Aller au contenu

Le Livre de Goha le Simple/38

La bibliothèque libre.

XXXVIII

el zaki devant son ombre


À midi, Goha dormait encore. Étendu sur un divan, en face de lui, Cheik-el-Zaki dormait également. Et tous deux ronflaient. Par moment, une tête apparaissait à la porte, prenait une mine consternée et disparaissait.

— Alors Ibrahim ? questionnait Mabrouka.

— Rien… Le maître dort et le chien dort.

— Attendons, répliquait Mabrouka tranquillement.

Cheik-el-Zaki se réveilla. Il s’assit et considéra Goha d’un air hébété. Goha n’avait pas bougé.

Vers la nuit, après la prière, El-Zaki calcula que son hôte dormait depuis seize heures. Il renversa un guéridon, Goha ne broncha pas. Il ferma, ouvrit, referma, rouvrit la fenêtre, sans résultat. Il donna dans la bibliothèque un coup de pied formidable, agita les rideaux, jeta sur le tapis sa plume de roseau et une feuille de papier.

— Il ne se réveillera jamais ! jamais ! cria-t-il…

Et il courait d’un meuble à l’autre, gesticulant, proférant des injures, quand il s’aperçut, tout à coup, que Goha, les yeux grands ouverts, le regardait avec un silencieux intérêt. Il s’arrêta, gêné, tandis que Goha l’encourageait de la main et de la voix :

— Eh bien, mon Cheik, eh bien, tu t’arrêtes ?

— Je m’arrête parce que j’ai fait ce que j’avais à faire, riposta le Cheik avec hauteur.

Et il expliqua gravement :

— Il était entré un insecte dangereux. Mais j’ai réussi à l’atteindre et à le tuer.

Dressé sur ses jambes, Goha s’étira.

— Couvre-toi, lui dit sèchement le Maître en lui tendant le châle qui avait glissé par terre.

Goha se regarda et se mit à rire.

— Quelqu’un a pris mes habits, dit-il.

— Personne chez moi n’a pris tes habits ; tu es arrivé nu et tu es resté nu… Je vais d’ailleurs te donner des vêtements.

— Quels vêtements ?

— Des vêtements à moi.

— Et toi, comment feras-tu ? Si tu me donnes tes vêtements tu resteras nu ! s’exclama Goha fort amusé à cette idée.

— N’aie aucune inquiétude à mon égard, répliqua le Cheik mécontent… Je ne vais pas me déshabiller pour te donner des habits.

— Alors, donne ! s’écria Goha, parce que j’ai honte de me montrer aux gens comme je suis.

— J’étais d’ailleurs très étonné de te voir venir ainsi dans ma maison.

— Oh ! entre nous, je t’aime beaucoup, tu sais, mon Cheik. Et maintenant je compte rester tout le temps avec toi.

— Vraiment ! riposta le Cheik avec humeur, tu t’imagines que je vais te garder ? Sache, une fois pour toutes, que c’est impossible.

Goha se mit sur son séant. Il se joignit les mains, hocha la tête. La brusquerie d’El-Zaki l’avait attristé.

— Tu es fâché contre moi, dit-il, depuis longtemps tu es fâché contre Goha… Oui… Oui… C’est pourquoi je ne venais plus te voir… Mais écoute, mon père, où veux-tu que j’aille ? Le monde entier je l’ai vu et je n’ai pu rester nulle part.

— Comment, le monde entier ?

— Le monde entier ! répéta Goha qui soudain parlait du fond d’une âme désolée… Je n’ai pu rester nulle part, ni chez Hadj-Mahmoud, ni chez Hawa, ni près du cimetière… Alors comment faire ?

El-Zaki se sentit injuste et méchant. Il se taisait parce qu’il était incapable d’opposer à Goha un argument loyal. Après un silence, il dit :

— Procédons par ordre… Tu risques de t’enrhumer à rester ainsi dévêtu et tu dois avoir faim… Je vais te faire donner de quoi manger et de quoi te vêtir.

