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Le Livre de Goha le Simple/23

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XXIII

la cheika en robe jaune


Les passants qui reconnaissaient Goha se disaient qu’il était plus distrait que de coutume. Il tenait son âne par la queue et le suivait docilement. Arrivé à un carrefour, sans raison, l’âne s’arrêta et Goha s’arrêta. Ils étaient là depuis quelques minutes, lorsqu’une file de cinq dromadaires traversa la place et s’engagea vers la droite. Les dromadaires étaient chargés de trèfle. Entraînant son maître, l’âne trotta derrière eux. Il ne tarda pas à les rejoindre et, tout en réglant sa marche sur celle des ruminants, il se mit à brouter des brindilles d’herbe qui s’échappaient des filets énormes suspendus à leurs flancs. Un des chameliers s’en aperçut.

— Mon frère, dit-il en s’adressant à Goha, passe devant ou place-toi derrière, parce que la bête est en train de manger mes trèfles.

Ne recevant pas de réponse, il asséna sur le mufle de l’âne un coup de poing qui le mit au galop. Ce qu’il avait fait avec le premier dromadaire, l’âne le fit avec le second. Un nouveau chamelier dut intervenir et, procédant à l’instar de son confrère, expédia l’incorrigible bête en avant. Poussée de l’un à l’autre, elle se trouva enfin en tête du convoi et tourna brusquement dans un chemin latéral. Une demi-heure après, elle avait amené son maître dans le quartier populeux et bruyant des prostituées.

Goha songeait à la veille. Autour de lui, comme une présence, flottait la seconde nuit d’amour. Sa conscience oscillait entre deux mondes, celui qui s’ouvrait par un matin clair, celui qui s’abritait dans la pénombre de son souvenir.

Incapable de choisir entre le rêve et la vie, il se maintenait dans un milieu étrange, qui n’était ni l’un, ni l’autre. La rue était mobile, les ornières qu’il évitait en se cramponnant à la queue de son âne, étaient des abîmes ou des montagnes indifféremment. La façade des maisons était illusoire, il avait la certitude qu’il pourrait passer à travers. Les hommes minuscules à quelques pas devenaient immenses lorsqu’il les côtoyait. Une écorce de melon sur la chaussée avait la grosseur d’un bœuf et la poutre qui maintenait le balcon d’une maison était mince comme une paille. Il éprouvait dans les mollets une douleur qui lui semblait étrangère à lui. Il la foulait aux pieds en marchant. Et il croyait sentir des trous béants dans son corps. « Ce sont des outres », songeait-il. Distraitement il répéta à plusieurs reprises : « Ce sont des outres… »

Parfois un geste précis, un mot surgissaient de son rêve. Alors, brusquement, tous les bruits du dehors s’apaisaient et il recueillait ce mot dans le silence ; la rue n’était plus qu’une ombre bleue où il voyait se mouvoir le bras blanc d’une femme. À mesure que ces visions revenaient, des poids s’engouffraient dans le creux de sa poitrine : les outres s’emplissaient.

Des rires, soudain, éclatèrent à ses oreilles. Une femme vêtue de rouge, les paupières graissées de fards, le tenait par le bras.

— Tu n’entends pas, imbécile ? Tu n’entends pas ce qu’on te dit ? De quoi es tu fier ? est-ce de ton joli visage ou bien de ton joli costume ?

D’autres filles s’approchèrent qui sortaient des maisons sordides. Quelques-unes se penchèrent aux fenêtres.

— Qu’est-ce qu’il veut celui-là ?

— Il vend des fèves.

— Que le diable l’emporte, il me plaît.

— Regardez ses lèvres… Sont-elles belles !…

— Et ses yeux donc !

— Il ne répond pas… Allah, qu’il est bête !…

— De grands yeux dans un cul d’âne !

Goha ne disait rien. Il aimait l’anomalie de son état et pour s’y tenir, pour ne pas tomber dans la réalité, il s’efforçait fébrilement à garder en lui vivants les souvenirs épars de la veille.

— Tu veux monter dans ma chambre ?

— C’est moi que tu préfères, n’est-ce pas mes beaux yeux ?

— Allons, réponds… Tu veux monter dans sa chambre ou dans la mienne ?

Une grosse femme tenant par la main une fillette de dix ans, à coup d’épaule, se livra passage dans le groupe.

— Il est trop jeune pour nous, dit-elle… Vos peaux de grenouille le dégoûtent… Il veut une peau d’amandes et de pistaches… Voici, mon garçon. Goûte à ce canard et tu m’en donneras des nouvelles…

Elle poussa dans les bras de Goha sa fille, maigre, noiraude, petite et qui riait de ce rire gentiment criard des enfants amusés.

— Regarde, maman, il a peur, dit-elle en battant des mains.

Goha prit son âne par la bride et voulut poursuivre sa tournée. La ruelle était si étroite que la grosse femme la barrait à elle seule. Elle s’obstinait à ne pas se déplacer et Goha serait demeuré là jusqu’au soir si la silhouette d’un fellah n’était apparue au coin de la rue. Aussitôt les prostituées s’élancèrent vers le nouveau venu et le fils de Hadj Mahmoud put s’éloigner. Il buta contre une fille accroupie au pas de sa porte et lui écrasa les pieds. Elle se mit à hurler, puis se ravisa :

— Ça ne fait rien, murmura-t-elle en le saisissant par le bas de sa gallabieh, ça ne fait rien… Entre chez moi. Je ne te prendrai pas beaucoup.

