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Le Livre de Goha le Simple/28

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XXVIII

la tradition


Nour-el-Eïn traversa de longs corridors dallés de marbre et, entourée de ses esclaves, pénétra dans la salle où se tenait Abd-el-Rahman. Le vieillard égrenait lentement un chapelet d’ambre. Nour-el-Eïn, se détachant de ses esclaves, se prosterna devant son père. Il lui fit signe d’approcher.

— J’ai entendu les cris de tes femmes, dit-il tandis que Nour-el-Eïn lui baisait la main.

Elle eut un brusque recul. Sur cette main longue et osseuse, une pensée sinistre avait traversé son esprit. Abd-el-Rahman avait les yeux posés sur elle, mais elle sentait qu’il ne la regardait pas, qu’il regardait au travers d’elle dans le passé, dans l’avenir… À un geste du vieillard, les esclaves se retirèrent.

— Puisque ton mari t’a répudiée, ma fille, reprit Abd-el-Rahman, tu vivras auprès de moi.

Il y avait longtemps qu’il n’avait pas autant parlé. Indifférent à la présence de Nour-el-Eïn, il retomba dans la rêverie passive qui devait le conduire à la mort.

Nour-el-Eïn examinait avec épouvante les doigts maigres du vieillard qui s’attardaient sur les boules du chapelet. Prise de panique, elle se tourna vers la porte pour fuir. Elle fit un pas et s’arrêta hallucinée. Il n’y avait plus de porte, mais un terrible mur de pierre fermé sur elle.

Elle se jeta aux genoux de son père, hurlant :

— Je suis innocente ! Je le jure ! Je suis innocente !…

Abd-el-Rahman la fixa d’un regard aigu.

— Pourquoi me parles-tu de ton innocence ? Serait-ce qu’on t’accuse ?

Elle comprit la terrible faute qu’elle venait de commettre.

— Je ne sais pas ce que je dis, balbutia-t-elle, je suis souffrante… Et, se relevant, elle ajouta avec un prodigieux effort pour paraître calme : « Quel est l’imbécile qui a fermé la porte ? »

Elle fit quelques pas et de nouveau s’arrêta, terrifiée. Alors, elle se roula sur le tapis, se cogna la tête de ses poings.

— Je suis innocente ! Je suis innocente !

Elle rampa jusqu’à son père, lui caressa les pieds.

— Je suis innocente !… Demande-le à qui tu voudras, demande-le à Allah… S’il ne te ment pas !…

Mais une main s’était abattue sur son épaule…

— Ne blasphème pas ! Chienne !

Elle hissa vers le vieillard son visage convulsé, mouillé de pleurs et de bave et que la poussière avait souillé. Longtemps elle soutint le regard d’Abd-el-Rahman, pour voir la mort bien en face et en triompher. Lorsqu’elle retomba sur le tapis, elle n’était plus qu’une loque.

— Je suis coupable, dit-elle d’une voix presque éteinte… J’ai commis l’adultère… Par ta barbe blanche ! pardonne-moi…

Cependant le vieillard était sorti de son atmosphère de torpeur et s’était redressé pour répondre à l’appel de sa race. L’honneur, la tradition exigeaient de lui un effort. Transfiguré, rajeuni, il repoussa du pied l’épave et d’un pas résolu quitta la salle.

Dans le palais morne, une volonté venait de renaître. Abd-el-Rahman préparait froidement le châtiment nécessaire, car Nour-el-Eïn était le fruit de sa chair et ses actes le prolongement des siens.

À l’entrée du jardin, un homme est couché sur le ventre. Il attend, immobile, le menton sur les poings, la prunelle dilatée.

Tout à coup retentit un bruit sauvage.

Goha dit machinalement :

— La Cheika est morte.

Midi. Des insectes bourdonnent dans la lumière. Des nuées de moucherons flottent sur le sol. Les muezzins chantent.

La porte d’entrée s’ouvre. Abd-el-Rahman en sort les épaules voûtées.

Il traverse le jardin, et s’approche d’un puits. Les ronces en ont envahi la margelle. Il déverse un seau d’eau dans une cuvette d’argent. Lentement, minutieusement, il fait ses ablutions. Il se lave la tête et les pieds. Il frotte ses mains meurtrières. Lorsqu’il se sent assez pur pour invoquer le Seigneur, il déplie sur le sol le tapis liturgique et s’agenouille…

Abd-el-Rahman priait, le front contre terre, pour l’âme de ses morts qui ce jour-là s’était accrue.