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Le Livre de Goha le Simple/Préface

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PRÉFACE


C’était quelques semaines avant la guerre. Deux Égyptiens, Josipovici et Albert Adès, m’avaient prié de les recevoir. Ils venaient de publier chez Calmann-Lévy leur premier livre Les Inquiets. Maeterlinck, qui en avait lu le manuscrit, frappé par ce début littéraire qu’il trouvait le plus remarquable de notre époque, les avait engagés à tout abandonner pour se consacrer aux lettres.

J’invitai Albert Adès et Josipovici à venir me voir. Je n’étais pas très rassuré. Ayant affaire à des écrivains, je craignais que ma paisible retraite ne fût assaillie de littérature. Cela ne m’exaspère plus comme jadis, il est vrai, mais cela me fatigue.

Nous eûmes notre premier entretien dans mon jardin à Cheverchemont. Nous parlâmes de l’Égypte, de mes arbres… Je ne sais plus de quoi nous parlâmes encore ; je me rappelle cependant que pas une fois Josipovici et Adès n’essayèrent d’être littéraires. Ils regardaient la vie avec l’unique souci d’une observation exacte. Je reconnus en eux des sages. Je leur offris mon amitié.

La guerre fut déclarée… Je ne suis pas un de ces spectateurs héroïques, que les deuils de la guerre emplissent d’enthousiasme, qui alignent des phrases et s’en attendrissent. Je ne suis, hélas ! qu’un homme et la détresse universelle m’absorbe trop pour que je fasse autre chose que d’y penser, et d’en souffrir.

Adès et Josipovici venaient souvent chez moi. Je les savais confiants dans les destinées de mon pays. En les questionnant, je connaissais leur réponse, et néanmoins, je les questionnais pour démentir les angoisses qui m’obsédaient. Pendant des mois nous ne parlâmes que de ça. Parfois, je leur demandais s’ils travaillaient. Ils me répondaient de manière évasive et nous reparlions de la guerre.

Un jour, ils vinrent avec un manuscrit : c’étaient les premiers chapitres de Goha. Je les invitai à m’en faire la lecture, assez furieusement d’ailleurs. Je leur en voulais de soumettre notre amitié à une épreuve qui m’a détaché de tant d’amis ! La franchise n’est pas chez moi un principe. Elle est un mouvement de l’être qui domine toute préoccupation. On a dit que j’étais violent… Pourquoi n’a-t-on jamais voulu comprendre que je suis tout simplement sincère ? et pourquoi exiger mon admiration quand je ne puis donner que ma tendresse ?

Mon appréhension fut de courte durée… Pauvres êtres que nous sommes, nous tous qui ne voyons des choses que ce qu’il nous est impossible de ne point voir. J’avais aimé la profonde intelligence de Josipovici et Adès, le sain équilibre de leur jugement… Je m’applaudissais de leur amitié, de notre amitié… Et dans nos longs entretiens, pas une fois je ne me doutai qu’ils étaient en train d’achever une œuvre de génie.

Le Livre de Goha le Simple… Vous comprendrez mon émotion à la lecture de ces pages magnifiques, lorsque vous connaîtrez mon dégoût des livres durant les jours tragiques, sanglants, qui réclament notre être et plus que notre être. Quelques œuvres réalisent le miracle de fixer notre pensée malgré le tumulte des heures présentes : Gargantua et Don Quichotte, Jude l’Obscur, les chefs-d’œuvre de Stendhal, de Flaubert et de Tolstoï. Goha le Simple est une de ces œuvres-là, Goha le Simple réalise ce miracle.


J’ai lu sur l’Orient tout ce qu’on peut en lire, aussi bien les contes délicieux et féeriques de là-bas, que les insignifiants et mornes romanciers d’Europe. Tranquilles amours de nos ministres plénipotentiaires et de nos consuls généraux, méditations occidentales devant une colonne brisée, un temple ou une momie… je me sens gagné d’une immense fatigue rien qu’au souvenir de ces platitudes. Quant aux conteurs d’Orient que j’aime, qui m’attendrissent, ils me plongent dans un monde de rêve où je me sens grisé, mais où je ne vois pas.

Je n’ai compris l’Orient, je ne l’ai vécu que le jour où j’ai lu Goha le Simple.

Ouvrez le livre, regardez… Ce sont des faits qu’on nous donne, des faits choisis non parmi les plus singuliers, mais parmi les plus communs, parmi ceux qui font l’existence quotidienne… Les auteurs se sont interdit le lyrisme auquel, hélas ! nous nous laissons trop facilement prendre… Ils ne cherchent pas à séduire le lecteur, de même que la nature ne s’occupe point des hommes qui la contemplent. Comprenez ou ne comprenez pas. C’est l’Orient qui étincelle sous vos yeux, l’Orient avec ses odeurs de jasmins et de friture, avec ses femmes aux grosses croupes et ses fines vicieuses, avec ses belles brutes, ses souteneurs, ses imbéciles, ses intellectuels, ses mystiques… Au moyen d’un style simple, sévère, aussi pur que le style de Flaubert, les auteurs ont levé le voile pour nos regards occidentaux. L’Orient tout entier semble dire : « Voilà, c’est moi !… » Et si malgré ça, à cause de ça, à cause de cette vérité vous êtes aveugle, si, ne voyant pas, vous voulez qu’on vous explique, fermez le livre, les auteurs ne vous expliqueront rien. La vie ne s’explique pas, elle est, et Goha le Simple, c’est de la vie…


Au premier abord, cette vie paraît étrange. Elle peut même paraître séduisante par son étrangeté. Mais qu’on ne s’y trompe pas. Les personnages nous saisissent, non par ce qu’ils ont d’exceptionnel, mais par ce qu’ils ont de général. Certes, ils se distinguent de nous. Ils appartiennent à une race différente. Toutefois, ce qui les distingue est superficiel : des préjugés, quelques habitudes… Et ces préjugés, ces habitudes ne tiennent pas plus de place qu’ils n’en doivent tenir. Cheik-el-Zaki le littéraire, Sayed, Nour-el-Eïn, Hawa, sont des êtres de tous les temps et de tous les pays. Et c’est une des beautés essentielles de ce livre d’être universel par sa profonde humanité.

Ce livre est plus encore, c’est une création. J’arrive à Goha lui-même.

Cet être qui n’a pas d’équivalent dans toute la littérature, cet idiot que d’aucuns trouveront une fantaisie agréable, est pour ceux qui cherchent, pour ceux qui pensent, une lumière… une lumière parce que, à travers ses gestes et ses mots comiques ou tristes, il nous découvre son âme, notre âme à tous, il nous la fait toucher du doigt comme un objet.


C’est pour le public que je souhaite le succès de ce livre, ce pauvre public que la surproduction littéraire de nos temps affole et que les écrivains notoires abrutissent consciencieusement. Qu’il lise Goha et qu’il ait l’intelligence et la franchise de reconnaître dans cette œuvre simple et forte une des plus grandioses manifestations de la pensée.

Pour terminer, je dirai d’Albert Adès et Josipovici ce que j’ai déjà dit de quelques rares écrivains. Ils sont de chez eux parce qu’il faut toujours à la pensée un point d’appui, un tremplin sûr pour, de là, s’élancer et se disperser à travers l’humanité. Ils sont de chez eux et ils sont de chez nous et ils sont de partout, comme ces êtres privilégiés qui ont su donner une vérité, une émotion, une forme éternelle de beauté au monde qui s’en réjouit.

OCTAVE MIRBEAU


Paris, le 25 octobre 1916.