui, vint assiéger la pauvre demeure. Le gardien dut renvoyer en hâte sa femme et ses enfans, qui l’avaient accompagné; lui-même, de peur d’être bloqué, se tient prêt chaque jour à quitter la place. Au moindre vent, le sable tourbillonne dans sa chambre, couvre ses meubles, saupoudre sa nourriture, se mêle à l’air qu’il respire et diminue successivement la quantité de lumière qui lui vient encore par les lucarnes. Peut-être depuis notre visite a-t-il dû quitter le poste assiégé, ou bien la seconde dune est passée comme la première, laissant derrière elle la maison haut perchée sur un talus.

La presqu’île d’Arvert est-elle lentement soulevée au-dessus du niveau des mers, comme le sont plus ou moins les côtes du Poitou et de la Vendée[4]? C’est là une question géologique des plus intéressantes à laquelle on ne peut, dans l’état actuel de la science, répondre d’une manière catégorique. Quoi qu’il en soit, il est certain que le pays était autrefois recouvert en grande partie par les eaux du golfe. En une multitude de localités, situées dans l’intérieur des terres et à une élévation de plusieurs mètres au-dessus de l’Océan, on rencontre sous la couche de terre végétale une argile grise, rouge ou bleuâtre, qui doit avoir été apportée par les eaux marines, soit de la Bretagne, soit de la Vendée, car les collines de Saintonge offrent seulement des assises calcaires dont la désagrégation ne peut servir à former l’argile[5]. Des bancs de coquillages marins, composés d’espèces actuellement vivantes, se trouvent assez fréquemment dans la péninsule qui sépare la Seudre de la Gironde. Les vastes marais qui recouvrent une grande partie du pays, tels que ceux de Saint-Augustin, des Mattes, d’Arvert, de Mornac, de Saint-George, de Méchers, sont unanimement considéré comme d’anciens bras de mer, et sur nombre de vieilles cartes on les voit tracés comme autant de baies séparées de l’Océan par des cordons littoraux. Enfin d’antiques falaises, qui s’élèvent aujourd’hui au-dessus de paisibles prairies, portent à leur base des traces évidentes de l’assaut des flots : tels sont, sur les bords de la Gironde, les rochers qui portent le Vieux-Mortagne.

Un grand nombre de faits, corroborés par la tradition, semblent prouver que cet exhaussement du sol n’a pas cessé de se produire pendant les âges historiques et qu’il continue de nos jours. C’est ainsi que près d’un village appelé encore Saint-Augustin-sur-Mer, bien qu’il soit très éloigné de la côte, on aurait découvert dans les marais des ancres et des restes d’embarcations d’un fort tonnage; ailleurs, les paysans prétendent avoir vu, scellés dans le rocher, des anneaux où s’amarraient les navires. Une foule de noms rappellent le séjour des eaux marines dans des localités situées actuellement à plusieurs lieues du rivage. Immédiatement au nord de la Seudre, le district de Marennes était tellement coupé de bras de mer et de canaux qu’on l’avait appelé le Colloque-des-Iles. La péninsule d’Arvert eût également mérité ce titre : tous les monticules sur lesquels sont construits ses villages étaient environnés d’eau salée et tous ses marais forment des anses qui portent encore le nom de ports. La Seudre, où flottait, sous le règne de Louis XIII, un navire de 2,000 tonneaux, ne saurait plus admettre aujourd’hui de grands navires de guerre, et les quarante petits embranchemens navigables, avec lesquels elle communiquait, sont actuellement réduits de près de moitié. Il serait vraiment étonnant que les alluvions apportées par la mer et les ruisseaux de l’intérieur eussent suffi pendant ces derniers siècles pour combler tant de baies, de canaux, de ports et de havres : il est plus croyable que, dans cette région de la France, le sol participe au mouvement d’ascension constaté déjà pour les côtes limitrophes de l’Aunis et du Poitou. Du reste, il existe des preuves positives de soulèvemens locaux accomplis pendant l’époque actuelle dans la péninsule de la Seudre. C’est ainsi que non loin de Royan, à Saint-George-de-Didonne, le marais de Chenaumoine, qui fut jadis une baie de l’estuaire girondin, a été graduellement séparé de la mer, non-seulement par les dunes, mais encore par un banc de rochers calcaires, à travers lequel il a fallu creuser un profond canal pour rétablir l’effluent du marais. A quelques kilomètres de Saint-George, près du village de Talmont, on remarque une ancienne plage contenant des débris de l’industrie humaine et située au-dessus de l’estuaire : il faut donc qu’elle se soit élevée pendant les âges récens. M. Le Terme, auquel on doit un livre très curieux, publié en 1825, sur l’arrondissement de Marennes, nous apprend aussi qu’il existait à La Tremblade, avant le creusement du chenal actuel, un écours ou chenal dont le fond solide ne cessait de s’exhausser d’une manière régulière malgré les dragages constans. Les habitans du pays constatent ce phénomène en disant que « la banche croît. » Cette croissance de la banche ou fond du canal doit-elle être simplement attribuée à des causes locales, ou bien faut-il la rattacher à une loi dont l’effet serait général pour toute la péninsule? Avant que la science ait prononcé un jugement définitif, c’est la dernière hypothèse qui doit sembler la plus probable.

Quoi qu’il en soit, que le sol s’exhausse lentement ou bien qu’il garde constamment le même niveau, les vagues de la mer ne cessent d’empiéter sur les rivages. Tandis que l’Océan abandonne ses baies, ses criques et les estuaires qui frangeaient autrefois profondément l’intérieur de la péninsule, il tend sans cesse à régulariser la ligne des côtes en rongeant la base des dunes, en rasant les promontoires. Jadis, on le comprend, les chaînes de montagnes et de collines ou bien les simples monticules qui s’élèvent au bord de la mer devaient, à des degrés divers, donner aux rivages la structure remarquable qu’offrent aujourd’hui les âpres côtes de la Norvège et de l’Écosse, découpées en fiords profonds, hérissées d’étroites péninsules; mais, sur tous les contours des continens et des îles, la mer travaille à redresser la ligne de ses rivages par la formation des barres et des cordons littoraux, par l’ensablement des baies, par l’affouillement des caps. En Scandinavie et dans tous les pays où les baies ont une profondeur considérable, où les pointes sont composées de rochers opposant à l’assaut des vagues une grande force de résistance, la mer n’a pu encore accomplir son œuvre; en revanche, sur les côtes basses, connue celles des Landes et de la Saintonge, la rectification des plages progresse à vue d’œil, pour ainsi dire. Aujourd’hui la partie du rivage de la péninsule d’Arvert, tournée vers la haute mer, est aussi rectiligne que le permettent les molles ondulations produites sur le sable par le ressac des flots. Les deux pointes extrêmes, qui terminent au sud et au nord la ligne régulière de la côte, reculent chaque année. De 1825 à 1853, la Pointe-de-la-Coubre n’a pas perdu moins de 600 mètres, et son ancien rivage est remplacé par des bas-fonds. On dit que pendant l’hiver de 1862 la mer a détruit la plage sur une largeur de 150 mètres au pied des dunes abruptes de la Pointe-Espagnole.

La côte inhospitalière d’Arvert est à bon droit redoutée des marins; mais c’est à son extrémité septentrionale, près de la Pointe-Espagnole, que les navires sont exposés aux plus grands dangers. Là s’ouvre le célèbre pertuis de Maumusson, qui fait communiquer la haute mer avec l’embouchure de la Seudre et les Couraux d’Oléron. D’après la tradition, il était jadis beaucoup plus étroit que de nos jours. En 1335, pendant le cours d’une discussion soulevée entre le seigneur de Pons et Philippe de Valois au sujet de délimitations territoriales, cent témoins, qui peut-être avaient été achetés, affirmèrent unanimement que dans leur enfance l’île d’Oléron était séparée du continent par un simple fossé qu’on pouvait franchir d’un saut en s’appuyant sur un bâton; mais ces dépositions ne peuvent avoir qu’une faible valeur contre les textes positifs des auteurs anciens et le témoignage de nombreuses chartes du moyen âge. Il est donc très probable que le pertuis existe depuis des milliers d’années et constitue un véritable détroit, sans cesse élargi par les courans. Au commencement du XVIIIe siècle, il donnait accès à des bâtimens de 40 tonneaux. En 1813, sa largeur était presque doublée, et le Regulus, vaisseau de quatre-vingts canons, se glissait par cette dangereuse passe afin d’éviter la croisière anglaise. De nos jours, le pertuis de Maumusson offre un peu plus de 2 kilomètres de la pointe d’Arvert à la pointe dite de Maumusson, et sa profondeur moyenne sur la barre est de 2 à 3 mètres à l’heure des basses marées.

