Le Livre de désir : histoire cruelle/03/01

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Mercure de France (p. 183-233).


TROISIÈME PARTIE


« MISÉRICORDES »


Pour Dorietta, ce qu’elle ne saura jamais.

CINQUIÈME JOURNÉE

CHAPITRE XIV


Ne songe plus qu’aux frais platanes.
V. Hugo.


L…, au cinquième jour débuta brusquement :

« Il fallait, dit-il, en finir… Jean ne se croyait plus capable que de suivre Dorietta. Et, cependant, il avait de tristes heures de silence… Bientôt, il m’éviterait, ne s’abandonnerait qu’au secret du plaisir. — Les moindres paroles, naguère, l’émouvaient encore, ces propos des travailleurs dans les granges : « Il fera chaud ce soir… On veillera sous les arbres… » Il entrevoyait un cercle d’ombrages où, dans la nuit, quelques mots s’échangent, tandis que la plaine est sans limite… Mais au fond de tout, il savait une abominable précision, bien plus de mystère dans les bosquets, et une volupté si forte qu’il n’en imaginait aucune autre.


I


Je n’espérais pas que Jean désirât des horizons plus purs, se souvînt de la France… Dorietta m’avait fait la réponse : « S’il se tait, ce n’est pas mal du pays. Car il n’a jamais nommé les meubles de sa maison, ni quelles fleurs on cultive en son jardin. Il ne rappelle même pas le mouvement des femmes sur la rue, quand sonnent les heures de prière… Je ne crois point qu’il veuille atteindre ces contrées orientales dont il cause souvent. Il les énumère trop distantes l’une de l’autre ! Avant qu’il s’embarque à Brindisi, à Ancône, il faudrait choisir. Et ce doux Jean ne souhaite plus rien. »

À sourire, elle n’avait que trop raison. Dans une telle aventure, Jean ne pouvait qu’abandonner le moindre projet qui fût d’ordre. Il ne voulait que s’enclore, peut-être se cacher.


Il racontait que, dans son enfance, on nommait la chambre de ses jeux, le « Capharnaüm ». Dorietta, étonnée par ce mot obscur qu’elle entendait à l’Évangile, interrogea son Confesseur : « Nous le traduisons, expliqua-t-il, — champ de la pénitence —, et aussi — champ de la joie, de la beauté. — Il désigne un lieu incertain de Galilée où la foule a reçu Jésus… »

Et Dorietta comparait à ce tumulte de cris, de jeux, de fables, les idées vagabondes de son ami : « Il ne veut, ajoutait-elle, rien connaître que de trouble. En plein jour, volontiers il ferme les yeux. Et si je lui demande ce qu’il voit : « J’admire, dit-il, la couleur pourpre que le soleil me met sur les paupières… »

Toute l’heure, monsieur, était dans ce mot sensuel et trop chargé de paresse… Je me permis d’intervenir, et déclarai à Jean que je le mènerais achever l’automne dans la montagne. Il y serait mon hôte, en ma maison d’Ariccia.


Il se laissa faire avec la nonchalance de qui ne sait plus résister… Pour Dorietta, ce fut la surprise. Elle se croyait si sûre de soi, au retour de la campagne romaine, enveloppée de châles, près de son ami… Ainsi, d’abord, une jeune femme dans la voiture s’entoure de confort de ses parfums, et nous la menons au spectacle. Mais, quand elle pénètre dans la loge, elle s’étonne du brusque vide de la salle, elle frissonne d’un semblant de solitude…


« Plutôt que de rester seule le soir, et que la ville me regarde comme une étrangère, je me mettrai d’un couvent. Là, du moins, derrière la grille du chœur, il faudra bien que je chante. Ma voix troublera les plus jeunes gens qui suivent leur mère aux offices, et jusque le séminariste plaçant les fidèles dans l’église… »


Heureuses les petites filles qui portent de larges ceintures et des rubans dans leurs cheveux !… Elles témoignent à jouer autant d’ardeur, mais moins d’excès que cette lamentable… Peu à peu j’ai laissé tomber sa plainte…


II


D’Ariccie, nymphe de Diane, cette obscure déesse sauvage, Racine a fait une princesse Athénienne. Sa candeur humanise Hippolyte. Dans les bois d’Albano, la Légende veut que ressuscité par des herbes et l’amour, ce héros ait vécu sans renom… Je pouvais y espérer un retour de Jean à la bonté, à la santé de l’esprit.


