Je n’ai pas l’intention de faire, à l’occasion du Livre de raison de Rigaud, une étude d’ensemble sur la vie et les œuvres de ce peintre célèbre ; plus d’un critique d’art s’étant déjà occupé de celui qu’on a nommé, non sans raison, le Van-Dyck français, ce serait s’attarder à des redites. Mon ambition est autre ; je veux montrer seulement quel parti on peut tirer du document que je publie pour procéder au classement chronologique des portraits peints par Rigaud et pour juger de leur authenticité. Je veux surtout faire toucher du doigt son procédé de travail, et démontrer que la plupart de ses œuvres, même les plus célèbres, sont dues à une collaboration permanente entre le maître, ses élèves et un certain nombre de spécialistes, peintres de batailles, de paysage, de fleurs et d’ornement.
Les peintres qui ont joui d’une grande vogue n’ont, du reste, jamais procédé autrement ; un bon nombre de tableaux de maîtres sont dus à des collaborations très reconnaissables.
C’est au surplus un fait hors de doute que de la plupart des tableaux qui ont eu du succès, leurs auteurs, à quelque école qu’ils appartiennent, ont fait des répétitions qui valent parfois les originaux.
Seulement souvent on ne peut le démontrer avec certitude et on discute encore à perte de vue sur la part qui revient légitimement, dans certains tableaux, au peintre sous le nom duquel ils sont connus. En ce qui concerne Rigaud on pourra, à l’aide de son livre de raison, démêler le plus souvent ce qui est son œuvre propre et ce qui doit être, au contraire, restitué à ses collaborateurs dans ses tableaux même les plus célèbres.
La famille de Rigaud
[modifier]Qu’on me permette tout d’abord de donner sur Rigaud et sa famille quelques notes dans lesquelles on trouvera condensé ce qu’on connaît sur eux et quelques renseignements nouveaux.
Rigaud appartenait à une vieille famille de peintres roussillonnais. Dans la deuxième moitié du seizième siècle, Honorat Rigau, son bisaïeul, était peintre et citoyen de Perpignan. Les deux fils d’Honorat, Hyacinthe et Honorat, l’étaient également[1].
Hyacinthe, l’aîné, fut père de Mathias, qui embrassa la profession de tailleur d’habits, épousa, le 20 décembre 1655, Marie Serre ou Serra, fille d’un marchand de Perpignan, et mourut prématurément en 1669.
De ce mariage vinrent trois enfants : l’aîné fut le peintre Hyacinthe Rigaud. Le second fut Gaspard, né le 1er juin 1661, mort le 28 mars 1705, il fut peintre aussi et travailla dans l’atelier de son frère. Il eut un fils nommé Hyacinthe, mort entre 1715 et 1741 sans s’être marié, et une fille nommée Marguerite Elisabeth, née le 21 juillet 1697. Elle épousa, le 17 juillet 1715, le peintre Jean Ranc et vivait encore en 1743.
Le dernier enfant de Mathias Rigaud et de Marie Serra était une fille nommée Claire-Marie Madeleine-Géronime, née en 1663, morte avant 1715. Elle épousa le sieur Laffite ou Laffita, bailli royal de Perpignan, et eut trois filles. L’aînée épousa un sieur Conil et mourut sans postérité avant 1715 ; la seconde, nommée Thérèse, épousa le sieur Xoupy, qui succéda à son beau-père dans la charge de bailli royal de Perpignan ; la troisième, nommée Hyacinthe, épousa le sieur Lenquine, receveur des fermes à Collioures.
Hyacinthe-François-Honoré-Mathias-Pierre-martyr-André-Jean Rigaud y Ros, dit Rigaud, l’aîné des enfants de Mathias Rigaud et de Marie Serra, naquit à Perpignan le 18 juillet 1659. Il entra comme élève dans l’atelier d’Antoine Ranc (1634 ?-1716), travailla beaucoup d’après Van Dyck, quitta Perpignan pour Paris en 1680 et ne tarda pas à acquérir une réputation européenne. En 1703, sa fortune était évaluée à 74.500 livres, soit à plus de trois cent mille livres à la puissance actuelle de l’argent. Mais quelques années plus tard le système de Law lui fut fatal comme à bien d’autres ; il spécula sur les actions du Mississipi et perdit une partie de son avoir.
En 1709 il fut anobli à la demande des états de Roussillon et le 22 juillet 1727 créé chevalier de Saint-Michel.
Au mois de mai 1710 il épousa Marguerite-Elisabeth de Houllei de Gouy, fille de Jacques de Houllei de Gouy, conseiller au parlement de Rouen, et veuve de Jean Le Juge, huissier au grand conseil. De son premier mariage elle avait une fille nommée Charlotte qui ne parait pas s’être mariée ; elle n’eut aucun enfant de son second mariage et mourut le 13 mars 1743 à l’âge de 75 ans. Hyacinthe Rigaud ne tarda pas à la suivre dans la tombe : il mourut le 29 décembre de la même année.
Par son testament daté du 9 avril 1741 il laissait héritiers ses deux nièces Thérèse et Marguerite Laffita et son filleul Hyacinthe Collin de Vermont, peintre de talent ; il donnait à l’Académie des Beaux-Arts le buste de sa mère par Coysevox, le double portrait de la même peint par lui ; à Desjardins fils celui de son père le sculpteur et au roi son tableau de la Présentation de la Vierge au Temple. Il modifia ce testament dans quelques-unes de ses dispositions par un testament postérieur qui n’a pas été retrouvé.
Les manuscrits du Livre de raison de Rigaud
[modifier]Le Livre de raison que je publie existe en deux copies, l’une complète, l’autre partielle.
La copie complète est conservée dans la Bibliothèque de l’Institut et se compose de deux minces volumes reliés en parchemin et cotés 624 et 625 dans le catalogue des manuscrits de cette bibliothèque. Avant d’en faire partie ils avaient appartenu à la Bibliothèque de la ville de Paris ; ils furent donnés à l’Institut au commencement du premier Empire. Plus anciennement encore ils étaient la propriété d’Antoine Moriau, procureur du roi et de la ville de Paris, comme en témoigne l’inscription suivante timbrée en rouge autour d’un écu armorié sur chacun des volumes : Ex bibliotheca Antonii Moriau procuratoris et advocati regis et urbis[2].