Ces attentions ne firent qu’accroître la mélancolie de Goha. On lui offrait des satisfactions matérielles et il avait besoin d’un refuge pour son être.

— Comme tu voudras, mon Cheik, dit-il doucement.

Après avoir donné des instructions à l’eunuque, El-Zaki se rendit au harem pour consulter Mabrouka. Dans sa faiblesse, il espérait en elle. Elle avait vécu trente ans de sa vie, ils avaient vieilli ensemble. Comment n’eût-elle pas compris son état d’âme, ses scrupules, à cette heure si grave pour sa conscience ?

Il entra chez elle, sûr qu’au premier mot il ferait jaillir du cœur de l’épouse les trésors de bonté dont il avait besoin pour agir selon lui-même. Mais comme il s’approchait de la fenêtre où elle était accoudée, Mabrouka lui dit :

— Est-ce que Goha est parti ?

Il comprit que leur entretien ne serait pas celui qu’il avait espéré et, mécontent, fronça les sourcils.

— Il y a deux heures que je suis ici et je ne l’ai pas vu sortir, reprit Mabrouka.

— Non, il ne veut pas s’en aller, répondit El-Zaki d’une voix agressive.

Il en voulait à Mabrouka de ne pas partager ses préoccupations à l’égard de Goha, il lui en voulait aussi de sa curiosité malsaine qui l’avait portée à se poster durant des heures pour voir passer un homme qui peut-être serait nu. Mais de ceci, il n’avait pas nettement conscience. Il avait seulement le sentiment qu’elle était fautive. Mabrouka éclata de rire :

— Il ne veut pas s’en aller ?… Eh bien, tu n’as plus qu’à le garder.

— Mabrouka ! cria-t-il hors de lui… Ne suppose pas que je supporterai plus longtemps tes insolences !

— Mes insolences !… fit-elle sans se troubler, mais avec une mine stupéfaite. Mes insolences, ô Nabi !… Et quand ai-je été insolente ? Et pourquoi aurais-je été insolente ?… Est-ce que je ne suis pas née d’une mère honorable et d’un père respecté ? Est-ce que je n’ai pas été une épouse fidèle et suave ?… Demande à Warda la dallala ce qu’elle pense de ma vertu et de ma beauté ? Et j’aurais dit une insolence, moi qui, cette nuit même…

Cheik-el-Zaki, gêné par ce souvenir, essaya de l’interrompre. Elle poursuivit, avec les signes d’une stupeur croissante :

— Mes insolences !… quand hier encore j’ai failli avoir un coup de sang en me disputant avec la cuisinière qui grille trop le mouton alors que tu l’aimes bien tendre depuis que le barbier t’a arraché les dents — je pleure quand je songe à ce que tu as souffert ce jour-là — mais aussi comment garder des dents qui vous gonflent les joues ? — n’importe, si je voyais ce barbier, je sens que je m’évanouirais —… Mes insolences !… quand je ne trouve pas de robe qui soit digne de la femme d’un grand Cheik comme toi… Et pourquoi ces insolences ? Parce que tu m’as dit que Goha voulait rester et que je t’ai répondu de le garder ou de le mettre dehors… Car il faut le garder ou le mettre dehors… Si tu connais un troisième moyen, dis-le-moi, ô mon maître. Tu es un homme intelligent, le soleil est dans ton cerveau… Dis-le pour qu’elle le sache, dis-le à ta servante, ce troisième moyen…

— Je le cherche, dit El-Zaki en se touchant le front.

Tout à coup, il prit un air terrible.

— Je vais voir, dit-il en quittant la chambre.

Quand Cheik-el-Zaki entra dans la bibliothèque Goha avait fini de dîner. Il tourna vers le Cheik un visage épanoui, à moitié enfoui sous l’énorme turban qu’on venait de lui donner en même temps qu’un caftan de soie. El-Zaki se sentit réduit à rien devant ce solide garçon d’une éblouissante jeunesse. Quelques heures plus tôt, il l’avait cru à l’agonie, miné par un mal incurable et il le revoyait transfiguré. Pour retrouver toute sa vigueur, il avait suffi qu’il mangeât, qu’il bût et qu’il dormît.