Nous eûmes les plus indulgentes journées de l’automne à sa fin…

Jean qui avait aimé la promenade, reconnaissait en elle un dernier goût de flâneur venu du Nord, pour qui le bonheur est d’aérer sa migraine et d’aider au passage vif des vents sur son front… Si je parlais de Dorietta, il protestait qu’il eût voulu un dernier refuge, le Palazzo « non-finito » à Florence, pour son nom qui nous égare comme la vie. Sur elle rien n’aboutit qu’à des épisodes. Et toujours l’avenir s’y mêle. On ne sait de quoi tout est fait…

« Je croyais qu’on peut marcher avec la confiance des jeunes pâtres dans les nuits de l’Orient, mais on butte à l’angoisse… Je me souviens qu’aux Lanzi de Florence, il se dressait près de nous la statue d’une fille barbare, Thusnelda, captive chez les Romains. Elle ne laissait voir que l’impuissance de la mélancolie. »

Nous le savions bien tous deux : jamais, il ne s’arrêtera qu’à l’amour. Mais, tandis que sur les terrasses, regardant vers la mer et Porto d’Anzio, il consentait peu à peu à me dire son histoire, il me semblait que tant d’air pur, une si large vue lui rendraient le goût d’agir. Pour désorienté qu’on soit, quand on s’attarde au bord de l’abîme toujours un oiseau chante. Alors il s’organise comme des contes ; et la fantaisie nous recueille. Les lointains du sol ne paraissent pas plus sur le ciel qu’un long nuage… Il semble que l’on soit un petit enfant porté à mi-hauteur par de tendres bras.


Souvent, depuis Genziano qui domine le lac de Nemi, nous contemplions un plus médiocre spectacle, des bois qui affleurent une eau calme. On s’asseyait proches d’une église élevée aux frais de la Congrégation de la Mort, « ære sodalium mortis ». Et dans cette ombre, Jean rappelait avec délices, comme s’il y eût enfin trouvé une règle de prudence, la prescription de Renan à son lecteur, avant de le laisser lire le drame qu’il a placé sur ces rives : « Pour éviter le soupçon de couleur locale, habille tes personnages comme les Romains de Mantegna aux Eremitanti de Padoue. »

Beauté de la culture latine ! Faire son bien du déguisement ! Ne choisir, ne plus soigner en secret qu’un visage sur la vie !… Enfin, nous remplaçons la tête horrifiante de la Mort par des masques de comédie : ils nous laissent plus de repos. C’est l’un d’eux sous le coude de la nuit de Michel-Ange, celle « qu’il ne faut point réveiller ». Ce sont eux que nos amours brandissent et promènent dans leurs danses à l’entour des sarcophages. Et nos yeux, si le soleil ne les emplit pas, restent vides comme les leurs.


Près d’Albano, a vécu Télégone, fils d’Ulysse le voyageur et de Circé l’enchanteresse. Il y fonda Tusculum, qui fut une station de repos… Ainsi le désir et l’aventure, l’égarement et la volupté n’aboutissent qu’à de clairs nonchaloirs…

Pourquoi Jean n’admirerait-il pas la paresse de ces beaux garçons qui depuis Rome conduisent par la campagne, des fûts à Albano et vont y charger le vin du lendemain ?… Affalés, jambes pendantes, d’un abandon entier, ne menant même plus leur attelage, ils bravent une chaleur d’Orient. Ils traversent tout le jour et, à la nuit, s’en reviendront. Ah ! Silènes du pays qui vainquent à force de patience la monotonie du commerce, la fièvre ; et qu’arrêteront peut-être en un coin d’ombre, des courtisanes brusques…


III


Jean n’admit bientôt plus que je l’accompagne. Il me gardait rancune de le trop bien connaître…

Seul, il prenait la Galerie Supérieure, un chemin qui domine le lac d’Albano, en suivant la crête des monts. Il n’allait pas jusqu’à Castel-Gandolfo, dont il entrevoyait l’église posée parmi les arbres. Mais il s’arrêtait sur une esplanade qu’entourent les quatorze stations d’un chemin de Croix, dans un lieu choisi par un Abbé de Clairvaux, et qu’il préférait… L’admiration ne va jamais sans un peu de sensualité. Elle nous ramène dans la vie. Car l’arrêt qui nous surprend, nous fait souvenir que nous avons une âme étonnée. Et c’est elle que nous déposons sur les bois, les prairies qui dévalent, avec autant de vénération qu’un baiser au revers d’une main.