Le premier volume ne porte aucun titre et renferme la nomenclature année par année des portraits peints pas Rigaud de 1681 à 1743, c’est-à-dire depuis son arrivée à Paris jusqu’à sa mort. En face de chaque nom est inscrit le prix qu’a coûté le portrait ; à la suite sont énumérées les copies qui ont été faites dans le cours de la même année dans l’atelier de Rigaud, accompagnées également des prix qu’elles ont été payées.
Une main différente de celle qui a écrit le volume, mais toujours la même, a annoté et corrigé certains passages de ce Livre de raison, modifiant l’orthographe des noms lorsqu’elle était jugée irrégulière, intercalant l’indication de certains détails techniques et de quelques gravures faites d’après les portraits mentionnés, ajoutant l’indication de certaines peintures de Rigaud non enregistrées à leur ordre chronologique. Ces notes deviennent de plus en plus nombreuses à mesure qu’on avance dans le cours du 18e siècle et à partir de 1736 le manuscrit est entièrement écrit de la main de l’annotateur ; Rigaud n’en est plus l’auteur.
Je n’ai pu déterminer avec une certitude absolue quel était le rédacteur de ces corrections et de ce complément, mais si l’on compare l’écriture de ces notes avec celle des manuscrits de Hulst, associé de l’Académie (1684-1754) dont il fut l’historien ; manuscrits conservés à l’Ecole des Beaux-arts, on est très porté à croire qu’elles sont toutes deux de la même main, l’identité est presque absolue ; seulement l’écriture est plus cursive et moins soignée dans le manuscrit de la Bibliothèque de l’Institut.
Le deuxième volume a pour titre Mémoire de l’argent que j’ai donné des copies que j’ay fait faire, titre inexact et incomplet, car il s’agit des paiements faits par Rigaud, non seulement pour des copies, mais aussi pour des peintures originales. Ce volume embrasse une période écoulée de 1694 à 1726.
Pendant ces trente-trois ans un certain nombre de peintres sont énumérés année par année et au-dessous de leur nom sont indiqués les travaux de peinture qu’ils ont faits pour le compte de Rigaud dans le cours d’une année et le prix qui leur a été payé pour cela. Cette deuxième partie du Livre de raison ne porte aucune annotation due à une main étrangère.
Ces deux volumes ont été publiés par Mr Paul Eudel, en 1910[3]. Il vaut mieux passer cette publication sous silence.
La copie partielle du Livre de raison de Rigaud est conservée dans la Bibliothèque de l’Ecole des Beaux-arts, parmi les papiers de Hulst, membre associé et historien de l’Académie. Elle est d’une écriture très soignée et évidemment due à un copiste à gages. Les annotations sont en très petits caractères. Elle a été certainement faite par les ordres de Hulst qui se met au moins une fois en scène dans une note : « Mr Rigaud m’avait dit lui-même, fait-il écrire en 1685 à l’occasion du portrait de l’archevêque d’Albi, que c’était le premier portrait qu’il fit de cette grandeur, etc. »
Cette copie comprend la période écoulée entre 1681 et 1698, et on y constate de nombreuses différences avec le manuscrit de la Bibliothèque de l’Institut, soit dans l’orthographe des noms, soit dans le texte lui-même dont les éléments sont souvent intervertis et les articles dédoublés, surtout lorsqu’il s’agit de portraits de conjoints ou de parents que le manuscrit de l’Institut groupe souvent dans un article unique. De plus, on y trouve un certain nombre d’indications sur le nombre de copies retouchées par Rigaud qui ne figurent pas dans le manuscrit de l’Institut.
Ce manuscrit de l’École des Beaux-arts a été publié sans notes ni commentaire dans l’édition donnée en 1854 des Mémoires sur les membres de l’ancienne Académie, par Mrs Montaiglon, Paul Mans, etc. (t.II, p. 142)[4].
Ni l’un ni l’autre de ces manuscrits n’est l’original écrit au jour le jour de la main de Rigaud, c’est évident. En ce qui concerne le manuscrit de la Bibliothèque des Beaux-arts, il n’y a pas de doute ; en effet nous y lisons à la date 1685 : « Quoique ce portrait soit placé ici dans le registre original il y a lieu de croire qu’il est plus ancien. » Ce manuscrit est donc une copie du registre original ou prétendu tel.
Pour le manuscrit de la Bibliothèque de l’Institut, je pourrais grouper un certain nombre de mentions dans lesquelles les dates et les titres donnés aux personnages cités ne concordent pas. Par exemple, en 1691 on a ajouté au nom du Prince de Danemark les mots « à présent roi » et il ne fut roi qu’en 1699. En 1699 le marquis de Ximénès est qualifié de « lieutenant général » et il n’obtint ce titre qu’en 1701. Et ainsi de suite. Ces diverses mentions rajeunissent singulièrement la rédaction de ce manuscrit.
Il a probablement été rédigé au moyen de notes antérieures par Rigaud lui-même, qui se met quelquefois en scène : « Fait un dessin de mon portrait, écrit-il en 1700 ; trois copies de mon portrait en 1701 ; retouché trois de mes portraits, quatre de mes portraits en 1704 ; une copie de mon portrait en 1705, etc. »
Il en est de même pour les comptes des collaborateurs de Rigaud ; ils ont été rédigés à l’aide de notes que ces peintres présentaient, on les a même parfois copiées textuellement puisque dans certains cas ce sont ces peintres eux-mêmes qui parlent : « Ebauché deux bustes, écrit La Penaye, dont il y en a un que j’ai ébauché deux fois, sur quoi j’ai mis cinq jours. Retouché une grande copie de Mr le duc d’Antin faite par le sieur Lecomte où j’ai demeuré dix-sept jours. L’habillement du buste de Mr l’évêque de Troye que je n’ai pas entièrement fait (1718), etc. » Le Livre de raison est donc un tableau fidèle de ce qui se passait dans l’atelier de Rigaud, puisé dans les notes journalières qu’il tenait ou que tenaient ses collaborateurs.
Ces deux manuscrits n’ont pas été copiés l’un sur l’autre, mais vraisemblablement sur un manuscrit original qui a disparu. Peut-être faudrait-il l’identifier avec un petit volume à reliure ancienne qui appartenait, il y a quarante ans environ, à Mgr Tolras de Nordas, aux Illes (Pyrénées-Orientales), et qui renfermait aussi le Livre de raison de Rigaud. Ce volume, qui était peut-être précieux, a été vendu à Lyon après la mort de son possesseur et la trace en est actuellement perdue.
