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Le Livre de Goha le Simple/29

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XXIX

le complice


Cheik-el-Zaki apprit la mort de Nour-el-Eïn le jour même et résolut de suivre ses funérailles. Il traversa El-Kaïra à pied. Un vieillard se faisait raser la tête et son crâne saignait ; un âne était borgne ; un effendi en se mouchant dans les doigts s’était sali le caftan ; un marchand, assis sur sa couffe, un couteau à la main, raclait la plante de ses pieds… Jamais El-Zaki n’avait regardé la rue d’un œil si lucide. Son cerveau en enregistrait jusqu’aux moindres détails. Il observait tout et ne pensait à rien. Un cheik portait un caftan jaune et des chaussettes vertes ; les jambes d’un fellah formaient une ellipse. Les tableaux se succédaient rapides et nets. Parfois El-Zaki, d’un mot, les marquait au passage « Croûte… poil… ellipse… »

Devant la maison mortuaire, une foule stationnait. Bientôt apparut le cercueil que surmontaient les tresses noires et parfumées de la défunte. Cheik-el-Zaki en mesura la longueur d’un coup ̃d’œil. Les pleureuses s’avancèrent en agitant leurs voiles sombres, le visage souillé de fards éclatants. « Quatorze… » compta Cheik-el-Zaki et il répondit avec courtoisie aux saluts des assistants. Il s’inclina devant Abd-el-Rahman, prononça la formule d’usage et, remarquant une verrue sur le nez du vieillard, songea : « Rond… » À ses côtés, des cultivateurs s’entretenaient des récoltes de Menoufieh. Il leur donna machinalement des chiffres.

Après la cérémonie, il se hâta de rentrer chez lui. Il passa la nuit assis à la fenêtre de sa chambre et s’endormit quelques heures avant l’aube. À son réveil, fatigué, d’humeur sombre, il se rendit dans sa bibliothèque.

Pour la première fois depuis le drame, il essaya de réfléchir sur lui-même.

— Que de temps perdu ! dit-il à voix haute.

Son union avec Nour-el-Eïn avait à peine duré treize mois, mais à cette heure de réaction, ce n’était pas seulement cette courte période qu’il jugeait, c’était une longue série d’années partant de très loin, de son enfance,

— Maintenant, il faut réparer, dit-il encore.

Ces mots, qui, en réalité, ne répondaient à rien flattaient son humeur et le calmaient. Il arpentait la pièce, fixant les objets de ses yeux vifs, enfouis sous la broussaille des sourcils noirs et dans son esprit, s’entrechoquaient des pensées fragmentaires. Devant une potiche il s’écria : « Le but de la vie… » ; devant un guéridon incrusté de nacre : « Être indispensable… ». Il questionna une fine broderie persane : « Ai-je un rôle ? … ». Ayant haussé les épaules, il fit trois tours dans la pièce, les mains croisées sur le dos, en se dandinant. Fatigué, il s’accroupit sur une natte.

— J’ai eu tort autrefois, la propagande que j’avais entreprise devait aboutir à un schisme. Le soufisme en somme n’est qu’une doctrine d’impiété. Dieu seul est témoin de lui-même.

Quoique dite sur un ton énergique, cette phrase banale le fit bâiller. Il essaya de s’emporter :

— J’humilierai ma pensée rebelle… J’irai à la Mecque pour confesser mon orgueil. Le passé, la tradition, la race sont les éléments les plus puissants, les plus sages de mon être et désormais je veux croire et agir comme aurait agi et cru le plus obscur de mes aïeux.

Il avait prononcé ces derniers mots avec emphase, l’index raidi vers les dalles. Mais il avait beau feindre l’enthousiasme, il ne parvenait pas à se mystifier. Les yeux baissés, conscient de la stupidité de ce qu’il allait dire, il répéta :

— Que d’années perdues !

Il prit les Prairies d’Or dans la bibliothèque et s’assit sur un divan. À mesure qu’il tournait les pages, l’ennui le gagnait. Il murmura :

— Ce livre est admirable…

Il le déposa sur le guéridon d’ébène, se cala confortablement dans ses coussins.

— Si Mohamed Riffa n’est pas sincère, son âme est bien hypocrite, dit-il froidement, sans se rendre compte qu’il affirmait ainsi l’évidence.