… Il y revenait à la nuit. Parfois, même en automne, elle est heureuse ; et la terre qui, tout le jour, fut d’ocre, paraît blonde. Les pentes confondent les murs d’enclos, leurs pierres sèches, les oliviers, et les champs dénudés. Il semble qu’y passe un troupeau léger conduit obscurément dans la poussière.

Jean s’éloignait du village par une route qui continuait de monter en tournant. Il longeait, un mur d’appui, contre l’espace qui disperse les nuages. Enfin, il atteignait le plateau désolé, où la lune ne lui laissait que son ombre…

Alors, il négligeait de se souvenir pour trouver un peu de quiétude. Sur ses désirs, ses émois, il ne laissait plus que la brume, de faciles nuances…


Au matin, monsieur, le grand souci, c’est de connaître si le brouillard tombe ou s’élève. Il en dépend que la journée soit lumineuse. Ainsi de l’éveil de l’âme… Mais des prières, ne fût-ce que d’autrui, s’associent à l’aurore. À la jeunesse, si elle hésite, qui donc s’associera ? »



CHAPITRE XV


Relevez-vous donc avec une
grande suavité de cœur, vous
humiliant… mais sans vous étonner…
François de Sales.


« Jean ne fut pas à Naples ni sur les côtes romaines que depuis les Monts Albains, il avait contemplées. Il redouta leur mollesse trop célèbre, des vagues qui ne déferlent plus sur la solitude, puisque des chansons et des rires, des fleurs qu’on leur jette, les accueillent. Il vivait une semaine où le moins nerveux jeune homme hésite à quitter sa chambre le soir, redoute la gaieté qui s’épand sur la rue, et même, ne traverserait pas, au matin, le marché aux fleurs de la Madeleine, la lumineuse terrasse des Tuileries… Si Jean gagne Ancône et l’Adriatique, c’est que, jugeant ces contrées moins enrichies de poésie, il espère leur demeurer insensible.


Au plus, en wagon goûtera-t-il un jour de bercement, d’ignorance, le bonheur de se croire perdu, sans qu’il puisse imaginer son but… Sous la pluie, il ne distingua que la verdure, ces alliances de la buée avec les arbres qui paraissent, quoique chaudes, si lamentables. Le cœur s’en trouble dans sa misère. Mais l’esprit les oublie.


D’Ancône, Jean m’écrivit une lettre insignifiante. Si, plus tard, il ne m’avait pas envoyé ses notes, je n’eusse plus rien connu de la crise qu’il traversait… Il rappelait seulement d’un mot notre conversation sur la mort à la Trinité des Monts, et disait : « Mourir n’est qu’une défaillance comme une autre, bien inutïle, une sorte de plaisir tranquille. Prendre une voiture par un froid aigre et qui fait souffrir ; fermer les yeux pour ne rien voir de la foule traversée ; et descendre vers quatre heures à Saint-Pierre, où l’on chante avec mille lumières les Vêpres du dimanche : ce n’est pas un moins médiocre éblouissement… »

… Il parcourait les environs afin de se fatiguer le corps, et, disait-il, de s’accoutumer à l’indifférence par la vue rapide de spectacles divers…

I


D’abord, Jean visita Urbin, petite ville fortifiée des Marches, et qu’un cercle de montagnes fait précise et robuste, une sorte de vaillante bien munie pour la vie. Mais elle garde cette atmosphère nonchalante, qui caresse Assise, Pérouse, et, jusqu’à dix-sept ans, Raphaël y vécut.

Lorsque Jean au sommet des rocs qui dominent le Métaure, visite son palais et les salles de fête d’une cour fameuse, il songe à Boccace, Marguerite de Navarre ; aux châteaux de Béarn, aux villas de Fiesole… Pau, Florence, pays où les contes éclosent, merveilleuses et lentes collines qui entourent la licence de moiteur et d’irréflexion plus que de consciente indulgence.