Le Livre de raison de Rigaud est incomplet ; il ne renferme pas l’énumération de tous les portraits que le maître a peints ; en voici la preuve.
Rigaud, dans la Notice autobiographique qui a été publiée dans les Mémoires des membres de l’ancienne Académie[5], dit avoir peint le portrait de Santeuil et il n’est fait aucune mention de ce portrait dans son Livre de raison.
De plus, un certain nombre de portraits ont été gravés de son vivant par ses graveurs ordinaires et portent son nom, sans cependant être mentionnés dans ce livre. Ce sont ceux de Jean-François-de-Paule de Créquy-Lesdiguières, gravé par Drevet en 1691 et dont l’original existe dans le musée du Louvre ; d’Antoine Coysevox, le sculpteur, gravé en 1708 par Audran et qui existe en original ou répétition au musée de Besançon et existait autrefois chez Mrs Marcille et Gréau ; de Mme de Céreste, gravé par Drevet en 1728 ; du peintre Sébastien Bourdon, gravé en 1733 par Laurent Cars ; de René de Beauvau, archevêque de Narbonne, gravé en 1738 par C.-F. Schmidt ; de Charles-Nicolas Taffoureau des Fontaines, évêque d’Alet, gravé par Chéreau ; du duc de Berry, gravé par Suzanne Sylvestre Le Moine, tous deux sans date ; enfin d’Elisabeth de Gouy, la propre femme de Rigaud gravé par Wille en 1743. On n’eût pas osé graver du vivant du peintre et sous son nom des portraits qui n’étaient pas son œuvre[6].
Un autre portrait gravé en 1744, un an après la mort de Rigaud, doit être classé dans la même catégorie, quoiqu’il n’en soit pas fait mention dans son Livre de raison ; c’est celui de Charles de Saint-Simon, évêque de Metz, dont l’original existe au musée de Grenoble. Il a été gravé par Daullé avec un arrangement différent dans les vêtements.
De plus, le Livre de raison énumère un certain nombre de copies dont les originaux ne sont pas indiqués à la place qu’ils devraient occuper. Ces oublis sont assez nombreux et plusieurs s’expliquent par ce fait que Rigaud avait peint un certain nombre de portraits gratuitement pour ses amis ou ses protecteurs, et n’avait nul intérêt, en conséquence, à les inscrire dans son livre de compte. Mais tous ne sont pas dans ce cas et ces oublis concernent parfois des personnages de la plus haute importance.
Ce sont, par exemple, le duc d’Antin dont des copies ont été faites dans l’atelier de Rigaud en 1710 et 1711, qui a été gravé par Audran, Chéreau et Tardieu, et dont des répétitions, peut-être même l’original, existent dans les musées de Versailles et de Châteauroux et autrefois existaient chez Mr Marcille ; Pierre de Bérulle, premier président au parlement de Grenoble, copié dans l’atelier de Riagaud en 1705, 1709 et 1710, et dont l’original existe au musée du Louvre ; le Cardinal de Furstemberg (1693), MMrs de Berny, du Bellay et de Suigné (1695), de Vanolles (1697), la Csse de Guiscard (1702), Mlle de Castillon (1702), les marquis d’Hautefort et du Plessis (1704), Mme Bossuet (1723) et beaucoup d’autres[7].
Qui le croirait, avant de peindre le grand portrait de Louis XIV de 1701 en costume d’apparat et conservé au Louvre, Rigaud avait peint une première fois le grand roi en 1694, en pied et en armure. Plus de trente copies en ont été faites dans son atelier de 1694 à 1700, l’original existe au musée du Prado à Madrid, et cependant on n’en trouve aucune trace dans la liste des portraits originaux que nous donne son Livre de raison.
On n’en trouve aucune non plus du beau portrait de Louis XV adolescent dont l’original, signé et daté de 1730, existe au musée de Versailles.
On peut donc affirmer que ce Livre de raison est fort loin d’être complet ; c’est un élément précieux, sans doute, pour inventorier et classer l’œuvre de Rigaud, mais ce n’est pas le seul et un certain nombre de portraits dont nulle mention ne s’y trouve sont certainement de lui.
Les modèles de Rigaud
[modifier]En 1680 Rigaud arrive à Paris déjà précédé d’une certaine réputation, et dès 1681 il peint dix-huit portraits de bourgeois, d’artistes, de financiers, de conseillers à la cour des comptes ou des aides.
L’année suivante, le représentant d’une illustre famille parlementaire, le président Molé, lui commande son portrait et celui de sa belle-fille. Ces tableaux contribuent à répandre sa réputation dans le monde ; peu à peu la noblesse et les gens de cour apprennent le chemin de son atelier. Non seulement les Molé, mais les Châtillon, les Simiane, les d’Aligre, les Florensac ont recours en 1683 à son pinceau.
En 1684 Rigaud est tout à fait lancé, il a la vogue. Il peint Le Tellier et sa femme, et fait de Mme Desjardins, femme du sculpteur bien connu, un charmant portrait qui la représente cueillant des fleurs dans un gracieux paysage. Immédiatement les belles dames veulent leur portrait de sa main.
Jusqu’en 1686 cependant la moyenne des tableaux peints par lui ne dépasse pas dix-huit par an, c’est peu encore, mais déjà on lui demande des copies de ceux de ses portraits qui ont eu le plus de vogue, et, à partir de cette année, il tient une note exacte de ces copies.
Le duc d’Orléans est le premier prince du sang qui lui commande en 1688 son portrait : le second est son fils, le futur Régente en 1689. Le succès éclatant de ces deux tableaux fait faire un pas de géant à la réputation de leur auteur. En 1690 il ne suffit plus aux commandes qui l’assiègent de toute part, il peint trente-sept portraits, un tous les dix jours, et ses modèles sont des personnages de la plus haure volée, le duc de Bourbon, le maréchal de Villeroy et son frère l’abbé, la princesse de Carignan et son frère Philippe de Savoie, le grand prieur de Vendôme, le comte de Toulouse, La Fontaine le fabuliste, trois princes étrangers, trois prélats.
