Le Livre de désir : histoire cruelle/00/02

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Mercure de France (p. 9-17).

INTRODUCTION


Je ne sais pas de pire horreur qu’introduire la tristesse à un souper de garçons.

En automne 190., Rome m’avait fait son ordinaire accueil de soleil. J’abusais de mes premières libertés dans une ville que le désert isole, cet inconnu si vague où nous déposons avec bonheur le chagrin, nos espoirs. Mais, en quinze jours, son climat, ses fièvres m’énervèrent. Et ne doutant pas qu’une civilisation trop consciente m’enseignât le plus simple mode d’administrer la vie, je cédais à toute sa nonchalance. — Je n’avouais, ce soir-là, pour excuse que la mollesse, de la fatigue, la curiosité fragile d’un enfant…


L…, bien que proche de la cinquantaine, aimait assez les jeunes gens pour présider en souriant notre fête. Il essaya d’un reproche : « Vos angoisses, sur nos pays, semblent bientôt un peu étranges. Nous y vivons dans la lumière. Et vous apportez du Nord je ne sais quelle impatience qu’ennuie la longueur du jour. »

Puis il ajouta d’un ton plus bas, comme s’il ne parlait que pour soi : « J’ai connu plus fol encore, voilà deux ans. »

… Ce fut à lui de garder le silence : il songeait. — Des voisins m’étourdirent de gaieté. Mais quand nous sortîmes sur la place Colonna, près la Chambre, je pris seul avec lui l’étroite Via del Vicario.

Dès le matin, sous les stores, les échoppes des barbiers en parfument la chaleur. On y vend des citrons, des œillets, des cigares… Dans la nuit, ma jeunesse ne menait vers le rêve qu’un aîné. Il s’appuyait à mon bras, et peut-être admirait l’adolescence, cet instant si léger sur les âges.

Je lui rappelais ses obscurs propos de table, demandai quel voyageur il avait vu Rome égarer… D’abord, il ne répondit guère. Cependant il me donna son nom : Jean N… À dix-huit ans, on le lui avait envoyé… Il s’était promis de l’aider à l’allégresse.

« Jean, continua-t-il, avait aimé la lecture des philosophies. Il les employait en formules et, parce qu’il avait eu de la religion, à résumer d’un mot ce qu’il eût dû laisser tomber, l’impossible et le lointain. Jean alliait un grand besoin de conquête au goût discret de la solitude, et croyait qu’à de certaines heures, à force de sensibilité et de patience, il pouvait réellement posséder l’Inconnu… Rien n’est plus effroyable, monsieur, dans la richesse italienne, à l’âge où l’on commence d’aimer. »


Quand nous fûmes au Tibre, L. s’arrêta… Les rives d’un grand fleuve, toujours un peu hésitantes la nuit, conseillaient-elles de se taire ? Lentement, il expliqua combien Jean marquait de réserve ; qu’il parlait peu, sinon de voyages, d’un séjour en Provence, d’une traversée de la Grèce presque enfant : « Car il aimait à recouvrir de l’Orient les heures éblouies dont le Désir l’inquiétait. Et il s’entourait de mythes qu’on croyait voir flotter sur ses yeux comme la mousseline au visage de jeunes filles qui chassent le renard. »


La beauté de l’atmosphère nous mettait en confiance, et la solitude entretenait le plaisir de parler : « Souvent, disait L., Jean montait depuis Nice, Cannes, Beaulieu, à un village ruiné qu’on n’atteignait jadis que par des échelles fixées au roc, le bourg d’Èze… Votre Provence, monsieur, abonde en lieux déserts ; et d’abord, vous avez les Baux. Mais, dans cet ancien repaire de pirates moresques, aucun romantisme, simplement la musique imaginative d’un beau nom : les Mores, à égrener de haut sur l’immense mer bleue.

Jean savait qu’errant aux mêmes sentiers, Nietzsche avait conçu Zarathoustra… Je ne crois pas qu’il ait eu un grand goût pour Nietzsche qui porte une figure de manœuvre, et nous parle de surhomme, quand nos mains sont encore vides. Mais il s’était plu à retrouver dans les pierres, l’intime ménagerie du philosophe, le bouc et la couleuvre.

Jean avait lu dans le dictionnaire provençal de Mistral, qu’« Èze » signifie « Entrée », « Début ». Ce fut peut-être le prélude de sa vie…

« De là, murmurait-il, autour de moi je puis disposer sur un cercle tous les pays qui supportent mes rêves d’absurde Orient : les Espagnes, dont les pentes extrêmes descendent sous les fleurs jusque dans la mer, et qui cachent Grenade ; Tanger, où depuis Avila, sainte Thérèse à quinze ans souhaitait le martyre avec son jeune frère ; et la Mauritanie, la Berbérie… La Méditerranée m’apprend que tous les rêves s’étalent.

« Bonheur de demeurer quelconque, celui-là seulement qui convient au paysage ! La lumière qui se couche, habille, déshabille les choses. La fatigue elle-même révèle de l’indulgence, et l’âme se persuade que peu importe la mesure des fragments qu’elle assemble…

« S’étendre au milieu des pays que l’on rêve, à l’âge où l’on reconnaît que des jeunes femmes considèrent notre figure… La mer se déploie comme un large tapis, le doux feutrage où notre timidité tentera ses premiers pas d’amour. Le mouvement des vagues n’est que le trouble où notre regard hésite : un peu de vertige disperse mieux un jeune corps et son âme vers des lointains, de la tendresse…


« Ah, mon frère, où est-il le temps de nos huit ans, quand de petites filles, nos aînées, nous mettaient au milieu de leur ronde, et, chacune s’avançant, nous disaient : « Choisissez qui vous aimez !… » Comme nous nous croyions moqués !… Mais voici que les nymphes de la mer m’annoncent que leur jeu fera notre vie. Vers nous, ce ne sont plus seulement de petits pas pressés qui, bientôt, en cadence, reculent. Des sourires affleurent, comme plus de lumière, les flots. À leur entour, il semble que des bras balancés les confient aux nuages. Et ceux-ci déposent toute mon attente sur l’horizon des côtes inconnues. »


La voix de L., qu’il avait charmante, me troublait infiniment…

Gêné d’avoir tant parlé, il chercha derrière lui une retraite, son palais proche le pont Saint-Ange, un autre secret que les brumes.

Nous, nous quittâmes dans la cour, entre les fontaines et le lierre. À son seuil, il me promit enfin quelques détails sur Jean. Il ne pouvait pas montrer plus de complaisance.


… Les nuits romaines m’ont enveloppé le cœur…