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Le Livre de Goha le Simple/21

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XXI

l’aube d’un sentiment


Au lieu de courir à la fontaine, Goha resta au lit, les jambes allongées, les bras pendants. Forcées par le soleil qui inondait la chambre, ses paupières s’étaient ouvertes, et la lassitude que lui laissait son sommeil écourté, prolongeait sous une forme adoucie sa fatigue de la veille, prolongeait aussi sa nuit d’amour, le rendant incapable de se replier sur lui-même et de se souvenir.

Hawa vint l’avertir qu’il était temps de se lever, car il devait, aussitôt après ses ablutions et sa prière du matin, charger son âne et recevoir les ordres de son père. La négresse était joyeuse. Goha allait gagner sa vie, l’avenir était assuré. C’était d’ailleurs sur les instances de Hawa que Hadj Mahmoud avait consenti à prêter à son fils, comme fonds de commerce, dix sacs de fèves et un vieil âne pour les porter.

— Tu n’auras pas beaucoup à faire, dit-il à Goha, au moment où celui-ci vint prendre ses instructions. J’ai eu la preuve que le métier de restaurateur ambulant est trop compliqué pour toi et je t’en ai choisi un beaucoup plus simple. Mène ta bête où tu veux et à qui te demandera un kadah tu donneras un kadah, à qui te demandera un demi-kadah, tu donneras un demi-kadah. Surtout ne te fais pas voler dans la mesure !

— J’ai compris, dit Goha et il sortit.

La rue était déjà très animée. Goha qui détestait les encombrements s’écarta des quartiers populeux. Il choisit les chemins les plus déserts, s’imposant dans le but d’être seul des détours considérables. Il longeait le Khalig. Cet affluent du Nil qui traverse El-Kaïra du sud-ouest au nord-est était bordé d’habitations, riches pour la plupart. Les maisons surplombaient la rivière et s’y reflétaient en dessins nets. Rien de moins régulier que ces deux rives. On y voyait de larges vérandhas sur pilotis, des turbés, d’étroits escaliers de pierre dont les dernières marches s’enfonçaient dans l’eau et où, aux heures liturgiques, des hommes venaient se laver. Entre deux bâtisses, débordant les murs, les branches touffues d’un gommier rouge s’épanouissaient tandis qu’au loin de minces palmes pendaient au sommet d’une stippe grise.

Goha ne criait pas sa marchandise. Il s’éloignait de la ville au plus vite. Par le licol, il traînait l’âne et les rares passants s’étonnaient se rencontrer un marchand sur une voie si peu commerciale. Devant lui se déployaient les arcades d’un aqueduc. Arrivé à Masr-Atika, il traversa le Khalig sur une passerelle de bois et prit la direction de Boulaq. Il longea le Nil où glissaient lentement des barques à voiles avec des cargaisons de poterie. De loin en loin, un dattier. Un corbeau tournoyait au ciel en croassant. Il s’infléchit vers la route et se posa sur le tronc couché d’un acacia. Goha prit une pierre, le visa. L’oiseau, atteint au flanc, tomba avec des cris. Goha le saisit par les pattes, vérifia sa blessure qui saignait à peine et poursuivit son chemin.

Le soleil surplombait la campagne. Goha marchait près de son âne et tenait en main le corbeau blessé. Il voyait devant lui, à dix minutes de marche, un village rose et blanc comme un entassements de petits cubes inégaux. Tout autour, des touffes de palmiers gris mettaient sur le sol des taches d’ombres, grandes comme la main. Sur la berge, deux figuiers de banians étendaient leurs branches recourbées dont l’extrémité trempait dans le fleuve. Goha qui avait soif songeait que dans ce village il trouverait de l’eau pour se désaltérer. Il pressa le pas. À mesure qu’il approchait, il pressentait des coins ombragés. Il fut bientôt sous les énormes figuiers et s’épongea le front. À sa droite, sur le pas d’une cabane badigeonnée à la chaux, trois femmes le regardaient en riant. Elles étaient debout, adossées à la porte, et se tenaient par la main. Une tunique de voile bleu, deux tuniques de voile rouge. Elles avaient des yeux vifs et des dents blanches. Leurs seins durs pointaient sous l’étoffe, leurs petits pieds nus se serraient l’un contre l’autre. L’une d’elles fit un geste.

— C’est pour nous, cria-t-elle, c’est pour nous le corbeau ?

Les trois femmes riaient. Goha s’avança vers elles en riant aussi et sachant l’usage qu’elles feraient de l’oiseau :

— Le sang n’a pas coulé, dit-il, vous pourrez toutes les trois vous laver le pubis.