En 1694 il est appelé à faire un premier portrait du roi Louis XIV : on n’en trouve aucune mention dans la liste des peintures originales que renferme son Livre de raison, mais il en est fait de 1694 à 1701 trente-quatre copies dans son atelier. Il s’agit donc bien d’un portrait qui est son œuvre et non pas celle d’une autre main[8]
Pendant l’année 1694 il peint trente-sept portraits originaux et en outre fait exécuter dans son atelier vingt-quatre copies de ses œuvres antérieures.
Sa réputation est devenue européenne ; les étrangers de distinction qui visitent Paris s’estiment favorisés quand ils peuvent emporter un portrait de sa main ; les ambassadeurs d’Angleterre, d’Autriche, de Portugal, d’Espagne, de Hollande, de Suède, de Pologne, de Gènes, de Brunswick, sont ses clients, ainsi que le nonce du pape ; les jeunes princes amenés en France pour compléter leur éducation et prendre l’air de la cour, lui commandent leur portrait et celui de leur précepteur.
A côté de cette clientèle cosmopolite nous trouvons une opulente clientèle française composée de ducs et pairs, de maréchaux de France, de la plupart des membres de la famille royale, de présidents au parlement et des fermiers généraux. Il peint le Dauphin, le duc de Bourgogne, le roi d’Espagne, le prince de Conti, élu roi de Pologne, les ducs d’Orléans et en 1701 une deuxième fois Louis XIV. Ce second portrait du roi en costume d’apparat, que l’on peut voir au musée du Louvre, obtient un éclatant succès et il en est fait, ainsi que de celui de Philippe V, roi d’Espagne, des centaines de copies.
Jusqu’en 1715, époque où il peignit Louis XV enfant, Rigaud se livra à ce labeur incessant, mais à partir de cette date, il peint beaucoup moins. Riche, sans enfants, il choisit désormais ses modèles, refuse des commandes et ne travaille plus qu’à son heure. Il peint cependant jusqu’à son dernier jour, c’est-à-dire jusqu’à 83 ans, sans témoigner de défaillance et sans que sa renommée ait subi aucune atteinte.
Rigaud est le peintre qui représente le plus fidèlement le siècle de Louis XIV, non seulement par la majesté des attitudes et la richesse des accessoires et des draperies dont il entoure les personnages qu’il peint, mais aussi par le nombre et la variété des hommes considérables qui lui ont servi de modèles. Il a peint six rois, trente-six princes français ou étrangers, vingt-un maréchaux, dix-huit ducs, sept premiers présidents de cours souveraines et soixante-quatre cardinaux, archevêques ou évêques.
Il a été le peintre attitré des grands financiers, des contrôleurs généraux, de Law, de Samuel Bernard, des frêres Paris ; des fermiers généraux et de la plupart des grands manieurs d’argent qui tenaient à avoir leur portrait de la même main qui avait eu l’honneur de peindre celui du roi de France.
Il fut aussi le peintre préféré des dames à la mode dont il savait faire valoir les attraits en plaçant à leurs côtés une vieille ou un négrillon qui leur servaient de repoussoir. Les portraits de Mmes Pécoil et Neyret de Laravoie en Pomone et en Cérès, au milieu de frais bocages, eurent une vogue prodigieuse ; on en recherchait les répétitions comme on recherchait autrefois celles des tableaux de sainteté de certains maîtres italiens pour leur donner une place d’honneur dans les galeries.
Rigaud a peint aussi, et ce n'est pas la partie de son œuvre la moins intéressante pour nous, les peintres, les sculpteurs, les graveurs, les architectes, les poètes de son temps, Lebrun, Mignard, Sebastien Bourdon, Desjardins, La Fosse, Coyzevox, Simonneau. Boileau, La Fontaine. Fontenelle et plusieurs autres dont les portraits ont été presque tous popularises par la gravure.
Si on recherche quelles sont les régions de France pour lesquelles il a principalement travaillé, en dehors de Paris et de la cour, on constate qu'il a peint presque tous les personnages officiels du Roussillon, prélats, magistrats, officiers, administrateurs. C'est que, né a Perpignan, il avait toujours aimé son pays natal, avait été anobli à la demande des États de Roussillon, en un mot n'avait jamais cesse d'être en contact avec ses compatriotes. Par extension il a peint beaucoup de personnages habitant dans le voisinage du Roussillon, à Montpellier, Nimes, Narbonne et dans tout le bas Languedoc. II a peint egalement beaucoup de personnages de Normandie, surtout de Rouen ; c'est que sa femme Elisabeth de Gouy était d'une famille rouennaise ; ses parents et ses amis ne manquaient pas de s'adresser à son mari quand ils voulaienit faire faire leur portrait. Du reste c'est dans la France entière que Rigaud a pris ses modèles, aussi bien en Provence qu'en Flandre et en Bretagne, à Saint-Malo qu'à Lyon, à Aix, à Macon et a Cambrai.
Le prix des tableaux de Rigaud
[modifier]Le prix que Rigaud exigeait pour les portraits qu'il peignait a naturellement suivi une progression ascendante à mesure que sa réputation se propageait en Europe.
Au début ces prix étaient des plus modestes ; une tête 11 livres, un buste suivant ses dimensions de 22 a 33 livres, un personnage à mi-corps ou assis de 44 a 88 livres. On constate que Rigaud n'a pas un prix immuable, mais qu'il proportionne celui qu'il demande à l'importance qu'avait dans le monde le personnage représente ; en 1682 il fait payer 130 livres le portrait du président Molé, c'est-a-dire un tiers de plus que ses portraits ordinaires.
En 1683 une hausse sensible se produit déjà dans son tarif, c'est 50, 66, 77, 100 et 120 livres que ses portraits se paient ; une fois lancé il ne s'arrête plus. En 1684 les portraits de Michel Le Tellier et de sa femme sont cotés 220 livres ; en 1685 le moindre portrait coute 66 livres et le plus cher 330.
En 1688 les princes commencent à s'adresser à lui et à payer royalement ; le duc d'0rléans 540 livres, son fils le duc de Chartres 500, le duc de Bourbon 690. En 1691 son moindre prix est de 100 livres et le plus élevé de 470.
Devenu peintre de la cour, touchant 26.000 livres pour les grands portraits d'apparat de Louis XIV et de Philippe V, Rigaud à partir de 1697 ne met plus aucune borne à son avidité. Saint Simon conte qu'il exigea pour consentir à peindre de mémoire le portrait de l'abbé de Rancé 3.000 livres et voulut en outre être défrayé de tout très luxueusement dans le petit voyage qu'il dut faire pour aller a la Trappe[9].