Ce terrible pertuis, dont le nom est synonyme de mauvaise entrée, et que les marins de la Seudre redoutent comme une sauvage divinité des mers, doit ses dangers au choc des courans de marée qui viennent s’y rencontrer, l’un venant de la haute mer, l’autre sortant des Couraux d’Oléron après avoir fait le tour de l’île entière. Avant l’heure de la marée, un courant qui se porte du nord au sud passe à travers le pertuis comme un fleuve animé d’une vitesse d’un mètre et demi par seconde; mais, quand le flot commence à venir du large, le courant refoulé bat peu à peu en retraite vers le nord, et se développe en larges ondes autour des pointes et dans la profondeur des anses. Deux bancs de sable, le Grand-Gâtesau et le Petit-Gâtesau, déposés obliquement par la marée de chaque côté du chenal, forment la barre du pertuis avec les mattes ou bancs d’Arvert situés sur la côte du continent, et soutiennent de chaque côté la pression des flots. Souvent le mélange des eaux s’opère d’une manière assez paisible, et ceux qui viennent alors visiter le pertuis dans l’espoir de contempler le Maelström de la Saintonge s’en retournent désenchantés ; mais pendant les orages ou simplement lorsque la tempête se prépare, ou bien encore lorsqu’une brume sèche, aux fortes tensions électriques, pèse au loin sur les eaux, alors, pour nous servir de l’expression des marins, Maumusson grogne, et l’on peut entendre son effroyable mugissement jusqu’à 20 kilomètres de distance. Les brisans écumeux roulent avec fureur sur les bancs de sable, et se dressent comme des murailles blanches au milieu de l’entrée. Des remous, formés par la rencontre des deux courans, tourbillonnent en longs cercles des deux côtés de la barre et se creusent en entonnoirs, comme des gouffres sous-marins. Le sable, soulevé par les vagues de fond et devenu mobile, roule en lames énormes à travers le détroit et vient s’abattre sur les plages en larges flots, qu’une seconde vague emporte pour les lancer de nouveau sur le bord avec une terrible force d’impulsion. Malheur au navire qui se trouve alors dans ce bouillonnement de flots composés à la fois d’eau et de sable! Même lorsque Maumusson se repose comme un lion rassasié de proie, les embarcations ne peuvent franchir heureusement le pertuis qu’à la condition d’être poussées par une brise constante. Si le vent cessait tout à coup de souffler, le navire serait infailliblement entraîné sur les brisans et bientôt démoli par les vagues.

En dépit des bouées, des balises, des phares et des sémaphores, presque tous les parages de la côte d’Arvert offrent aussi de sérieux dangers aux navigateurs pendant les tempêtes. Entre la Pointe-de-la-Coubre et le fort ruiné de Terre-Nègre, le long de ce rivage que les baigneurs de Cordouan connaissent sous le nom de Grande-Côte, on rencontre, à demi enterrées dans le sable, bien des carcasses d’embarcations, bien des membrures de navires rongées par les tarets, bien des rames ayant appartenu à des pêcheurs ou à des matelots dont les cadavres ont aussi parsemé la plage. Le bas-fond de la Barre-à-l’Anglais, situé presque directement au nord de Cordouan, est surtout redoutable. Même par un beau temps, on y voit trois ou quatre lignes de vagues se pourchasser et déferler les unes au-dessus des autres en cataractes tonnantes : aussi loin que le regard peut atteindre, on aperçoit ces brisans qui se prolongent parallèlement à la plage, et sur lesquels flotte un éternel brouillard d’écume s’élevant en tourbillons comme de la poussière. Plus à l’est, la côte rocheuse qui commence à l’ancien fort de Terre-Nègre et se développe dans la direction de Royan subit des assauts bien moins terribles que la Barre-à-l’Anglais. Les vagues qui viennent frapper sur les falaises et rejaillir en pluie jusqu’à une grande hauteur produisent certainement un effet des plus pittoresques; mais déjà la force de la mer est en partie rompue par les bancs de sable et les écueils de Cordouan. Le golfe se rétrécit peu à peu ; au sud, la rive des landes de Gascogne se dessine au-dessus des flots ; on approche de l’embouchure du fleuve, et bientôt on va quitter la falaise marine, qu’interrompent çà et là des baies arrondies et sablonneuses. Enfin on dépasse Pontaillac, la conche[6] aimée des baigneurs, et l’on atteint la Pointe-de-Chay, qui forme, avec la Pointe-de-Grave, la magnifique porte de la Gironde.


III. — ROYAN. — ESTUAIRE DE LA GIRONDE.

La ville de Royan, placée à l’entrée de la Gironde, ne répond pas complètement à l’idée qu’on pourrait se faire de la gardienne d’un si noble fleuve. Plus heureuse que bien des grandes cités, elle a eu l’insigne fortune de trouver à la fois un poète et un historien dans l’un de ses enfans; mais elle ne doit qu’une bien faible partie de sa gloire à sa propre initiative, et, sans les étrangers qui viennent visiter ses plages pendant la belle saison, il serait à craindre qu’elle ne tombât bientôt dans un profond oubli. Comme les animaux hibernans, elle a son sommeil périodique, et chaque année, lorsque la vie factice communiquée par l’affluence des baigneurs s’est graduellement évanouie, elle abandonne son apparence passagère de ville pour devenir tout simplement un modeste bourg de province. Elle fait, il est vrai, de nobles efforts pour se donner les dehors d’une véritable cité : elle abat ses baraques et décore ses hôtels, elle plante des arbres sur ses boulevards, elle aligne ses quais, blanchit ses façades ; mais elle n’a d’autre industrie permanente que celle de la construction des chaloupes, et son commerce est presque insignifiant. Tout son effectif maritime se compose de quelques barques de pilote qui se balancent sur le flot de marée ou bien se couchent honteusement dans une vase fétide.

Bien que Royan n’ait jamais été une ville considérable, cependant sa remarquable position stratégique lui a toujours donné en temps de guerre une véritable importance. Les divers conquérans qui se sont succédé dans les contrées du sud-ouest de la France devaient nécessairement avoir à cœur de posséder le promontoire qui sépare la Gironde de la mer, et le premier havre qui s’ouvre dans la chaîne des falaises, à l’entrée du fleuve. Aussi Royan compte-t-elle de longs siècles d’existence, et, selon toute probabilité, c’est bien sur l’emplacement qu’elle occupe aujourd’hui que s’est élevée l’ancienne Novioregum de l’itinéraire d’Antonin. Longtemps ignorée malgré ses vicissitudes et ses changemens de maîtres, Royan fit parler d’elle pour la première fois pendant les guerres de religion, alors que La Rochelle, sa puissante voisine, osait à elle seule tenir tête à la France. Une garnison de huguenots, retranchée dans le château de Royan, attendit de pied ferme l’arrivée de Louis XIII et de son armée. Le roi fut bon prince. Lorsque la ville fut obligée de se rendre après huit jours de tranchée ouverte, il aurait pu faire passer la garnison au fil de l’épée ; il se contenta d’appauvrir les habitans en détruisant la jetée de manière à mettre le port hors de service. Aussi Royan devint-elle peu à peu presque complètement déserte, et bientôt il n’y resta plus qu’un groupe de cabanes. Vers le milieu du siècle dernier, si du moins nous en croyons une estampe gravée à cette époque, Royan avait encore l’apparence d’une grande ruine. L’énorme masse quadrangulaire de l’ancien château dressait ses murailles lézardées à l’extrémité de la pointe ; des pans de murs noircis encombraient le sol ; les remparts, semblables à des falaises rongées par les vagues, se distinguaient à peine des rochers qui leur servaient de base ; par-dessus le parapet ébréché, on apercevait de rares maisonnettes peureusement blotties au pied du vieux donjon, et n’osant pas même tourner leurs lucarnes du côté de la mer. Le port, encore plus étroit qu’il ne l’est aujourd’hui, était défendu contre la force des eaux par une rangée de piquets. et donnait asile à quelques gabares d’un aspect misérable.

À la fin du siècle dernier et au commencement du nôtre, alors que les croisières anglaises bloquaient les côtes de France, la guerre, qui ruine tant de villes, devint pour Royan une cause indirecte de prospérité. Les navires de cabotage, qui prenaient dans les ports de la Loire, à La Rochelle ou dans les îles voisines, des cargaisons à destination de Bordeaux, ne se hasardaient point en pleine mer, et, se glissant entre l’île d’Oléron et la côte de Marennes, venaient déposer leur chargement à Mornac, La Tremblade, ou tout autre port de la Seudre. Là, on expédiait par terre toutes les marchandises vers Royan, où on les rechargeait une troisième fois pour Bordeaux. La prise du port de Royan par les Anglais en 1814, puis le rétablissement de la paix, mirent un terme à ce trafic important, qu’on songeait à faciliter encore par le creusement d’un canal maritime de la Seudre à la Gironde. Royan cessa d’être une étape du grand chemin commercial de Nantes et de La Rochelle à Bordeaux, et de nouveau les caboteurs purent s’aventurer, sans crainte des corsaires, dans la mer qui baigne à l’ouest les îles de Ré et d’Oléron. Cependant il existe encore des élémens sérieux pour le renouvellement partiel du trafic qui prenait sa direction vers Royan. Les seuls ports d’Oléron, de la Charente et de la rivière de Seudre ont un mouvement total de 350,000 tonneaux[7] par année, comprenant une forte proportion de marchandises à destination de Bordeaux et des bords de la Gironde. Si les moyens de communication étaient améliorés entre la Seudre et Royan, soit par une voie ferrée, soit par un canal maritime, nombre d’expéditeurs auraient intérêt à choisir cette voie, plus courte et plus sure, et leurs navires éviteraient ainsi les débouquemens parfois dangereux du pertuis d’Antioche on du pertuis de Maumusson. Déjà c’est exclusivement par le port de Royan que les pêcheurs de la Seudre expédient à Bordeaux les huîtres de La Tremblade et les sardines de Saujon, mieux connues sous le nom inexact de royans.