Ici, le débat entre la Volupté et la Vertu n’est plus qu’un songe. Toute réalité se dissout dans un sommeil flottant sur le visage du jeune guerrier que Raphaël y peignait, abandonné à de si beaux rêves… Je me souviens, monsieur, que Bach a composé une cantate sur un même sujet : Hercule au carrefour du Vice et de l’Honneur. Sa musique savante, un peu grêle n’est que l’ornementation de la pensée. Jean, paresseux, se tenait à égale distance de l’inquiétude… Il ne voulait plus s’orienter, ni que rien le dirige ; connaître ni droite ni gauche ; ni bien ni mal. Dans ce grand silence, cet aplanissement, les idées demeuraient pour lui abstraites, errantes, et figuraient à peine une sorte de cantique balancé.


Jean s’est promené sur ces régions bien faites pour soutenir une jeunesse difficile et dispenser des excuses au sensualisme de vingt ans… Un fleuve de montagnes s’y repose et, tout à coup moins agile groupe les Grâces : dans un peu de lumière, il les montre à poursuivre… Mais la mollesse ne vaut pas l’oubli.

Nos poètes savent des mythes qui nous simplifient jusqu’à communier avec tout l’univers… Le Léthé nous vide assez la mémoire pour errer parmi les ombres sans jamais plus les troubler. Des sources de l’Argolide réservaient à Junon une jeunesse toujours vierge qui lui permettait de croire à un éternel triomphe… Je sais un secret plus naïf, plus touchant, moins durable… Nous ne parlons pas encore et nos mères nous soutiennent dans leurs bras sur le monde. Elles nous persuadent sa bonté, et nous avons grande confiance. Après un tel règne, c’est bien de quoi garder un amène sourire…

Au Musée d’Urbin, Jean s’émut d’une « Vierge à l’enfant », fresque de Giovanno Santi, père de Raphaël ; le portrait probable de son épouse Magia Ciaria et de leur fils.


II


Jean aimait que la nuit surprenne son retour sur les chemins. Il attendait de l’obscurité qu’elle réduise à l’inconscience, sa propre hésitation… L’église d’Iesi où Pergolèse fut baptisé, lui parut trop vaste encore. La Maîtrise qui s’y exerçait le troubla. Il voulait, dans sa fatigue, éviter le moindre chant comme avant de s’endormir on écarte des pensées qui mèneraient sur de mauvais rêves… Rien de sinistre, monsieur, comme ces luttes de l’âme sur le bord de l’attente. Elles déconsidèrent jusqu’au mécanisme, et admettent je ne sais quelle fatalité à conduire l’esprit, les souvenirs.


Jean regagna sa misérable chambre d’auberge, un lieu plus étroit encore, bien capable de lui plaire, parce qu’il se répétait sans cesse : « C’est tout simple, bien simple… » Alors, il songeait à l’avenir. Mais de tels mots demeuraient en lui prêts pour formuler tous les dégoûts, les renoncements…

Il eut un mouvement vers la glace. Il y cherchait son visage : il était seul, et tâchait à se raffermir. Mais il s’orienta mal et sur le tain, ne trouva que la fenêtre d’en face derrière laquelle se faisait la nuit… Nuit bleue, nuit sombre, autant que les regards de toutes ces femmes qu’il interrogeait depuis si longtemps, avec désir et naïveté. Non seulement sourire de Dorietta, mais l’obscure abondance de plaisir qui erre sous le passage des nues… Jean y discernait avec angoisse, cette aptitude au secret qui devance l’amour, une douceur où se complaisent les sentimentaux et les épris de la chair, parce qu’elle étreint l’âme et soumet notre corps.

