Le Littoral de la France/04

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Le Littoral de la France
Revue des Deux Mondes2e période, tome 53 (p. 191-217).
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LE
LITTORAL DE LA FRANCE

IV.
LES LANDES DE BORN ET DU MARENSIN.

Entre le bassin d’Arcachon et la bouche de l’Adour s’étend une zone de landes presque déserte, où le voyageur s’aventure bien rarement. Un chemin de fer, destiné à devenir une des grandes voies du monde, traverse la zone orientale de cette contrée : les locomotives et les chars l’emplissent plusieurs fois par jour de leur grondement ; mais, par le contraste, la terre inhabitée que vient d’ébranler le passage du convoi semble d’autant plus morne et désolée. Parmi les centaines de personnes que chaque train emporte, soit à Bordeaux, la gaie capitale de l’Aquitaine, soit vers les beaux promontoires de Biarritz et de Saint-Jean-de-Luz, ou bien vers les gorges ombreuses des Pyrénées, il en est peu qui daignent, pendant les quelques ; heures de leur trajet rapide, regarder avec attention les forêts sombres, les landes grisâtres qui s’enfuient de chaque côté de la route, et la ligne à peine visible des dunes qui se déplace lentement à l’horizon. La vue de l’espace, se déroulant en plaines uniformes vers l’Océan, obsède et fatigue leurs yeux. Entraînés par la vapeur, la plupart des passagers ne font qu’entrevoir la contrée parcourue, et le souvenir qu’ils en gardent appartient plutôt au domaine du rêve qu’à celui de la réalité. Quant aux amans de la nature capables d’apprécier la beauté des dunes, des étangs et des forêts, ils sont retenus sur les limites des landes maritimes par le manque de chemins et de moyens de transport, par la crainte de ne pas trouver de logis convenables, peut-être aussi par cette espèce de terreur instinctive qui prend toujours le voyageur au seuil d’une terre inconnue. Presque tous ceux qui visitent les régions landaises éloignées des grandes routes y sont amenés par des affaires commerciales ou des fonctions administratives. On peut dire qu’à une faible distance d’Arcachon et des principales stations du chemin de fer de Bordeaux en Espagne, le littoral du département des Landes n’est jamais visité pour lui-même, et cependant il n’est peut-être pas en France de contrée qui, par la simplicité grandiose de ses traits, ait un caractère plus épique[1]. Quelques lignes à peine ondulées, quelques masses uniformes constituent tous les élémens du paysage. Rien d’imprévu ne se montre dans l’espace, soit qu’on se promène sur le bord des étangs, soit qu’on pénètre dans la forêt profonde ou qu’on parcoure les semis dont les jeunes arbres se mêlent aux tiges des bruyères. Cette grande sobriété de lignes, ce relief si peu accidenté donnent à la région des landes une beauté singulière, d’autant mieux comprise que le voyageur s’en pénètre plus intimement par une contemplation muette et par de longues promenades solitaires. De même l’uniformité des cultures, le petit nombre et la puissance des agens qui ont formé le sol landais donnent aux recherches du savant, de l’agriculteur ou du géologue, un caractère tout spécial de largeur et de simplicité.


I

Les pays de Born, de Mimizan et du Marensin, qui forment la zone littorale du département des Landes, ne confinent point aux landes de Bordeaux proprement dites. Ils en sont séparés par le pays de Buch, qui contourne au sud le bassin d’Arcachon, et par la charmante vallée de la Leyre, dont une partie mérite le nom de paradis des landes à cause de ses sources nombreuses, de ses champs cultivés et de ses massifs d’arbres fruitiers. Toutefois les solitudes de Born offrent à peu près le même caractère que celles du Médoc. Naguère aussi dépourvues d’arbres, aussi parsemées de lagunes et de mares, elles ont été en même temps conquises à la sylviculture par l’assèchement du sol et par des plantations régulières. À la hauteur de Parentis et de Mimizan, elles offrent, comme les landes septentrionales, une largeur de plusieurs myriamètres ; mais plus au sud la zone infertile se rétrécit, le sol, traversé par un assez grand nombre de ruisseaux, devient accidenté, la couche d’alios s’amincit par degrés, se déchire en franges, s’éparpille en lambeaux, et finit par disparaître complètement du sous-sol. Du reste, il serait impossible de tracer des ligues de démarcation naturelles dans la zone littorale du département des Landes : c’est par gradations insensibles que s’opère le changement et que les vastes étendues sablonneuses de Born sont remplacées par le sol plus inégal et plus fertile du Marensin.

Immédiatement au sud du pays de Buch se trouve le pays qui donna son nom au batailleur inquiet, à l’ennemi personnel de Richard Cœur-de-Lion, le troubadour et guerrier Bertrand de Born, C’est dans ce pays que l’appareil littoral des landes se montre dans toute sa grandeur. Là, les arêtes jadis mobiles de la principale chaîne des sables s’élèvent en moyenne à la hauteur de 75 mètres, et se sont alignées sous le souffle du vent, avec plus de régularité peut-être que toute autre rangée de dunes, entre la Gironde et l’Adour. En certains endroits, notamment à l’ouest de Biscarosse, les lettes ou vallées parallèles qui séparent deux séries de dunes ressemblent, sur une longueur de plusieurs lieues, aux lits desséchés de larges fleuves entourant de leurs flots de sables de grands îlots de verdure. Les étangs, qui mériteraient plutôt le nom de lacs, sont aussi les plus remarquables des landes par la profondeur et l’étendue. L’étang de Cazaux, dont la nappe d’eau sépare le territoire de Buch du pays de Born, n’a pas moins de 6000 hectares de superficie moyenne. Le spectateur qui le contemple du haut d’un monticule croirait y voir une vaste baie marine, car une grande partie des rivages opposés échappent aux regards, et les arbres isolés ou disposés par groupes, qui marquent la berge lointaine, ressemblent à une flotte de navires à l’ancre dans une rade foraine ; les blancs éboulis de sable de forme triangulaire qu’on aperçoit de loin à la base des dunes verdoyantes, et qui paraissent autant de voiles d’embarcations rasant la côte, accroissent encore l’illusion. Du reste, il n’est pas douteux que l’étang de Cazaux n’ait été autrefois un golfe de l’Océan, puisque le fond de cette petite mer intérieure se trouve encore à 10 mètres au-dessous du niveau marin. Les pêcheurs, qui sont les juges les plus autorisés en pareille matière, attestent uniformément que, dans les parties les plus creuses de l’étang, la sonde touche le sable à une trentaine de mètres au-dessous de la surface, et celle-ci est de 19 à 20 mètres seulement plus élevée que les laisses de basse mer.

Le grand étang de Biscarosse, qui reçoit les eaux du lac de Cazaux par un canal de déversement rectifié de main d’homme, était également une ancienne baie, s’il est vrai qu’on n’y trouve pas moins de 28 mètres non loin de la base des dunes. Plus au sud vient l’étang d’Aureilhan, dont le fond atteint aussi un niveau inférieur à celui des laisses de basse mer. L’Océan, travaillant sans relâche à se créer des rivages très-faiblement infléchis, a graduellement séparé de son sein toutes ces baies landaises qui pénétraient au loin dans l’intérieur des terres. Au moyen de ses vagues, que poussent le vent de nord-ouest et le courant littoral longeant la côte du nord au sud, il a peu à peu élevé une digue de sable à l’entrée de ces nappes d’eau. Ainsi les anciennes baies marines du pays de Born, graduellement exhaussées par le progrès des sables et changées en étangs d’eau douce par les eaux de source et de pluie, ont dû déverser le surplus de leurs eaux dans un canal de dégorgement détourné vers le sud. Ce déversoir, appelé courant, ne roule en moyenne qu’une faible quantité d’eau, et les voyageurs peuvent facilement le traverser à gué ; mais non loin de la mer il prend l’apparence d’un véritable fleuve, puis, gonflé par la marée, il se transforme en estuaire, et s’épand en vastes nappes sur une plaine couverte des rouges alluvions de l’alios : c’est par ce courant que s’écoulent les eaux intérieures des pays de Born et de Mimizan. Avant qu’il n’existât entre l’étang de Cazaux et le bassin d’Arcachon un canal à écluses alimenté en grande partie par des sources de fond, un petit ruisseau dont on suit encore le lit, et que l’on connaît sous le nom de Grande-Craste, sortait de l’étang de Cazaux à l’époque des fortes pluies, et coulait vers le port de La l’este. L’étang de Cazaux présentait alors un phénomène hydrographique assez rare ; il épanchait le trop-plein de ses eaux par deux canaux de dégorgement opposés, se dirigeant l’un au nord, l’autre au midi. Les chaînes de dunes qui se prolongent du courant de Mimizan à la pointe d’Arcachon formaient une grande île entre la mer et les étangs.