— Alors tu nous le donnes ?

— Prends-le. Mais le duvet te poussera quand même !

La fellaha vêtue de bleu lui prit le corbeau des mains. Goha la pria de lui donner à boire. Elle entra dans la cabane, revint et lui tendit une gargoulette égueulée, toute humide, et des gouttes d’eau fraîche lui tombèrent sur les pieds.

Quand Goha fut de nouveau sur la route, sous le soleil brûlant, il regretta l’îlot de verdure qu’il laissait derrière lui. Ses vêtements collaient à sa peau, il ressentait à ses paupières une douleur cuisante.

À mesure que s’accentuait ce malaise, il perdait sa tranquillité morale. Il se rappela avec effroi les devoirs de sa charge, les recommandations sévères de Mahmoud. Brusquement en arrêt, il cria :

— Des fèves ! des fèves !

Une fois, deux fois, il répéta son cri. L’âne trottait devant lui ; il reprit sa marche. La route qui se déroulait à travers champs était absolument déserte. Goha ne s’en souciait pas. Sa pensée était ailleurs.

— Des fèves ! Personne ne veut des fèves ?… Qui veut des fèves ? Voilà des fèves… Qui veut des fèves ? Je vends des fèves…

Goha chantait d’une voix grave ; la fatigue de ses muscles s’était assourdie aux sons de cette musique qu’il tirait de son âme. Mais il cherchait encore, instinctivement, une cadence plus parfaite sur laquelle rythmer ses pas et ordonner ses gestes :

— Je vends des fèves !… Qui veut des fèves ?… Voilà des fèves…

Et Goha croyait qu’il était en marche pour toujours sur une route infinie ! C’est avec tout le poids de cette confiance qu’il vint buter contre un buisson de palmiers nains mêlés à des cactus. Étonné, il regarda son âne qui lui-même interrogeait son maître. Le voyant hésiter, l’animal, d’un coup de reins, s’allégea de sa charge et de son bât et se roula dans la poussière.

— Comme tu voudras, dit Goha en s’asseyant à l’ombre d’un cactus, et il considéra son âne avec curiosité.

Il le possédait… Il pouvait le battre et même le tuer. Cet animal lui devait obéissance et respect… Cependant lui-même que de fois dans sa vie on l’avait traité d’âne. Cette confraternité que différenciait une légère hiérarchie l’intrigua. Et aussitôt tout ce qu’il devait de protection à cet inférieur de sa race lui apparut. Il le flatta de la main et, pour exprimer son sentiment total, sa sollicitude en même temps que sa supériorité, il lui dit d’une voix émue :

— Toi, tu es un petit Goha…

À ce moment un jeune fellah qui passait introduisit sa main dans l’un des sacs et en retira une fève.

— Laisse-moi la peser, dit Goha.

L’enfant partit d’un éclat de rire qui mit le vendeur dans une colère folle.

— Quoi, dit-il, tu emportes ma fève sans la payer ? Rends-la-moi !

Il se leva pour poursuivre le malfaiteur qui s’enfuit à toutes jambes. « Escroc ! bandit ! » criait-il, mais après une course de cinq minutes il s’arrêta et s’assit à terre afin de reprendre son souffle. Puis il revint lentement à son buisson. Il en fit le tour, regarda de tous les côtés, mais en vain chercha t-il ses légumes et son âne : le tout avait disparu.

Avec consternation, il songea à ce qu’il devait faire. À perte de vue la route était déserte. Mais devant lui un mur très haut se dressait qui lui inspira une idée : de mauvais plaisants avaient peut-être tiré l’âne derrière le mur.

Il escalada le mur. Des centaines de citronniers, d’orangers, de mandariniers embaumaient l’atmosphère. Des roses à profusion bordaient des allées régulières que suivaient à pas comptés des paons et des ibis roses. Des jets d’eau s’effritaient dans des vasques, des oiseaux chantaient dans les branches. Goha se dit que si son âne s’était égaré parmi les massifs de verdure, il lui serait difficile de le découvrir. Il prit cependant une allée, au hasard, ébloui par ce décor fastueux. Soudain, il s’arrêta. Des voix lui parvenaient distinctes.

— Maintenant mets-toi debout et dénoue tes nattes.