A partir de 1700 une simple tête se paie 150 livres et un portrait a mi-corps de 400 à 600. Un troisième portrait de Louis XIV est payé 13.000 livres, les princes de la famille royale ne déboursent pas moins de 1.000 et quelquefois de 6.000 ou 7.000 pour le leur. Les autres personnages financent à proportion ; les ducs et pairs, les princes étrangers, les maréchaux de France, les présidents au parlement de 300 à 600 livres, et Rigaud ne travaille pas a moins de 230 à 300. Observons au surplus que ces chiffres doivent être au moins quadruplés pour être ramenés à la puissance actuelle de l'argent.
Les portraits des belles dames figurées en Flore, en Cérès ou Pomone accompagnées d'une autre divinité, d'un page ou d'un négrillon, se paient particulièrement cher, jusqu'à 3.000 livres.
En 1715 nouvelle hausse : le moindre buste est coté 300 livres et certains tableaux atteignent 700, 1.000 et 1.500 livres. A partir de 1727 le prix minimum est de 600 livres et Rigaud ne peint plus qu'à son heure et quand le modèle lui convient.
Depuis 1684 Rigaud, comme son Livre de raison nous le démontre, fit faire dans son atelier des copies de beaucoup des portraits qu'il peint et il les retouche quand il le juge nécessaire. Dans le manuscrit de l'École des Beaux-Arts à la suite de l'énumération des copies faites de 1690 a 1697 on lit : « 9 copies retouchées (1690), 6 copies retouchées (1691), 36 copies dont 30 retouchées (1694), 25 copies dont 15 retouchées (1695), 24 copies dont 19 retouchées (1697). » Rigaud donnait donc, quand il le jugeait utile, le dernier coup de pinceau au travail fait par ses copistes. Ces copies se paient à peu près la moitié du prix des toiles originales et se vendent aux amis du modèle ou aux collectionneurs. Saint-Simon conte que Rigand gagna 25.000 livres avec les copies qu'il vendit du portrait de Rancé ; il gagna certainement bien davantage avec les innombrables copies qu’il fit des portraits du roi, de Philippe V et des princes de la famille royale que les courtisans s'empressèrent de lui commander à l'envi et qui sont répandues dans les musées et les galeries publiques ou privées du monde entier.
Rigaud reste donc peintre de portraits, mais il devient aussi entrepreneur de portraits ; il fait même procéder dans son atelier à des copies et des arrangements de portraits qui ne sont pas son œuvre. En 1716 il peint Charles XII, roi de Suède, d'après un dessin ou une esquisse qu'on lui communique ; en 1704 il refait les ancêtres du comte de Guiscard soit pour les mettre à une dimension voulue, soit pour les peindre au goût du jour.
Les renseignements curieux abondent du reste dans cette énumération des copies sorties de l’atelier de Rigaud et des personnes qui les ont commandées. Nous voyons une copie du portrait de Bossuet faite pour son secrétaire l'abbé Le Dieu qui l'a si bien traité, ainsi que toute sa famille, dans des mémoires destinés à rester secrets ; une autre du cardinal de Bouillon pour Baluze, son généalogiste à gages. Des prélats amis échangent leurs portraits comme maintenant on échange sa photographie. Il est instructif de rechercher quels courtisans ont commandé à Rigaud des copies des portraits du roi, du prince de Conti et du roi de Pologne, du roi d'Espagne et du cardinal de Fleury quand il était tout-puissant et pouvait répandre à pleine main les faveurs autour de lui. Quand ces grands personnages disparaissent et qu'on n'a plus rien à attendre d'eux, la mode disparait en même temps d'avoir leur portrait dans son salon. Un portrait de Louis XIV commandé à Rigaud avant la mort du tout-puissant monarque, reste inachevé dans son atelier et n'a plus de preneur une fois le grand roi qu'il représentait descendu dans la tombe.
L’atelier de Rigaud
[modifier]A partir de 1682 on demande à Rigaud des répétitions ou des copies des portraits qu'il peint, pour des parents ou amis des modèles ou pour des collectionneurs auxquels ils ont plu et qui désirent en enrichir leurs galeries. Tant qu'il n'est pas surchargé de travail il les fait lui-même, mais quand il en arrive à peindre près de quarante portraits chaque année, il est obligé de demander aide et secours à des mains étrangères.
Les peintres qui travaillent pour lui sont de deux sortes.
Les uns sont des spécialistes, des peintres de fleurs comme Hulliot, Blain de Fontenay ou Monnoyer dit Baptiste, qui peignent les bouquets que les dames tiennent à la main, les fleurs qu'elles cueillent ou qui garnissent les corbeilles qu'elles portent ; des peintres de batailles, tels que Parrocel, qui ornent les fonds des portraits des hommes de guerre de charges de cavalerie ou de batailles navales ; des peintres de paysage comme Desportes, des peintres de draperies ou d'architecture.
Parrocel est payé, en 1696, 70 livres pour six fonds qu'il peint dans autant de portraits et c'est à lui que Rigaud s'adresse presque toujours pour ce genre de travaux. Desportes est payé, en 1712, 24 livres pour le fond de paysage du portrait de Mme Pécoil ; Hulliot peint, en 1699, moyennant 36 livres, les fleurs qui paraissent dans les portraits des Mesdames Colbert et Croissy, Passerat et d'Hozier.
D'autres peintres travaillaient au contraire constamment dans l'atelier de Rigaud. Quelques-uns, comme Tournières et Nattier, ont acquis de la réputation ; d'autres demeurent inconnus, tels Monmorcncy, Verly, Leclerc et Melingue, font des copies auxquelles le maître donne le dernier coup de pinceau et surtout ébauchent les portraits originaux que Rigaud reprendra en face de son modèle.
Quelques-uns de ces collaborateurs de Rigaud, tel Jean Legros, se sont admirablement appropriés la manière de leur maître et beaucoup de portraits, attribués sans preuve à Rigaud, sont leur œuvre.
Les uns sont payés à l’année, en 1698 Legros touchait 200 puis 250 livres par an, mais la plupart sont payés aux pièces ou à la journée. Le relevé de leur compte dans le Livre de raison est copié sur le leur, quelque fois même c'est eux qui parlent : « Une copie de Madame que je n'ai pas entièrement finie, écrit La Penaye en 1716. Fini l’étoffe d'or ou j’ai resté deux jours. Habillé l’ébauche de I'abbé Pucelle où j’ai mis un jour », écrit le même en 1720, etc.