Le Marensin, qu’une étymologie douteuse fait dériver des mots maris sinus (golfe marin), offre, comme les pays de Born et de Buch, des étangs considérables. Ces réservoirs lacustres, que les dunes ont graduellement séparés de la mer pendant le cours des siècles, s’y déversent par des courans semblables à celui de Mimizan ; mais il est à remarquer que les étangs de cette partie méridionale des landes sont moins vastes que ceux du nord, et que les déversoirs sont plus rapprochés les uns des autres. Les rangées de dunes qui bordent la mer sont aussi moins hautes et plus étroites : en se prolongeant vers le sud, les traits géologiques distinguant le rivage landais s’atténuent par degrés. Plus lentement accumulés par les vagues, les talus de sable offrent une barrière moins forte aux eaux du plateau des landes ; ils sont percés sur trois points différens, à Contis, au Vieux-Boucan, à Cap-Breton, et par suite le dessèchement naturel des étangs s’opère d’une manière plus facile. En outre la côte du Marensin est beaucoup plus stable que celle du littoral de Born, de Buch et du Médoc. La tradition et les divers documens du moyen âge prouvent que depuis le commencement de l’ère historique les vagues de la mer de Gascogne et les dunes qui les précèdent n’ont point empiété sur les plages méridionales des landes. Il faut remonter le long de la côte jusqu’à l’ouest de l’étang de Léon, à 45 kilomètres au nord de la bouche de l’Adour, avant de marcher sur les sables recouvrant un village englouti : il ne reste plus aujourd’hui que deux maisons de cette ancienne commune, jadis connue sous le nom de Saint-Girons-de-l’Est. On dirait que sur tout son vaste développement, de près de 2 degrés de latitude, le littoral landais s’incline en prenant les rochers de Biarritz pour charnière et point d’appui. En conséquence l’empiétement des eaux et des dunes, à peine appréciable vers le sud, produit des modifications de plus en plus marquées à mesure que la côte s’éloigne de la base des Pyrénées.

Parmi les localités que les eaux et les sables ont forcées à se déplacer plusieurs fois dans la direction de l’est, une des plus célèbres, sinon la plus célèbre de toutes, est le bourg de Mimizan. Il n’est pas un savant qui n’ait, en parlant des dunes de Gascogne, cité les observations de Thore et de Brémontier sur la rapidité des sables qui marchaient à l’assaut de ce village des landes. Le vieux port, situé près de l’embouchure actuelle de l’étang, a été graduellement comblé par les sables, ainsi que le prouvent les carcasses de navires découvertes à la suite d’une tempête il y a une soixantaine d’années. D’après le témoignage unanime des habitans du pays, l’ancien Mimizan, qui existait déjà au commencement de l’ère présente, reposerait sous la dune d’Udos, belle colline boisée à laquelle un majestueux isolement, l’inclinaison régulière des pentes et une double cime conique donnent l’aspect remarquable d’un volcan. Reconstruit à plus d’un kilomètre à l’est, Mimizan resta longtemps à l’abri des sables, grâce au fleuve ou courant qui coule au nord-ouest du village, et qui arrêtait ainsi la marche des sables. Toutefois une dune semi-circulaire ; peu élevée, finit par se former dans la lette ou plaine basse qui entourait Mimizan et s’avança vers le village. Plusieurs maisons disparurent, et le talus oriental de la dune, s’élevant peu à peu contre le chevet de l’église, menaça d’ensevelir l’édifice. Pour arrêter la colline mouvante, il fallut au plus tôt recourir aux semis de pins, le grand préservatif popularisé par Brémontier. Aujourd’hui les sables sont fixés ; mais qu’on abatte les arbres, et l’enceinte de la dune, semblable aux parois d’un cratère prêt à dévorer le bourg, se rétrécira graduellement autour de l’église et du groupe des maisons. Dans l’espace de quelques années, le nouveau Mimizan serait englouti comme l’ancien village qui dort sous le monticule d’Udos.

Quelles que soient les modifications apportées par les vagues et les vents dans la direction générale de la plage et dans le régime des dunes, la côte landaise est partout également inhospitalière. Aucun port n’échancre la berge presque rectiligne du rivage, et, sous peine d’échouer quand le vent de tempête vient à souffler, les navires à voiles doivent tenir la haute mer à une grande distance du littoral. Malgré le voisinage de Bordeaux, de Bayonne, de Saint-Sébastien, de Bilbao, les parages qu’on pourrait appeler la mer des landes sont en général complètement déserts, et l’on peut se promener dans les dunes pendant des jours entiers sans apercevoir une seule voile à l’horizon. Vers l’époque des équinoxes cependant, alors que les navires sont violemment jetés hors de leur route par les tourmentes, les naufrages ne sont pas rares : on trouve à demi enfouis dans le sable bien des gouvernails brisés, bien des membres d’embarcations, bien des épaves qui font penser aux terribles drames des nuits d’orage. Jadis, lorsque les navires longeaient de plus près la côte, et que la population riveraine, composée en grande partie de pirates[2], essayait par des signaux trompeurs de faire échouer les embarcations, afin d’exercer l’horrible droit de bris, les naufrages étaient relativement beaucoup plus fréquens sur le rivage des landes qu’ils ne le sont aujourd’hui. Les habitans des villages les plus rapprochés du littoral racontent de lugubres histoires qui font dresser les cheveux, et si l’on en croit les mauvaises langues, il y aurait toujours parmi les riverains des hommes qui regrettent ce bon vieux temps de pillage et de meurtre. Encore en 1815 les matelots d’un navire espagnol en détresse, craignant d’être maltraités par les habitans des landes, essayèrent, dit-on, de gagner les côtes de l’Espagne à force de rames, et périrent tous dans les flots. Quoi qu’il en soit, l’ignorance et la superstition entretiennent dans l’esprit des landais de bizarres légendes d’anciens naufrages. C’est ainsi que les ancêtres des riverains de nos jours auraient vu la tempête jeter à la côte des navires tellement grands qu’ils renfermaient, outre des richesses immenses, de vastes églises et jusqu’à des champs cultivés. En 1789, le beau vaisseau l’Artibonite échoua sur la plage de Saint-Girons. Le souvenir de ce désastre se mêle dans l’imagination de bien des paysans à une vague idée de l’année 1789, à l’écho lointain de la révolution, des guerres de la Vendée, de la mort de Louis XVI, et finit par se confondre en un seul drame avec tous ces faits historiques. Même plusieurs personnes dont on pourrait attendre à bon droit de solides connaissances assurent que le roi de France et toute sa famille se trouvaient à bord de l’Artibonite au moment du naufrage et qu’ils se noyèrent dans les flots. De cette manière sans doute se sont formées bien des légendes des peuples enfans. C’est ainsi que dans les Basses-Alpes un jeune chasseur, aussi intelligent que dépourvu d’instruction, me parlait de la reine Jeanne de Naples, femme de Robespierre.

Le Marensin ne se distingue pas seulement des pays de Born et de Mimizan par une plus grande fertilité du rivage maritime et par une moindre largeur de tout l’appareil littoral des dunes et des étangs ; il est également remarquable par l’étendue de ses bois de pins : c’est la grande forêt de l’ancienne Aquitaine. Grâce à l’éloignement des centres importans de population, grâce également à la paix relative dont cette région semble avoir joui pendant les mauvais jours de la féodalité, le Marensin n’a point été dépouillé de ses ombrages, et récemment encore on pouvait traverser, des environs de Dax au bord des grands étangs, une forêt n’ayant pas moins de 25 kilomètres en largeur. Autour de Castets, village qui peut être considéré comme le chef-lieu de cette région des landes, on ne voit de toutes parts que les avenues mystérieuses formées par les troncs droits et superbes des pins. Plus au sud viennent les bois de chênes-lièges entremêlés de massifs de fougères, de ronces, d’ajoncs et de genêts, formant çà et là des fourrés presque aussi difficiles à traverser que les forêts vierges de l’Amérique. En de rares districts du Marensin proprement dit, les bois de pins et de chênes-lièges s’écartent assez pour enfermer une lande rase semblable à celles de Parentis et du Médoc. Ce qui prête à ces landes peu nombreuses du Marensin un caractère étonnant de grandeur solennelle, c’est que les montagnes des Pyrénées dressent à l’horizon leurs grandes masses bleues nettement découpées dans le ciel. C’est le même contraste, mais bien plus sublime encore, que celui des pyramides et du désert.

La population des landes méridionales et centrales est sans doute en grande partie d’origine basque, ainsi que le prouvent les noms de Biscarosse[3] et d’une foule d’autres lieux dont l’étymologie est évidemment euscarienne. La transition ethnologique entre les Labourdins et les Béarnais, entre les Béarnais et les habitans de la Chalosse et du Marensin, s’opère d’une manière graduelle. On comprend que, par suite de la différence du genre de vie et du milieu géographique, le landais de la plaine et du bord des étangs diffère beaucoup du Basque des collines et des montagnes : il est d’ordinaire plus maigre, plus hâve ; il est moins agile, moins robuste, moins courageux ; il compense son infériorité en force par un excès de ruse, mais il n’en est pas moins, comme le Viscaino d’Espagne et comme le Gascon de l’Armagnac, un descendant des anciens Euscaldunacs. Les mœurs d’autrefois subsistent encore en partie. Dans plusieurs villages des landes, aussi bien que dans ceux de la Soule et du Labourd, la place municipale est spécialement consacrée au noble jeu de paume, et la haute muraille sur laquelle la balle vient rebondir s’élève entre l’église et la mairie. De même les landais ont reçu de leurs ancêtres l’excellente coutume de planter des chênes et d’autres arbres au vaste branchage à côté de leurs habitations. Dans le Marensin et le pays de Born, il est peu de maisons de campagne, peu de fermes isolées qui n’aient autour d’elles une promenade de chênes, d’ormeaux ou de platanes dont toute ville de France pourrait être fière à bon droit. Tel hameau des landes est par ses ombrages bien mieux partagé que Paris.