Un instant, Goha hésita. Entre le feuillage rayonnait une nappe phosphorescente. Il s’en approcha et vit un immense bassin de porphyre, encadré de figuiers de banian et de plantes en broussailles. Dans l’eau, une fillette nue se baignait. Un homme grisonnant, au visage dur, vêtu d’une robe somptueuse, était étendu sur un tapis et parlait :

— N’entends-tu pas un bruit ?

— Non, mon seigneur…

— Tant mieux. J’ai cru que quelqu’un osait s’aventurer par ici.

Goha, s’il avait compris, se serait esquivé, mais, tout à l’idée de retrouver sa monture, il se rapprocha encore. Le seigneur parlait amoureusement :

— Allah ! tu es la plus belle de mes femmes, la plus belle fille de l’Islam !

Sans répondre, elle ramenait sur son corps, l’eau pure qu’elle soulevait dans ses mains rapprochées. Lui, enthousiasmé, s’écria :

— Tu as fait un geste et j’ai vu le monde entier !…

— Tu as vu mon âne ? s’écria Goha en s’élançant vers lui.

La fillette, surprise nue, poussa un cri de détresse et se plongea dans l’eau du basin jusqu’au menton pour cacher le plus possible d’elle-même. Quant au Mamelouk, il était devenu livide de colère.

— Ton âne ? gronda-t-il, ton âne ?…

Il empoigna Goha et le cingla de sa cravache.

— Que faisais-tu chez moi ?

— Je cherchais mon âne.

— Ton âne, misérable menteur, ton âne dans mon jardin ?

Il leva son cimeterre, donna un coup de plat sur le dos de l’intrus et le saisissant par la touffe de cheveux qu’il avait au milieu du crâne s’apprêtait à lui trancher la gorge.

— Comment t’appelles-tu ? Qui es-tu ?

— Je suis Goha…

Comme par l’effet d’un enchantement le visage du seigneur s’éclaira, son bras retomba et, d’une voix rude mais sympathique, il dit :

— Tu es Goha ?

Revenu de son épouvante, Goha se plaqua la main sur la poitrine.

— Où est Goha ? cria-t-il, où est Goha ? Le voici !

Le mamelouk l’interrompit en riant :

— Ha ! Ha ! c’est bien toi. Il court beaucoup d’histoires sur ton compte. Ce serait dommage de te tuer.

— Tu voulais me tuer ?

— Oui.

Goha s’écarta timidement de cet homme qui disposait de sa vie avec tant d’assurance. Mais repris par le souci de sa perte, il balbutia :

— Tu ne veux pas me dire où est mon âne ?

Il lui fut alors permis d’expliquer sa mésaventure. Le mamelouk mit aussitôt des cavaliers aux trousses des maraudeurs. Moins d’une heure après ils revinrent, rapportant l’animal dérobé. Toutefois, les sacs de fèves avaient échappé à toutes les recherches.

— Ça ne fait rien, dit le mamelouk, Goha est mon ami, donnez-lui, à la place de ses fèves, les deux plus beaux moutons de mon troupeau.

Se retournant vers Goha :

— Égorge-les en mon nom, dit-il, et, lui touchant l’épaule du bout de sa cravache, il le congédia.

Avec son âne et ses deux moutons, Goha se trouva sur la route. Elle serpentait blanche, étroite, resserrée entre les champs couvert d’herbes sèches. Les yeux fixés devant lui, sans se soucier de savoir si sa phrase avait un sens maintenant que sa marchandise était dérobée, Goha chanta de sa voix grave :

— Je vends des fèves… Qui veut des fèves ?… Voilà des fèves…

Et tandis qu’il chantait, il revoyait la fillette surprise dans la piscine de marbre, puis il revoyait les trois fellahas vêtues de rouge et de bleu devant la porte de la cabane claire que l’ombre des figuiers avait gagnée en partie. Mais ces visions ne le contentaient pas, elles lui semblaient accessoires, elles le conduisaient vers un souvenir obscur où quelque chose l’attendait.

— Je vends des fèves…

Une dahabieh lente glissait devant les arbres immobiles de la berge. Des laboureurs manœuvraient un chadouf et, les pieds trempés dans le fleuve, des buffles promenaient autour d’eux un regard stupéfait. Goha longeait le Nil d’un pas lourd. Comme une image immobile projetée sur un écran et sur laquelle passent, sans l’effacer, rapides, nombreuses, d’autres images plus proches, plus colorées, il voyait au fond de lui-même un visage pâle aux cheveux noirs, ébouriffés. Ce visage l’obsédait, car il ne parvenait pas à lui donner un nom, à le situer dans une des rencontres de sa vie. Soudain, il eut la certitude qu’il allait le reconnaître, mais de nouveau des fantômes rouges et bleus envahirent son cerveau. Ce n’étaient plus les trois fellahas, c’était une foule de fellahas joyeuses qui venaient rire à ses oreilles et lui faire toutes sortes d’agaceries. Il voulut les écarter du bras, elles s’accrochèrent à lui. Puis elles disparurent.

