Le Livre d’un père/À Versailles

La bibliothèque libre.







III

À VERSAILLES




Chers petits, qui voulez me suivre
Lorsque je m’embarque à tout vent,
Vous sans qui je ne puis pas vivre
Et que je quitte si souvent !

Après notre adieu triste et tendre,
Lorsque vous rêvez entre vous,
Vous dites, cherchant à comprendre :
« Où va donc le père sans nous ? »

Chers bien-aimés, quand je vous laisse,
Quand je fuis la chère maison,
Ce n’est ni plaisir ni richesse
Que je poursuis à l’horizon.


Nul rêve d’un sort plus prospère,
Rien que l’inflexible devoir,
N’arrache ainsi votre vieux père
À vos baisers de chaque soir.

Sans prendre garde à ma souffrance
Et sans nulle pitié pour moi,
Dans le grand conseil de la France
On m’a mis… je ne sais pourquoi !

Si c’est, mon Dieu ! parce que j’aime
Sa grandeur et sa liberté,
Le poids de cet honneur suprême,
Je l’ai peut-être mérité.

Je n’ai pu combattre pour elle ;
C’est là ce qui valait le mieux.
Hélas I pour venger sa querelle
Je suis infirme et je suis vieux !

Mais chacun lutte à sa manière
Pour la cause qu’il doit servir.
Les lois, je ne sais pas les faire,
Et j’aime mieux leur obéir.

Je sais peut-être comme on darde
En face, à l’ennemi vainqueur,
Un mot qui s’enfonce et qu’il garde
Sans pouvoir l’ôter de son cœur.

La haine, à défaut du génie,
M’arma du trait juste et malin ;

Et je sais que mon ironie
Les irrite encore à Berlin.

Je sais qu’excitant l’espérance,
Lus dans nos plus humbles cantons,
Mes vers ont, au nom de la France,
Fait pleurer les soldats bretons ;

Que, dans nos revers pleins de gloire,
Pour entretenir sa vigueur,
Maint fils du Rhône ou de la Loire
Se les est récités par cœur.

D’autres sont orateurs sublimes ;
J’ai rêvé de moindres emplois.
Pourquoi donc m’ôter à mes rimes ?
Assez de gens feront les lois !

Et cependant, puisqu’on m’invite
À des maux qu’il faut partager,
Oublions tout et partons vite ;
Restons autant que le danger.

C’est pourquoi de ces deux années
Vous eûtes de si faibles parts ;
Pourquoi dans ces tristes journées,
À peine arrivé, je repars.

C’est ainsi que je vous délaisse,
Mes chers petits, mes seuls amours,
Que je passe au loin ma vieillesse,
Sans vous embrasser tous les jours.


Mon esprit s’éteint, mon cœur s’use
Loin de vous et loin du soleil ;
Et, certes, ce n’est pas la Muse
Qui m’ôte ainsi force et sommeil !

De l’arène retentissante
Où j’entends ces fauves clameurs,
La Muse, hélas ! est bien absente…
Ce n’est pas d’elle que je meurs !
 
Je succombe à de vieilles peines,
Aux regrets, aux espoirs trahis ;
Mon sang est sorti de mes veines
Par les blessures du pays.

Je suis las, caduc avant l’âge ;
Dieu seul pourrait me ranimer.
Mon cœur, sans lutter davantage,
N’a plus que la force d’aimer.

Les branches du vieux sycomore
Se brisent de tous les côtés,
Et mes jours, s’il m’en reste encore,
Un par un sont déjà comptés.

Que puis-je, à cette heure dernière,
Contre les destins en courroux ?…
Mais je suis toujours votre père,
Et je veux finir près de vous.

Décembre 1873.