Naguère les gens du Marensin avaient, comme les Basques et les anciens Euscariens, un compagnon fidèle, le makita, grand bâton noueux cerclé de cuivre à l’extrémité. Ils le suspendaient à leur poignet par un cordon de cuir de manière à pouvoir le faire tournoyer au-dessus de leurs têtes, et ne le quittaient que pour travailler et dormir. En se rencontrant, les paysans agitaient fièrement leur arme, et s’appuyaient sur elle avec autant de fierté qu’un chevalier croisant les deux mains sur son épée. Aussi les luttes au bâton étaient-elles fréquentes, et souvent elles se terminèrent par la mort d’un ou de plusieurs combattans. En 1730, les luttes entre les populations de divers villages étaient devenues tellement meurtrières que le duc de Duras, gouverneur de la contrée, interdit absolument l’usage du bâton et donna l’ordre d’envoyer aux galères du roi, « sans distinction des offenseurs et défenseurs, » tous ceux qui se serviraient dans une bagarre de l’arme prohibée ; mais, par suite de la connivence de tous les habitans, l’édit draconien resta lettre morte, et les combats sanglans recommencèrent de plus belle. Quatre ans plus tard, en 1734, les paysans de la commune aujourd’hui disparue de Saint-Girons-de-l’Est attaquaient les villageois de Saint-Girons-du-Champ, et les chassaient à grands coups de bâton de l’église paroissiale. Pour venir à bout des vainqueurs et réduire leur chef, le vaillant Jeannicot de Moléron, l’évêque de Dax, dut avoir recours à l’arme, toute-puissante alors, de l’excommunication. De nos jours, l’usage du bâton s’est presque entièrement perdu dans les communes des landes, grâce au mouvement de la société moderne qui nous emporte en supprimant les mœurs locales, les coutumes, les traditions du passé. Les fêtes elles-mêmes changent graduellement de caractère. Jadis les habitans du Marensin avaient l’habitude de se réunir le 8 septembre près de la fontaine d’Yons, dont les eaux limpides jaillissent avec abondance des flancs d’un monticule pour aller se perdre dans le sable à quelques mètres plus loin. Naguère c’était pendant la nuit qu’arrivaient les gens de la fête : ils allumaient de grands feux au sommet de chaque dune, et tantôt éclairés par les flammes agitées, tantôt laissés dans l’ombre, ils couraient de côté et d’autre en poussant des cris de joie et en tirant des coups de fusil. C’était une fantasia nocturne. Avant l’aube, les tireurs échangeaient leurs fusils ; par cette coutume qu’imposait la tradition, ils rappelaient, sans doute à leur insu, les usages de leurs ancêtres, les guerriers ibères échangeant leurs armes avant la bataille en signe de confraternité. De nos jours, la fête d’Yons est devenue une frairie vulgaire où l’on boit, où l’on mange, où l’on crie. De toutes les choses du passé, ce qui se conservera peut-être le plus longtemps dans le Marensin aussi bien que dans les contrées voisines, c’est la sorcellerie : de vieilles femmes, la pratiquent dans l’ombre, loin des regards de la police.

Quelques monumens des landes rappellent encore les siècles du moyen âge : ce sont les obélisques ou colonnes de Mimizan et de Saint-Girons. À une distance de 900 mètres environ au nord-ouest de Mimizan, et non loin des bords du courant, se dresse sur un terre-plein de 200 mètres de tour une colonne ronde, haute de 5 mètres et construite en minerai de fer rongé par le temps. À 900 mètres au nord-est du village, une autre colonne plus massive et terminée par un pyramidion à quatre faces s’élève sur une plateforme assez étroite. Une autre colonne qui se trouvait au sud-ouest de Mimizan n’est plus signalée que par des amas de pierres écroulées. Enfin il ne reste plus de vestiges de plusieurs autres piliers qui marquaient le périmètre d’une enceinte idéale ayant environ 1,800 mètres de côté. Ces colonnes ont été sans doute englouties par les sables, ou bien exploitées par les ouvriers d’une fonderie voisine à cause du minerai de fer qui avait servi à les construire[4]. Quatre monumens du même genre, moins élevés et plus rapprochés les uns des autres que ceux de Mimizan, avaient été également construits autour du village de Saint-Girons. Il en existe encore trois. Le plus remarquable de tous, surmonté d’une croix fleurdelisée qui date probablement du siècle dernier, se dresse au sommet d’un monticule de sable fixé par des plantations d’arbres depuis un temps immémorial : elle est bâtie en pierres nummulitiques qu’on a dû apporter des collines de la Chalosse, situées au moins à 40 kilomètres de distance. Que signifiaient ces hautes bornes élevées autour des villages de Saint-Girons et de Mimizan ? Quelques archéologues y voient, sans aucune raison plausible, des colonnes érigées par des soldats romains aux limites d’un camp. D’après la tradition populaire, qui nous semble être fondée sur la vérité, elles indiquaient les angles de lieux de refuge ou de sauvetats formés par le village et sa banlieue. Il n’y aurait en effet rien d’étonnant que dans ces vastes landes, où les bourgs et les hameaux se trouvent à de telles distances les uns des autres, on eût laissé aux criminels, aux débiteurs, à tous ceux que poursuivait la justice du magistrat ou la vengeance du seigneur, un espace considérable au milieu duquel leur personne était sacrée. Dans les villes populeuses du reste de la France, ils avaient pour asile l’église ou le couvent ; dans les solitudes des landes, ils avaient deux bourgades saintes, et peut-être aussi d’autres localités dont les colonnes de refuge se sont depuis longtemps écroulées. Quoi qu’il en soit, les modestes monumens de Saint-Girons et de Mimizan sont, avec quelques églises restaurées et les vestiges du camin romieu que suivaient les légions romaines et les pèlerins de Saint-Jacques, les seuls témoins qui nous restent encore des siècles du moyen âge. Ils disparaîtront probablement bientôt, car chaque année leur enlève une pierre ; tout alors sera moderne dans ce pays des landes, d’autant plus facile à transformer que le travail de l’homme n’y a jamais laissé aucune œuvre importante, aucun monument grandiose de son génie.


II

Les habitans des landes, restés si longtemps en arrière de la population française, traversent actuellement une époque de crise. Une révolution pacifique, de laquelle le pays sortira complètement renouvelé, s’accomplit en silence. Les vieilles traditions s’oublient ; l’ancien idiome gascon se perd, bien moins par suite de l’éducation des enfans que par l’adoption graduelle de mots français servant à exprimer les usages et les besoins nouveaux ; l’antique et sordide misère des paysans landais fait place à l’aisance et même à la richesse. Les journaux et les livres commencent à pénétrer dans les villages les plus reculés, où naguère on ne trouvait que l’almanach de Matthieu Laensberg et quelques pages de grimoire magique. Mais aussi quelles bizarres contradictions, provenant de l’état de transition dans lequel se trouve aujourd’hui la société landaise, se présentent parfois aux regards ! Tel paysan, enrichi soudain par le commerce de la résine et devenu millionnaire par surprise, marche encore pieds nus, et n’a pas déposé ses vêtemens malpropres. Telle commune dont le hameau central se compose d’une dizaine de maisons célèbre sa fête patronale par des combats de taureaux et des courses de chevaux, plates et à obstacles, entraînant une dépense de plusieurs milliers de francs. Les jockeys et les toreros viennent accomplir leurs prouesses dans les villages du Marensin qui ont à peine un instituteur maigrement payé. Enfin des propriétaires de bains de mer font déjà des appels retentissans à la publicité avant qu’une seule route carrossable conduise à leurs établissemens.

