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Le Livre de Goha le Simple/36

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XXXVI

l’expiation


Goha marchait. Et tandis que le jour déclinait il lui semblait qu’il gravissait une pente. Il foulait des nuages et s’enfonçait dans l’azur. Ah ! que de chemin parcouru ! La ville et les hommes n’étaient plus qu’un souvenir. Devant lui, c’étaient des étoiles effarées aux longs cheveux de lumière, des cercles bleus dans un abîme bleu. « Dieu seul est Dieu, murmura-t-il, et Mahomet est l’envoyé de Dieu !… Dans une heure, je passerai par un des petits trous que je vois dans le ciel, et je m’endormirai sous un arbre… »

Cependant ses babouches s’agglutinaient à la boue qui ce jour-là était abondante dans les rues d’El-Kaïra. Ses vêtements en loques et la touffe de cheveux noirs qui s’érigeait sur son crâne lui donnaient l’aspect d’un forcené : « Je m’endormirai sous un arbre, reprit-il, et je prendrai la lune dans mes bras et je la presserai sur mon cœur et je lui dirai : « Lune, lune… » et je lui redirai : « Lune, lune… petite lune… »

Il était si fatigué et il avait tellement faim qu’il se reposait sur sa fatigue et se nourrissait de sa faim. Depuis une demi-journée, il tournait en rond autour d’un pâté de maisons, mais son esprit montait dans l’espace et ses yeux fixaient les étoiles. Tout à coup, il vit quelque chose d’extraordinaire.

Une porte s’était ouverte découvrant une fumerie de haschich. Suffoqué, ébloui par le flot lumineux et odorant qui brusquement en avait jailli et l’avait submergé, Goha eut le sentiment d’être accueilli dans un monde nouveau, organisé, au terme de son voyage, pour son repos et pour sa récompense. C’était donc vers cela qu’il marchait depuis si longtemps ! Il respira à grands traits l’odeur perverse du chanvre et, s’avançant d’un pas, aperçut à travers un brouillard bleu des formes étendues. Il se dit : « Lequel est Allah ? lesquels sont les anges ? … » Car ce qui s’ouvre devant lui ce n’est pas une salle enfumée au plafond bas, mais un univers paisible préparé comme un lit éternel pour l’éternel repos des êtres. Autrefois, au temps de son insouciance heureuse, il avait cru à un paradis peuplé de femmes lascives, de voix enchanteresses, d’arbres fruitiers et de fleurs. Mais ce paradis n’eût pas été le paradis puisqu’il eût fallu grimper sur les arbres pour cueillir les fruits, se baisser pour cueillir les fleurs et se briser les reins avec les femmes.

« Je vais déposer mes babouches sur le seuil, pensa-t-il, et je vais entrer… Je ne ferai pas de bruit pour ne pas distraire ces grands cheiks, ces anges et Allah… Dans un coin, je trouverai une dalle inoccupée… Je m’allongerai sur le dos et ce sera pour toujours… »

Bien qu’il allât vers le bonheur, des larmes emplirent ses yeux. Il songeait aux frères mortels qu’il laissait derrière lui et il eut la vision de colonnes humaines emportées dans un ouragan de démence, se brisant les unes contre les autres… « Je me suis retiré d’eux et ils continuent, pensa-t-il… Ce n’est donc pas à moi qu’ils en voulaient… »

Pieusement, jusqu’à terre, Goha salua le Paradis et en franchit le seuil.

Aussitôt une voix indignée s’éleva :

— Quel est ce chien qui vient d’entrer ?

Et sur les poignets de Goha des doigts s’agrippèrent. Il poussa un rugissement. Il lui sembla que le sol avait cédé sous ses pas. Où était-il ? Dans quel piège infernal venait-il de tomber ?

— Alors, fils de vipère, tu as tué ton enfant !…

Un homme jaune, aux paupières saignantes, aux muscles d’acier, lui tordait les bras. Les fumeurs que le haschich n’avait pas tout à fait abrutis suivaient la scène d’un œil bête et s’efforçaient de comprendre.

