Le Livre d’un père/Les Vaches

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XXXIX

LES VACHES


I


Le ciel est bleu, l’air frais, léger et diaphane.
Entendez rire au loin la folle caravane !…
Le plateau verdoyant doré par le soleil
S’égaye aux cris joyeux d’un groupe au front vermeil.
Sans donner un regard aux horizons superbes,
Ils marchent à grand bruit parmi les hautes herbes ;
Dans la bruyère en fleurs ils trébuchent gaiement.
La ronce et les genêts, plus serrés par moment,
Prennent dans leurs réseaux les petits de la bande,
Tandis qu’un son connu là-bas nous affriande.
C’est derrière le Puech[1] qu’il faut franchir encor,

Où le gazon jauni scintille en touffes d’or,
C’est le parc où, sonnant le goûter, vive et claire,
La cloche tinte au cou des vaches qu’on va traire.

Tant pis pour qui s’égare ou demeure en retard !
L’espoir du bon lait chaud ramène le traînard ;
La troupe se rassemble, et d’un pas plus alerte
Abrège le circuit de la colline verte.
Ma voix qui les pressait, et qu’on n’écoutait pas,
Doit ici les calmer et ralentir leurs pas.
Il faut que la sueur sèche un peu sous ces blouses.
On va plus sagement sur de fines pelouses,
Et s’arrêtant aux fleurs qui croissent par milliers,
On se dit leurs vertus et leurs noms familiers.

La flore des hauts lieux dans sa splendeur s’étale :
Sur l’humble serpolet rougit la digitale ;
Le genièvre a semé ses grains noirs sur le thym.
Chacun, pour son herbier, fait là quelque butin.
Voici — dans ses fleurs d’or — longue tige penchée,
La grande gentiane en juillet desséchée.
Passons, et sans goûter à ce flot froid et noir,
Sous le toit du chalet, au bord de l’abreuvoir.
Nous verrons au retour, sous ce bouquet de hêtres,
Ce réduit abondant et ses trésors champêtres :
La cave où, pour l’hiver, jaunit, comme un fruit mûr,
Le fromage encor frais rangé contre le mur.
Évitons, mes enfants, cette place plus basse
Où dans un sol mouvant l’eau se cache et s’amasse.
Suivons l’étroit sentier loin des joncs. Voyez-vous
Poindre ce brin d’azur dans l’herbe à vos genoux ?
C’est la petite fleur pour qui j’ai fait des lieues.

Qu’en voilà, tout à coup, de gentianes bleues !
Cueillons vite et marchons, mes amis, s’il vous plait,
Dans sa douce chaleur savourer ce bon lait.

Voici, voici le parc ! Cent belles vaches brunes
Éparses au soleil sur le pré vert : les unes
S’étendent pour dormir ; d’autres, le nez au vent,
Debout, l’œil grand ouvert, ruminent en rêvant.
Du côté du soleil un mur de hautes claies
Abrite sous l’osier le pâtre aux larges braies ;
Assis sur l’escabeau qui pendait à ses flancs,
Il presse entre ses doigts les pis fauves ou blancs.
Les veaux, la tête basse et clos à part des mères,
Attendent. Le vacher entr’ouvre les barrières,
Chacun, libre à son tour, saisit avidement
L’ample sein qui pour lui se gonfle en un moment.
À peine il a goûté la mamelle remplie,
Qu’aux cuisses de la vache un nœud adroit le lie.
Le maître est là, tout prêt ; usant d’un droit cruel,
Il détourne la mère avec un peu de sel.
Bientôt le vase est plein et l’écume déborde.
Le veau reprend sa place, affranchi de sa corde,
Et dans la tonne immense on court vider le seau ;
Et — trois ainsi faisant — le lait coule en ruisseau.
Tout à l’heure il faudra deux de ces fils des Gaules,
Une barre de frêne et leurs fortes épaules,
Pour porter au buron, où l’attend le pressoir,
Cette cuve de lait qui se comble en un soir.

Mais voici les enfants ! et la bande altérée
Vole avec de grands cris à la douce curée.
Dans le groupe joyeux le pâtre est prisonnier.