De même que les communes du Médoc landais et du pays de Buch, celles du Marensin doivent leur bien-être actuel à la valeur croissante des résines. Les municipalités qui possédaient de vastes étendues de landes rases et qui en ont aliéné une partie pour ensemencer de pins ce qui leur reste s’enrichissent rapidement ; leurs finances sont dans l’état le plus prospère et pourraient faire envie à toutes nos grandes villes. C’est ainsi que le village de Soustons, après avoir vendu quelques biens communaux et des laisses d’étang pour une somme de 180,000 fr., est devenu propriétaire de semis de pins qui pouvaient lui donner, dans un avenir prochain, aux prix actuels de la résine, un revenu annuel d’environ 200,000 francs. Aussi le village se transforme-t-il à vue d’œil. Divers édifices municipaux d’une remarquable propreté se construisent au centre du bourg ; de belles avenues d’arbres rayonnent en tous sens ; de grandes routes, aussitôt animées par de nombreuses voitures, sont ouvertes dans la direction des villages environnans. Les communes qui ne possédaient pas de landes rases, et dont le territoire, consistant en forêts de pins, était déjà divisé, sont restées relativement pauvres ; en revanche, chaque propriétaire s’est d’autant plus enrichi par la plus-value soudaine de sa parcelle de forêt. Cette richesse, on la voit s’épancher, par quatre ou cinq blessures, du pied de tous les grands pins ; mais, il faut le dire, la plupart des propriétaires font preuve de la plus grande imprévoyance dans l’administration de leur fortune. Excités à la vue de l’argent que leur vaut la récolte annuelle de résine, ils demandent immédiatement à la forêt tout ce qu’elle peut donner, et font exploiter leurs arbres à outrance, sans songer qu’en tuant le pin ils se condamnent à n’avoir ni résine ni revenu pendant une vingtaine d’années. C’est un spectacle navrant que celui de la plupart des grandes forêts du Marensin. Parfois, sur un espace de plusieurs lieues carrées, on ne voit que des arbres gemmés à mort. Les troncs, auxquels la hache du résinier a donné sur une hauteur de plusieurs mètres une forme prismatique, sont tous entourés de gouttières en fer-blanc et de godets en terre dans lesquels la vie de l’arbre s’écoule perle à perle. La forêt tout entière est tuée systématiquement par les propriétaires eux-mêmes, et pourtant elle est dans sa grande force de production, et, bien aménagée, elle pourrait encore fournir des revenus considérables pendant un quart de siècle. Il est presque inutile d’ajouter qu’un grand nombre de propriétaires se sont montrés aussi avides dans les conditions imposées par eux aux travailleurs que dans l’exploitation de leurs pins. Pendant longtemps, tous les résiniers ont été métayers, c’est-à-dire qu’ils partageaient la résine par moitié avec les propriétaires du sol ; aujourd’hui la plupart d’entre eux ne reçoivent que le quart de la récolte, le cinquième ou moins encore. Certes rien n’est plus sacré que la liberté des contrats, et sur le marché du travail chaque homme peut donner à l’emploi de son capital ou à ses bras le prix qui lui convient ; mais il est à craindre que dans les traités passés récemment entre les résiniers et les propriétaires la bonne foi des contractans n’ait pas toujours été complète. Quoi qu’il en soit, les nouvelles conditions faites aux résiniers ont eu pour résultat d’interminables procès, des menaces de pillage et d’incendie, des grèves désastreuses pour tous, et un extrême mauvais vouloir entre les deux classes de la société des landes. D’après le bourgeois, le résinier serait une espèce de bête féroce ; d’après le résinier, le propriétaire serait un tyran sans justice et sans cœur.

La sylviculture landaise comprend aussi l’exportation du chêne-liège. Les produits de cet arbre n’ont point acquis soudain une importance aussi grande que ceux du pin maritime ; toutefois ils n’ont cessé de renchérir à cause du nombre restreint des lieux de provenance et du manque absolu d’écorces ou d’autres substances ligneuses qui puissent remplacer le liège. Chaque corsier[5] ou chêne-liège donne en moyenne 1 franc de revenu par an. Les revenus de cette branche d’industrie sont donc assurés et pourraient devenir une source importante de prospérité nationale, si les forêts de chênes-lièges du Marensin occupaient une étendue plus considérable. Les arbres à liège, mélangés aux pins, ou formant à eux seuls des bois entiers, se trouvent en quantités exploitables seulement dans l’étroit espace triangulaire compris entre l’Adour, l’Océan et les grandes forêts de pins de Castets et de Saint-Girons. Cette zone peu étendue de chênes-lièges est d’ailleurs la seule que possède la France sur le littoral atlantique, et même dans cette zone l’arbre offre en général un aspect si triste qu’à première vue on le dirait éloigné de sa patrie. Le tronc rouge ou noirâtre dépourvu de son écorce, les branches noueuses qui ressemblent à du bois mort, le feuillage mince et d’un vert grisâtre, la mousse pâle qui s’attache aux rameaux secs, tout paraît dénoter un arbre fatigué par une trop longue production. Il n’est donc guère probable que l’exploitation du chêne-liège soit jamais destinée à prendre un développement très considérable dans la Gascogne méridionale. Du reste, les producteurs du Marensin auront avant longtemps à soutenir une autre concurrence que celle des Catalans et des Provençaux. Les forêts de l’Algérie commencent à verser leurs produits sur les marchés de la métropole ; les rivages de la Méditerranée, terres de prédilection du chêne-liège, accroissent chaque année leur production ; enfin les nombreuses plantations faites par les soins du gouvernement anglais dans ses diverses colonies des deux mondes, notamment en Australie, seront bientôt en plein rapport.

L’agriculture proprement dite des landes méridionales se réduit à fort peu de chose. Le sol végétal n’ayant qu’une faible épaisseur et les engrais faisant presque complètement défaut, les paysans se bornent à cultiver dans les clairières le maïs, le seigle et d’autres céréales d’une assez misérable apparence. Depuis un temps immémorial, on plante aussi la vigne sur le revers oriental des dunes qui s’étendent du Cap-Breton au Vieux-Boucau et au village de Messanges. Après avoir choisi l’espace le plus abrité du vent de la mer, les vignerons divisent le sol en carrés de 15 à 20 mètres de côté au moyen de fascines hautes d’un mètre, protégeant les jeunes plantes contre le froid et le vent d’ouest. Pour amender le sol, les vignerons répandent chaque année autour des ceps le sable vierge des dunes voisines ; mais trop souvent les rafales se chargent d’accomplir elles-mêmes cette besogne. Le sable fin de la dune vole par-dessus les palissades, pénètre par les interstices des fascines et s’accumule peu à peu dans l’enclos ; les ceps, les sarmens, sont graduellement recouverts, et parfois après une tempête quelques pampres ondulant au-dessus du sable indiquent seuls l’endroit où la vigne est ensevelie. Il faut alors que le paysan lutte courageusement contre l’envahisseur, ou qu’il abandonne ses cultures. Constamment saupoudrés de poussière siliceuse, les raisins de sable finissent par acquérir un certain goût rappelant celui du sol qui les a produits. Les vins, rouges ou blancs, ont également un goût de sable ; toutefois ils sont très appréciés par les consommateurs des villages environnans et jouissent même de quelque réputation dans les villes des landes[6]. Malheureusement l’oïdium a fait de grands ravages dans les vignobles des dunes. Ainsi la commune du Cap-Breton, qui produisait en moyenne 400 barriques, n’en produit plus que le dixième. Il est probable que la récolte annuelle de tous les vignobles des dunes ne dépasse pas une centaine de tonneaux. La rareté du vin explique en grande partie le vice de l’ivrognerie, si commun chez les landais des deux sexes. Dans le Bordelais, région des grands vignobles, en Espagne, en Italie, dans toutes les contrées où le vin se boit à chaque repas, on ne rencontre guère d’ivrognes : ils foisonnent dans tous les pays où le vin, plus ou moins frelaté, devient une boisson de luxe. Dès que le voyageur a dépassé la limite des vignes bordelaises pour s’enfoncer dans le cœur des landes, il ne saurait, sans un profond dégoût, passer le dimanche soir devant la porte des auberges, remplies de buveurs et de chanteurs obscènes.

Si l’agriculture du pays de Born et du Marensin est encore dans la période rudimentaire, l’industrie est nulle pour ainsi dire, et même le peu qui en existe tend journellement à disparaître. Il y a plus de cinq cents ans déjà, un seigneur des landes avait eu l’idée d’exploiter le minerai de fer qui se trouve en plusieurs endroits mélangé aux couches d’alios, car un titre du XIVe siècle fait mention de l’usine de Ponteux. En 1764, un grand établissement de forges fut construit à Uza, non loin de l’étang de Saint-Julien. Depuis cette époque, une quinzaine d’autres forges et hauts-fourneaux ont été fondés dans le département des Landes. Toutes ces usines ont pu vivre et prospérer jusqu’à ces dernières années, grâce à l’abondance du combustible végétal, au bas prix de la main-d’œuvre ; mais la guerre d’Amérique et la mise en valeur des landes ont eu pour conséquence indirecte d’augmenter de près du double la valeur du charbon de bois et le salaire des ouvriers ; puis les traités de commerce conclus avec l’Angleterre et la Suède ont permis aux fabricans étrangers d’engager la lutte avec ceux des landes sur tous les marchés de la Gascogne, et d’offrir les mêmes articles à 10 pour 100 de rabais. Les usiniers landais peuvent encore résister à la concurrence, parce qu’ils connaissent mieux que leurs rivaux les habitudes locales et savent se conformer à la toute-puissante routine ; mais, sentant la clientèle leur échapper graduellement, ils sont obligés de restreindre l’importance de leurs affaires. Ce qui contribue à leur infériorité dans la lutte soutenue contre les industriels d’autres pays, c’est que leur minerai de fer est de qualité médiocre et ne peut servir qu’à la production de la fonte grossière. Pour la production de leur fer forgé, qui du reste est excellent, ils sont obligés de faire venir la matière première d’Espagne et du département de la Dordogne[7].