Elles laissèrent Goha dans un état d’extrême agitation. Son impatience d’apprendre ce qu’il était sur le point d’apprendre confinait au désespoir. Il soufflait bruyamment, allongeait le pas. Dans le tumulte grandissant de son être, il saisit un nom, un cri : cheika ! cheika ! mais ce nom n’évoquait pas en lui la statue, il réveillait un morceau de tendresses accumulées, de souvenirs sans images et très doux… Cheika ! C’était toute sa puissance d’aimer qui trouvait son expression dans ce mot.

Il traversa une palmeraie dont les arbres, pour la plupart, étaient chargés de régimes pesants. Rare parmi les dattiers femelles se dressait le dattier mâle. Vingt, trente, quarante épouses entouraient ce maître, inclinées un peu du poids de leur maternité.

— Qui veut des fèves ?… Qui veut des fèves ?…

Tandis qu’il cheminait Goha chantait encore. C’était par petites bribes, avec fatigue. Le visage pâle aux cheveux noirs se précisait en lui. Goha vit une terrasse blanche, une femme étendue et une forme qui était lui. Au-dessus du groupe le visage aux cheveux noirs parlait, souriait et il devait ressembler à celui de la femme couchée dont les traits étaient confus. Goha dit : « C’est la cheika… » Mais il eut l’impression que ce n’était pas cela tout à fait, qu’il venait de commettre une confusion comme on en commet en rêve. Sa vision lui semblait d’ailleurs aussi loin de sa vie réelle qu’un rêve… et il ne chanta plus.

Devant ses yeux des milliers de cercles tournaient dans l’espace. Il sentit que son cœur était lourd. Le spectacle du dehors pesait en lui comme une pierre. Goha ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Il éprouvait de la méfiance pour cette mystérieuse sensation.

Soudain, il buta contre un arbre.

Ce fut un réveil, mais un réveil maussade. Il chercha son âne et s’aperçut qu’il était à cent pas en arrière. L’effort qu’il devait accomplir pour aller le chercher épouvanta sa lassitude. Et il pleura.

Il essuya ses paupières, avec le souci visible de dérober sa peine à la bête qui le suivait. De sa tristesse, il lui restait un immense besoin d’être tendre. Il posa le bras sur le cou de son âne et lui tint dans la main une de ses longues oreilles. Il aurait voulu parler à cet être vivant, à ce frère subalterne destiné à partager son existence. Mais Goha ne parlait aux bêtes qu’avec prudence : il craignait de ne pas leur paraître assez clairvoyant pour un homme. Ne trouvant rien à dire, il répéta la phrase du matin :

— Toi, tu es un petit Goha.

L’animal pressait le pas : car malgré les manifestations d’amitié qu’il lui témoignait, son maître avait oublié de lui donner à boire et à manger. Les deux moutons galopaient en avant. C’est dans cet équipage que le fils de Mahmoud traversa la ville. Son âne et lui marchaient côte à côte ; parfois leurs prunelles, également vagues, se rencontraient et l’on sentait qu’un grand mouvement de l’être jetait l’une contre l’autre ces créatures simples.

Arrivé devant sa maison, Goha eut toutes les peines du monde à réunir son troupeau. Il dut tout d’abord courir après les moutons qui s’en allaient vers le désert. Les ayant ramenés, il s’aperçut que son âne qui l’avait suivi à l’aller ne l’avait pas suivi au retour. Il avait été retenu par quelques brins d’herbe sèche. Ne voulant pas lâcher les moutons, il les traîna chacun d’une main, mais parvenu jusqu’à l’âne il ne se trouva plus de main libre pour le saisir par le licol. Néanmoins, à force de cris, de manœuvres, de coups de bâton, il parvint à discipliner ses bêtes et à les introduire dans la cour. Hawa, Zeinab, Mahmoud accoururent pour connaître le résultat de cette première journée et ne dissimulèrent pas leur étonnement lorsqu’ils s’en rendirent compte. Goha, longuement interrogé, fit de ses aventures un récit qui ne contenta aucun membre de sa famille, et Mahmoud passa la soirée à se demander par quel malin stratagème son fils étant sorti avec des fèves possédait au retour deux superbes moutons.