— Tu l’as conçue dans le péché, tu l’as tuée dans le péché, reprit l’homme qui était un client de Hawa… Je le voyais à ta face que tu avais un cœur pétri dans le crottin… Mes frères, dit-il en se tournant vers les fumeurs sans desserrer son étreinte, si vous voulez connaître le souteneur d’une négresse, regardez-le !…

Il leur expliqua que ce fils dégénéré de Hadj Mahmoud Riazy avait commis plus de crimes que toute une génération d’hommes. Il avait violé Hawa, il avait violé Nour-el-Eïn, la femme de son protecteur, il avait étranglé deux de ses sœurs et Waddah-Alyçum, un de ses amis…

— Quand sa mère était enceinte, il lui donnait des coups dans le ventre pour la faire avorter… C’est un chien, je vous dis que c’est un chien.

L’œil fou, Goha vit s’ouvrir autour de lui de grandes bouches molles dont il sortait des haleines fétides et des clameurs effroyables. Une vingtaine de poings s’abattirent sur lui, le soulevèrent… Il se retrouva dans la rue, poussé en avant par des forces irrésistibles. Il se laissait docilement mener tant qu’il voyait la voie ouverte devant lui, mais à chaque détour du chemin, saisi d’épouvante, il pesait en arrière, crispait les pieds pour s’accrocher au sol. Les fumeurs se précipitaient sur lui et l’obligeaient à avancer.

Ayant poussé loin dans le désert, les fumeurs s’arrêtèrent stupéfaits. Dans quel but s’étaient-ils tant éloignés de la ville ?… Et cet homme, que faisait-il parmi eux ? Le visage morne, ils interrogèrent du regard le client de Hawa qui les avait entraînés. Celui-ci, non moins étonné que ses compagnons, ouvrit la bouche s’apprêtant à parler, réfléchit une longue minute et répéta stupidement :

— C’est un chien !

— Il a le museau d’un chien et les oreilles d’un chien, dit un autre.

— Un chien, c’est évidemment un chien, fit un troisième.

Goha avait dépensé ce jour là ses dernières ressources d’énergie. Le long du trajet de la fumerie au désert, il avait pu encore, stimulé par la terreur, se débattre contre ces inconnus. Mais maintenant il était à bout. Il regarda les fumeurs ne sachant quoi dire, car il ne savait pas ce qu’on lui voulait. Quant aux fumeurs, ils agissaient sans conviction. Ils ignoraient eux aussi ce qu’ils avaient à faire et paraissaient se conformer à un rôle ennuyeux dont ils auraient oublié la fin. Ils hochaient la tête, ricanaient…

— Regardez… Par Allah ! il a des crocs de chien !

— Je ne suis pas un chien, fit Goha d’une voix lasse… Faites ce que vous avez à faire et laissez-moi dormir…

Il était fatigué de tant de monotonie, de tant d’insanité. Dans chacune des phrases, dans chacun des gestes des hommes qui l’entouraient, il sentait le vide. Il n’avait plus aucune crainte, il n’avait plus de haine. Ce qu’il éprouvait, c’est un sentiment semblable à du dégoût et à de la pitié. Mais n’avait-il pas déjà vécu cette minute ? L’impression de vide qui ce soir émanait des fumeurs, tous les hommes qu’il avait rencontrés dans la vie la lui avaient donnée. Ce qu’ils faisaient n’était jamais l’expression d’eux-mêmes. Tous ils agissaient sans volonté : par bêtise et par désœuvrement.

— Si tu remets le pied dans El-Kaïra, nous jetterons dans le Nil ta carcasse de chien galeux.

Mais Goha n’écoutait plus. Il s’était affaissé sur le sable. Soudain il se rendit compte que le silence s’était fait autour de lui. Une fine brise glissait sur son crâne rasé et gonflait sa houppe. Il leva la tête. Tout était calme. Quelques mausolées se détachaient blancs dans la nuit lunaire. Il se coucha sur le dos, allongea avec précaution sur le sable ses membres meurtris…

Il reprit conscience de lui-même en s’apercevant qu’il avait faim. Depuis longtemps déjà il avait les yeux ouverts. Il faisait plein jour.