— Tu prétends que tu as vu le monde entier, c’est une plaisanterie, dit rapidement El-Zaki…

Il avait prononcé cette phrase au hasard, pour étouffer ses préoccupations. Maintenant, il y prenait intérêt.

— Ce que tu prends pour le monde entier, c’est tout simplement notre ville d’El-Kaïra.

Il ajouta, se complaisant de plus en plus dans cette idée :

— Mon pauvre enfant, tu n’as rien vu du monde et tu prétends avoir vu le monde entier ! Si tu savais ta grosseur d’El-Kaira relativement au globe !…

— Oh ! fit Goha, que le bon repas et les beaux vêtements avaient disposé à l’optimisme, le monde est grand… Tout ici-bas est question de destin… Les uns sont gros et les autres sont maigres… Un oiseau qui marche ne ressemble pas à un chameau qui vole… Est-ce vrai, mon Cheik ?

— Sans doute… dit El-Zaki, interloqué. Et se reprenant aussitôt : Mais tu dois confondre… à moins que par chameau qui vole tu n’entendes une chimère…

Goha l’interrompit :

— Et l’homme ? fit-il avec un vif intérêt, comment va l’homme ?

— Quel homme ?

— Mais l’homme que tu avais mis dans l’huile… ̃Que Dieu le veuille ! j’espère qu’il se porte bien ?

Cheik-el-Zaki ferma les yeux, pris de vertige.

Au temps de ses entretiens avec Goha et Waddah-Alyçum, il souriait aux réflexions du Simple. Lors même qu’il s’écriait : « Créature étrange ! », ou qu’il s’émerveillait sur ce produit bizarre de la nature, il gardait, au fond de lui-même, la certitude souriante de sa propre supériorité. En réalité, il avait réduit Goha à la conception qu’il en avait et lui avait assigné une case dans sa pensée.

Maintenant, il avait devant lui un homme libre, indépendant et qui, tranquillement, lui tenait des propos qu’il ne comprenait pas. « Qu’est-ce qu’il dit ? » songeait-il. « Où suis-je ? De nous deux, quel est l’idiot, le fou ou le mort ? » Le mort… Car il y avait entre eux plus qu’une différence de mentalité. Ils devaient appartenir à des mondes différents… Le miracle était qu’ils se fussent rencontrés !

Goha attendit patiemment une réponse qui ne vint pas et à force d’attendre oublia sa question. Il s’approcha de la fenêtre. Cheik-el-Zaki le suivit machinalement. Il eut soudain la sensation d’être tout entier enveloppé par Goha qui, plus grand que lui, regardait dans la rue par-dessus son épaule. Troublé, il leva les yeux et rencontra de très près ceux du Simple. Jamais Goha ne lui avait paru si beau, jamais visage humain ne lui avait donné cette impression de splendeur. Il s’écarta.

À l’intérieur de la bibliothèque, l’obscurité était complète. De la rue montait un rire, toujours le même. Une chauve-souris se cogna contre le mur. Goha porta les mains à sa tête pour la protéger.

— Je ne me rappelais plus que j’avais ton turban, dit-il, surpris de trouver sur son crâne l’énorme coiffure du philosophe.

— Tu ne te rappelles rien, murmura Cheik-el-Zaki.

Ibrahim entra et alluma les sept cierges du candélabre.

— Oh ! fit Goha, observant sur le tapis, sur les murs, au plafond, les ombres que la lumière avait brusquement suscitées.

Il répéta :

— Oh ! Oh ! Oh !

— Qu’est-ce que tu as ? demanda Cheik-el-Zaki impressionné. ?

Goha ne répondit pas. Il fit un geste, plusieurs ombres s’ébranlèrent, se heurtèrent. Émerveillé, il les contemplait :

— Oh ! Oh ! Oh !