Sans industrie, sans autre commerce que celui des simples denrées du pays, les habitans des landes sont ainsi forcément ramenés vers l’exploitation du sol, soit par la sylviculture, soit par une agriculture rudimentaire. Depuis quelques années, ils s’occupent sérieusement d’agrandir leur domaine agricole par la conquête des terres d’alluvion et des sables que recouvrent de leurs eaux les étangs de Soustons, de Léon, de Saint-Julien et les grands lacs du pays de Born. Du reste, cette entreprise a pour but la simple récupération d’un territoire qui jadis appartenait au continent presque en entier. Les riverains de l’étang de Saint-Julien signalent encore sous l’eau les endroits où se trouvaient les chantiers d’exploitation d’une forêt disparue. D’anciens titres parlent aussi des grands bois qu’a remplacés, il y a trois siècles environ, l’étang de Léon. Si l’on en croit le témoignage des résiniers du voisinage, on verrait encore vers le milieu de cette nappe lacustre une pierre qui marquait autrefois le camin romieu des pèlerins de Saint-Jacques, et que recouvrent aujourd’hui les eaux transparentes. C’est en grande partie l’imprévoyance de l’homme qui est la cause de cet envahissement graduel des étangs sur le sol des landes, car si l’habitant des villages du littoral n’avait pas coupé les arbres qui retenaient les sables, les dunes n’auraient pas marché à la conquête du territoire en refoulant les eaux devant elles. Toutefois c’est aussi à l’allongement graduel des canaux de dégorgement qu’il faut attribuer pour une forte part l’exhaussement séculaire du niveau des étangs.

Les mouvemens de la mer elle-même expliquent l’allongement de chaque déversoir d’étang. En effet, un courant maritime se meut parallèlement à la côte des landes dans la direction du nord au sud, ainsi qu’il est facile de s’en convaincre en voyant les épaves qui vont à la dérive sur les vagues et les embarcations naufragées dont l’arrière est uniformément tourné vers le midi. Ce courant pousse devant lui des masses de sable qu’il mêle aux brisans et rejette sur la plage. Les pointes sablonneuses, sans cesse alimentées par l’apport des flots, s’allongent ainsi dans la direction du sud, et finiraient toutes par atteindre la base des promontoires pyrénéens, si elles n’étaient çà et là interrompues dans leur marche par de petits estuaires marins et des embouchures de rivières. Lorsque la mer est bordée d’un cordon littoral que les vagues surmontent pour aller se déverser au-delà dans une étroite lagune parallèle au rivage, le déversoir de cette lagune est toujours dirigé vers le sud. De même les courans sortis des étangs de l’intérieur ne se jettent point directement à la mer ; mais quand ils sont abandonnés à eux-mêmes, ils se détournent du côté du sud, et, séparés des vagues par une simple levée de sable qui grandit incessamment, vont déboucher à plusieurs kilomètres en aval de l’endroit où pour la première fois ils se sont mêlés à la mer. S’allongeant peu à peu, les déversoirs des étangs exhaussent le fond de leur lit en amont, afin de maintenir la régularité de leur pente ; le niveau de leurs eaux s’élève ainsi par degrés en même temps que celui de l’étang qui les alimente.

Puisque l’allongement des canaux de sortie fait monter les eaux dans les réservoirs lacustres des landes, il suffit de rectifier le cours des affluens et de les amener directement à la mer, pour en abaisser aussitôt le lit en amont de l’embouchure et pour diminuer d’autant la profondeur du lac lui-même. C’est là ce qu’on a fait avec le plus grand succès pour les étangs de Soustons et de Sainte Julien. Le niveau du premier a été déprimé de 5 mètres, au grand avantage du village de Soustons, qui s’est enrichi d’une zone de laisses assez fertiles. L’étang de Saint-Julien a été également abaissé de plusieurs mètres par le redressement du courant de Contis ; mais ce n’est pas sans peine que les ingénieurs ont pu maîtriser ce cours d’eau et l’empêcher de se déverser dans la direction du sud, parallèlement à la côte : plusieurs fois déjà on a dû prolonger l’estacade qui le force à descendre en ligne droite vers la mer. Quant au grand courant de Mimizan, on a maintes fois essayé de lui creuser un lit normal à la côte et d’y maintenir ses eaux ; mais le fleuve ne s’est pas laissé vaincre, et, renversant les barrières de pieux et de fascines qu’on lui opposait, il n’a cessé de couler au sud-est et au sud. Des kilomètres entiers de clayonnages élevés pour en diriger le cours sont aujourd’hui ensevelis sous les dunes. Toutefois il n’est pas douteux que l’expérience acquise par les ingénieurs qui ont rectifié le courant de Contis n’apprenne un jour à triompher définitivement de la résistance du fleuve de Mimizan. Lorsque l’embouchure sera fixée et que l’on aura fait sauter les bancs d’alios qui obstruent le courant aux environs du village de Sainte-Eulalie, l’agriculture aura conquis des milliers d’hectares sur les étangs, aujourd’hui presque inutiles, d’Aureilhan, de Parentis et de Cazaux.

Le redressement et la canalisation des rivières de dégorgement, tels ont été à peu près les seuls travaux entrepris dans les landes pour dessécher les terres inondées ; jusqu’à nos jours, on n’a épuisé directement au moyen de pompes qu’une seule pièce considérable du Marensin. L’étang d’Orx, que l’on a fait ainsi disparaître du sol, n’était point une mer de Harlem, il est vrai ; mais l’œuvre de dessèchement n’en a pas moins été très pénible à cause de la nature mouvante des terrains dans lesquels il s’agissait de creuser les bassins et d’installer les machines d’épuisement. La surface inondée offrait en moyenne 1,200 hectares ; mais elle variait constamment, suivant l’abondance ou la rareté des pluies. Parfois, après les fortes sécheresses, la nappe centrale de l’étang, connue sous le nom de claron, était seule assez profonde pour porter bateau ; parfois aussi les eaux d’inondation refluaient dans les vallons des ruisseaux tributaires et les transformaient temporairement, ainsi que les cultures voisines, en d’infranchissables marais. Alors la plus grande profondeur de l’étang d’Orx atteignait de 6 à 7 mètres, et plus de 30 millions de mètres cubes d’eau remplissaient le réservoir lacustre. Par ces alternatives d’inondation et de dessèchement partiels, la vallée tout entière et les vallons des trois affluens étaient devenus de vastes foyers d’infection. En hiver, les champs étaient mondés ; en été, les terres couvertes de limon fermentaient au soleil en empestant l’atmosphère. D’ailleurs, quel que fût le niveau de l’eau, les habitans des diverses localités de la rive orientale n’en restaient pas moins prisonniers, pour ainsi dire ; ils ne pouvaient communiquer avec Bayonne et la grande route des landes qu’en faisant un long circuit autour des terres noyées.

Henri IV donna l’étang d’Orx au célèbre Barclay ; mais ce grand dessécheur de marais ne chercha point à tirer parti de son domaine, Les premiers travaux de dessèchement ayant été commencés en 1701 sous la direction de l’ingénieur Delavoye, l’étang fut changé en marais ; mais peu à peu les canaux de décharge s’obstruèrent, et les corvées annuelles des paysans ne suffirent pas à déblayer complètement les vases. Enfin, en 1843, un ingénieur courageux, M. Francfort, obtint la concession de ce redoutable étang, dont tous les autres propriétaires craignaient le voisinage. Il se mit à l’œuvre, approfondit de 3 mètres le canal de décharge appelé Bondigau, et rectifia le cours de ce ruisseau d’écoulement, qui va se réunir à l’ancien lit de l’Adour en amont de Cap-Breton. Il put abaisser ainsi considérablement le niveau des eaux dans l’étang d’Orx, et conquit une grande étendue de terrain ; mais il eut, dit-on, le malheur de dessécher complètement et de transformer en sables infertiles 300 hectares de terres arables que les Capbretonnais possédaient sur les rives du Bondigau. Il dut abandonner son œuvre après avoir péniblement lutté contre les difficultés matérielles de l’entreprise et contre le mauvais vouloir de ceux qui l’entouraient. Ses successeurs continuèrent les travaux de dessèchement, mais ils se contentèrent d’approfondir le lit du Bondigau jusqu’au niveau du fond de l’étang, sans penser que le dessèchement graduel des terrains tourbeux ferait baisser peu à peu le sol comme une gigantesque éponge graduellement dégonflée. En effet, la tourbe du fond, s’affaissant lentement, se trouva bientôt, en certains endroits, au-dessous du canal d’écoulement et garda sa nature marécageuse.

Un grand dignitaire, qui disposait des capitaux nécessaires à l’achèvement de l’entreprise, étant devenu l’acquéreur des marais d’Orx, les travaux de dessèchement furent repris en 1860 sous, la direction de l’ingénieur Rérolle et poursuivis sans relâche pendant l’espace de quatre années ; ils ont été conduits à bonne fin dans les premiers mois de 1864. Un canal de ceinture, qui reçoit les trois ruisseaux de Burette, d’Orx et de Saint-André, entoure complètement le bassin de l’ancien étang ; d’autres canaux, tracés dans la direction de la pente générale, coupent le domaine dans tous les sens et viennent former à l’endroit le plus bas un grand bassin où s’amassent toutes les eaux de pluie et d’infiltration. Trois puissantes turbines, ayant chacune 40 chevaux de force et pouvant soulever à la fois 1 mètre cube d’eau par seconde, déversent la masse liquide dans le canal de ceinture, et maintiennent ainsi les terres basses de la propriété dans un état parfait d’assainissement. La section du lit de décharge a été augmentée, et tandis qu’autrefois il pouvait donner passage seulement à 4 mètres cubes d’eau par seconde, il est assez large maintenant pour en débiter jusqu’à 35 mètres dans le même espace de temps. M. Rérolle a le premier compris que le dessèchement aurait pour résultat de faire baisser d’une manière considérable le niveau du sol, et c’est en prévision de ce fait qu’il a renoncé aux erremens de ses prédécesseurs pour adopter le système de l’épuisement direct au moyen de turbines. Un nouvel approfondissement du lit de décharge aurait diminué dans une très forte proportion la pente des eaux vers la mer, tandis que par le système actuel on a pu accroître la chute totale du courant et conquérir ainsi une force hydraulique considérable. Les terres de l’ancien étang ne sont pas seulement desséchées à la surface, elles sont également assainies dans leur profondeur ; aussi le niveau du sol tourbeux a-t-il baissé de 40 centimètres dans l’espace de quatre mois.