Des goûts de mets favoris flottaient dans sa bouche et lui montaient au cerveau. Alors il se mit à parler tout haut :

— Est-ce que tu aimes les cailles au riz, Goha ? …

— Oui… Je les aime.

Il reprit :

— Est-ce que tu aimes un agneau tendre comme une pistache, Goha ?

Ses idées confuses semblaient crier toutes à la fois. Il se trouvait comme au milieu d’une assemblée de personnes bruyantes, et, dans le tumulte, il s’efforçait de placer un mot.

— Est-ce que tu aimes les bons plats, Goha ? les bons plats remplis jusqu’aux bords ? hurla-t-il… Et au bout d’un silence il murmura : Alors, mange, mange…

Son cerveau qu’exaltait un frénétique besoin d’abondance, roulait, comme de gros nuages, des monceaux de viande.

Devant lui, le soleil se ruait dans les ravines, fouillait les collines de décombres, flamboyait à la pointe des rocs. Le désert pétillait par ses innombrables quartz et ses calcaires. Des rubis en cascades s’écroulaient le long des pentes, de l’or en fusion bouillonnait dans les enfoncements… Il se jeta à la poursuite de ces trésors fabuleux, saisit à pleines mains les ors et les pierreries… Mais autour de lui les richesses se multipliaient. Il enleva son caftan qu’il remplit aussitôt. Un à un ses vêtements tombèrent. Enfin nu, il amassa sa fortune en tas…

— C’est du sable et de la pierre, fit-il d’une voix douce et un sourire erra sur son visage. Car pendant tout le temps qu’il avait ramassé les trésors imaginaires quelqu’un disait en lui : « Qu’est-ce que tu fais ? Ce n’est que du sable et de la pierre… » Et il avait continué quand même pour jouer, avec son illusion.

— Des cailles… des cailles… des cailles…

Il vit passer, dalmatique au vent, un bédouin monté sur un chameau rapide comme une flèche et le museau pendant jusqu’à terre. Des scarabées aux reflets métalliques voyageaient à travers les sinuosités du sol, des papillons voltigeaient et des mouches bourdonnaient.

Au minaret d’Amrou, le muezzin chantait et sa voix parvenait affaiblie comme une lamentation. C’était l’heure de la prière ; Goha se mit à prier.

— Au nom du Dieu clément et miséricordieux, un plat de cailles pour Goha… Je n’ai rien mangé depuis ma naissance… Tu n’as qu’à sentir mon haleine… Louange à Dieu, maître de l’Univers…

La voix du muezzin s’allie aux tonalités du crépuscule. Du haut du minaret, elle s’élance sur les étendues, cherchant dans le désert les rares fidèles qui s’y trouvent dispersés.

— Venez au salut ! venez à la prière ! Dieu est grand.

Goha poursuit :

— L’haleine du jeûneur est un parfum exquis pour Dieu… et un bon plat rempli jusqu’au bord est aussi une bonne chose…

— Dieu est grand ! Dieu est grand !

Les paroles sacrées se prolongent infiniment et le muezzin s’arrête pour écouter cette musique céleste dont les premières notes sont nées en lui. Du nord, du sud, de l’ouest partent des appels semblables… Goha, la tête bourdonnante, poursuit sa prière :

— Non, je ne suis pas content, Nabi, Goha n’est pas content… Souverain au jour de la rétribution c’est toi que nous adorons, c’est toi dont nous implorons le secours !…

La voix du muezzin s’est tue. Goha s’est tu et regarde El Kaïra où des lanternes brillent. Il y a là-bas une chambre aux tapis moelleux, aux divans profonds. Et dans cette chambre, il y a un vieillard hospitalier et tendre : Cheik-el-Zaki. Goha se lève et, sans se rendre compte qu’il est nu, se dirige vers la ville.