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Le Littré de la Grand’Côte/3e éd., 1903/Innocents

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Chez l’imprimeur juré de l’académie (p. 199-200).
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INNOCENTS. — Donner les innocents, Donner le fouet. Cette expression que j’ai entendue dans mon enfance, quand ma mère menaçait de me donner les innocents, est tombée en désuétude. C’était une expression parfaitement française, mais déjà devenue archaïque.

Autrefois on donnait les innocents pour punition, non seulement aux enfants mais aux domestiques des deux sexes. C’était un souvenir des corrections de l’esclave. On ne voyait du reste pas à cette punition le caractère indécent et humiliant que nous y attachons. Dans la nouvelle XLV de l’Heptaméron, un mari et sa femme décident de donner les innocents à leur chambrière, pour la punir de sa paresse et c’est le mari qui se charge de ce soin, car la femme confesse qu’ « elle n’a ni le cœur, ni la force pour la battre ». — « Le mari… fit acheter des verges des plus fines qu’il put trouver… et les fit tremper dedans la saumure, » etc. On sait la suite. — Le bon Brantôme raconte que Marguerite de Navarre, voulant tout voir par elle-même dans 84 maison, faisait fouetter ses pages devant elle. « La même raison qui nous faict fouetter un laquay, tumbant en un roy, lui faict ruyner une province, » dit Montaigne. Et Racine :

Un valet manque-t-il à rendre un verre net,
Condamnez-l’à l’amende et s’il le casse au fouet.

Cette tradition se continuait en plein xviiie siècle, et Laurès, dans son Supplément aux Lyonnais dignes de mémoire, raconte de Mme Gena, qui habitait en rue Grenette, que parvenue sur l’âge et « n’ayant pas assez de force pour les corriger (ses servantes), elle appeloit un de ses garçons tourneurs et les faisoit fouetter devant elle ». Encore aujourd’hui, en Angleterre, on punit du fouet les écoliers, même de dix-sept ou dix-huit ans. Ceux-ci n’y voient rien d’humiliant et au contraire, en vrais Spartiates, ils mettent leur orgueil à supporter les coups sans tressaillir, car la punition s’inflige devant les élèves réunis. Tout est affaire d’opinion.

En France, le jour des Innocents, 28 de décembre, l’usage autorisait les jeunes gens à donner les innocents aux jeunes filles (mais non aux femmes, comme le dit à tort le bibliophile Jacob). Elles se débattaient comme de beaux diables. Aujourd’hui cette plaisanterie serait considérée comme « un attentat à la pudeur avec violence » et conduirait son auteur droit en Cour d’assises. Peine : la réclusion ! — Pourtant il n’y a aucune comparaison entre la quantité de crimes et de naissances illégitimes que l’on voit aujourd’hui et le faible criminalité d’alors (ce qui prouve que la liberté des mœurs n’implique pas toujours la corruption). Celle qui les recevait le plus fort se mariait infailliblement l’année suivante, parfois même avec son bourreau.

L’usage du jour des Innocents se perdit au xviie siècle, sous les sévères admonitions du clergé. Pourtant mon père me disait qu’il existait encore à Lyon au milieu du xviiie siècle, mais seulement dans le peuple. En ce temps il y avait, me disait-il, une confrérie dont j’ai oublié le nom et qui accompagnait les enterrements chaque confrère portant un cierge avec une grosse plaque sur laquelle était peinte, sur fond noir, une tête de mort avec deux tibias en sautoir. La veille des Innocents, la fille d’un de ces bons confrères, qui demeurait à Saint-Just, déroba la plaque du cierge de son père et la cacha dans son lit. Au lieu de s’enfermer à triple tour, comme les autres jeunes filles (elles n’y perdaient rien, on les attendait, à la porte) elle laissa l’huis au loquet. Le matin venu, elle plaça la plaque en façon de bouclier et attendit avec résignation l’heure du sacrifice. Le jeune homme entrant à l’aube, et un peu surpris de ne trouver aucune résistance fut tellement saisi en rencontrant une tête de mort à la place de ce à quoi il avait le droit de s’attendre, qu’il s’enfuit épouvanté.