On tire avec ardeur les tasses du panier ;
Autour du seau fumant on se presse, on se pousse ;
Plus d’un visage en sort tout barbouillé de mousse ;
Et, la première soif s’étant calmée enfin,
On vide la sacoche et l’on songe à la faim.
On plonge de nouveau l’écuelle dans les gerles,
Et sur ces doigts brunis roulent de blanches perles.
Assis en rond, couchés sur l’herbe et les habits,
Dans la crème écumante ils trempent leur pain bis.
Qu’ils sont vifs et bruyants, qu’ils sont heureux de vivre
Il semble que ce lait, ce lait pur les enivre.
Et moi, dans leur nectar, je plonge avec gaieté
Mon menton grisonnant par l’écume argenté.
Puis, pour tirer profit de l’heure, hélas ! trop brève,
Je les laisse à leurs jeux et je vais à mon rêve.

Contre un hêtre battu des vents de toute part,
Sur le tertre isolé je m’assieds à l’écart ;
Et l’immense horizon des montagnes Arvernes
Déroule autour de moi ses plans larges et ternes
Au nord l’âpre Cantal, dont les flancs assombris
Sous le plus chaud soleil restent mornes et gris.
Un peu de neige encore, au bout des cimes pâles,
S’éclaire aux feux du soir du rose des opales.
Des lambeaux de forêts, en sinueux replis,
Roulent au pied des monts dans l’ombre ensevelis.
Des collines d’azur, des bois, de longues plaines
Ondulent au midi comme des mers lointaines.
Dans l’herbe, à quelques pas, chevreaux à l’abreuvoir.
Mes bruyants compagnons s’agitent sans me voir,
Heureux de folâtrer seuls, sans trêve et sans guide.
Plus bas rumine et dort le grand troupeau placide.

À peine, d’un son bref, la clochette à leurs cous.
Depuis que j’y prends garde, a tinté quelques coups ;
Tant le repos est fort des vaches maternelles,
Tandis que nous puisons à leurs saintes mamelles !
Mais le soleil s’abaisse ; un reflet incertain
Dore et rougit leur peau de bronze florentin.
Je les vois dans la pourpre et le calme des reines :
Ce calme, au loin s’étend sur les cimes sereines ;
Et l’auguste nature, en paix de tout côté,
Travaille avec douceur à sa fécondité.

Alors, devant mon Dieu je m’incline et j’adore ;
Cette paix s’insinue en moi par chaque pore,
Et mon cœur, aspirant ce souffle des déserts,
Palpite à l’unisson du tranquille univers.
Rien n’en trahit l’ardeur et la secrète flamme,
Et le même travail s’accomplit dans mon âme,
Qui, des sucs de la terre et des rayons du ciel,
Dans la vache et la fleur fait le lait et le miel,
Je bois à ces torrents de vie universelle,
Et sous les doigts de Dieu mon poème ruisselle.


II


Sublimes réservoirs de toute pureté,
Sommets par où le ciel communique à la terre,
Où la fraîcheur survit aux flammes de l’été,
Où dans toutes ses soifs l’homme se désaltère !


La neige sur vos fronts dort ses chastes sommeils ;
Là filtrent l’humble source et le superbe fleuve ;
Vos flancs versent le lait au troupeau qui m’abreuve ;
Le vin fume à vos pieds sur les coteaux vermeils.

J’ai salué jadis vos forêts protectrices,
Vos chênes éloquents instruits de l’avenir,
Voici mes fils ! je viens avec eux pour bénir
Vos prés, l’herbe féconde et nos saintes nourrices.

Et vous, goûtez ce sel et ces fleurs dans nos mains,
Vaches à vos bergers douces comme des mères !
O vous qui, sans combat, versâtes les premières
L’aliment pacifique aux farouches humains !

J’aime à vous voir ainsi rêver, fortes et lentes,
Tandis que s’accomplit dans la nuit de vos flancs
Le mystère sacré qui de ces vertes plantes
Distillera pour nous ces flots tièdes et blancs.

Dans un puissant repos vous êtes là, couchées,
Comme ces larges monts au musculeux poitrail,
Durant qu’ils font germer dans leur profond travail
Les herbes, les métaux et les sources cachées.

Des flammes du couchant vos fronts luisent comme eux,
Et, tandis que rougit à vos pieds la bruyère,
Qu’une fine vapeur court sur vos reins fumeux,
Vous aussi semblez boire à longs traits la lumière.

Respirez-vous, de plus, un vague esprit dans l’air ?
Entendez-vous des voix qu’ignore^ la montagne ?

Voyez-vous des lueurs qu’un désir accompagne
Dans la nuit de vos sens passer comme un éclair ?