II va sans dire que les prix des portraits de Rigaud variaient non seulement eu égard à leur dimension, mais aussi eu égard au travail qu'ils avaient coûté. Un portrait avec pose originale se payait fort cher. Lacroix, vendeur de marée, qui se fait représenter en 1710 savourant une prise de tabac, paie cette fantaisie 400 livres, le double du prix des portraits ordinaires ; Mme de Platen qui se fait habiller en 1724 à l'allemande, c'est-à-dire avec des fourrures, paie 1.000 livres son portrait ; Mr de Gueydan, avocat général au parlement de Provence, qui en 1738 a I'idée bizarre de se faire représenter en berger jouant de la vielle, paie 3.000 livres ce caprice bucolique.
A côté de ces portraits entièrement originaux, il y en a d'autres d'un prix plus modeste, ce sont ceux pour lesquels Rigaud s'est contenté de faire copier par ses élèves et collaborateurs d'anciens portraits de lui, se réservant seulement d'y ajouter de sa main le masque de celui qui a fait la commande.
Il habille en 1707 Mme Hebert comme Mme Passerat, Mme d'Acigné en 1720 comme Mme Lebret ; quant à Mr d'Acigné, il en copie tout, sauf le visage, sur le portrait du maréchal de Montravel. Il peint en 1740 le prince de Lichtenstein en s’inspirant du portrait du duc d'Antin, peint par lui trente ans plus tôt, et la cuirasse du maréchal de Villeroy en 1716 est copiée sur celle qu'il avait fait étinceler la même année sur la poitrine de Mr d'Avaray. II peint même en 1716 son ami le musicien Ithier avec l’intention avouée de se servir désormais de ce portrait comme modèle d'une attitude reposée.
Ces deux sortes de portraits sont distinguées dans son Livre de raison par les mots habillement original et habillement répété.
Ce n'est pas tout ; même pour ses tableaux les plus importants, Rigaud a emprunté non pas une, mais plusieurs mains étrangères. Prieur ébauche du portrait en pied de Louis XIV la tête, les jambes, les souliers, la draperie ; il emploie deux jours à l'ébauche du portrait du maréchal de Villeroy et quatre à en terminer la cuirasse ; le casque, l’écharpe et les mains.
Il habille et termine le portrait original de Mme Hebert, en modifie les draperies, les mains et le rideau du fond. Bailleul ébauche le vêtement du portrait en pied de Bossuet et emploie cinq jours à reproduire le bureau encombré de livres et de manuscrits sur lequel s'appuie son illustre modèle.
Chaque détail est payé à part. Prieur en 1701 touche une livre pour avoir peint la cravate du roi ; La Penaye fait briller en 1715 l'insigne de la Toison d'or sur la cuirasse du maréchal de Villars ; Bailleul en 1712 habille le chargé d'affaires de Gènes, sauf la cravate qui est réservée à un spécialiste. En effet, un peintre aux gages de Rigaud n'avait pas de rival pour percer de mille trous une dentelle légère ; un autre faisait étinceler comme pas un les boucles de soulier. Dans cet atelier modèle chacun était utilisé selon son talent.
Rigaud était donc, en même temps qu'un grand portraitiste, un entrepreneur de portraits ; il tenait avant toute chose à satisfaire son opulente clientèle, c'est-à-dire à ne pas la faire trop attendre, c'est pourquoi il s'entourait de collaborateurs qui s'étaient imprégnés de sa maniere et dont il retouchait au besoin le travail.
Les conséquences de ce système se devinent sans peine. Les portraits ordinaires de Rigaud ont une superbe allure, mais ils manquent de personnalité. Les têtes sont posées sur des corps pour lesquels elles ne sont souvent pas faites, les mains sont toujours fines et aristocratiques, les attitudes se répètent à satiété. Presque tous les prélats, y compris Bossuet, posent leur main sur un livre dressé ; le bras des hommes de guerre s'appuie, par un geste identique, sur un baton de commandement ; les mains des magistrats manient le même mortier entouré de galons d'or et montrent d'un doigt indicateur hors de cadre quelque chose qu'on ne voit pas. Les accessoires qui ornent le fond des tableaux sont presque identiques, la même cordelière rattachant la même lourde draperie à la même colonne.
Ces poses et cette architecture banales sont faites de chic ; la couleur est éclatante, l'allure superbe, mais il y manque quelque chose que des peintres, même inférieurs à Rigaud, avaient su donner, la sensation de la personnalité. L'âme du modèle ne transparait pas dans sa pose familière et dans son geste habituel.
Rigaud faisait mieux quand il s'inspirait de la réalité et certains portraits de lui particulièrement soignés et pour lesquels il s'est passé de collaborateurs sont presque des chefs-d'œuvre, témoins ceux de sa mère, de Rancé, de Keller, d'Orry, du jeune duc de Chevreuse, de la duchesse de Nemours et quelques autres.
Le Livre de raison nous révèle un autre détail. A partir de 1700 Rigaud avait commencé à faire dessiner par ses élèves dans un Livre de vérité les plus beaux portraits sortis de sa main, pour en conserver le souvenir. En 1700 Vienot dessine Mr et Mme de Gouy, futurs beaux-parents du peintre, Mrs Colbert de Croissy, de Breteuil, de Torcy, Prior, ambassadeur d'Angleterre, Bignon, bibliothecaire du roi, et Rigaud lui même. En 1707 Monmorency dessine le duc de Bourgogne, la duchesse de Mantoue, le maréchal de Villars, le comte d'Evreux, I'évèque d'Angers, Mme Neyret de Laravoye, etc. En 1708, il dessine Mme Pecoil, le duc de Mantoue, Palavicini, chargé d'affaires de la republique de Gènes, le peintre Mignard, Mr d'Armenonville, etc.
Qu'est devenu ce livre qui serait d'un si précieux secours pour identifier les portraits peints par Rigaud ? Je ne sais, peut-être est-il définitivement perdu.
