Le Livre d’un père/La Grand’Gerbe

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XXXV

LA GRAND’GERBE



I



Un char passe, lent et superbe,
Le premier char de la moisson ;
La croix sur la plus haute gerbe
Brille en longeant le vert buisson.

Une croix d’épis, des guirlandes,
Bluets, pavots, ruban doré…
Les moissonneurs, joyeuses bandes,
Marchent autour du char sacré.

Des fleurs entourent les faucilles.
Des fleurs couronnent les enfants.
Vaillants garçons, robustes filles,
Entrent dans la cour, triomphants.


Les fifres et la cornemuse
Sonnent sur l’herbe, à qui mieux mieux,
Les airs de la rustique muse
Qui faisaient bondir les aïeux.

Déjà tournent les folles rondes,
Filles, garçons, entremêlés ;
Hors des coiffes les tresses blondes
S’échappent sur les cous hâlés.

À voir comme chacun se dresse,
Saute et rit de mille façons,
À voir la fougueuse allégresse
De ces danses, de ces chansons,

Dirait-on qu’au loin dans la plaine,
Ils ont, courbés sous un ciel lourd,
Altérés, suant, hors d’haleine,
Manié la faux tout le jour ?

Car, mes fils, il faut qu’on travaille
Rudement pour cueillir ces grains !
La moisson, plus que la semaille,
Veut l’effort des bras et des reins.

La terre, chaude comme braise,
Brûle les pieds. Le noir grillon
Se tait, se cache et dort à l’aise
Dans les crevasses du sillon.

Et plus les récoltes sont belles,
Moins le faucheur a de sommeil,

Coupant et liant ses javelles
Sous les morsures du soleil.

Mais voyez aussi quelle joie
Lorsque, aux douces fraîcheurs du soir,
Les taureaux et le char qui ploie
Portent la grand’gerbe au manoir !


II


Enfants, je conduis la charrue
Sur un sol dur, sous un ciel froid,
Pour que la moisson reste accrue,
La moisson d’un domaine étroit.

Je tâche, au sillon que je creuse,
De semer encor vaillamment
Une récolte généreuse
De grain choisi, de pur froment.

Ainsi, durant l’automne sombre,
Tout père jusqu’au dernier jour,
À travers des peines sans nombre,
Poursuit l’œuvre de son labour,

Afin qu’en la saison prochaine,
Les bras d’un jeune moissonneur,
Sur la vieille table de chêne
Déposent la gerbe d’honneur.


Pour que l’enfant se réjouisse
De la richesse des moissons,
Que le vieux logis retentisse
Et qu’on danse aux vieilles chansons !

Mais une loi reste, éternelle,
Dont nul bonheur ne nous défend ;
Pour finir l’œuvre paternelle
Il faut le travail de l’enfant.

Sur le sol creusé par le père
Avec tant d’effort et d’amour,
Quand le grain mûrit et prospère,
Le fils doit suer à son tour.

L’été mène un jeune cortège
Moissonner, au champ du vieillard,
Ce qui fut semé sous la neige
Et labouré dans le brouillard.

Sous un lourd soleil, à votre heure,
Dans ce champ, mes fils, vous viendrez ;
Mais votre part est la meilleure :
Je sème, et vous récolterez.

Je fais une tâche incertaine,
Par un temps gris, humide, obscur :
Quand vous descendrez dans la plaine,
Le ciel sera clair, le blé mûr.

Je marche les pieds dans la boue,
Morne, inquiet, silencieux ;

Un âpre vent fouette ma joue
Et la neige de mes cheveux.

Mais sur la terre où je me couche
Des moissonneurs se lèveront,
Un joyeux cantique à la bouche,
La gerbe en main, des rieurs au front.


Juillet 1870.