Vous sentez-vous ainsi plus proches sœurs des hommes ?
À ces vieux nourrissons gardez-vous quelque amour ?
Rêvez-vous comme nous, orgueilleux que nous sommes,
D’un rang plus haut dans l’être et d’un meilleur séjour ?

Depuis ces milliers d’ans que le fils de la femme
Boit à votre mamelle et dort à vos côtés,
N’avez-vous pas reçu, nourrices des cités,
Pour prix de votre lait, quelque part de notre âme ?

Où manquent les taureaux manque le pur froment,
Où tarit votre lait les nations tarissent…
Qu’à ces doux serviteurs le maître soit clément ;
Qu’à la voix du berger les troupeaux obéissent.

Votre race à la nôtre a frayé son chemin.
Habitant nos maisons, nos tentes, nos cavernes,
Du vieil Himalaya jusqu’à ces monts Arvernes,
Vous avez pas à pas guidé le genre humain.

Autour de ces volcans qui s’éteignaient à peine,
Les vaches et le pâtre ont dormi dès ce jour ;
Et, s’ouvrant tout entière aux œuvres du labour,
La sainte Gaule a vu grandir la race humaine.

Mais l’homme et le troupeau restent plus vigoureux,
Nourris sur l’âpre sol de ces monts basaltiques ;
Tout vient s’y rajeunir, et des enfants nombreux
Portent au loin le sang des vieux taureaux celtiques.


Et vous, sur ces hauts lieux, vous campez jour et nuit,
Mères ! et vous gardez ce sang pur de mélange,
Et sous vos fronts pensifs un rêve se poursuit,
Rêve obscur commencé près des sources du Gange.

Nos hivers ont en vain neigé sur vos flancs roux ;
Fécondes à jamais, calmes, intarissables,
À l’ombre du palmier, du cèdre ou de l’érable,
Vous livrez aux humains votre lait, sans courroux

Dociles à l’enfant comme au bouvier rigide,
Sans offenser sa main, vous y mangez le sel.
Mieux qu’un long frêne armé de l’aiguillon cruel
Vers le champ du labour son frêle osier vous guide :

Car l’homme, ingrat et dur, à vos fronts résignés,
Impose un joug barbare et de lourdes misères ;
Vous aussi vous creusez votre sillon, ô mères !
Près des bœufs haletants et de sueur baignés.

Vous que l’antique Asie entourait de son culte,
Qui dormiez au désert près de ses doux penseurs,
Ces Brahmes pleins d’amour qui préservaient d’insulte
Tout arbre comme un frère, et vous comme des sœurs !

Vous fûtes des vieux rois l’orgueil et l’opulence ;
Nous vivons tous, encor, de vos bienfaits obscurs,
Des trésors de vos flancs répandus en silence ;
Le sage honore en vous la source des biens purs.

Tandis que notre sang se corrompt dans les villes,
Que nous changeons de soifs, d’ivresse et de douleurs,

Votre lait et ce miel, issus des mêmes fleurs,
Ont gardé leurs vertus sur ces gazons tranquilles.

Elle apparaît ton œuvre, ô Nature, en tout lieu !
Dans mon cœur altéré des choses éternelles,
La paix et la douceur coulent de tes mamelles,
Et, par de frais sentiers, tu me conduis vers Dieu :

Vers lui dont j’entrevois partout la Providence,
Vers lui qu’à travers tout j’adore en ces déserts…
Et j’entoure en son nom, de l’encens de mes vers,
La vache aux larges flancs, mère de l’abondance.

Egayé du son clair de ce cuivre argentin,
Baigné des feux vermeils du couchant qui s’allume,
La saine odeur du lait, de la sauge et du thym
A ma lèvre irritée ôte son amertume.

Autour de ces troupeaux calmes comme ces bois,
Mon âme se repose, et j’y respire à l’aise ;
Et, tandis que mon sang s’enrichit et s’apaise,
L’infini de mon cœur déborde avec ma voix ;

Et j’oublie un moment l’heure sombre où nous sommes,
Et, peut-être, au milieu de ces fraîches senteurs,
Ma pensée à longs flots coule de ces hauteurs,
Plus pure devant Dieu, plus douce pour les hommes.


Septembre 1866.
  1. Puech, mot celtique resté usuel en Auvergne pour désigner une montagne, une hauteur de forme conique ; de là le mot de Puy : le Puy de Dôme, le Puy en Velay.