Envahie par cette ambition si commune en France, hélas! qui consiste à mendier les faveurs du gouvernement plutôt que de faire appel à l’initiative locale ou provinciale, la petite ville de Royan ne se borne pas à rêver pour elle-même l’avenir d’un port de transit; comme plusieurs autres localités de la Basse-Gironde, elle ne voudrait rien moins que devenir le grand avant-port de Bordeaux, le Saint-Nazaire du fleuve de l’Aquitaine. Certes ce n’est point la profondeur qui manquerait au nouveau port : presque au ras de la pointe que couronne le fort de Royan, la mer offre de 20 à 30 mètres d’eau, et si le fond se relève un peu du côté un large, on ne le trouve nulle part à moins de 14 mètres au-dessous du niveau des basses mers. Il suffirait de construire sur une longueur de 800 mètres environ l’une de ces puissantes jetées, qui font aujourd’hui la gloire des ingénieurs, pour ménager aux navires une rade de plus de 200 hectares de superficie, sans compter les bas-fonds inclinés en pente douce vers les plages de la conche. Les frais d’établissement seraient considérables; mais ce n’est pas dans la question financière qu’il faut chercher le grand obstacle à la réalisation des vœux de Royan. La puissante cité bordelaise, jalouse de sa suprématie, ne permettra que difficilement la création d’une rivale sur les côtes de la Gironde, et quand elle sera forcée, dans son propre intérêt, de céder aux trop légitimes instances des marins que rebute la longue et coûteuse navigation du fleuve, nul doute qu’elle ne réclame impérieusement en faveur d’un point de la rive gauche. Afin que son avant-port maritime soit à la fois aussi dépendant et aussi rapproché que possible, la métropole exigera qu’il se creuse dans les limites du département de la Gironde et puisse être relié directement par un chemin de fer à ses vastes entrepôts. La ville de Royan caresse donc en vain ses beaux rêves de grandeur ; qu’il lui suffise de faire rebâtir sur un meilleur plan et de plus vastes dimensions sa mauvaise jetée, qui ne sert aujourd’hui qu’à séparer de la mer quelques ares de vase où viennent s’échouer les barques des pilotes! Le plus souvent les bateaux à vapeur qui font le service régulier de Bordeaux à Royan ne peuvent même pas entrer dans le port et s’arrêtent en dehors de la ligne des brisans, que les passagers doivent ensuite traverser en se confiant à de petites embarcations qui dansent sur les vagues. C’est à l’heure du flot seulement que les paquebots trouvent assez d’eau pour doubler péniblement l’extrémité du môle et venir s’amarrer aux anneaux de la jetée. Un semblable port n’est pas fait, on le comprend, pour attirer les navigateurs. Royan n’a pas même de communications régulières avec la rive opposée de la Gironde, qui cependant n’est pas éloignée de plus de 5 kilomètres. Quelques chaloupes de pilotes se rendent parfois au Verdon pour déposer ou prendre des marins, plus rarement une barque va porter des curieux à la Pointe-de-Grave; mais, le vent et la rame étant les seuls moteurs de ces embarcations, il arrive souvent que le passage de Royan à la côte du Médoc dure aussi longtemps que la traversée moyenne du Pas-de-Calais : on dirait que l’embouchure de la Gironde est un détroit séparant deux continens, tant les rapports et les échanges sont peu fréquens d’une rive à l’autre. La construction d’une voie ferrée de Bordeaux à la péninsule du Bas-Médoc aurait pour effet immédiat de rapprocher les deux bords de l’estuaire girondin en créant un mouvement de voyageurs considérable entre la Pointe-de-Grave et Royan, avant-poste de toute la Saintonge.

Heureusement la ville de Royan peut attendre sans trop d’impatience les destinées que lui réserve l’avenir, car des milliers d’étrangers, attirés par l’amour de la nature ou simplement par la force de l’habitude, continueront à la visiter chaque année. Sa position exceptionnelle lui assure parmi les villes de bains une faveur constante, indépendante des caprices de la mode. Il est vrai que la plage la plus rapprochée des maisons est souillée par des eaux d’égout et par les immondices du port ; mais dans toutes les criques voisines le flot vient encore déferler sur des lits d’un sable pur, à peine mêlé de coquillages. En outre, les baigneurs peuvent graduer à volonté pour ainsi dire la force et la salure des vagues en choisissant entre la côte marine et le rivage de l’estuaire. Et puis la ville de Royan n’aura-t-elle pas toujours son doux climat capricieux et charmant, son beau ciel, où les rayons jouent sans cesse avec les .nuages? Ne garde-t-elle pas ses conches si gracieusement arrondies et ses promontoires incessamment battus des flots? Enfin peut-on lui ravir le spectacle de son fleuve, de l’Océan et du détroit où ils viennent mêler leurs eaux?

De grands écrivains ont déjà fait remarquer combien la nature de cette partie de la France offre de merveilleux contrastes. D’un côté on aperçoit la surface agitée de la mer, dont l’écueil et la haute tour de Cordouan surveillent l’entrée ; de l’autre s’étale jusqu’à perte de vue la nappe tranquille de la Gironde. Les plages où le flot se déroule mollement en longs replis sur le sable alternent avec les falaises abruptes où les lames inégales et heurtées fouillent sans se lasser les rochers caverneux. La couleur et l’apparence de l’eau changent continuellement, comme si plusieurs fleuves, se croisant dans tous les sens, coulaient en un même lit. Les bancs de sable qui blanchissent vaguement sous les ondes vertes et transparentes, les courans maritimes qui se rencontrent et se mêlent diversement avec le jusant chargé de troubles, les bouffées de vent qui tracent sur l’estuaire un réseau de rides entre-croisées, les longues traînées d’écume qui se déplacent, enfin les contre-courans sous-marins qui refluent à la surface et s’épandent en nappes unies comme de l’huile, tous ces phénomènes changeans de l’atmosphère et de l’eau ne cessent de modifier le spectacle toujours grandiose présenté par l’embouchure de la Gironde. Le ciel incertain de ces climats, qui appartiennent à la fois au nord et au midi, ajoute encore à la beauté de tous ces changemens imprévus. Sous l’influence des courans atmosphériques qui se rencontrent au-dessus de la mer, l’édifice des nuages change continuellement d’aspect : il s’entasse en dômes superposés, en pagodes fantastiques, puis il s’écroule, s’émiette et disparaît un moment pour se reformer bientôt après. Dans l’espace de quelques heures, on pourrait souvent se croire transporté des côtes dures et brumeuses de la Bretagne aux rivages resplendissans de la Méditerranée.

Pour bien se rendre compte de l’aspect de l’embouchure proprement dite, il faut prendre successivement pour observatoires toutes les falaises de la côte de Saintonge. De Royan, on voit directement en face la Pointe-de-Grave, le plus souvent voilée par l’embrun des vagues comme par la fumée d’un incendie. Du haut des rochers de Vallière, situés comme un énorme musoir entre la conche de Royan et celle de Saint-George, on distingue aussi avec une netteté parfaite la péninsule de Grave, que dominent ses dunes boisées; mais en outre on voit dans son ensemble l’espèce de lac formé par la Gironde en amont de son embouchure. En effet l’estuaire, dont l’entrée n’a que 5 kilomètres de Royan à la Pointe-de-Grave, s’élargit considérablement entre ses deux rives à mesure qu’il s’éloigne de l’Océan et bientôt atteint une largeur de 10 kilomètres pour se rétrécir ensuite graduellement. Nombre de grands fleuves américains ne s’unissent pas à la mer par un aussi large estuaire, et le Mississipi lui-même pourrait envier à la Gironde sa magnifique embouchure. Quand on la contemple, non du sommet d’un promontoire, mais simplement du bord de la plage, on ne distingue pas même en son entier le rivage opposé : quelques bouquets de pins, séparés les uns des autres par la ligne blanche des eaux lointaines, semblent former un archipel ; le fleuve a pris l’apparence d’une mer semée d’îles et d’îlots. À ce spectacle grandiose, formé par la nappe immense de l’estuaire, s’ajoute le panorama de Saint-George avec ses dunes pittoresques, ses belles forêts et ses falaises surplombantes. La plage de Saint-George possède un charme secret pour retenir ou ramener tous ceux qui l’ont une fois visitée. C’est là peut-être le sens d’un ancien proverbe oublié de nos jours, d’après lequel tout homme qui avait détaché pour s’en nourrir un coquillage des rochers voisins était à jamais retenu comme par un aimant et ne pouvait plus abandonner le gracieux hameau.