Jean voulut cacher son visage, presque le meurtrir. Et il eut un geste qui vaut celui des femmes en deuil lorsqu’elles abaissent sur leurs yeux des voiles épais. Il étendit les bras sur son lit. Et, d’une main tenant l’autre, il déposait son front entre les coussins, pour qu’il se sente appuyé, soutenu…


Mais la nuit ne nous laisse jamais seul… Sur la campagne, elle pénètre jusqu’aux arbres et les enveloppe comme la mélancolie unifie nos attitudes… Jean se souvint des plants du nord, ces sapins réguliers qui servent au bornage. Continuement, sans fantaisie, ils semblent diviser par étages un lambeau de la brume. Les bruits et les chansons qui s’efforcent d’aménager l’espace si lourd, se déchirent à leurs branches… Dans la rêverie de Jean, il s’organisa comme de la musique. Elle l’entraînait sur un lent dégagement. Il ressentait la nonchalance, la confuse lenteur des beaux sons, des grands mots qui s’abattent : le soir, l’automne, la mort…

Guidé par les chants d’église, ne retrouverait-il pas ce calme que naguère il avait un moment conquis à Rome ? Il se pouvait que des souvenirs d’enfant religieux et confiant le soutiennent… Ce ne fut que la souffrance.


Parce qu’il était à Iesi, et que dans la cathédrale il avait entendu son orgue il se souvint du Stabat Mater, le plus douloureux chant qu’ait chanté Pergolèse, bien digne du goût romain et d’un esprit qui s’épuise… Jean entre vit une mère abandonnée sur des désastres, auprès d’un cœur qui ne la comprend plus. Et reprenant avec cruauté une ancienne habitude de méditation, le soir, il écrivit par un farouche accès de tendresse, cette page sans mesure :

« Je me sens, ma mère, plus loin, toujours plus loin de toi… Il est passé le moment, où il suffisait que tu m’aies compris, confessé ; le temps où je t’écoutais parler, m’enseigner une réserve qui tenait à l’écart du monde et donnait pourtant le gai désir de la vie. Ces espérances où nous avions nos secrets…

« Je sais bien qu’une phrase de douceur sur tes lèvres me troublera. Mais elle ne peut que m’émouvoir… Ta voix s’est perdue sur tous les lointains qui m’ont fait venir. Ma tendresse pour toi, est devenue un amour rare, dolent ; et qui ne raisonne plus…

« Ma simplicité de cœur, je l’ai répandue sur le monde monotone. Si tu m’as tenu dans tes bras, moi-même aujourd’hui, je ne me possède plus. Je ne suis qu’un errant peu capable de revenir.

« Tu poursuivras une paisible vie, et quand tu songeras à la mort, tu n’entreverras qu’une tombe confondue parmi les autres. Mais, ces mots qu’on lit dans les cimetières italiens, « Carissime… Deliciosa… », ils m’entraînent. Ils m’éloignent comme les brouillards légers qui se lèvent sur les prés, et dont tu cherchais à me garantir.

« Je demeure sur la vie sans prise aucune, aussi bien ému de mots abstraits qu’aux plus beaux souvenirs… Je m’égare dans la nuit qui vient. Elle est vide et n’emplirait pas tes deux mains… »


… Le premier texte du Stabat est attribué, monsieur, à un certain Jacopone, né à Todi, précisément le lieu où mourut Nicolas le Cusan, ce mystique qui avait ému Jean à Rome. Jacopone errait, un peu fou depuis la mort de sa femme et qu’il s’était fait Franciscain. Il avait un grand don de Poésie. Et il dansait sur les places des villes, dans les Marches et l’Ombrie, chantant sa douleur passionnée… Pergolèse qui mit ses vers en musique, est mort à vingt-six ans, d’abandon, épuisé de plaisir… Sur l’un de ses cantiques, s’est déroulée, dit-on, l’agonie de Chopin, place Vendôme, à Paris… Musique délicieuse, fantaisie de tous les vagabonds de l’amour et de la douleur ! Ruskin a dit de Giotto qu’il alliait la domesticité à la folie ; Quoi donc accordera, chez Jean, la folie et la science de soi-même ?…


III


« Mon fils, pourquoi ne pas le dire ? Je veux avec toi mourir ; mourir à ton côté… — Pourquoi le fils et sa mère n’auraient-ils pas même tombe obscure ? — Une même détresse accable l’un et l’autre. — Vous trouverez embrassés la mère et le fils, submergés[1]… »

… Jean ne peut confondre son trouble et le calme de sa mère. Mais il ne sait plus qu’elle… Si lointaine, pour ne pas la perdre, il l’entoure d’une dernière concession…