Dix jours auparavant, il avait appris par le wékil de ses terres de Menoufieh que le ruisseau qui traversait ses domaines avait été détourné par les gens de Mohamed Riffa vers le milieu de son parcours. Le domaine voisin offrant une dépression, la totalité de l’eau s’y écoulait et une partie de ses propres terres était menacée de sécheresse. Cheik-el-Zaki était allé se plaindre à Mohamed Riffa de cet empiétement sur ses droits. Celui-ci lui avait affirmé qu’il s’attendait depuis longtemps à voir le ruisseau pénétrer dans ses propriétés, car il accusait déjà, l’année précédente, une tendance à changer de cours. « Je suis navré, avait-il ajouté, que l’événement me favorise à vos dépens. Ce qui me console, c’est que dans cette affaire je ne vois que la réalisation du destin. » Il avait conclu : « Cependant je vous aime tant, illustre maître, que si l’accident vous afflige, je vous ferai le sacrifice de mon avantage. J’élèverai une forte digue sur mon terrain et le ruisseau vous sera rendu. »

Le visage d’El-Zaki s’empourpra au souvenir de tant d’hypocrisie et il décida de traîner devant le Cadi son malhonnête compétiteur. Il devait auparavant faire le voyage pour inspecter le terrain litigieux.

— J’irai, je me rendrai compte, balbutia-t-il, Mohamed Riffa est un voleur !

Cependant la perspective d’un voyage de deux jours, d’un débat devant le Cadi le fit hésiter : « Le cheval me fatigue, songeait-il… et puis mon wékil n’est pas très intelligent, Riffa a peut-être raison… » Il en voulait à son voisin, plutôt que de son empiétement, de n’avoir pas évidemment raison et de lui causer une préoccupation que, dans le fond de son âme, il considérait inutile.

Il fut interrompu à cet endroit de ses réflexions par une voix de femme. C’était Mabrouka qui pénétrait dans la bibliothèque. Il leva sur elle un regard fatigué et fut désagréablement surpris par sa corpulence et par ses joues rouges.

— Qui t’a dit de venir, demanda-t-il ?

Mabrouka, sûre d’accomplir un devoir sacré, s’installa sur le divan, tira lentement d’une poche une tabatière qu’elle posa sur ses genoux :

— Je ne suis pas ingrate, dit-elle enfin.

Depuis qu’elle avait quitté son mari, Mabrouka vivait avec quatre servantes et un eunuque dans une maisonnette entourée d’un petit jardin qu’El-Zaki avait louée, sur les indications de Warda, aux environs de la mosquée du Daher. Elle avait exigé en entrant que les murs extérieurs fussent badigeonnés du même rouge que le palais dont le caprice de Nour-el-Eïn l’avait chassée. À l’intérieur, elle avait obtenu que la décoration de la salle de réception fût rafraîchie et qu’une dalle de marbre brisée fût remplacée par une neuve. Dans sa solitude, elle s’était rapprochée tellement de ses esclaves que toutes les cinq vivaient de la même vie, passant les journées à jouer aux cartes, aux osselets, à manger des lupins, à boire des sirops et à se conter des histoires licencieuses. Une fois par semaine, El-Zaki rendait visite à Mabrouka. Le vieil eunuque qui, le reste du temps, ne faisait que dormir dans la cour venait annoncer son maître. Mabrouka, parée pour le recevoir, s’avançait à sa rencontre et alors, mais alors seulement, elle se distinguait de ses servantes.

Résignée à sa retraite, elle était oubliée de tout le monde. Deux jours après la mort de Nour-el-Eïn, Warda, la dallala, lui en apporta la nouvelle. « Eh ! oui, dit-elle, j’ai toujours prévu que la chance tournerait de ton côté. Ton étoile est bonne parce que tu es loyale. » Comme Mabrouka plaignait Nour-el-Eïn, la dallala s’indigna : « Tu la plains ? Tous tes malheurs sont venus d’elle. Elle est morte à présent, qu’Allah lui pardonne, mais, entre nous, c’était une vicieuse qui devait mal finir. » La dallala, éminemment pratique, avait conclu : « Ne perdons pas de temps. Ton mari le pauvre homme est seul, ta place est auprès de lui… Habille-toi, emmène tes esclaves, ferme cette maison de malheur et retourne chez toi. » Deux heures après, Mabrouka était entrée dans la bibliothèque, convaincue par la dallala qu’elle était indispensable à Cheik-el-Zaki.

— Je ne suis pas ingrate, répéta-t-elle.

Il haussa les épaules. Afin d’abréger un entretien qui l’importunait, il résolut d’écouter sa femme sans l’interrompre.