Au point de vue hydrologique, la Basse-Gironde est plutôt un bras de mer que l’embouchure d’un fleuve. Il est important qu’on entreprenne bientôt une série d’observations régulières sur les eaux de l’estuaire pour connaître exactement la proportion de salure qu’elles contiennent dans leurs diverses couches à toutes les heures du flot et à toutes les saisons de l’année depuis la période de la crue jusqu’à celle de l’étiage. Le travail que de savans explorateurs américains ont achevé d’une manière si complète pour le Mississipi, ce « père des eaux » du Nouveau-Monde[8], il serait temps qu’on l’exécutât aussi pour le fleuve de notre vieille Aquitaine ; il serait temps qu’on sût enfin, avec tous les détails exacts de nombre et de mesure, comment s’opère dans la Gironde le mélange des eaux transparentes de la mer et des eaux chargées de boue que la Garonne et la Dordogne apportent dans leur commune embouchure. Quoi qu’il en soit, il est certain que l’eau de l’estuaire est très fortement salée jusqu’à une grande distance en amont de Royan. À 10 kilomètres à l’est de cette ville, dans la conche vaseuse de Méchers, jadis recouverte par les eaux, on exploite des marais salans qui produisent chaque année environ 40 tonnes d’excellent sel. Sur la plage de la même conche, on a établi en 1800 des claires dans lesquelles on a déposé plusieurs milliers d’huîtres. Ces mollusques ont parfaitement prospéré, et l’huîtrière compte déjà plusieurs millions de petits habitans : il faut donc que l’eau du fleuve soit en cet endroit beaucoup plus salée que celle de la mer Baltique et même du Cattégat, ainsi que le prouvent les récentes expériences de M. de Baer sur le degré de salure nécessaire au libre développement de l’huître. A l’est de Méchers et de Talmont, l’estuaire diminue considérablement en profondeur. Son lit, moins vaste et plus obstrué de bancs de sable, ne donne plus accès qu’à une partie du flot de marée, et l’eau du fleuve devient graduellement de moins en moins saumâtre, puis complètement douce. En même temps les troubles contenus dans le courant du fleuve s’accroissent en proportion et bientôt donnent à la surface entière de la Gironde l’aspect d’un immense lit de boue. C’est principalement sur la ligne sinueuse et changeante, où le flot de marée lutte contre le grand courant des eaux fluviales, qu’on peut se faire une idée de l’énorme quantité de matières en suspension apportées par la Garonne et la Dordogne réunies. Les diverses couches liquides, animées de vitesses différentes et chargées d’impuretés inégalement colorées, tordent les unes autour des autre n leurs longues traînées de boue qui ressemblent à des masses solides, les entre-croisent, les superposent de manière à former à la surface de l’eau jaunâtre des veines et des dessins pareils à ceux du plus beau marbre. De distance en distance, on voit comme des îlots noirâtres couverts de feuilles et de racines, bordés par de légères franges d’écume, apparaître soudain, puis se diviser et se fondre graduellement dans la masse des eaux moins impures qui les environnent. C’est là, peut-on dire, que cesse l’estuaire marin et que commence le fleuve.


IV. — LA PÉNINSULE DE GRAVE.

La Garonne est un fleuve normal, c’est-à-dire que dans la plus grande partie de son cours il empiète sur sa rive droite et délaisse en même temps sa rive gauche. La Gironde n’est pas moins régulière dans ses allures. Sur sa rive occidentale, toutes les chaînes de collines se terminent par des falaises abruptes que l’eau du fleuve force à reculer en rongeant incessamment leur base. Tandis que le flot attaque le pied des promontoires, les eaux de pluie entraînent les couches de terre végétale qui recouvrent la cime, pénètrent dans les interstices des assises calcaires et préludent, par un travail de désagrégation lente, aux écroulemens soudains que déterminent les assauts violens des vagues pendant les jours de tempête. Si l’on doit en croire la légende, c’est ainsi que fut emporté l’ancien village de Gériost, qui s’élevait, dit-on, sur la pointe de Suzac, immédiatement à l’est de la couche de Saint-George; c’est ainsi que récemment encore le pittoresque village de Talmont, situé à l’extrémité d’une presqu’île rocheuse, s’écroulait pierre à pierre dans la Gironde, avant qu’on n’eût entrepris des travaux de défense. Au pied de chacune des falaises qui dominent le cours du fleuve, on peut apercevoir, pendant les heures du reflux, un platin de rochers qui s’avance au loin dans les eaux : ce banc couvert d’algues est l’ancienne base de la falaise, que les flots ont sapée à la hauteur moyenne du niveau des basses mers; ses contours sont les mêmes que ceux des rivages disparus depuis longtemps, et permettent à l’observateur de mesurer d’un coup d’œil l’étendue des conquêtes de l’estuaire. De tous les promontoires de la Basse-Gironde, le plus remarquable est celui de Méchers, qui se dresse directement en face du Verdon. Non moins belles, mais plus faciles à visiter que ces parois perpendiculaires des bords du Mississipi et du Missouri, auxquelles l’éloignement prête un si grand intérêt de curiosité, les falaises de Méchers se composent d’assises inégalement friables et d’une épaisseur à peu près uniforme. Les intempéries ont fouillé ces strates en y perçant de distance en distance des rangées d’arcades en plein cintre qui font ressembler les rochers aux façades de palais cyclopéens. Un peu au-dessus du niveau du fleuve, les vagues de la Gironde, aidées probablement par les eaux de source qui filtrent du plateau supérieur, ont creusé des grottes profondes, véritables portes qui contribuent à l’aspect architectural de l’ensemble. De l’une de ces ouvertures jaillit un petit ruisseau bondissant en cascatelles au milieu des pierres.

A l’érosion de la rive orientale correspond l’envasement de toutes les parties basses de la rive opposée. De vastes marécages, qui jadis étaient le lit du fleuve et que les eaux ont graduellement abandonnés, pénètrent au loin dans l’intérieur de la péninsule du Bas-Médoc : tels sont les polders de la Petite-Flandre desséchés par les Hollandais dans la première moitié du XVIIe siècle; tels sont aussi les terrains humides de Saint-Vivien et les marais salans de Verdon, exploités encore à une époque récente. Toutes ces anciennes plages, coupées de fossés et de canaux, sont tellement basses que de loin on peut les confondre avec la surface des eaux. Le point culminant de tout le pays, qui était encore une île de la Gironde il y a deux siècles à peine, s’élève à la modeste altitude de 12 mètres au-dessus du niveau de la mer, et cependant, si l’on en croit l’opinion générale, qui semble assez plausible, les habitans du Médoc auraient orgueilleusement consacré cette île à Jupiter (Jovis), que rappelle encore le nom de Jau donné à l’ancienne île et au village qu’elle porte. Plus à l’ouest, sur le bord de l’Atlantique, s’étend un rideau de petites dunes boisées, dont les cimes ne sont pas même assez hautes pour cacher complètement à la vue les navires engagés dans la Passe-de-Grave. Pendant la nuit, quand du haut des rochers de Saint-George on dirige ses regards vers la péninsule du Bas-Médoc, on voit souvent par-dessus la chaîne des dunes le fanal d’une embarcation glissant au bord de l’horizon comme une étoile solitaire.

C’est immédiatement au nord des marais salans de Verdon que se trouve la péninsule de Grave proprement dite, massif triangulaire de dunes, offrant environ 4 kilomètres carrés de superficie et se rattachant au plateau des landes de Gascogne par un isthme étroit. Limitée d’un côté par la mer, ailleurs par l’estuaire de la Gironde et par la zone des marais, elle présente en miniature la plus grande analogie de forme avec cette presqu’île de Hollande qu’entourent la Mer du Nord, le Zuyderzée et les polders de Harlem. Vues de la mer, les dunes de Grave, pittoresquement groupées autour d’une grande cime conique haute de 41 mètres, prennent l’aspect d’un hardi promontoire, et l’on pourrait aisément se figurer qu’elles sont le poste avancé d’un pays de montagnes. Une belle forêt de pins, coupée dans tous les sens de garde-feux et de petits chemins de fer, recouvre le massif, et par ses teintes d’un vert sombre contribue à lui donner une apparence de grandeur et de solennité.