On n’a pas encore tiré parti de ce beau domaine par une culture sérieuse. Quelques métayers de passage, appelés dans le pays faisandiers[8], exploitent au hasard, pour ainsi dire, les parties de la propriété qui leur paraissent fertiles ; mais le loyer qu’ils paient est très inférieur à l’intérêt annuel des frais de premier établissement[9]. Rien ne serait plus facile pourtant que de transformer l’ancien fond lacustre en terres agricoles d’une grande fécondité, car les amendemens nécessaires à la fertilisation du sol s’étendent en couches inépuisables sur les rives mêmes du canal de ceinture. Les collines à la base desquelles les eaux de l’étang d’Orx avaient été jadis poussées par la chaîne envahissante des dunes occidentales, sont en grande partie composées de marne excellente et d’une exploitation facile ; cette argile calcaire est l’amendement le plus convenable pour les tourbes qui constituent le fond du marais. Grâce aux canaux qui entourent le domaine et qui le coupent en divers sens, on aurait pu sans peine transporter les marnes sur toutes les berges de la propriété. Ainsi que le proposait M. Rérolle, on aurait même pu répandre directement la pierre sur le sol des champs en introduisant successivement l’eau du canal de ceinture dans chacune des aires de l’ancien étang, et en y faisant pénétrer des bateaux-porteurs chargés de marne. Ces projets n’ont pas été mis à exécution, et le territoire agricole reconquis ne produit encore que d’insignifiantes récoltes de maïs et de pommes de terre ; mais les améliorations viendront certainement tôt ou tard. C’est déjà beaucoup que le sol soit prêt à les recevoir. D’autres résultats, plus importans encore, ont été obtenus par le dessèchement de l’étang d’Orx. Les communes voisines, autrefois séparées les unes des autres par d’infranchissables marais, sont maintenant rattachées au reste du monde par d’excellentes voies de communication ; l’air s’est en même temps assaini, la vie moyenne des habitans s’est considérablement accrue. La civilisation a fait son entrée dans ce district reculé des landes, et les fièvres paludéennes ont disparu.


III

Le dessèchement des étangs, l’assainissement du sol, la transformation des landes rases en forêts, la mise en culture des bas-fonds arrosés, tel est l’idéal agricole, en partie réalisé, qu’ont jusqu’à nos jours poursuivi les propriétaires landais. Toutes ces améliorations ont certainement une grande importance économique ; mais voici qu’un ingénieur dédaigneux des anciennes routines expose un projet dont les résultats seraient incomparablement supérieurs à tous ceux qu’espèrent atteindre les agronomes, même les plus confians dans l’art de fertiliser la terre et d’en accroître les produits. Cet ingénieur, M. Duponchel, ne propose rien moins que de broyer des coteaux stériles, de les réduire en terres d’alluvion d’un titre déterminé et de les étendre en une couche d’épaisseur uniforme sur tout l’espace des landes, de la pointe de Grave à la bouche de l’Adour, Changer le territoire le moins fertile de la France en une plaine aussi riche que la Limagne et l’Alsace, tel est, dans toute sa simplicité grandiose, le but que se propose l’ingénieur et qu’il se charge d’atteindre. Si magnifique est ce projet qu’à première vue il doit sembler une utopie ; mais s’est-il rien fait de grand sur la terre qui tout d’abord n’ait été déclaré absurde et impossible ?

Frappé du rôle que les torrens et les fleuves remplissent dans la mise en production des campagnes par le transport des alluvions, l’auteur du projet s’est demandé si l’homme ne pourrait pas imiter systématiquement la nature et diriger par la science cette œuvre de fertilisation qui s’accomplit maintenant au hasard. À l’exception du sol végétal que forment les laves et quelques autres roches en se délitant sous l’influence des intempéries, toutes les terres d’une grande fertilité ont été portées dans les campagnes et réparties par les eaux courantes molécule à molécule. Ce sont des roches diverses arrachées au flanc des monts, puis broyées les unes contre les autres dans le lit des torrens, qui deviennent, après un parcours plus ou moins long, ces excellens limons nourriciers des vallées fluviales dont la fécondité ne se lasse jamais. Ainsi le riche delta du Nil, qui depuis tant de milliers d’années est l’un des greniers du monde, est descendu tout entier des hautes montagnes de l’Ethiopie. De même une grande partie de la Hollande n’est autre chose qu’un lambeau de la Suisse, déroulé comme un vaste tapis sur le sous-sol antique : sous chacun des polders rhénans, on pourrait retrouver à la fois dans un mélange intime le granit des Alpes et le calcaire du Jura. Les terres des grandes vallées américaines, où la végétation se développe avec tant de fougue et de puissance que l’homme ose à peine lutter contre elle, ont été également apportées des Montagnes-Rocheuses ou de la chaîne des Andes : les cimes infertiles et désertes ne cessent de s’abaisser, tandis que les débris, entraînés à des centaines ou même des milliers de lieues, accroissent de jour en jour le domaine habitable de l’humanité.

Ce sont là des faits géologiques parfaitement connus ; mais il est certain que les agriculteurs n’ont su jusqu’à présent en tirer qu’un bien faible parti. Ils se sont bornés à faire çà et là des opérations de colmatage. À l’époque des crues, quelques propriétaires riverains admettent l’eau trouble des fleuves dans les campagnes situées au-dessous des niveaux d’inondation et la laissent se déposer graduellement sur le fond, afin de renouveler ainsi la fertilité de la terre par l’addition d’un sol vierge. Ces procédés, qui malheureusement ne sont point employés aussi souvent qu’ils devraient l’être, produisent les plus excellens résultats ; mais qu’il y a loin de cette ancienne pratique de colmatage à la création de torrens artificiels, fabriquant sans cesse aux dépens des montagnes et au profit des plaines une énorme quantité de limon ! Il s’agirait désormais d’utiliser en faveur de l’agriculture et de discipliner, pour ainsi dire, ces eaux bondissantes qui depuis tant de siècles offrent vainement à l’homme la force gratuite de leurs rapides et de leurs cascades. M. Duponchel, n’eût-il fait que de suggérer cette idée si digne d’une attention sérieuse, mériterait déjà nos éloges ; mais il a su en outre donner une forme pratique à son idée, et s’offre à réaliser lui-même le projet qu’il a conçu[10]. Pour exposer le plan du savant ingénieur, il nous faut abandonner un instant l’uniforme plateau des landes et nous rendre au cœur, des Pyrénées, dans l’une des vallées les plus accidentées et les plus charmantes de la chaîne.

Entre les deux vallées de Bagnères-de-Bigorre et de Bagnères-de-Luchon s’ouvre la vallée d’Aure, où Coule le torrent de la Neste, qui, après un cours tortueux de quatre-vingts kilomètres environ, va se jeter dans la Garonne près de Montrejean. Les affluent supérieurs du torrent réunissent leurs premières eaux, les uns dans les combes de la chaîne frontière, les autres sur les pentes des montagnes d’Aragnouet, et principalement dans les bassins profonds qui s’ouvrent autour de la haute cime granitique de Néouvielle, l’un des géans des Pyrénées. Les grands cirques creusés jadis dans le roc vif par les glaciers qui s’épanchaient du sommet de la montagne sont remplis aujourd’hui par des lacs et des laquets étagés les uns au-dessus des autres sur les flancs du massif. Ces étangs profonds, le Doredom, le Caplong, le Domar et d’autres encore, renferment une masse liquide très considérable incessamment alimentée par la fonte des neiges et des petits glaciers. Le surplus des eaux s’épanche par-dessus le rebord inférieur du lac de Doredom, et forme ces magnifiques cascades de Couplan qui comptent parmi les plus belles des Pyrénées, et qui pourtant sont bien rarement contemplées par les artistes et les voyageurs.