— Ô mon maître ! Ô mon enfant ! dit-elle, Dieu m’est témoin que je ne suis pas ingrate. Je vivais loin de toi pour que tes jours s’écoulent heureux auprès de Nour-el-Eïn. Mais j’apprends que tu es seul. Puis-je être tranquille à présent ? Le puis-je ?

Ne recevant pas de réponse, elle soupira profondément et se frappant la poitrine :

— Non, je ne peux pas être tranquille, reprît-elle… Il te faut une femme pour surveiller la maison. Dieu t’a privé de Nour-el-Eïn, je viens la remplacer.

Le nom de Nour-el-Eïn revenait sans cesse aux lèvres de Mabrouka. El-Zaki avait cru qu’au souvenir de la jeune femme, il ne pourrait répondre qu’avec dégoût et colère. Et voici que des larmes lui troublaient la vue.

— Quoi ? Qu’y a-t-il ?

Mabrouka fixait sur lui ses grandes prunelles noires.

— Tu as crié ? reprit-il.

Elle eut un rire surprenant, un rire gracieux et chantant, pareil à celui de Nour-el-Eïn.

— Crié ? J’ai à peine toussé.

El-Zaki s’était levé. Le front appuyé contre la vitre de sa fenêtre, il eut la vision d’une barque ballottée au gré des vagues : « Je suis comme cette barque, songeait-il, comme cette barque… » et sa pensée n’allait pas au delà. Le froid de la vitre pénétrait son front brûlant. Dans la cour de sa maison, il voyait un homme qui essayait d’entrer tandis qu’un autre homme le repoussait vers la sortie. L’homme qui voulait entrer c’était Goha, l’autre c’était le portier.

Mabrouka buvait à petites gorgées une tasse de café qu’un esclave lui avait préparée.

— Mon cheik, dit-elle, où achètes-tu ce café ? Il ne vaut pas celui que nous vendait Sayed-Ahmed.

— Sayed-Ahmed est un voleur. Il a voulu me faire payer deux fois le même sac de café, répondit El-Zaki surpris d’avoir donné ces explications.

— J’arrangerai cela, dit Mabrouka. Le café de Sayed-Ahmed était meilleur. Si son café…

En proie à une exaspération subite, El-Zaki l’interrompit :

— Que veux-tu ? Dis-moi pourquoi tu es venue ?

Sa voix était mauvaise. Sans se laisser démonter par tant d’hostilité, Mabrouka déposa sa tasse :

— Tu as raison, dit-elle d’un ton de dignité blessée, je suis une mauvaise épouse. Je t’ai aimé, je t’ai donné des enfants, j’ai gardé tes choses comme la prunelle de mes yeux, mais je suis une mauvaise épouse.

Le cheik haussa les épaules, soupira et se dirigea nerveusement vers la fenêtre. Il constata que Goha était encore là et en pleine querelle avec le portier. « Pourquoi donc cet idiot de portier ne le laisse-t-il pas monter ? » gronda-t-il. Il ouvrit la fenêtre, se pencha au dehors et ordonna vivement à Khalil d’introduire le visiteur. Mabrouka se leva aussitôt en protestant.

— Tu dis à un homme de monter et moi je suis ici… D’ailleurs tu ne devrais pas recevoir le fils de Hag Mahmoud, Khalil a raison, et toi, tu as tort.

— Je reçois qui me plaît, dit-il. Et puis voici mes conditions : tu veux vivre dans ma maison, je te l’accorde, mais le jour où tu essayeras de me voir, de me parler, de me donner des conseils, ce jour-là si tu ne quittes pas cette maison c’est moi qui la quitterai.

Mabrouka heurta Goha à la porte et s’enfuit en courant. Goha n’avait jamais été si réellement en colère. Il pria son hôte de punir Khalil pour son impertinence et le cheik s’efforça de le calmer.

— Khalil est une bête ! criait Goha.

— Tu as raison, c’est une bête, répondit El-Zaki.

— Il faut le lui dire, mon cheik.

— Je le lui dirai, mon enfant.

En voyant entrer son jeune ami, Cheik-el-Zaki s’était souvenu d’un détail qui le frappa pour la première fois. La veille, aux funérailles de Nour-el-Eïn, il avait remarqué Goha, un peu en arrière du cortège. Chaque fois qu’il s’en approchait, les assistants l’écartaient avec brusquerie. El-Zaki revoyait nettement leur geste et en rapprochant cette manifestation publique de malveillance de la singulière attitude de Khalil et de l’insinuation de Mabrouka, il fut stupéfait d’avoir découvert une vérité affreuse.