Aucune des terres qui bordent l’estuaire de la Gironde n’a, pendant les temps historiques, subi plus de vicissitudes que la péninside de Grave. De récentes découvertes géologiques prouvent même qu’elle s’est à peu près complètement déplacée. Elle occupait la partie de la mer qui forme aujourd’hui la Passe-de-Grave, tandis que le fleuve étalait sa nappe d’eau là où s’élèvent actuellement les dunes boisées du Verdon. Sur la plage qui s’étend des bains du Vieux-Soulac à la Pointe-de-Grave, la mer rejette souvent des couches d’argile exactement semblables à celles que dépose la Gironde; on a même découvert des pieds de vigne attachés encore au sol qui les porta. Enfin M. Robaglia, l’ingénieur actuel de la Pointe-de-Grave, a découvert dans l’argile cachée sous le sable de la plage quelques fossés, des troncs de saules, puis un trou qui semble avoir servi d’abreuvoir et autour duquel étaient empreintes les marques nombreuses de pas d’hommes et de bœufs. Comment s’expliquer la présence de ces couches d’argile, de ces pieds de vigne, de ces troncs de saules, de cet abreuvoir, si ce n’est en acceptant l’hypothèse de M. Robaglia, d’après laquelle le bord actuel de la mer ne serait autre chose que l’ancien rivage de la Gironde ? Ainsi pendant le cours des siècles le système entier, mer, plage, dunes, marais et fleuve, s’est graduellement déplacé. L’Océan n’a cessé de gagner dans la direction de l’est, poussant devant lui les dunes[9], qui refoulaient à leur tour la rive gauche du fleuve, tandis que celui-ci rongeait les collines de sa rive droite. En comparant la forme actuelle de la péninsule à ses anciens contours, on dirait qu’elle a tourné sur sa base comme sur une charnière pour s’incliner constamment vers la droite et décrire avec sa pointe un grand arc de cercle sur la surface de l’estuaire girondin. Puisque la presqu’île changeait de place comme un navire à l’ancre que font dériver les vagues, les villes et toutes les constructions qu’elle portait étaient d’avance vouées à la ruine. Ainsi périt la cité de Noviomagus, ce grand emporium que cite Ptolémée, et que l’on dit avoir été emportée par une terrible tempête vers la fin du VIe siècle. En 1625, le père Monnet prétendait distinguer les vestiges de l’antique cité au fond des eaux qui baignent l’écueil de Cordouan, et peut-être existe-t-il encore de nos jours des marins imaginatifs qui se penchent au bord de leurs embarcations pour apercevoir des restes de tours et de maisons noyées[10]. C’est au milieu des dunes de la presqu’île de Grave que se trouvaient aussi, dans le moyen âge, le village des Monts, les prieurés d’Extremeyre et de Sainte-Foy, le château de la famille de Montaigne et plusieurs, hameaux actuellement enfouis sous les flots ou sous les sables. Au sud de l’isthme étroit qui rejoint au continent les massifs des dunes de Grave, de grands et terribles changemens se sont également opérés. A l’époque de la domination anglaise, la ville de Soulac groupait ses habitations nombreuses à la base orientale des dunes et sur la rive gauche de la Gironde, qui coule aujourd’hui à plus de 4 kilomètres à l’orient. Un vieux parchemin rappelle les noms de vingt rues de l’ancien Soulac, presque toutes désignées d’après les villes ou les contrées avec lesquelles trafiquait la cité commerçante. Grâce à son heureuse situation et à la faveur de ses maîtres étrangers, elle était devenue la puissante gardienne de l’embouchure de la Gironde et l’intermédiaire des échanges entre Bordeaux et l’Angleterre : les flottes mouillaient dans sa rade, et c’est là qu’au milieu du XIIIe siècle Henri III vint s’embarquer avec sa suite pour se rendre à Portsmouth. Mais, tandis que Soulac nouait ou développait ses relations avec le reste du monde, la rivière se retirait peu à peu vers l’est. En même temps la redoutable chaîne des dunes, qu’on avait négligé de fixer ou que peut-être on avait déboisée, s’avançait graduellement, poussée par le vent de la mer. Déjà elle avait atteint l’extrémité de la ville et commencé l’ensablement des maisons, lorsqu’un violent orage la fît marcher comme à l’assaut, et les habitans de la Pompéi girondine eurent à peine le temps de s’enfuir en emportant leur avoir. Le nouveau Soulac, fondé par les fugitifs à près de 2 kilomètres au sud-est de la cité ensevelie, n’a jamais égalé la prospérité de son aîné; ce n’est aujourd’hui qu’un mince village sans importance. Cependant le Vieux-Soulac n’a pas disparu tout entier et peut encore nous offrir, en témoignage de son antique splendeur, une belle église, jadis consacrée à Notre-Dame-de-la-Fin-des-Terres. Cet édifice, qu’on avait bâti à 800 mètres à l’ouest de la ville afin de le rendre visible aux navigateurs du golfe, ne fut que partiellement englouti par les sables, et servait encore au culte pendant le cours du siècle dernier; sa tour croulante ne cessa point d’être le principal point de repère pour les navires, et de nos jours encore une liante balise, élevée à la place de l’ancien clocher, est le premier signal que reconnaissent les marins en s’engageant dans la passe, entre la côte de Grave et Cordouan. Longtemps les dunes roulèrent librement leurs flots à côté de l’église sans pouvoir en saper les murs épais, et lorsqu’on eut enfin arrêté la marche des sables par des semis de conifères, la vieille construction du moyen âge, à demi enfouie dans un talus aux flancs inclinés, dressait toujours au-dessus de la dune la voûte de sa grande nef et son abside en partie effondrée. Ces remarquables restes tinrent en éveil pendant de longues années la curiosité des archéologues, et ce fut seulement dans le courant de l’année 1859 qu’on ouvrit la première tranchée de déblais à la base de la dune. Grâce à l’initiative désintéressée de M. Amédée Kérédan[11], les travaux sont aujourd’hui complètement achevés, et l’église du Vieux-Soulac se montre à nous tout entière, plus belle qu’elle ne le fut jamais, car la nature s’est chargée d’orner les ruines et de les embellir de sa propre beauté.

Ce remarquable débris du moyen âge s’élève immédiatement à côté de la route qui mène à un petit village de bains récemment construit sur la plage du golfe de Cordouan. Éloignée de quelques centaines de mètres du village qui lui doit en grande partie sa réputation, l’église est, pendant la belle saison, le principal but de promenade, et des groupes de visiteurs se montrent sur tous les talus de sable des tertres environnans. Des plus élancés entourent presque complètement la tranchée au fond de laquelle se trouve l’église, et par leur feuillage sombre font ressortir la blancheur éclatante de ces murs que recouvrait naguère une couche épaisse de sable. Une ligne sinueuse marquée au-dessus du toit par une multitude de plantes sauvages et par la nuance rougeâtre de la pierre, indiquent la hauteur précise à laquelle la dune s’élevait autour de l’édifice; des giroflées poussent dans les lézardes de la corniche; de petits arbustes ombragent ce qui reste du toit, et des ronces s’y développent en guirlandes; un pin a même poussé l’audace jusqu’à prendre possession du monument, au nom de dame nature, en implantant victorieusement ses racines sur la voûte à demi effondrée de l’abside. À l’intérieur, l’église n’offre pas une vue moins pittoresque. Le sol des trois nefs et du chœur est une surface de sable blanc que le vent redresse en légères éminences ; çà et là germent des touffes de gazon ; quelques plantes se hasardent dans les fentes des murs ; les rayons du soleil descendent comme des flèches à travers les voûtes lézardées et bariolent de leurs lignes parallèles les lourds piliers romans. Des figures bizarres, entremêlées de feuillages, grimacent encore sur tous les chapiteaux de la grande nef, tandis que dans le chœur des sculptures d’un travail très délicat sont éparses au milieu des orties. Des trois ogives qui éclairaient l’abside, une seule est debout et se dresse comme une espèce d’arc-de-triomphe, laissant pénétrer dans l’édifice un flot de lumière, et permettant de voir onduler dans la forêt des couronnes de pins. Telle est cette ruine curieuse arrachée aux sables de la dune. Malheureusement il est à craindre que la déplorable manie des restaurations ne gâte ce beau reste de la civilisation anglo-gasconne et ne le transforme en une mesquine église de style bâtard. Déjà l’un des bas côtés a été décoré de plâtres modernes et d’images dorées, des lierres opulens qui tombaient de la voûte en nappes de verdure ont été soigneusement coupés, plus tard sans doute on jugera convenable d’abattre le pin et les autres arbustes qui contribuent si merveilleusement à la beauté pittoresque de l’édifice.

