Le Littré de la Grand’Côte/3e éd., 1903/Avant-propos

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Chez l’imprimeur juré de l’académie (p. ix-x).

AVANT-PROPOS



Les matériaux de cet ouvrage étaient en grande partie préparés depuis bien des années déjà, mais l’auteur avait à peu près renoncé à les mettre en œuvre. Outre qu’il reculait devant un travail considérable, son esprit était tourné d’un autre côté, et il lui semblait qu’à son âge, et au seuil de l’éternité, il avait autre chose à faire qu’un recueil de mots et de plaisanteries populaires. Il avouera que les instances sans cesse répétées de son aimable éditeur et ami sont venues à bout de ses hésitations. L’auteur, il le confesse volontiers, n’a jamais su résister aux sollicitations affectueuses, et c’est pour cela spécialement qu’il a toujours remercié les dieux de ne pas l’avoir fait naître femme.

Le langage populaire comprend nécessairement beaucoup de mots libres et beaucoup de mois bas. Les proscrire entièrement serait enlever ce qui est la caractéristique de ce langage. Mais on a tâché que les gandoises que cet ouvrage a dû reproduire fussent de celles qui font sourire et non de celles qui font rougir. On a, bien entendu, rejeté les termes obscènes, et s’il en est resté un ou deux que leur intérêt philologique devait faire retenir, on a, comme dans le Dictionnaire du patois lyonnais, donné la signification en latin. Il n’en reste pas moins qu’un recueil de ce genre n’est pas pour être placé sous les yeux des jeunes filles.

Mais si l’auteur avait pu reculer devant la mise au jour de ces humbles gandoises, il avoue que tous ses scrupules auraient été levés par les divers dictionnaires d’argot parisien qu’il a dû lire, et auprès desquels un recueil du langage lyonnais dans ses plus grandes libertés serait un modèle de décence. Oyez la voix discrète d’un de nos bons canuts, contant quelque gognandise honnêtement, de façon naïve, légèrement narquoise (les deux choses peuvent s’allier), à demi-mot. sans y toucher ; écoutez maintenant cet accent ignoble, impudent, qui pue le vice, dans le voyou parisien ; lisez ces mots crapuleux qui, de la première page à la dernière, composent les recueils de MM. Lucien Rigaud, Alfred Delvau, etc. Et comparez les deux états de l’âme populaire !

Un recueil lyonnais eût été bien incomplet s’il n’eût pas renfermé les termes de canuserie. Mais jugez voire ! Il y a cinquante ans par appoint que l’auteur a délaissé « l’art de la soye » ! C’était peut-être un avantage, car cela permet de consigner des termes ou des objets oubliés. Une industrie se modifie tellement en un demi-siècle ! Mais c’était certainement un désavantage, car, outre qu’il se faut défier de défaillances de mémoire assez excusables, un dictionnaire de ce genre doit être, à côté de l’expression du passé, l’expression du présent. À cet égard l’auteur a trouvé une aide bien précieuse dans l’obligeance inépuisable et dans les connaissances techniques d’un de ses bons amis, M. Claudius Prost. Il doit aussi à M. Ernest Pariset des remerciements cordiaux pour ses utiles renseignements.

En parcourant son manuscrit, l’auteur est frappé de voir combien de mots entendus dans son enfance voire combien de choses ont disparu. À publier ce dictionnaire il fallait donc se hâter, car bientôt tout cela ne sera plus même un souvenir, et les mots frapperont vainement l’oreille sans rien lui dire. Ils auront non plus d’intérêt que ceux d’une langue inconnue. Et telle est la pensée qui fait que sous les plaisanteries et les gandoises que peut renfermer ce recueil, il y a, me semble-t-il, quelque chose de mélancolique.


Nyons-les-Baronnies, ce jour de la Chandeleur, 1894.