Le Livre d’un père/La Sœur cadette

La bibliothèque libre.







XLVI

LA SŒUR CADETTE




Il faut nous aimer encor mieux,
Chère petite abandonnée !…
Pour faire au loin d’autres heureux,
Elle s’en va, la sœur aînée.

On la chérit, je le sais bien,
Là-bas dans sa maison nouvelle ;
Mais c’était mon ange et le tien ;
Que ferons-nous tous deux sans elle ?

Tu viendras t’asseoir plus souvent
Près du fauteuil héréditaire
Où j’écrivais auparavant,
Où je rêve, hélas ! sans rien faire.


Ce joyeux bonjour d’autrefois,
À mon cœur pressé de l’entendre,
Chaque matin ta douce voix
Saura le dire encor plus tendre.

Je puis encor me reposer
Sur la Muse active et discrète
Qui fait, sans y perdre un baiser,
Le ménage de ma chambrette ;

Qui rend aux rayons, au tiroir,
Papiers, brochures entamées,
Et me dicte, sans le savoir,
Toutes mes meilleures pensées.

On nous a pris ta grande sœur !
Mais déjà tu sais, ma chérie,
Près du père et près du rêveur,
Être, à la fois, Marthe et Marie.

Jadis dans vos soins partagés,
Dans l’utile emploi de chaque heure
Souriante et les doigts légers,
Tu prenais la part la meilleure :

Les crayons, les airs de Mozart,
Les livres qu’on peut lire ensemble,
Les beaux fruits rangés avec art,
Les fleurs… tout ce qui te ressemble.

Sans y laisser ta bonne humeur,
Tu savais de ta fine plume,

Rendre lisible à l’imprimeur
Le brouillon d’un futur volume.

Déchiffrer mes vers d’un œil sûr
Et copier jusqu’à ma prose,
C’était ton métier le plus dur…
A présent, c’est bien autre chose !

Il ne suffit pas de charmer ;
Il faut, en bonne ménagère,
Prévoir, compter, ouvrir, fermer,
Être lieutenant de la mère ;

Contenter de mille façons,
Sans que nul ne geigne, ou ne grogne,
Un vieux père et trois grands garçons…
Ce n’est pas petite besogne !

Et tu la fais d’un ton si doux,
Avec une bonté si pleine,
Que le cœur seul souffre chez nous
De l’absence de notre Hélène.

Et c’est toi le plus longuement
Qui, parmi tes grandes affaires,
Viens écouter, esprit charmant,
Mes radotages littéraires.

Où trouverai-je une douceur
Après ce jour que j’appréhende,
Lorsque Adda, la petite sœur,
Nous manquera comme la grande ?


Et vous savez, mon Dieu, pourtant,
Si je le veux, si je l’appelle
Ce cruel, cet heureux instant,
Ce cœur qui sera digne d’elle !

Dût-elle habiter loin de nous,
Vous lui réservez, je l’espère,
Comme à sa sœur, un brave époux,
Un fils pour moi, pour tous un frère.

Et vous me permettrez, Seigneur,
Ayant uni ce couple tendre,
De voir, quelques jours, son bonheur ;
Mais après… vous pouvez me prendre.


1878