Portraits faussement attribués à Rigaud
[modifier]Les portraits peints par Rigand sont répandus dans les collections publiques et privées du monde entier ; l'état civil d'un grand nombre d'entre eux est perdu, on ne sait et on ne saura probablement jamais qui ils représentent. Sans doute, quelques-uns des portraits qui sont son œuvre peuvent avoir été attribués à d'autres peintres ; j'ai eu la preuve que certains avaient été donnés à tort à Largilliere et même à Van Loo, mais c'est une exception ; on a été plutôt porté à augmenter le nombre de ses œuvres, en lui attribuant des portraits dont il n'est pas l'auteur, qu'à les diminuer. C'est qu'il est le plus populaire des portraitistes du règne de Louis XIV, son nom personnifie toute une époque.
Comme je l'ai dit, quelques-uns de ses élèves s'étaient approprié ses procédés de composition et de facture avec assez d'habileté pour tromper des connaisseurs. Voyez, par exemple, les portraits de Coustou et de Hallé exposés au musée du Louvre et qu'on sait être de Jean Legros[10] ; ce sont des Rigaud, pas de la meilleure qualité, il est vrai, mais c'est la même technique, la même pose, les mêmes accessoires. On peut en dire autant des portraits peints par son élève et neveu par alliance Ranc le Jeune. II importe donc de préciser quels sont les portraits qu'on doit altribuer avec certitude à Rigaud.
On doit considérer comme étant son œuvre, d'abord les portraits qu'il a signés et qui sont en petit nombre, puis ceux qu'il dit lui-même avoir peints dans la courte autobiographie extraite des papiers de Hulst et publiée dans les Memoires des artistes de l'ancienne Academie[11] ; ils sont au nombre de trente-six.
Sont également de Iui les portraits enregistrés dans son Livre de raison, soit comme originaux peints de sa main, soit au nombre des copies faites dans son atelier, soit parmi ceux auxquels ses élèves et collaborateurs ont travaillé.
Enfin, il faut lui attribuer sans difficulté les portraits qui ont été gravés sous son nom, de son vivant ou peu de temps après sa mort, par ses graveurs habituels[12].
En dehors de ceux qui rentrent dans les quatre categories précédentes, aucun portrait ne peut être attribué à Rigaud avec une absolue certitude.
Je me garderai bien d'affirmer que tous les autres sont de faux Rigaud, mais pour les faire admettre dans la lisle de ses œuvres il faut qu'on administre la preuve historique, basée sur des documents probants, qu’ils sont bien de lui.
Ces documents probants se retrouvent quelquefois, en voici un exemple. II n'existe dans le Livre de raison ancune mention du portrait du contrôleur général Law, qui fut gravé en 1738 par Schmidt avec le nom de Rigaud. Or, on lit dans la Correspondance de Mr de St Fonds et du president du Gas[13], sous la date du 22 octobre 1719 : « Rigaud en a fait le portrait (de Law) et quatre graveurs sont après. » Ce temoignage contemporain ne laisse aucun doute sur l'existence d’un portrait de Law par Rigaud, portrait qui, parail-il, resta inachevé.
Donc il faut retrancher de I'œuvre de Rigaud, jusqu'a plus ample informe : Mme des Ursins (bibliothèque de Versailles), Pierre Puget (musées d'Amiens et de Clermont), Pignard, sculpteur (musée de Berlin), La Quintinie el sa femme (musee de Chartres), Marlboroug (musee du Puy), le poète Racine et Dupy-Dugrès (musée de Toulouse), Bonnier de La Moisson, tresorier des états de Languedoc (hopital de Montpellier), Mlle du Maine (musée d'Orleans), le chancelier d'Aguesseau (musée de Genève), le grand Condé (vente de Chambrun en 1900), la duchesse de Rohan-Montbazon (musée de Quimper), la duchesse de Holstein (galerie d'Albe et Berwick), la duchesse de Bourgogne (palais Madama à Turin), le peintre de Troy (musée de Mulhouse), Marie-Thérèse, reine de France (musée de Meiningen), Walter Kniestiick, conseiller secret (musée de Brunswick), l'avoyer Jerôme d'Erlach (musée de Berne), etc., etc. Et je ne cite que les plus connus[14].
La plupart de ces portraits sont fort intéressants ; ils peuvent être en effet de Rigaud, mais porter le nom d'un personnage qu'ils ne représentent pas et dont on les a affublés au hasard. C'est par centaines que les portraits attribués à cet illustre maître courent le monde et à l'égard desquels il est prudent de faire les plus expresses réserves.
Méthode adoptée pour publier ce Livre de raison
[modifier]Voici la méthode que j'ai adoptée pour la publication du Livre de raison de Rigaud.
Je publie intégralement le texte du manuscrit de la Bibliothèque de l’institut, distinguant par des caratères italiques toutes les annotations qui y ont été ajoutées après coup. J'y joins les variantes extraites du manuscrit de la Bibliothèque des Beaux-Arts en les plaçant entre crochets. J'ai du reste respecté scrupuleusemet l'orthographe souvent fautive et les abréviations très irrégullières.
J'ai fait subir une seule modification au texte de la Bibliothèque de l’institut, parce que je l'ai considérée comme indispensable. Au lieu de publier séparément, comme il est placé dans ce manuscrit, le compte de l'argent payé à chacun des peintres qui ont travaillé pour Rigaud, je l'ai découpé année par année et fondu dans le texte du Livre de raison. On trouvera donc chaque année, d'abord la liste des portraits originaux peints par Rigaud, puis celle des copies faites dans son atelier, enfin en dernier lieu l'énumeration des sommes que le maître a payées à ses élèves ou collaborateurs pour les travaux faits pour lui dans les originaux ou les copies de ses tableaux. On aura ainsi une vue d'ensemble de tous les travaux faits par Rigaud ou par son ordre au cours de chaque année.
Au surplus, je me suis efforcé de rétablir l’ordre qui est parfois interverti dans ces listes et j'ai supprimé l'addition des sommes perçues ou déboursées que le redacteur avait cru devoir faire chaque annee. Je me suis assuré que ces additions sont presque toujours fautives et partant sans aucun interet. Il ne m'appartenait pas de les corriger ; chacun pourra en refaire le compte, s'il le juge utile.
L'annotation est triple. En premier lieu je me suis efforcé d'identifier les personnages dont Rigaud a fait le portrait et j'y suis parvenu pour la plupart d'entre eux. Certains noms de personnages étrangers à la France sur lesquels les renseignements sont difficiles à se procurer, et d'autres visiblement altérés, expliquent pourquoi je n'ai pu parvenir pour tous a un résultat satisfaisant.