Goha le considérait, la mine réjouie, car il avait une bonne nouvelle à annoncer :

— Nassime, la femme de mon père, est accouchée ce matin, dit-il. Elle a eu un garçon. Ça fait deux garçons et moi…

« C’est donc lui », se dit El-Zaki et, en proie à une fureur de mâle, il voulut lui fracasser le crâne. Sur le corps de Goha, il vit à vingt endroits la place où son poing devait s’abattre, et il vécut la frénésie d’un pugilat imaginaire. Il fut surpris de se retrouver à la même place, au milieu de la chambre, et de revoir intacte la face riante de Goha, Celui-ci ayant attendu vainement les compliments du cheik, songeait à l’émotion de Nassime, à la fierté de Mahmoud qui s’était écrié : « Allah ne m’a pas oublié, que suis-je cependant ? » À la cuisine, les femmes, préparaient des gâteaux et des confitures ; des mendiants étaient attroupés devant la porte guettant la sortie de Mahmoud. Goha emporté par la perspective d’un avenir de fêtes ne remarqua pas l’agitation du philosophe.

« Lui ou un autre… » se disait El-Zaki. Il répéta ces mots à plusieurs reprises pour s’en convaincre, mais maintenant qu’il tenait le complice, le drame s’imposait à son esprit sous une forme plus intime. Il avait chassé Nour-el-Eïn, au nom d’une tradition. Ç’avait été un acte impersonnel, dénué de passion et, de bonne foi, libéré de la coupable, il avait cru à l’oubli. À cette heure, ses instincts le liaient au drame dont il s’était jusque-là dignement écarté. « Oh ! le battre, l’étrangler ! » murmura-t-il et il éprouva le besoin de vengeance, le besoin de donner et de recevoir des coups, de se colleter avec son rival comme un fellah au coin d’une rue. Meurtrir cet homme puis le jeter dehors avec un coup de babouche en plein dans le derrière, c’est à ce prix seulement qu’il retrouverait la paix de son âme.

Son poing s’abattit sur l’épaule de Goha et ce fut comme s’il suivait la trajectoire d’un coup déjà donné. Sous ce choc imprévu, Goha perdit l’équilibre et tomba les jambes en l’air. Il ne se débattit pas, se contentant de gémir faiblement :

— Mon cheik ! mon cheik !

El-Zaki s’attendait à une lutte. Ne rencontrant pas de résistance il recula. Avec la chute de son adversaire, sa colère était tombée. Goha ne bougeait pas. Guidé par un sûr instinct, il craignait un nouvel assaut. Ils restèrent ainsi l’un debout, l’autre les jambes en l’air. Soudain le ridicule de la scène apparut à Cheik-el-Zaki.

— Redresse-toi ! redresse-toi ! cria-t-il, aidant Goha à se rasseoir d’un geste d’autant plus précipité qu’il entendait dans l’escalier les pas d’un esclave.

Ibrahim se présenta un plateau à la main et leur offrit le café.

— Prends ! prends ! dit El-Zaki avec impatience.

Goha s’empressa de se servir, croyant calmer El-Zaki qu’il surveillait d’un œil craintif. Il n’osa pas boire plus de la moitié de la tasse et la rendit à Ibrahim en bredouillant deux ou trois sons inintelligibles. C’étaient les compliments d’usage qui s’étouffaient dans sa gorge. Ibrahim était sur le point de sortir quand El-Zaki le rappela pour lui demander si Mabrouka avait reçu ses paquets.

— Elle les avait apportés avec elle, Sidi.

Les deux hommes se retrouvèrent seuls, face à face. Une foule d’images hantaient El-Zaki. Il se rappela le jour où, revenant des funérailles de Waddah-Alyçum, il avait trouvé Goha étendu sur le divan de la bibliothèque. « C’était ce jour-là », songea-t-il et il se dit avec une moue dégoûtée que les gens sont infâmes. Goha l’avait trahi, Mohamed Riffa l’avait trompé, Sayed Ahmed, le marchand de café, l’avait volé. Mais Mabrouka était une brave femme. Elle avait décidément bien fait d’être venue. Goha examinait El-Zaki à la dérobée. Le cheik de son côté avait hâte de prononcer les paroles définitives. Cependant il y mettait une grande circonspection. Il avait honte de sa violence et cherchait par une gravité hautaine à en effacer l’impression dans le cerveau de Goha.

— Je suis très fâché, commença-t-il.

— Oui, tu es fâché contre moi, acquiesça Goha en baissant la tête.