Si les dunes de Grave et de Soulac, désormais fixées, n’ont plus englouti de villes ni de monumens dans les temps modernes, en revanche la mer n’a cessé d’empiéter sur le continent. Bien que les anciennes cartes de l’embouchure de la Gironde ne puissent nous donner qu’une idée approximative des contours du rivage aux diverses époques, néanmoins la comparaison de tous ces documens semble prouver que, sous l’influence d’une cause inconnue, l’œuvre d’érosion, d’abord assez lente, s’est rapidement accélérée pendant les soixante dernières années, menaçant de transformer, dans un avenir peu éloigné, toute l’économie des passes de la Gironde. L’ingénieur, actuel de la Pointe-de-Grave, M. Robaglia, a retrouvé un vieux rapport, datant probablement de 1740, dans lequel on exprime la crainte que la mer ne pénètre un jour entre le Verdon et Soulac, et que la péninsule de Grave « ne demeure île entourée d’eau. » Cependant les cartes de Cassini et de Belleyme, relevées avec le plus grand soin pendant la révolution française, indiquent une ligne de côtes presque droite, offrant à peine quelques légères endentations là où de nos jours la mer a fait reculer le rivage de plusieurs centaines de mètres. C’est donc principalement pendant le cours de notre siècle que se sont opérées les remarquables modifications de contours subies par la plage maritime de la péninsule. Un groupe d’écueils, connu sous le nom de rochers de Saint-Nicolas, a défendu comme un bouclier la partie la plus avancée de la côte ; mais au nord et au sud de cet éperon les flots de la mer n’ont cessé de ronger et d’emporter les dunes. D’un côté, c’est la Pointe-de-Grave que l’assaut des vagues force à reculer; de l’autre, c’est l’anse des Huttes qui s’arrondit de plus en plus aux dépens de la chaîne des dunes.

On sait exactement de combien se sont déplacés les rivages depuis l’année 1818. À cette époque, la Pointe-de-Grave s’avançait dans le golfe de Cordouan à 720 mètres au nord-ouest de sa position actuelle. De 1818 à 1830, elle recula de 180 mètres, ou de 15 mètres par an. De 1830 à 1842, elle perdit annuellement près de 30 mètres. De 1842 à 1846, lorsque les ingénieurs avaient enfin engagé la lutte contre la mer, les flots, dans leur marche triomphante, avancèrent de 190 mètres, c’est-à-dire de près de 48 mètres dans une seule année. Maintenant on jette la sonde à plus de 10 mètres de profondeur là où naguère la plage développait ses contours. Toutes les constructions élevées à l’extrémité de la pointe ont dû être successivement démolies et réédifiées dans l’intérieur de la presqu’île. Le phare de Grave en est à son troisième emplacement, et, pour se mettre à l’abri contre l’assaut des flots, a dû se réfugier à plusieurs centaines de mètres derrière la racine de la jetée. L’ancien fort qui défendait l’entrée de la Gironde a été également renversé par les vagues, et l’on aperçoit encore, aux plus basses mers des équinoxes, des canons et des mortiers gisant sur le sable humide. En 1846, la largeur du détroit qui sépare l’écueil de Cordouan de la péninsule du Bas-Médoc s’était exactement accrue d’un dixième dans l’espace de vingt-huit années. Si pendant les siècles précédens l’érosion graduelle des rivages se fût opérée avec la même rapidité, deux cent cinquante années environ eussent suffi pour le creusement de tout le détroit, et le rocher de Cordouan eût encore fait partie du continent en 1566, moins de vingt années avant l’époque où Louis de Foix travaillait à la construction du phare[12]. Or, comme on ne saurait douter que Cordouan ne fût alors bien certainement une île déjà ancienne, il est évident que les progrès de la mer étaient jadis beaucoup plus lents qu’au commencement de ce siècle. Il est probable que la violence des vagues se brisa longtemps, et peut-être pendant des centaines d’années, contre l’ancienne Pointe-de-Grave, qui est aujourd’hui remplacée par le Platin, banc de sable et de gravier situé à plus d’un kilomètre au nord-ouest de la pointe actuelle. C’est sur le prolongement du Platin que se trouve le Saut-de-Grave, ainsi nommé parce que les vagues de marée et les eaux du courant de retour, connu sous le nom de Déroc, viennent s’y entre-choquer avec fureur.

Tandis que la mer rongeait l’extrémité de la presqu’île, elle cherchait en même temps à en percer la base. Au sud des rochers de Saint-Nicolas, exactement là où se trouve la partie la plus étroite de l’isthme qui réunit le massif de Grave au Médoc, les flots étaient occupés à creuser une large échancrure connue sous le nom d’anse des Huttes. De 1825 à 1854, la plage reculait de 350 mètres, soit d’environ 12 mètres par an. Au moment des basses mers, l’isthme des Huttes, qui se développe entre l’Océan et les marais salans du Verdon, avait encore 400 mètres de largeur; mais à l’heure du flot cette largeur était réduite à 290 mètres, et quand la tempête fouettait les vagues, celles-ci lançaient leur écume jusqu’au sommet des dunes de l’isthme étroit. Encore vingt-cinq années d’une marche aussi rapide, et l’Atlantique rompait enfin la frêle digue de sable que lui oppose le continent; il s’épanchait dans les marais de Soulac et du Verdon, et transformait en île tout le massif de Grave. La Gironde se réunissait à la mer par une deuxième embouchure, une nouvelle passe se creusait peut-être, et la génération actuelle pouvait contempler des phénomènes géologiques semblables à ceux qui s’accomplirent lorsque l’île de Cordouan, détachée du continent, se changea graduellement en écueil. Quelle influence le creusement d’une troisième passe eût-il exercée sur le régime de l’embouchure? Eût-il, comme semblent le craindre les hommes de l’art, diminué la force du jusant et contribué par suite à l’exhaussement des bancs de sable? Eût-il, au contraire, facilité le déblaiement des vases d’alluvions en ouvrant aux flots de la mer une nouvelle entrée plus courte et plus directe que les deux autres? On ne sait: mais, dans l’ignorance des résultats qu’aurait pu produire à la longue la formation de es troisième chenal, le plus simple était de maintenir l’état de choses actuel et d’assurer, par le salut de la péninsule de Grave, l’existence des deux excellentes passes que possède déjà l’embouchure de la Gironde. Il fallait aussi prévenir la ruine de toutes les propriétés publiques et privées situées sur la presqu’île; enfin, chose bien plus importante encore, il fallait laisser aux navires l’abri précaire que leur offre la rade du Verdon, déjà trop exposée à la violence des vents d’ouest par suite de l’érosion constante de la Pointe-de-Grave. C’est donc à bon droit qu’on résolut d’accepter la lutte avec l’Océan et de cuirasser la péninsule contre ses assauts à force de digues et de remparts. Une loi votée en 1839 affecta un premier crédit de 2,500,000 fr. à l’exécution des travaux de défense.

Cependant la mer est une terrible ennemie, et l’on peut facilement comprendre l’embarras des ingénieurs chargés de lui résister. À la Pointe-de-Grave, les courans, qui viennent se briser l’un contre l’autre pour heurter ensuite leur lames entre-croisées sur l’extrémité lie la péninsule, produisent pendant les gros temps une effroyable mêlée de flots que les navires ne traversent point sans danger. À l’anse des Huttes, les vagues, poussées comme d’énormes catapultes contre la base des dunes, n’obéissent, il est vrai, qu’à l’impulsion d’un seul courant ; mais à ces vagues vient s’ajouter parfois l’action de ces terribles lames de fond qui bouleversent si énergiquement les plages. C’étaient là les obstacles qu’il fallait surmonter, c’était là cette mer à laquelle on devait interdire d’aller plus loin ! Avant de se mettre à l’œuvre, on entreprit de longues recherches pour connaître approximativement les lois spéciales qui régissent les eaux désordonnées du golfe ; mais toutes les études préparatoires n’empêchèrent pas les opinions individuelles d’entrer en conflit, et peut-être la divergence de vues fut-elle cause d’une certaine hésitation dans la création du plan. Cette hésitation, d’ailleurs si naturelle en présence de semblables difficultés, a dû nécessairement se retrouver plus tard dans l’exécution, d’autant plus que depuis vingt ans le personnel des ingénieurs a plusieurs fois changé. Il en résulte dans l’aspect général des travaux quelque chose d’incohérent et d’incomplet. En certains endroits, on croirait avoir sous les yeux, non pas un ensemble dont tous les détails doivent concourir au même but, mais plutôt des constructions éparses n’ayant entre elles aucun rapport.