Jean imagine qu’ensemble, tous deux, s’agenouillent à quelque autel qu’elle préfère. Il lui aurait dit, le long du chemin, la monotonie, la langueur de la vie. Et il s’en remettrait à elle de déposer sur l’inconnu sa peine. Il désirerait qu’elle rêve ces douceurs absurdes, et croie en apaiser son mal… Puisqu’il ne se sent plus digne d’accueillir son sourire, il ne lui connaît pas de meilleur emploi que l’offrir aux images des églises. Quand on souffre même des souvenirs, ces médiocres statues nous attirent. Elles peuvent être sur le vide, dans la défaite, un dernier arrêt, le suspens de l’âme sur le plus simple.


Et Jean songeait aux Saintes menues, discrètes qui se nichent au-dessus des portes, dans la pierre des villages français. Il se souvenait surtout de la « Vierge au Moulin » que jadis il honora en une ville de la frontière allemande. Elle se dressait à la pointe d’une île entre les deux bras d’un fleuve. Et ce n’était en vérité qu’une ancienne pierre tombale mise debout, pauvre dame joignant les mains et baissant les yeux sur l’onde qui fuit… Elle se tenait aussi roide que les pieux coloriés où affleurent les vagues et s’attachent les barques, aux appontements. On n’avait ménagé devant elle aucun rebord où entretenir des bouquets. Elle ne laissait approcher sa robe que par les prières, des mots passagers…


De telles fictions persistaient seules dans l’âme d’un garçon épris de liberté, de mesure, et qui, au début de la vie, se croyait méprisable, inepte pour avoir tant désiré et si peu retenu.

Ainsi de ceux qui veulent communier avec le divin… Lorsque le consacrant ordonne de jeunes prêtres, il se tourne avant de leur imposer les mains, vers la foule et lui dit : « Vous qui les avez connus dès l’enfance, sous les yeux de qui ils ont grandi, avez-vous quelque reproche à leur faire ? » Et l’assemblée ne répond que par des larmes, le silence…

Or, Jean demeurait toujours seul, le soir… »



CHAPITRE XVI


Je jetai l’ancre sur le sable motivant.
Rivarol.


Il faut réunir les précau­tions et l’assurance.
Épictète.


« Les promenades de Jean ne dominaient plus rien, elles rejoignaient la mer.


Depuis Venise, jusqu’à Ancône, et plus bas encore, il ne pouvait trouver que des grèves informes, des étendues qui se rongent. La terre hésite à sortir des eaux, comme au matin de son lit en désordre, le jeune dormeur que sa mollesse fatigue. Jean confondait tous les rythmes de l’âme, se plaisait à des ondulations qui ne durent ni n’aboutissent. Et, dans le murmure des flots, c’était près de lui, le déploiement d’une mélancolie trop consciente, trop chantée, capable d’occuper l’espace à force de monotonie, de faiblesse.

… Il s’effrayait de comme il faut taire chaque heure, l’entourer de silence et de précautions qui l’useront. Il ne voulait maintenir que la politesse, ce dernier recours d’une âme que tout empreint ; le plus subtil moyen de rejoindre l’inconnu. Sa pratique suppose tant de patience, de délicatesse qu’elle nous y dissout, y laisse tomber nos secrets goutte à goutte, comme la pluie pénètre la brume.

Un peu de bien-être où Jean se détendait, lui permettait de croire qu’il touchait enfin la vérité. Mais aussi, quel dégoût d’avoir à trouver bon le repos ?


I


Jean se défendait du désir et du rêve… surtout, les soirs, quand l’asphalte des quais est chaud. Les navires ont baissé leurs voiles. Et une lourde humidité porte la nonchalance des arrimeurs un peu débraillés. De rares bruits s’étalent ou se dégradent. Les pas se font plus larges, plus lents, et le temps les pénètre, s’installe.

Qu’il fait chaud, traverser la chaleur !… Nous ne sentons que notre insertion dans la masse des choses, rien ne nous est épargné de ce qu’il faut subir. Les odeurs se propagent sûrement, avec insistance et des relents. La lumière du gaz se distribue en géométrie, et se retire. Tout est dessiné, préparé… Il n’en ressort pourtant que la monotonie. Et, puisqu’elle est la vie, il faut bien, yeux fermés peut-être, mais avec obéissance, s’y laisser glisser.