— Qu’est-ce que tu as ? cria Cheik-el-Zaki pris de panique. — Et il hurla :

— Goha ! Goha ! Goha ! réponds, qu’est-ce que tu as ?

Goha porta sur lui ses prunelles agrandies.

— C’est elle… murmura-t-il… Oh ! — Mystérieusement, il ajouta : la Cheika…

Et, pris du besoin de s’épancher, il se mit à parler à mi-voix :

— Toi, tu ne sais pas qui est la cheika… Oust ! Oust ! mon maître… Oust ! Il ne faut pas que tu le répètes aux autres…

Il raconta qu’autrefois la cheika était assise dans un jardin où elle ne parlait à personne. Alors, il était monté sur sa banquette et lui avait donné une gifle ; sur quoi, folle de colère, elle s’était levée pour mettre un mauvais génie à ses trousses. Heureusement, le mauvais génie était doux, calme et bon. En toutes circonstances, il avait agi modérément. Il s’enroulait autour des jambes de Goha. Il encombrait sa marche. Sa malignité se réduisait à cela.

— Un jour, on a pris la cheika… Oui, on l’a prise ! Comment faire ?… Le génie on ne l’avait pas pris. Comment faire ? Comment faire ?… Je suis monté sur la terrasse et j’ai vu la cheika !

El-Zaki fut saisi d’un tremblement. Goha, grisé, élevait la voix.

— Elle avait changé de robe, la cheika. Elle portait une gallabieh jaune…

— … Avec un liseré d’or, précisa le cheik d’une voix caverneuse.

— Ah ! tu sais… Mais tu ne sais pas ce que nous avons fait ! reprit Goha avec un gros rire… C’est honteux, mon maître ! Oust ! Oust !

— Tu es un porc ! gronda le cheik étourdi par un afflux de sang à la tête.

— Oust ! Oust ! mon maître, Il ne faut le dire à personne… Là ! là ! regarde,… regarde… Le génie de la cheika !

El-Zaki soufflait bruyamment, gagné par le délire de Goha qui montrait les ombres sur le mur en scandant :

Quand on la regarde, elle bouge…
et quand on met la chandelle, elle vient…
et quand on enlève la chandelle, elle s’en va…
et quand je la regarde, elle bouge…

Les yeux du philosophe suivaient la main du simple. Par la fenêtre ouverte pénétrait l’écho des réjouissances nocturnes, les sons du luth et du tambourin.

Soudain une brise passe et en passant disloque les flammes du candélabre.

— Oh mon père ! s’exclama Goha ivre de joie… la cheika ! la cheika !

Il arracha son turban, le jeta à terre, criant de plus en plus fort :

— La cheika ! la cheika ! Elle descend… elle m’attend… Ah ! tu as de belles mains ! Ah ! tu as de belles mamelles !

Il s’élança. Cheik-el-Zaki se jeta sur lui.

— Qu’est-ce que tu dis ? La cheika ? Qu’est-ce que tu dis ?

Il lui fallait des explications. La jalousie lui broyait le cœur. Quelle était cette femme qui l’attendait ?

— Où est-elle ? réponds !… montre-la-moi !… Ah ! tu te figures que je vais te laisser descendre que je vais vous permettre de vous rencontrer…

Pour la première fois, il voit en Goha son égal et son ennemi.

— Tu m’as toujours trompé avec tes airs d’imbécile ! reprit-il haineusement… Mais ce soir vous ne ferez pas vos saletés ensemble !

Cependant, Goha qui se débattait réussit à dégager ses poings et de toutes ses forces les abattit sur le crâne du cheik. Puis, avec un hurlement de joie, il s’élança hors de la chambre.

Cheik-el-Zaki, qui s’était laissé tomber sur le divan, revint à lui en entendant la voix de Mabrouka :

— Viens voir, mon chéri, dit-elle… Il y a bien un quart d’heure que Goha converse devant notre porte avec une femme.

El-Zaki se pencha à la fenêtre et vit cette folle image, surgie de son cerveau : Goha et Nour-el-Eïn, s’éloignant, serrés l’un contre l’autre.