La partie la plus pressée de l’œuvre consistait à masquer la partie faible de l’anse des Huttes. On emprunta aux Frisons l’idée de ces épis en pierres et en palissades qu’ils enracinent au pied des monticules du rivage, et prolongent au loin dans les flots perpendiculairement à la côte. Pour protéger à la fois la plage de l’anse et la terre plus avancée qui s’étend à 1 kilomètre vers le sud, on construisit treize jetées parallèles, distantes en moyenne d’environ 200 mètres et longues de 160 à 180 mètres. Ces épis se composent de levées d’une argile compacte, revêtues de pierres solidement agencées. Recouvertes à leur origine par la base des dunes, elles arrondissent au-dessus de la plage leur vaste des construit en forme de voûte, et se terminent du côté de la mer par une espèce de plateau très élargi, qui va rejoindre le fond de l’eau sous un angle aigu. L’extrémité maritime de chaque épi est cuirassée contre l’assaut des vagues par des fascines en bois de pin, que retiennent des pieux boulonnés s’enfonçant à 5 mètres dans le sable. Tressées ensemble comme une énorme natte, ces fascines entre-croisées n’opposent qu’un seul et puissant grillage à la violence des lames : plus fortes qu’un mur de pierre, elles résistent à la fois par leur élasticité et la cohésion de toutes leurs parties. De loin, on dirait le dos hérissé d’épines d’un grand animal de mer : les flots déferlent en mugissant sur ces innombrables pointes, rejaillissent en longues fusées d’écume, et laissent retomber les masses de sable qu’ils tenaient en suspension. Retardées par les obstacles que leur opposent les extrémités des épis et ne pouvant développer aisément leur masse entre les deux môles, les vagues ne viennent plus heurter la plage avec toute leur fureur. En même temps le courant latéral qui se dirige du sud au nord, parallèlement à la côte de Médoc, ne peut plus exercer sa force d’érosion. Rencontrant devant lui la rangée parallèle des épis, il se contente d’en cacher le versant méridional sous une couche de sable; au lieu de renverser les dunes du rivage, il en fortifie les approches.

La connaissance de ces faits donnait bon espoir aux ingénieurs, et cependant, quand les jetées d’argile et de pierres furent construites et consolidées par leurs revêtemens de fascines, ils s’aperçurent que les épis du nord, situés dans l’anse des Huttes, n’étaient pas de force à résister à la mer pendant les jours d’orage. Une jetée céda, puis une autre. Il fallait donc recourir promptement à un autre système de défense, tout en maintenant avec soin les épis construits sur la partie rectiligne de la plage. La construction d’une digue parallèle au rivage de l’anse des Huttes fut décidée. Pour prendre un solide point de départ, le directeur des travaux fit commencer les enrochemens à la base d’un monticule de 15 mètres d’élévation qui se dresse en forme de promontoire à l’extrémité méridionale de l’anse, puis, donnant à la muraille une légère inflexion vers la rive, il la prolongea aussi rapidement que possible en la fortifiant du côté de la mer par des blocs de pierre abandonnés à leur propre poids. Pendant le cours des travaux, les orages et les vagues de marée assiégèrent souvent la digue et la rompirent en divers endroits; mais les ouvriers, luttant avec succès contre les flots, purent fermer les brèches et consolider les parties de la muraille qui s’étaient abaissées. En mars 1847, après cinq années d’un combat sans cesse renouvelé entre la nature et l’homme, la digue, longue de 1,100 mètres, était enfin achevée, et semblait interdire désormais aux brisans l’approche des dunes. Déjà les ingénieurs se félicitaient de leur œuvre et croyaient avoir dompté l’Océan, lorsque, peu de semaines après l’achèvement complet des travaux, une terrible tempête du sud-ouest déchaîna toutes les eaux du golfe contre la côte du Médoc ; les derniers épis de l’anse furent balayés comme des fétus de paille, et la plus grande partie de l’énorme digue fut rompue, emportée, anéantie par les flots exaspérés.

Ainsi la plage des Huttes était de nouveau exposée aux attaque des lames, et le percement de l’isthme allait recommencer de plus belle. Pour fermer le passage à la mer, on eut à peine le temps de construire au fond de la concavité du rivage des Huttes une espèce de pyramide formée d’énormes blocs en béton pesant chacun plusieurs milliers de kilogrammes. Ce musoir aux degrés gigantesques résista solidement aux flots qui l’assaillirent; mais il restait seul chargé de défendre la plage, et l’Océan menaçait de le tourner pour continuer au-delà son œuvre d’érosion. En 1853, après douze années de luttes incessantes soutenues contre les flots, les ingénieurs constataient tristement que tous leurs travaux étaient anéantis, à l’exception du musoir, d’une partie de l’ancien perré, longue de 310 mètres, et de sept épis situés sur la plage qui se prolonge au sud vers les bains du Vieux-Soulac. Encore ces épis étaient-ils plus ou moins entamés, et deux d’entre eux avaient perdu leur plateau terminal. La plage de l’anse des Huttes avait reculé de 25 mètres, et, bizarres témoins des envahissemens de la mer, deux puits qu’on avait creusés et maçonnés dans le sable des dunes, près des rochers de Saint-Nicolas, étaient déchaussés jusqu’à la base, et se dressaient comme des tours au bord des flots. La victoire avait été chèrement disputée par l’homme; mais c’était la mer qui l’avait obtenue. Les millions dormaient au fond des eaux.

L’insuccès des premières tentatives étant désormais constaté d’une manière éclatante, il fallait nécessairement appliquer à l’anse des Huttes un troisième système de travaux protecteurs; mais, pour opérer en certitude de cause, on entreprit une nouvelle série d’observations très minutieuses sur les allures des eaux marines et les moindres changemens du rivage. Au moyen de sondages réguliers, on étudia l’effet des vents et des tempêtes sur les contours sous-marins des bas-fonds; on planta des rangées de pieux de distance en distance sur le sable de la plage afin de pouvoir dresser chaque mois le profil de la côte avec ses ensablemens et ses reliefs : avant de recommencer la lutte avec la mer, on essaya de faire intime connaissance avec elle. Enfin il fut résolu qu’au lieu de construire un simple perré, comme on l’avait fait déjà, on élèverait contre les flots un véritable brise-mer, prenant son origine à l’extrémité méridionale de la baie pour aller rejoindre au nord les inébranlables rochers de Saint-Nicolas. Parallèlement à l’ancien perré, mais plus avant sur le bord de la mer, l’ingénieur fit enfoncer dans le sable une double rangée de pieux, et, les réunissant les uns aux autres par des poutres transversales, forma ainsi un énorme cadre qu’il fit remplir de fascines entrelacées. Puis, en avant de ce rempart improvisé, on lança des cubes de béton du poids de plusieurs tonnes pour former une espèce de talus en pente douce dont la longueur est égale à dix fois la hauteur du brise-lames. En outre il fut décidé que les clayonnages, menacés par le travail incessant des tarets, seraient peu à peu remplacés par de puissantes digues maçonnées. et les allocations annuelles du budget furent consacrées à cette transformation. L’Océan n’a point encore franchi la barrière qu’on lui a posée, et l’on peut espérer désormais qu’il la respectera. Cependant les vagues, qu’on dirait acharnées à la destruction de cet obstacle qui les gêne, usent tour à tour de force et de ruse pour en venir à bout. Elles déplacent les blocs de béton, enlèvent les sables, lézardent les murailles, y poussent dans tous les sens leurs travaux de sape et de mine, dénouent ces fascines si habilement tressées, et bondissent par-dessus les constructions pour attaquer la plage qui s’étend au-delà. Pour combattre l’effet de ces dégradations continuelles, il faut aussi de continuelles réparations ; mais un nombre d’ouvriers peu considérable suffit à ce travail d’entretien. Au besoin, si la mer venait encore à se frayer un passage à travers une partie de la jetée, on pourrait encore l’arrêter au moyen d’une seconde pyramide de blocs semblable à celle que l’on a déjà élevée et qui restera comme un monument séculaire de la puissance des flots dans le golfe de Cordouan.

A la Pointe-de-Grave, la lutte n’a guère été moins vive entre à mer et la volonté de l’homme. Pour défendre la plage contre les érosions, le premier ingénieur chargé de la direction des .travaux appliqua aussi le système des épis perpendiculaires à la côte. Sur la partie du rivage maritime qui s’étend à 2 kilomètres au sud de la Pointe-de-Grave proprement dite, il fit construire à des distances respectives d’environ 150 mètres quatorze épis semblables à ceux de l’anse des Huttes, mais un peu moins longs. A la pointe même, il remplaça l’épi par une jetée de 120 mètres de long, composée de blocs artificiels et naturels pesant chacun de 800 à 2,400 kilogrammes. Ces blocs, qu’on a précipités dans la mer du haut des wagons de transport, se sont entassés les uns sur les autres de manière à former des deux côtés de la jetée des talus qui ressemblent aux éboulis rocheux des montagnes. Les pierres de la base qui supportent la masse énorme du brise-iames restent dans un pittoresque désordre, tandis que les blocs supérieurs, cimentés au moyen de chaux hydraulique, portent une large chaussée sillonnée par des voies de fer. L’extrémité sous-marine de la jetée se continue au loin sous les eaux par des entassemens de rochers que des chaloupes viennent déposer quand la mer est favorable. Telle est cependant la violence des lames que ces rochers, qui pèsent en moyenne près de 2 tonnes, sont très souvent déplacés par le choc du jusant et du flot de marée, et sont entraînés en dérive dans la direction du large. Sous le choc des vagues, la jetée elle-même se fendille çà et là dans toute sa largeur, et les ouvriers doivent de temps en temps recharger les talus, maçonner les lézardes, consolider les blocs dont l’équilibre est menacé; parfois aussi les eaux creusent sous les rochers de la base de profondes cavernes : il faut alors descendre à marée basse pour boucher les excavations, en fortifier les abords, en interdire l’approche à l’ennemi.