Il se sentait fautif, fautif avec une telle conviction qu’il devinait presque sa faute.

— Je connais ton infamie, reprit le maître, ne me demande pas de te pardonner, car Dieu seul est juge. Réponds simplement aux questions que je vais te poser et je te laisserai partir.

Goha, levant ses prunelles dilatées, rencontra les yeux durs d’El-Zaki. Un frisson le secoua. Les phrases du maître n’étaient plus pour lui des énigmes. Il pressentait même ses questions et s’en épouvanta. Il balbutia : « Laisse-moi, laisse-moi tranquille », et, portant ses mains à sa poitrine, il éclata en sanglots. Ce fut une détente pour El-Zaki ; le spectacle de cette crise lui donna de l’assurance.

— Tu la rencontrais souvent ? demanda-t-il brusquement.

— Oui, souvent, répondit Goha sans hésiter.

— Où la rencontrais-tu ?

— Sur la terrasse.

— Quelle terrasse ?

— Je montais sur la terrasse de ma maison et puis je passais par-dessus la balustrade.

— Tu passais sur la terrasse de ma maison, alors ?

— Oui, oui… murmura Goha qui venait pour la première fois de s’en rendre compte.

— La nuit ou le jour ?

— La nuit.

À toutes ces questions, Goha ripostait machinalement. Chacune d’elles rencontrait dans les limbes de son cerveau, un souvenir. Il y avait là, pour ainsi dire, un mouvement de mémoire instinctif. Une question complexe, en l’obligeant à réfléchir, eût arrêté cet échange automatique. Cependant, il pleurait parce qu’il avait peur. De quoi ? il n’eût pu le dire, mais il sentait qu’on lui prenait du fond de lui-même des choses très précieuses qu’il aurait voulu tenir à l’abri.

Tout à ces révélations, El-Zaki n’avait pas remarqué l’extraordinaire lucidité du simple. Les précisions qu’il avait exigées lui rendaient atrocement cruel le souvenir de Nour-el-Eïn. Cependant il avait une sorte de pitié mêlée de dégoût à la vue de ce visage congestionné par les larmes, dont les yeux étaient mornes, hébétés.

— Je désire ne plus te revoir, dit-il sans s’approcher de Goha. Si tu revenais, Khalil ne te laisserait pas monter.

L’esprit de Goha fut soudain envahi par des images d’humiliations suprêmes. Il vit des agenouillements dont il eut le désir fiévreux, il entendit des prières intérieures désespérées qu’il souffrit de ne pouvoir dire ; il ressentit avec frénésie le besoin de trembler, d’être servile, et de crier : « Pardon ! pardon ! pardon ! pour ce que je sais et pour ce que je ne sais pas… pardon ! pourvu que tu me gardes… » Et tous ces mouvements, toutes ces invocations passionnées se résumèrent en ces mots murmurés timidement

— Khalil est une bête.

Une lueur d’ironie passa dans les yeux vifs d’El-Zaki. Avec une dureté volontaire, calmement, il répondit :

— Non, détrompe-toi, Khalil n’est pas une bête, c’est un serviteur que j’aime… Maintenant, que ta soirée soit bénie.

Il entraîna Goha vers la porte, lui fit traverser l’antichambre jusqu’à l’escalier. Stupéfait d’avoir tant supplié, tant livré de lui-même en vain, Goha descendit les marches à contre-cœur. Il regardait, El-Zaki à la dérobée, attendait un signe pour se jeter dans ses bras. Quand El-Zaki entendit la porte se refermer sur lui, il se dirigea rapidement vers la bibliothèque. Sur le seuil il se ravisa, revint sur ses pas, gagna le harem et pénétra dans la chambre de Mabrouka. Accroupie sur un tapis et entourée de ses esclaves, elle jouait aux cartes.

— Tu t’es mise en ordre ? demanda-t-il distraitement.

Sans attendre de réponse, il sortit de la pièce et alla s’accouder au balcon qui donnait sur le jardin. Les deux jardiniers étaient occupés à lier des rosiers à leurs tuteurs. Il voulut leur adresser la parole mais ne trouva rien à leur dire. « La nuit, sur la terrasse… songea-t-il. Elle ne craignait donc pas que j’entre dans sa chambre ? »

Quelques jours après, Mabrouka, avec l’assentiment de son mari, prit possession de la partie du harem qu’avait occupée Nour-el-Eïn et Cheik-el-Zaki, remettant sans cesse le voyage qui eût conclu l’affaire du ruisseau détourné, passait tout son temps avec elle.