Il serait facile, au moyen d’un barrage établi en travers de la fissure des rochers qui donne issue à toutes les eaux supérieures, de retenir à volonté la masse liquide dans le lac Doredom, pour déverser ensuite une quantité d’eau beaucoup plus considérable dans le lit de la Neste : à son gré, le gardien de la vanne pourrait tarir le gave ou décupler le volume des eaux d’écoulement. Ce serait là un avantage immense, qui permettrait d’emmagasiner en hiver et au printemps les eaux d’inondation et de les rendre à la suite des sécheresses, alors que les eaux sont trop basses dans le lit du torrent principal. Un barrage de ce genre, qui aurait pu servir à la régularisation du débit des eaux de la Neste, fut construit du temps de Louis XIV, mais il ne servit qu’à faciliter le déboisement de la contrée. Les sapins séculaires qui croissaient par milliers sur les flancs du Néouvielle et des montagnes environnantes furent abattus et précipités du haut des rochers jusque dans les eaux du lac Doredom. Lorsque le niveau des eaux grossissantes s’était élevé jusqu’au bord de l’écluse, les troncs d’arbres étaient poussés en radeau vers l’issue du lac, le barrage était soudainement ouvert, et l’immense cataracte d’eau, d’écume et de sapins entre-choqués plongeait avec fracas d’abîme en abîme à travers les défilés. Rendu inutile pour le flottage par le déboisement presque complet des pentes supérieures, le barrage du XVIIe siècle est tombé en ruine. Il y a quelques années, on essaya de le reconstruire dans l’intérêt des agriculteurs et des usiniers riverains de la basse vallée ; mais les travaux, qui devaient avoir pour résultat d’élever de quinze mètres environ le niveau du lac, ont été inopinément interrompus sans raison plausible.

Le barrage du lac Doredom est encore à terminer, mais du moins on a su employer partiellement les eaux de la Neste vers le milieu de leur cours pour alimenter un canal d’irrigation. Cette branche artificielle du torrent commence non loin d’Arreau, chef-lieu de la vallée d’Aure, puis contourne à mi-flanc les contre-forts des hautes montagnes où l’on exploite les beaux marbres de Beyrède et de Sarrancolin, et, s’élevant graduellement au-dessus de la profonde vallée de la Neste, finit par atteindre l’infertile plateau de Lannemezan, à plusieurs centaines de mètres au-dessus du torrent qui gronde en bas dans une étroite fissure. Ce canal de dérivation, qui fournit en moyenne de 6 à 7 mètres cubes d’eau pure à la seconde, est actuellement presque sans emploi. La masse liquide, arrivant au milieu de landes argileuses qui n’ont aucun besoin d’être arrosées, mais auxquelles des amendemens calcaires seraient indispensables, traverse inutilement le plateau désolé. Convenablement distribuée, cette eau pourrait rendre de grands services, surtout pendant les périodes d’étiage, aux agriculteurs des vallées profondes qui rayonnent en forme d’éventail autour du massif de Lannemezan ; mais les grands progrès agricoles qu’on attendait du canal d’irrigation ne semblent guère en voie de se réaliser.

L’auteur du projet croit qu’on pourrait utiliser ce canal pour la fertilisation des landes sablonneuses de la Gascogne. Son plan serait de prolonger de 12 kilomètres le canal actuel en lui faisant suivre la pente du plateau jusqu’au faîte qui sépare le bassin de la Garonne d’un autre vallon où coule le Bouès, l’affluent le plus oriental de l’Adour. La colline qui forme en cet endroit la barrière de séparation entre les deux bassins consiste en un long rempart d’argile ayant une hauteur d’environ 80 mètres et 7 ou 800 mètres d’épaisseur. C’est là le coteau que l’ingénieur propose de renverser pour en répartir les débris à la surface des landes. Il serait facile de désagréger par les moyens ordinaires ces terrains, qui parfois glissent d’eux-mêmes sur la pente, sollicités par leur propre poids ; mais qu’on se serve du procédé californien, révélé pour la première fois au public français dans la Revue[11], et la démolition des couches argileuses ne sera plus qu’un jeu. Si l’on dirige adroitement vers la base de la colline plusieurs jets d’eau provenant du canal d’amenée, il n’est pas douteux que d’énormes masses de terre s’écrouleront dans la vallée et se réuniront à la masse liquide glissant en une longue chute du haut de la colline. Tous ces détritus argileux sont les matériaux qui doivent se mélanger au sable des landes pour contribuer à sa transformation en sol végétal.

Au pied de la colline attaquée commencerait le grand canal des alluvions. Incessamment poussées par le courant, les terres entraînées se délaieraient peu à peu et se transformeraient en limon y tandis que les galets contenus dans la masse argileuse se heurteraient contre les parois du canal et seraient graduellement changés en sable. Afin que ce dernier résultat soit atteint d’une manière complète, M. Duponchel propose de donner au canal, sur une longueur de 10 kilomètres, une pente moyenne de 5 mètres par kilomètre, et de revêtir de cailloux siliceux les parois et le fond de la tranchée. Les sables étant des amendemens fort inutiles pour l’amélioration du sol landais, on aurait soin de leur ménager des issues ; de distance en distance le long des berges, tandis que les alluvions argileuses, plus fines et plus ténues, continueraient leur route vers la plaine. À la cote de 370 mètres, le canal de colmatage, débarrassé désormais de ses apports arénacés, cesserait de longer le cours du Bouès pour suivre, dans la direction du nord-ouest et par une pente moyenne de 2 mètres sur 1,000, la ligne de faîte qui sépare les affluens de la Garonne de ceux de l’Adour. Il arriverait ainsi jusque dans les grandes landes à 130 mètres d’altitude entre les sources de la Douze et celles du Cicon. C’est là que devraient commencer les canaux secondaires, se dirigeant avec une pente de trois quarts de mètre par kilomètre vers les divers points du littoral et se subdivisant eux-mêmes en fossés et en rigoles de colmatage. Inutile de décrire ce réseau d’artères et de vaisseaux chargés de répartir la terre vivante sur le sol des landes : ces descriptions techniques sont du ressort de l’ingénieur.

Si le canal de colmatage ne roulait dans ses eaux que des argiles parfaitement pures, ces alluvions ne constitueraient point de sol normal avec le sable des landes ; heureusement elles contiennent une quantité notable de substances calcaires, et d’ailleurs on trouve en maint endroit des plateaux du Gers des couches de marnes excellentes qu’il serait facile de faire ébouler dans un canal latéral et de mêler aux argiles de la grande artère de colmatage. Ce serait évidemment le meilleur moyen d’obtenir pour le sol des landes la chaux nécessaire à la constitution du sol végétal ; toutefois, si l’élément calcaire ne devait pas être représenté en quantité suffisante dans les eaux d’alluvion, il ne serait point impossible de s’en procurer directement en exploitant les marbres de la vallée d’Aure. Dans ce cas, très improbable, d’un manque de calcaire parmi les limons du canal, on propose d’opérer en amont du canal de Sarrancolin une nouvelle prise d’eau recevant de la Neste un mètre cube par seconde. La dérivation, suspendue pour ainsi dire aux flancs de la montagne et serpentant autour de chaque promontoire, aboutirait, comme le canal inférieur, sur le plateau de Lannemezan ; mais, au lieu de rouler l’eau pure du torrent, elle amènerait toutes les heures de 20 à 25 mètres cubes de débris calcaires détachés des pentes supérieures par le pic ou la poudre. Arrivés sur le plateau, les blocs et les cailloux entreraient dans un canal broyeur de 30 kilomètres de parcours et de 8 à 10 mètres de pente par kilomètre. Là, les moellons, entrechoqués et heurtés avec violence par le courant contre les murailles des bords et le pavé quartzeux, finiraient par être broyés complètement, et c’est réduits à l’état de boue qu’ils atteindraient la vallée du Bouès et se mélangeraient aux alluvions argileuses transportées par le canal de colmatage. Cette transformation rapide des blocs calcaires en un limon impalpable est un fait que l’observateur peut constater facilement dans toutes les hautes vallées où passent des torrens rapides. À l’issue des premiers cirques de la montagne, d’énormes blocs parsèment le lit et les berges du cours d’eau ; mais à chaque détour de la vallée les débris roulés par le courant diminuent de volume. Poussés par les eaux, les rochers s’arrondissent et se brisent ; ils sont transformés en galets, puis en graviers, et disparaissent enfin. Sur les dernières grèves, toute trace de calcaire a cessé de se montrer : on n’y voit plus que des sables quartzeux. M. Duponchel a constaté lui-même que les blocs calcaires transportés par l’Hérault dans la partie supérieure de sa vallée sont toujours réduits à l’état de vase après un parcours de 35 kilomètres. Si des pierres qui glissent le plus souvent sur le sable du fond dans une masse d’eau considérable sont ainsi broyées au passage des gorges rocheuses, elles seraient sans aucun doute réduites en poudre bien plus rapidement encore dans un étroit canal hérissé d’aspérités rocailleuses.