Un peu plus loin deux jeunes femmes, assez jolies, souples dans leurs tuniques roses, vinrent à lui, enlacées :

— Prends celle de nous qui te plaît le plus, dit l’une d’elles, nous sommes sœurs et nous nous partageons les bénéfices.

— Eh quoi ! répondit Goha avec humeur, je ne prends ni l’une, ni l’autre ! Si vous ne voulez pas acheter mes fèves, laissez-moi tranquille !

Son intonation courroucée égaya les filles. Elles empêchèrent Goha d’avancer et cherchèrent à lier conversation. Elles lui caressèrent les joues, le complimentèrent pour son visage rond et sa poitrine bombée. Gagné par ces manières affables, Goha s’étira nerveusement, bâilla et sourit aux deux sœurs qui le regardaient avec curiosité. Encore imprégné de son rêve, grisé par le souvenir de la femme aux cheveux ébouriffés, il trouva les filles extrêmement laides. Il fut sensible à leur laideur, comme à une marque évidente de leur sympathie. Par contre, parce qu’il était heureux, il leur attribua de la douceur et de la bonté. Sans doute attendaient-elles de lui des effusions fraternelles. Dans sa naïveté, il crut que rien ne leur ferait autant plaisir que d’entendre ses confidences.

— Écoutez, leur dit-il en les enlaçant chacune d’un bras, je vais vous dire la vérité. Vous êtes gentilles… oui… toutes les deux vous êtes gentilles. Mais vous n’avez pas vu celle qui vient sur la terrasse… Oh ! mon cerveau !… C’est de la crème !

Il se prit la tête entre les mains, claqua de la langue et répéta :

— De la crème et de l’eau de rose.

Quelques femmes s’étaient mêlées au groupe. Elles éclatèrent de rire au spectacle de cet amour enthousiaste. Les nouvelles venues interrogeaient les autres du regard, cherchant à deviner la cause de leur hilarité. Goha, le visage rayonnant, parlait avec des gestes lents :

— Quand elle marche, elle fait comme ça… Allah ! Allah ! De la crème et de l’eau de rose !

Affolé par son souvenir, il se donna des claques sur la nuque, poussa son âne et, sans autre transition, se mit à crier à tue-tête :

— Voici les fèves !… vertes les fèves !

Les femmes s’accrochèrent à lui, le questionnèrent. Il ne répondit pas autrement que par son cri « voici les fèves !… vertes les fèves !… » Elles eurent alors l’idée de lui exprimer leur sympathie en lui achetant à la fois toute la charge de son âne. Aucunes d’elles ne se déroba à cette manifestation cordiale. « Un kadah, un demi-kadah ». De toutes parts, des bras se tendirent.

— Doucement, doucement, balbutiait Goha sans dissimuler sa joie. Il pesait, encaissait, repesait, encaissait encore. Le contenu d’une couffe étant épuisé, il entama la seconde et bientôt fut navré d’en trouver le fond. Il avait cru que cela serait ainsi, toujours !

— Tu es content ? demanda l’aînée des deux sœurs, tu n’as jamais tant vendu. Et maintenant que ta soirée soit bénie.

— Tu reviendras nous voir, ajouta la cadette, nous t’achèterons tes fèves.

Les deux sacs vides et la bourse pleine, Goha quitta les prostituées. Il n’eut pas de tristesse à le faire, car malgré le bruit, malgré sa propre agitation, il avait retrouvé en lui-même, intacte, la nuit passée.

Les muezzins appelaient les fidèles à la prière de midi. Goha mena son âne à l’ombre d’un mur, l’attacha à un anneau de cuivre scellé dans la pierre, destiné à cet usage, et entra dans la mosquée. Il se rendit d’abord dans la cour intérieure au centre de laquelle se trouvait la fontaine aux ablutions. Il se lava les pieds, la tête, les bras et ainsi purifié alla se prosterner dans la salle du sanctuaire.

Quand il sortit dans la rue, il trouva son âne couché par terre. Se sentant fatigué, il s’étendit à ses côtés et, la tête posée contre l’épaule de l’animal, ferma les yeux.

Il ne s’endormit pas ; des visions l’assaillirent où se déroula toute sa vie sentimentale. Il y eut des yeux rieurs qui lui rappelèrent des matinées dans les champs et des fellahas joyeuses, il y eut des bras nerveux qui lui rappelèrent des tentes de bédouines et surtout cette fille de treize ans qu’il surprit un jour mangeant des figues ; il y eut Hawa.

Il y eut surtout celle qui l’avait le plus exalté, la femme de crème et d’eau de rose, qui, sans qu’il sût d’où elle venait, le visitait sur la terrasse. Goha l’aimait davantage et depuis plus longtemps, celle-là.

La tête aux cheveux noirs prolongeait en lui le souvenir de la cheika. Il n’y avait, il est vrai, aucune ressemblance entre Isis et Nour-el-Eïn, mais Goha n’évoquait que sous les traits de cette dernière la statue dont la figure s’était effacée dans son esprit. À l’idée de l’une s’était combinée l’image de l’autre. Pourquoi ? Peut-être sans raison. Peut-être parce que Goha, depuis la disparition de la statue, n’avait jamais perdu l’espoir de la retrouver ? peut-être parce que l’ombre qui le suivait était en même temps l’esprit et la pensée grise de Nour-el-Eïn ? peut-être parce que toutes deux, elles étaient incompréhensibles pour lui ? En tout cas, il leur donnait un même nom et un même visage. Il aimait la femme perdue et retrouvée : la cheika en tunique jaune.