En second lieu j’ai enumere autant que j’ai pu les gravures faites d'apres les portraits de Rigaud. J'ai dépouillé les cartons du cabinet des estampes de la Bibliothèque Nationale, de celle de l'Ecole des Beaux-Arts, le P. Lelong, les Mémoires des membres de I'ancienne Academie et surtout j'ai eu a ma disposition la superbe collection de gravures d'après Rigaud recueillie par son compatriote Mr Puyg ; je ne saurais trop remercier de sa bienveillance cet amateur distingué.
Enfin, et c'était la partie la plus ardue de mon travail, j'ai cherché à retrouver et à faire connaître où sont conserves les originaux et les répétitions des portraits de Rigaud. J'en ai retrouvé beaucoup en France et à l'étranger, mais combien doivent m'avoir échappé et se cachent dans des collections fermées ou chez des personnes qui en ignorent la valeur !
Je me suis astreint à cataloguer les seuls tableaux de Rigaud dont les modèles sont connus et sur l’authenticité desquels il ne peut s’élever de contestation. J'ai laissé de coté les tableaux douteux, ceux dans lesquels l'identité du personnage représenté n'est pas certaine, ceux enfin dont le modèle est inconnu.
Ces derniers sont fort nombreux, la plupart des musées, y compris celui du Louvre, en possèdent ; je suis convaincu que plus d'un de ces personnages réputés inconnus pourraient fort bien être identifiés. Un certain nombre porte, en etfet, au revers, la date à laquelle ils ont été peints ; en comparant cette date avec la liste du Livre de raison de Rigaud, on peut retrouver parfois le nom du personnage représenté[15]. J'y ai reussi à plusieurs reprises.
Trois index terminent le volume : un index alphabétique des personnages dont le portrait a été peint par Rigaud, un index par noms de graveurs, des gravures faites d'après ces portraits, et enfin un index des galeries publiques ou privées qui renferment ou renfermaient, avant leur dispersion, des portraits peints par Rigaud. Avec ces trois instruments de recherche, on pourra retrouver sans peine tout ce qui peut intéresser dans le Livre de raison de ce peintre.
Je dois, en terminant, témoigner ma reconnaissance à Mme la duchesse de Mouchy, à Mr le duc de Luynes, le Cte des Cars, le Cte d'Harcourt, le Cte Bertier de Sauvigny, le Vce de Vaugreland, le baron de Maricourt, Mrs Hyrvoix de Landosle, Furcy Reynaud, bibliothécaire honoraire, et Frédéric Fabrège, de Montpellier, qui ont bien voulu me communiquer leurs portraits de famille, m'aider dans mes recherches et me permettre d'avoir bien souvent recours à leur érudition et à leur gout artistique.
1er février 1914
Notes
[modifier]- ↑ Les armoiries d’Hyacinthe Rigaud, telles qu’elles sont reproduites au bas de la gravure de P. Drevet qui le représente assis devant une toile, sont les suivantes : A une croix d’or, cantonnée au 1er d’argent à une vigne de sinople sur une terrasse de même ; au 2e d’or à un arbre de sinople sur une terrasse de même ; au 3e à trois faces ondées d’azur accompagnées en ched d’un crabe de gueules ; au 4e d’argent à un demi ours de sable issant de dextre ; le tout dans une bordure d’or. Ces armoiries, qui renferment un grand nombre de fautes héraldiques, ont dû être gravées inexactement.
- ↑ Beaucoup de volumes provenant de la bibliothèque de ce magistrat sont passés dans la bibliothèque de l’Institut et portent le même cachet.
- ↑ Paris, Lesoudier, in-12. Déjà en 1907, le même auteur avait donné, dans son ouvrage intitulé Trics et truqueurs (p. 444), un extrait du Mémoire de l’argent que j’ai donné […]. Il y est question de la cuirasse de Mademoiselle de Vendome (textuel).
- ↑ Mémoires inédits sur la vie et les ouvrages des membres de l’Académie royale, par Dussieux, Soulier, Chennevières, Paul Mantz et Montaiglon. Paris, Dumoulin, 1854, 2 vol., in-8°.
- ↑ T. II, p. 114.
- ↑ Après la mort de Rigaud, des graveurs, qui n’avaient pas travaillé pour lui de son vivant, lui ont attribué certains portraits qu’ils gravaient, pour en augmenter la valeur. De ce nombre sont : Charles Coffin, par Simonneau, après 1749 ; Mme de Lussan, par Fessard, en 1768 ; le poète Régnard, par Ficquet, en 1776, et par Tardieu, en 1820 ; le peintre Cipriani, par Earlon, en 1789 ; le poète Pradon, par Corot ; d’Herbelot, par Jacob ; le poète Chaulieu, par Rulmann ; Jean Bart, par Perrot. Ce dernier portrait surtout ne ressemble en rien aux œuvres authentiques de Rigaud.
- ↑ Il est certain cependant que Rigaud a fait faire dans son atelier des copies ou des arrangements de portraits dont il n’était pas l’auteur, on en trouvera plus loin la preuve. Mais cela n’a pas dû être fréquent.
- ↑ L’original existe au musée du Prado à Madrid, comme je l’ai dit plus haut.
- ↑ Je dois faire remarquer cependant que ce portrait de Rancé n'est porté qu'à 900 livres dans le Livre de raison ; on ne s'explique pas cette contradiction entre le texte et le récit de Saint-Simon.
- ↑ Dans la salle des portraits d'artistes, au point d'intersection des trois galeries de la peinture française.
- ↑ T. II, p. 114.
- ↑ La bibliothèque de l'École des Beaux-Arts possède un recueil de portraits de Rigaud gravés, au nombre de 140, tous en admirables épreuves. II a été constitué par Rigaud lui-même et par lui légué à l'Académie de peinture. Tous ces portraits sont donc certainement son œuvre, ce qui pouvait être douteux pour quelques-uns, entre autres pour celui du duc de Berry, dont il n'est fait aucune mention dans le Livre de raison.
- ↑ Lyon, Paquet, 1890, t. I, p. 132.
- ↑ On trouvera a la fin de ce volume une liste sans doute bien incomplète des portraits attribués sans preuve suffisante à Rigaud.
- ↑ Il faut cependant tenir compte de ce fait que la date donnée par le Livre de raison est celle non de la peinture, mais du paiement du tableau. Cela explique certaines divergences existantes entre les dates de ce livre et celles inscrites sur les tableaux.