D’après le projet qui nous occupe, le grand canal de colmatage pourrait déverser chaque année à la surface des landes 200 millions de mètres cubes d’eau contenant 20 millions de mètres cubes de limon, soit un dixième de la masse totale. Cette vase argileuse, à laquelle le canal supérieur ajouterait 200,000 mètres cubes par an, serait répandue sur le sol sablonneux, de manière à former une couche unie de dix centimètres d’épaisseur. Mêlée par la charrue au sol quartzeux dans la proportion d’un quart ou d’un cinquième, le limon apporté du plateau sous-pyrénéen constituerait une terre labourable d’excellente qualité. Une grande partie des landes passerait ainsi, de la stérilité absolue, au maximum de production ; les bruyères, les pâtis, les maigres bois de pins, les maïs souffreteux pourraient être remplacés par les fourrages, les fromens, les plantes industrielles et maraîchères ; les terres désolées du Médoc, du Born et du Marensin deviendraient un des jardins de la France. Dans son enthousiasme, M. Duponchel ne craint pas de comparer la fertilité à venir des campagnes landaises à celles de l’admirable plaine d’Aiguillon, que les eaux réunies du Lot et de la Garonne ont déposée couche à couche. Grâce aux apports constans du canal de la Neste, vingt mille hectares de la surface des landes pourraient être ainsi changés tous les ans en campagnes d’une extrême fertilité. En moins de soixante années, pourvu que les propriétaires du sol aient le bon sens de se prêter à cette transformation au fur et à mesure de l’épuisement de leurs forêts de pins, les 1,200,000 hectares de terrains pauvres ou complètement stériles qui se trouvent au sud-ouest de la France auraient été ajoutés à notre domaine agricole. Et si le devis de l’ingénieur n’est pas erroné, cet incalculable accroissement de richesses serait acheté au prix de 6 à 7 centimes par mètre cube d’alluvions, — de 60 à 70 fr. par hectare de sol amélioré[12]. Fallût-il doubler, décupler même cette dépense pour obtenir les résultats espérés par l’ingénieur, il n’y aurait certainement pas à hésiter.

La discussion du devis présenté dans l’Avant-Projet de M. Duponchel étant spécialement du ressort des ingénieurs, il nous reste à savoir si le plan lui-même repose sur des bases solides et se trouve en parfaite harmonie avec les lois hydrologiques. Quant à l’abatage des argiles au moyen de jets d’eau et à la transformation des pierres en limon par la résistance des parois d’un canal broyeur, ce sont là des faits qu’ont suffisamment prouvés l’expérience des mineurs californiens et l’observation directe des torrens dans toutes les montagnes. Aucun doute ne saurait donc subsister à cet égard ; mais ce qui n’est pas encore suffisamment connu, ce sont les questions relatives au transport des alluvions et à la vitesse des eaux chargées de troubles. Les objections les plus nombreuses et les plus importantes faites au plan de M. Duponchel ont trait à ces problèmes d’hydrologie. Le courant du canal ne sera-t-il pas retardé dans une proportion très forte par l’énorme quantité d’alluvions qu’il devra transporter ? Les troubles suspendus dans l’eau ne se déposeront-ils pas en route bien avant d’atteindre leur destination ? Il est certain qu’il doit exister une grande différence de vitesse entre un cours d’eau naturel qui charrie au plus un millième d’alluvions, comme le Rhône, la Garonne, le Mississipi, et un canal artificiel roulant dans ses eaux un dixième de son volume en limons argileux[13]. L’auteur du projet de fertilisation des landes ne doute pas que la pente du canal ne soit assez forte pour assurer le transport des matières limoneuses, à peine plus pesantes que l’eau et complètement dégagées de sable ; néanmoins il est le premier à demander qu’on lui permette de procéder à des expériences préliminaires pour réviser les formules empiriques relatives à l’écoulement des eaux troubles, fixer définitivement la pente que devrait avoir le canal sur les divers points du parcours, et constater d’une manière certaine la valeur fertilisante des alluvions artificielles.

Une idée neuve ne peut se faire jour sans qu’aussitôt la routine et la peur ne se liguent contre elles. Aussi plusieurs objections formulées contre le projet de M. Duponchel sont-elles dépourvues de tout caractère scientifique ; mais ces objections sans valeur n’en sont pas moins difficiles à écarter, tant les esprits faibles se laissent gouverner par la crainte des innovations. On n’a pas négligé non plus de faire intervenir les rivalités provinciales et d’invoquer les intérêts du département du Gers contre la Gironde et les Landes, comme si les procédés grandioses de colmatage que M. Duponchel a imaginés ne devaient pas un jour, justifiés par l’expérience, fournir les moyens de régénérer les terrains argileux du Gers aussi bien que les sables des Landes. Quoi qu’il en soit, la Société d’agriculture de la Gironde, tout en se déclarant incompétente sur les questions scientifiques et administratives, a émis le vœu que des études soient faites pour apprécier la valeur des alluvions artificielles appliquées aux terres stériles. Certes un groupe d’hommes réunis au nom du progrès agricole ne pouvait moins faire en faveur d’une invention qui révolutionnera peut-être complètement l’agriculture, non-seulement dans les landes françaises, mais aussi dans tous les pays où l’homme peut disposer d’eaux courantes pour les diriger sur des terrains infertiles. Si l’on tarde en France à conquérir tout ce qu’il nous reste encore de déserts, peut-être le système recommandé par M. Duponchel nous reviendra-t-il d’un continent voisin après avoir été appliqué par quelque grande compagnie industrielle. Qui sait si les Anglais ne songeront pas bientôt à profiter des eaux abondantes de l’Himalaya pour répandre des alluvions artificielles sur les solitudes stériles qui s’étendent entre la Djumna et le Pendjab ! Cette mise en culture du désert leur vaudrait l’annexion d’une nouvelle colonie.

Les théories émises par M. Duponchel sur la fertilisation des landes et d’autres terres actuellement stériles ne s’accordent point, nous l’avouons, avec ce principe des économistes modernes en vertu duquel les progrès de la culture sur un même terrain devraient nécessairement, et sous peine d’insuccès, s’accomplir par étapes régulières, du pâtis à la forêt, et de la forêt à la terre labourée. Toute transformation directe de landes vagues en champs et en jardins, sans que la terre passe par chaque période successive d’amélioration, peut sembler un fait monstrueux aux yeux de bien des agriculteurs classiques ; mais à une époque où la construction des chemins de fer précède en maintes solitudes du Nouveau-Monde et de l’Australie l’ouverture des simples sentiers, où les pirogues accouplées de la Mer du Sud sont remplacées par les grands vapeurs du commerce, on peut espérer qu’il n’est pas impossible, surtout au milieu d’un pays civilisé depuis longtemps et dans le voisinage d’une cité populeuse, de faire succéder immédiatement la grande culture à l’exploitation rudimentaire du sol. Certainement la fertilisation du sol landais était une chimère alors que les moyens de communication manquaient, et que la charrue et le fumier des rares bestiaux étaient les seuls agens d’amélioration agricole ; mais de nos jours il n’en est plus ainsi. L’industrie et le commerce assiègent le pourtour des landes ; la richesse, devenue générale dans le pays, permet d’appliquer des capitaux considérables à la culture du sol ; la science propose les moyens d’apporter une nappe vierge de terre végétale ; la population, rendue de plus en plus mobile par les routes et les chemins de fer, se déplace facilement à l’appel du travail. D’ailleurs les progrès agricoles réalisés dans la région landaise depuis une vingtaine d’années ont été assez nombreux pour qu’il soit permis de compter encore sur l’avenir. Un jour, nous n’en doutons pas, les landes seront devenues une plaine fertile dans toute leur étendue, comme elles le sont déjà aux alentours de Bordeaux : le nom qui leur fut donné jadis aura perdu toute signification, et l’aspect de la contrée tel que nous l’avons décrit dans ces études ne sera plus qu’une chose du passé.


ELISEE RECLUS.

  1. Voyez sur cette région du littoral de la France la Revue du 15 décembre 1862, du 1er août et du 15 novembre 1863.
  2. Suivant les étymologistes, le nom de Labourd (Laphurdy), qui désigne les cantons basques les plus rapprochés du Marensin, signifie contrée des pirates.
  3. Plusieurs villages du pays basque portent le nom de Viscarroz, Uiscarroz.
  4. Sur la carte de Cassini, datant de la fin de siècle dernier, sept pyramides sont figurées comme existant encore autour de Mimizan.
  5. C’est le mot anglais cork.
  6. On les vend aujourd’hui de 90 à 200 francs la barrique. Les crus supérieurs sont achetés jusqu’à 500 francs.
  7. On évalue à 1,200 tonnes seulement la quantité de fonte fabriquée annuellement dans les usines des landes.
  8. En espagnol hacienderos, en portugais fazendeiros.
  9. Les travaux de dessèchement ont coûté depuis 1843 environ 1,200 francs par hectare.
  10. Voyez l’écrit intitulé Avant-Projet pour la création d’un sol fertile à la surface des landes de Gascogne, Montpellier, 1864.
  11. Voyez la remarquable étude de M. Laur sur les terrains aurifères de la Californie dans la Revue du 15 janvier 1863.
  12. Les frais de premier établissement des canaux de trituration et de colmatage sont évalués à 10,800,000 francs, et les frais d’entretien annuel à 1,125,000 francs. D’après le rapport de la compagnie du chemin de fer du Médoc, les propriétaires des landes voisines de la Gironde trouveraient avantage à se procurer au prix de 6 à 7 francs la tonne les vases du fleuve, et à les transporter sur leurs terres. Dans le système du projet, on pourrait répandre directement sur les champs des vases de même qualité à un prix dix fois moindres.
  13. Dans les Alpes-Maritimes, le torrent de la Tuébie, qui parcourt une vallée dont les roches marneuses se délitent et se fondent pour ainsi dire avec une excessive rapidité sous l’action des eaux, transporte parfois, ainsi que j’ai pu le constater récemment, jusqu’à un vingtième de son volume en débris arrachés à ses bords. Ses eaux chargées de vase sont noires comme de l’encre. Lorsque de grands éboulemens se produisent, les torrens des montagnes peuvent être momentanément changés en avalanches de boue.