Le Littré de la Grand’Côte/3e éd., 1903/Fromage

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Chez l’imprimeur juré de l’académie (p. 173-174).
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FROMAGE. — Fromage blanc (voy. claqueret), Fromage mou fait avec du lait de vache.

Fromage fort. C’est un fromage à l’état pâteux, de goût très monté. J’ai teté jusqu’à trois ans de lait qu’était épais comme de fromage fort, me disait un jour un Hercule, à la vogue de la Croix-Rousse. Ce fromage n’étant pas d’usance à la maison je me suis adressé, pour en avoir la recette, à mon excellent ami Claudius Porthos, qu’à cause de se stature, comparable à celle d’Ajax, et de ses muscles puissants, nous avons surnommé « le Rempart de la Croix-Rousse ». Je ne saurais mieux faire que de transcrire sa réponse ; elle est d’un homme congruent en la matière.

« Il y a fromage fort et fromage fort. Celui de la Bresse et du Dauphiné est assez primitif. On prend du fromage de vache, qu’on a fait préalablement sécher entre deux linges sur la braise ; on le met dans un pot de terre, et on le broie en le mouillant avec du bouillon de porreau, plus ou moins assaisonné de beurre frais. On le recroit en ajoutant du fromage et du bouillon. C’est l’enfance de l’art. Voici le vrai fromage fort de la Croix-Rousse :

« On achète une livre ou deux de fromage bleu bien fait ; on enlève la croûte et on le met dans un pot de terre. Il faut vous dire qu’il est important de prendre du fromage gras, dépourvu de vesons, qu’à l’Académie française ils appellent des asticots. Non que l’asticot soit à dédaigner par lui-même, mais comme celui-ci périt nécessairement dans le fromage fort, étouffé par les vapeurs de la fermentation, il devient peu ragoûtant. Ce n’est plus l’asticot aux tons d’ivoire, bien en chair, appétissant, qui gigaude sur l’assiette, et qu’on savoure avec délices, mais une espèce de pelure grisâtre : ce je ne sais quoi qui n’a plus de nom dans aucune langue, dont parle Bossuet. Le fromage bleu est alors arrosé de vin blanc sec et bien pitrogné avec une cuillère de bois. Lorsque la pâte est à point, on râpe du fromage de chèvre bien sec avec une râpoire, et on l’ajoute au levain jusqu’à ce que le pot soit à peu près plein. On continue de mouiller avec le vin blanc. Le fromage fort est fait !

« On le recroit, à mesure que le pot se vide, toujours avec du fromage de chèvre râpé et du vin blanc sec. De temps en temps, lorsqu’on s’aperçoit qu’il devient moins gras, on verse dessus un bol de beurre frais qu’on a fait liquéfier au four. Il ne faut pas que le beurre soit trop chaud.

« Première remarque importante : Ne jamais mouiller le fromage avec du bouillon, ce qui lui donne un goût d’aigre.

« Deuxième remarque importante : Brasser tous les jours le fromage avec une cuillère de bois.

« Un grand pot ainsi préparé et entretenu convenablement dure depuis l’automne jusqu’à l’été.

« Vous le voyez, un pot de fromage fort, bien réussi, vaut seul un long poème. Aussi une ménagère soucieuse n’oublie-t-elle jamais, au printemps, d’en conserver un petit pot pour l’hiver suivant. Elle remplit celui-là aux trois quarts, fait fondre une livre de beurre, et le verse presque froid sur le fromage. Elle descend ensuite le pot à la cave. Cette couche épaisse de beurre fondu est placée là à seule fin d’empêcher l’air extérieur de petafiner le fromage fort. On entretient ainsi le ferment sacré avec une piété jalouse qui rappelle celle des prêtresses de l’antiquité conservant le feu sur l’autel de Vesta. Je connais une famille à Fleurieu-sur-Saône, où le fromage fort est conservé depuis 1744. Lorsqu’une fille se marie, elle reçoit avec la couronne de fleurs d’oranger le pot précieux qu’elle transmet à ses enfants. Si, dans beaucoup de familles, le fromage fort ne remonte pas même à un siècle, il faut l’attribuer aux horreurs de 93, qui firent tout négliger. »

Fromage raffiné. Se dit des fromages du Mont-d’Or, lorsqu’ils sont avancés, bien gras, qu’ils coulent un peu et surtout qu’ils emboconnent fortement.

Fromage de geai. Voy. geai.

Fromage de Marolles. Durant mon enfance entière, chaque soir, toutes les rues de Lyon retentissaient de ce cri proféré sur une mélopée plaintive qui m’attristait : Fromage de Marolles ! D’autres criaient simplement :

\relative c'' {
  \stemUp
  \omit Staff.TimeSignature
  \omit Score.BarLine
  \time 4/4
  b2 a4 b2 a4
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  \bar "|."
}
\addlyrics {
  Ma -- rol’ Ma -- rol’ !
}

Mais quoi ! le fromage lui même a son destin. Vous demanderiez aujourd’hui du fromage de Marolles dans tous les restaurants de Lyon, que nul garçon ne saurait ce que c’est. Je n’en ai jamais mangé et ne sais même lequel des nombreux Marolles était le père de ce produit. Mon ami Porthos me dit que c’est un fromage carré, d’environ dix centimètres de côté ; que l’on en mange encore à la Croix-Rousse, mais moins qu’autrefois, et qu’il est moins bon.

Le fromage de Marolles est toujours en honneur dans le Nord, mais on l’appelle Maroilles (Maroiles, sans mouiller les l, conformément à le prononciation flamande). Maroilles est un village de l’arrondissement d’Avesnes, où se fabrique ce produit de forme carrée et de saveur aiguë.