Naguère, Jean est allé à Recanati, bourg perdu, où, toute sa jeunesse, Leopardi rêva de connaître Rome et le monde… D’une loggia qu’il appelait le « Casino de la campagne », il observait les saisons, leur course sur les monts. De jeunes voix plébéiennes frappaient son oreille incertaine, et, dit une parente : « il en parlait comme un jeune Grec enthousiaste de la beauté » L’existence ne fut pour lui qu’une révolte contre la maladie et ses parents qui le gênèrent.

« Comme ceux-là, pensait Jean, toujours nous affadissent la vie ! Sur nos allégresses d’enfant, ils introduisent l’image de la mort. Leurs dernières bénédictions paraissent des gestes qui s’abattent. Et lorsqu’on interroge l’avenir, la désolante chanson que, dans la demi-obscurité de leurs demeures, ils y murmurent pour en mourir… ».

Sur l’Espagne, le confesseur de Dorietta contait comme on rencontre des Crucifix sous trois planches qui font toit. Le peuple les appelle des « humilitados »… Jean se souvient de ces pauvres refuges de la prière, dans la vaste lande. Là, se recomposent, à force d’humilité et de solitude, quelques débris de nos âmes épuisées… Nous devons laisser à l’espace de combiner nos pensées, notre démarche. Rien ne sert de lutter. Car, un jour, il mettrait enfin de la fatigue avec le soir sur nos fronts.


Tous veulent se distraire ; vivre seuls. La mort, plus large vol, les entraîne… Nos parents nous ont mal fait la leçon. Ils combattent ; ou, s’ils y renoncent, ayant de la religion, ils espèrent qu’en les élisant, Dieu relèvera ce peu qu’était leur cœur… Mais Jean n’attend pas de miséricorde. Il soupçonne que peu importe le résultat de ses œuvres. Il sait la mort inimaginable, et qu’elle ne montre rien au timide…


Seuls des soins à prendre l’intéressent. Car ils nous donnent, tels que nous les voulons, nos rêves, nos amis, et jusqu’à celle que nous allons choisir. — Sur notre horizon qui est quelconque, tranquille, certain, qu’une loi a modelé, nous tentons seulement une sorte d’insistance…

Imaginer ! Maintenir !… Quand Dorietta et lui, ils allaient le long du trottoir gris bordé froidement par un granit plus clair ; que, sans motif, ils se sont arrêtés ; puis que, se regardant, ils virent leurs yeux agrandis et les fermèrent, ils pressentaient la mort décevante ! Ils en voulaient déchirer la plénitude, injurier la sûreté !… Notre désir errant n’est pas d’autre désir.


II


Jamais rien n’est fini… Tout se prépare. S’il s’achève, nous l’ignorons déjà. Car nous savons bien dès lors le peu qu’il contenait. Les plus beaux projets ne prennent enfin place que dans l’inconnu et la mort. Nous ne pouvons que les aider à surgir.

Auprès d’une jeune femme qui l’écoute, un adolescent espère sans cesse l’amour. Quand cette amie, de sa chaise-longue et peut-être en rêvant, se prête au récit de notre semaine ; qu’elle en discerne avec un sourire les plus fiévreux moments et répond par des souvenirs futiles d’enfance, son visage emmêlé des coussins repose sur tout l’avenir. Nous croyons qu’elle découvre mieux que nous le possible. Vraiment, elle conduit notre désir. Elle le suspend… Nos plus belles heures s’uniront à celles-là. Et nous obtiendrons peut-être le ciel sur la terre si nous savons entretenir la fièvre de nos gestes… Il ne faut pas approcher ni poursuivre l’inconnu, mais le vivre ; et l’admettre en nous de peur qu’il se dérobe.


Des aïeux germaniques de Jean ont sans doute rêvé une connaissance exacte du monde : réduire à des formules, en une logique bien établie, tout l’espace. Il a vu sur l’allée du jardin, son père, n’imaginant que voyages, lui dire de beaux pays. Lui-même, en suivant le quai rectiligne, au bord des mers comprend enfin que nul acquis, nulle sûreté ne profitent… On ne conquiert que ce que l’on construit.