Irritée de l’obstacle infranchissable que lui oppose le puissant brise-lames de la pointe, la mer s’est acharnée des deux côtés à la fois sur la langue de sable qui s’étend en arrière de la jetée. Sur le rivage maritime, elle a précisément emporté l’épi qui protégeait l’extrémité de la pointe, en laissant, comme par ironie, les pilotis indicateurs. Le danger était pressant; cependant on n’a pas encore eu le temps de reconstruire l’épi, parce que de l’autre côté de la pointe, sur la plage girondine, la mer était encore plus menaçante. Prenant le rivage à revers, les vagues agrandissaient sans relâche la petite anse du Fort, et chaque tempête emportait des segmens considérables de la côte. De 1844 en 1854, lorsque déjà la plage maritime était à peu près fixée, celle qui fait face à la Gironde recula de plus de 500 mètres, c’est-à-dire de 50 mètres par an. Encore quelques années, et la péninsule amincie était complètement percée, le phare et les autres édifices étaient emportés, et la jetée, séparée du continent, n’était plus qu’un écueil battu des flots. Il fallait à tout prix fermer le passage à la mer en construisant à l’anse du Fort un brise-lames semblable à celui qu’on avait déjà construit à l’anse des Huttes. Ce brise-lames, rivage de pierre destiné à remplacer l’ancienne plage de sable mobile, n’est pas encore complètement achevé; heureusement les vagues ont en cet endroit beaucoup moins de force que dans le golfe de Cordouan, et les deux tronçons de rempart qu’on leur oppose sont restés immobiles, bien qu’ils soient formés de blocs d’une assez faible dimension. Lorsque la digue de l’anse du Fort sera enfin terminée et reliera la Pointe-de-Grave à la Pointe-de-la-Chambrette, où l’eau du fleuve, loin d’envahir la côte, ne cesse de l’agrandir par ses dépôts de vase, on n’aura plus qu’à reconstruire les épis emportés, à réparer ceux qui se dégradent, à maintenir les brise-lames en bon état d’entretien. A la période de lutte, qui dure depuis plus de vingt années entre la mer et l’homme, succédera la période de simple surveillance[13]. Alors les habitans du Bas-Médoc, sans crainte de se voir un jour dépossédés par la mer, pourront endiguer hardiment et conquérir à l’agriculture cette vaste plage de vase qui s’étend du Richard au Verdon, et qui comprend plus de 3,000 hectares d’une terre excellente, élevée en moyenne de plus d’un mètre au-dessus des basses mers et par conséquent très facile à dessécher au moyen de fossés d’écoulement. Peut-être même qu’après avoir arrêté par une ceinture de pierre cette péninsule de Grave qui voyageait pour ainsi dire sur les flots, on saura faire servir une partie de ces travaux à l’intérêt immédiat de la navigation. En prolongeant de quelques centaines de mètres la grande jetée de la pointe, on pourra mettre l’anse du Fort complètement à l’abri des lames de l’Océan et faciliter ainsi l’établissement d’un petit port où les navires de 8 mètres de calaison se réfugieraient sans crainte. Il est à désirer que ce travail, avant-coureur d’améliorations encore plus importantes, puisse se réaliser dans un prochain avenir.

Quoi qu’il en soit, les travaux de la Pointe-de-Grave, une fois menés à bonne fin, donneront un démenti à cette superstition, générale dans le midi de la France, qui accorde aux flots une force irrésistible. La puissance des vagues océaniques, comme celle des ondes aériennes que pousse la tempête, peut être exactement évaluée en tonnes ou même en kilogrammes, et, pour vaincre leur effort brutal, l’homme n’a qu’à leur opposer une résistance égale ou supérieure, mesurée par ses calculs. C’est ainsi que les Hollandais, ces savans ingénieurs de la mer, ont pu sauvegarder leur territoire, qui s’enfonce graduellement au-dessous du niveau marin comme un navire qui fait eau : non-seulement ils ont appris à défendre leurs rivages contre les irruptions des vagues, mais ils se hasardent même à reconquérir le terrain perdu et chassent l’Océan du domaine qu’il avait envahi. Ce qui se fait sur les côtes de Hollande peut se répéter avec le même succès sur les plages du Médoc. Bien plus, il est probable qu’une connaissance approfondie des lois hydrologiques permettra un jour aux ingénieurs d’utiliser ces mêmes forces auxquelles ils résistent maintenant. Imitant des travaux accomplis déjà sur des fleuves plus faciles à régler, ils s’efforcent maintenant d’employer comme autant d’esclaves la marée, le jusant, le courant fluvial, pour leur faire recreuser les lits de la Garonne et de la Gironde, qui depuis un siècle se sont exhaussés d’une manière fâcheuse pour la navigation. Cette œuvre si utile peut certainement s’accomplir, mais on ne saurait discuter dès à présent les moyens employés pour atteindre le but, parce qu’elle est encore dans la période des essais et que les résultats acquis n’ont rien de décisif. Dans tous les cas, ce magnifique estuaire fluvial, le seul qui donne accès à un bon port, de Saint-Jean-de-Luz à l’île d’Oléron, mérite bien qu’on s’ingénie pour lui conserver l’importance assignée par la nature. La bouche de la Gironde n’est pas seulement l’avenue maritime de Bordeaux, mais encore celle de tout le sud-ouest de la France; elle sert d’entrée aux vastes bassins de la Garonne et de la Dordogne, ces deux fleuves puissans que les navigateurs appelaient autrefois les Deux-Mers, et forme une porte grandiose à ce grand chemin des peuples qui fait communiquer l’Atlantique avec la Méditerranée.


ELISEE RECLUS.

  1. Ce dernier nom rappelle la remarquable série d’études consacrées aux côtes de France par un des collaborateurs les plus regrettés de la Revue, M. J.-J. Baude. En traitant ici quelques-unes des questions scientifiques qui se rattachent à l’embouchure de la Gironde, nous essayons d’entrer dans la voie qui a été si bien ouverte.
  2. Le feu de Cordouan fait sa révolution de minute en minute. Par un beau temps, les éclats sont visibles à 38 kilomètres en mer. Le feu de l’ancien phare avait une portée de 25 kilomètres seulement.
  3. Livre II, chap. 7. Il paraît que le port des Saintongeois était autrefois visité par des navigateurs grecs qui venaient, dit-on, y chercher des résines, de l’absinthe, de la criste-marine. On a découvert près de l’embouchure de la Seudre un grand nombre de monnaies grecques. Enfin les immortelles qui tapissent les dunes, et dont la senteur parfume l’atmosphère, portent encore le nom grec d’aioné.
  4. Voyez à ce sujet l’étude de M. de Quatrefages sur les côtes de Saintonge, Revue du 15 avril 1853.
  5. Cette argile, qui est généralement connue sous le nom de bri, se compose, d’après M. Fleuriau de Bellevue, de 44 parties de silice, de 33 parties d’alumine et de 18 de carbonate de chaux.
  6. Plage de sable développée en forme de conque marine. Les Italiens donnent le nom de conca aux plaines qui s’inclinent vers la mer entre deux promontoires rocheux. Les cuencas de l’Espagne sont des vallées circulaires environnées de montagnes.
  7. 362,700 en 1857. Dans la même année, le mouvement des entrées et des sorties était pour le port de Royan de 7,300 tonneaux seulement.
  8. Voyez le rapport si remarquable du capitaine Humphreys et du lieutenant Abbot, publié par ordre du gouvernement fédéral.
  9. Les fourriers de la mer, comme dit énergiquement Montaigne.
  10. M. Raulin, auteur de la Géographie girondine, paraît disposé à chercher l’emplacement de Noviomagus dans les environs de Lesparre, où un bras de la Gironde, sinon la Gironde tout entière, coulait certainement autrefois, à une époque inconnue. D’autres écrivains croient que Noviomagus n’était autre que le Vieux-Soulac, où l’on a découvert beaucoup de médailles romaines.
  11. Il est à désirer que M. Amédée Kérédan publie bientôt son ouvrage sur le Bas-Médoc, la péninsule de Grave et l’écueil de Cordouan. Nul écrivain ne saurait décrire mieux que lui cette région, à laquelle il a consacré plusieurs années de recherches pénibles et coûteuses.
  12. Sur une carte de 1630, on lit que la distance de Cordouan à la côte de Médoc était de cinq mille pas, ce qui équivaut à 5,400 mètres environ. De nos jours, la distance est exactement de 6,950 mètres.
  13. Les travaux de la péninsule de Grave ont coûté depuis 1839 plus de 6,430,000 fr.