Par des soirs aussi magnifiques, les esclaves, les époux, tous les attentionnés procèdent à des installations. Et les splendeurs finissantes du jour leur laissent le goût des intérieurs, du confort… Ceux-là ne veulent qu’imiter, réaliser. Ils brusqueront l’arrivée… Pour Jean, faire accueil, c’est élargir, éblouir. Quand les jeunes femmes approchent le môle où nous les attendons, d’abord elles voudraient se retirer. Instinctif recul, afflux de l’émotion, de quoi reprendre un peu d’espace… Mais, lentement, autour d’elles nous conquérons le secret sur le soleil, la chaleur, toutes les fêtes qu’il faut savoir mener, et puis enfin laisser tomber.


III


Des villes voisines promettent encore à Jean de l’endormir, de l’enivrer… Venise cache le portrait de Mahomet II qui voulut tout savoir, parlait plusieurs langues et pilla Byzance. Dans le Sud, la cathédrale de Bari s’orne de mille entrelacs qui retiennent des tigres, des bêtes de proie. Avides désirs qui s’allient à la science et traînent sur d’infimes détails !… Jean contemple l’arc triomphal que les Romains ont élevé à Trajan, sur le port. Son inutilité et son orgueil l’arrêtent. Il admire comme le plus pur est artifice.

En Provence, non loin d’Èze, à Saint-Rémi se dresse un même arc, dans un paysage de rochers que le Poussin eût prêtés à la Sicile ; sur une esplanade où dansent, aux grands jours, les Félibres. Jean comprend aujourd’hui pourquoi, dans cette fête, l’avait gêné la plainte d’un camarade plus jeune qui rêvait seulement la vitesse de l’automobile. Cet impatient ne chantait qu’un bas désir : se répandre sans choix sur les routes… Il nous faut au contraire dégager peu à peu l’aventure et la vivre jusqu’à l’oublier…


… Ces soirs glissaient sur Jean comme l’image d’une jeune femme qu’il poursuivrait en vain. Elle l’évite. Et pourtant elle le possède. Et c’est d’une telle folie, cet irréel, ce réel, que l’existence s’en efface…

Jean traînait sa souffrance sur la banalité du paysage simplifié par la nuit, tandis que se noyait la chaleur… Et, parfois, il atteignait au travers de la fièvre jusqu’au bienfaisant matin, lorsque les petites filles sortent des chaumières et, dans l’herbe humide de rosée, posent brusquement leurs pieds nus. »




CHAPITRE XVII


Qui ne sait que la vue de
chats, de rats… emporte la
raison hors des gonds ?
Pascal.


« Jean, monsieur, a regagné Paris… Il voyage, demeure, repart. Il combine en effet l’action et le rêve, se débat avec l’inconnu.

C’est un remords pour moi que l’en avoir sorti… J’ai voulu vous donner un compagnon dans Rome, vous révéler des luttes qui m’étonnèrent souvent… La vie n’y a pas mis de conclusion. »

L… me désigna, près des braseros qu’on avait allumés pour lutter avec le crépuscule, un chat noir, immobile… Il semblait le classique compagnon de la philosophie.

« Ma bête familière, avait-il repris n’est que de faïence. Elle m’est venue, à bien près, d’Allemagne, de l’Est français. Jean me l’a envoyée, parce qu’il lui reconnaissait, la bonne tête fidèle du roi nègre, lorsqu’il aborde naïvement l’étable de Bethléem, dans le tableau d’Albert Dürer… Jean se souvenait donc de son noël…

Pour moi, qui en bon Italien aime la fantaisie, j’ai trouvé à mon chat un air mongol, assyrien ; fabuleux comme tous ces pays dont Jean rêvait… Je le nomme Darius pour me souvenir avec discrétion de Dorietta. Et puis, ne paraît-il pas l’ombre noire qui, dans une tragédie d’Eschyle accueille Xerxès vaincu ; défait, le plus luxueux jeune homme qui ait jamais pleuré dans les bras de sa mère… ? »


Ici finit le manuscrit


Je crois détruite la chambre que Dorietta préférait, les soirs, sur le Tibre.



  1. Jacopone da Todi.