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Le Livre de désir : histoire cruelle/Texte entier

La bibliothèque libre.
Mercure de France (p. 7-233).


AU LECTEUR


Un enfant, mon camarade, m’a remis ce manuscrit. Pauvre grimoire sans habileté, trop rapide et trop franc !

… À le lire, j’ai retrouvé nos angoisses… Ensemble nous nous sommes débattus à l’abord de la vie. J’ai profité de ses expériences. Lui, peut-être a-t-il succombé.

On nous a tant répété combien nous sommes faibles !… Mon malheureux ami souffrait au milieu de l’inconnu ; et s’égarait, à force d’exaltation cérébrale, sur l’éternel besoin d’aimer. Quand il eût voulu tout détenir, il ne se croyait capable que d’un peu d’ordre. Il en attendait une illusoire sûreté…

Mais le Désir irrite notre corps, le Rêve passionne notre esprit. Mon camarade sait aujourd’hui qu’ils dévastent l’amour même, l’humble, le tendre amour.

Depuis l’enfance, il aimait le soleil : il erre par je ne sais quel vague Orient… Ne cherchez pas un tel nomade ; ni sa famille, ni son nom.



INTRODUCTION


Je ne sais pas de pire horreur qu’introduire la tristesse à un souper de garçons.

En automne 190., Rome m’avait fait son ordinaire accueil de soleil. J’abusais de mes premières libertés dans une ville que le désert isole, cet inconnu si vague où nous déposons avec bonheur le chagrin, nos espoirs. Mais, en quinze jours, son climat, ses fièvres m’énervèrent. Et ne doutant pas qu’une civilisation trop consciente m’enseignât le plus simple mode d’administrer la vie, je cédais à toute sa nonchalance. — Je n’avouais, ce soir-là, pour excuse que la mollesse, de la fatigue, la curiosité fragile d’un enfant…


L…, bien que proche de la cinquantaine, aimait assez les jeunes gens pour présider en souriant notre fête. Il essaya d’un reproche : « Vos angoisses, sur nos pays, semblent bientôt un peu étranges. Nous y vivons dans la lumière. Et vous apportez du Nord je ne sais quelle impatience qu’ennuie la longueur du jour. »

Puis il ajouta d’un ton plus bas, comme s’il ne parlait que pour soi : « J’ai connu plus fol encore, voilà deux ans. »

… Ce fut à lui de garder le silence : il songeait. — Des voisins m’étourdirent de gaieté. Mais quand nous sortîmes sur la place Colonna, près la Chambre, je pris seul avec lui l’étroite Via del Vicario.

Dès le matin, sous les stores, les échoppes des barbiers en parfument la chaleur. On y vend des citrons, des œillets, des cigares… Dans la nuit, ma jeunesse ne menait vers le rêve qu’un aîné. Il s’appuyait à mon bras, et peut-être admirait l’adolescence, cet instant si léger sur les âges.

Je lui rappelais ses obscurs propos de table, demandai quel voyageur il avait vu Rome égarer… D’abord, il ne répondit guère. Cependant il me donna son nom : Jean N… À dix-huit ans, on le lui avait envoyé… Il s’était promis de l’aider à l’allégresse.

« Jean, continua-t-il, avait aimé la lecture des philosophies. Il les employait en formules et, parce qu’il avait eu de la religion, à résumer d’un mot ce qu’il eût dû laisser tomber, l’impossible et le lointain. Jean alliait un grand besoin de conquête au goût discret de la solitude, et croyait qu’à de certaines heures, à force de sensibilité et de patience, il pouvait réellement posséder l’Inconnu… Rien n’est plus effroyable, monsieur, dans la richesse italienne, à l’âge où l’on commence d’aimer. »


Quand nous fûmes au Tibre, L. s’arrêta… Les rives d’un grand fleuve, toujours un peu hésitantes la nuit, conseillaient-elles de se taire ? Lentement, il expliqua combien Jean marquait de réserve ; qu’il parlait peu, sinon de voyages, d’un séjour en Provence, d’une traversée de la Grèce presque enfant : « Car il aimait à recouvrir de l’Orient les heures éblouies dont le Désir l’inquiétait. Et il s’entourait de mythes qu’on croyait voir flotter sur ses yeux comme la mousseline au visage de jeunes filles qui chassent le renard. »


La beauté de l’atmosphère nous mettait en confiance, et la solitude entretenait le plaisir de parler : « Souvent, disait L., Jean montait depuis Nice, Cannes, Beaulieu, à un village ruiné qu’on n’atteignait jadis que par des échelles fixées au roc, le bourg d’Èze… Votre Provence, monsieur, abonde en lieux déserts ; et d’abord, vous avez les Baux. Mais, dans cet ancien repaire de pirates moresques, aucun romantisme, simplement la musique imaginative d’un beau nom : les Mores, à égrener de haut sur l’immense mer bleue.

Jean savait qu’errant aux mêmes sentiers, Nietzsche avait conçu Zarathoustra… Je ne crois pas qu’il ait eu un grand goût pour Nietzsche qui porte une figure de manœuvre, et nous parle de surhomme, quand nos mains sont encore vides. Mais il s’était plu à retrouver dans les pierres, l’intime ménagerie du philosophe, le bouc et la couleuvre.

Jean avait lu dans le dictionnaire provençal de Mistral, qu’« Èze » signifie « Entrée », « Début ». Ce fut peut-être le prélude de sa vie…

« De là, murmurait-il, autour de moi je puis disposer sur un cercle tous les pays qui supportent mes rêves d’absurde Orient : les Espagnes, dont les pentes extrêmes descendent sous les fleurs jusque dans la mer, et qui cachent Grenade ; Tanger, où depuis Avila, sainte Thérèse à quinze ans souhaitait le martyre avec son jeune frère ; et la Mauritanie, la Berbérie… La Méditerranée m’apprend que tous les rêves s’étalent.

« Bonheur de demeurer quelconque, celui-là seulement qui convient au paysage ! La lumière qui se couche, habille, déshabille les choses. La fatigue elle-même révèle de l’indulgence, et l’âme se persuade que peu importe la mesure des fragments qu’elle assemble…

« S’étendre au milieu des pays que l’on rêve, à l’âge où l’on reconnaît que des jeunes femmes considèrent notre figure… La mer se déploie comme un large tapis, le doux feutrage où notre timidité tentera ses premiers pas d’amour. Le mouvement des vagues n’est que le trouble où notre regard hésite : un peu de vertige disperse mieux un jeune corps et son âme vers des lointains, de la tendresse…


« Ah, mon frère, où est-il le temps de nos huit ans, quand de petites filles, nos aînées, nous mettaient au milieu de leur ronde, et, chacune s’avançant, nous disaient : « Choisissez qui vous aimez !… » Comme nous nous croyions moqués !… Mais voici que les nymphes de la mer m’annoncent que leur jeu fera notre vie. Vers nous, ce ne sont plus seulement de petits pas pressés qui, bientôt, en cadence, reculent. Des sourires affleurent, comme plus de lumière, les flots. À leur entour, il semble que des bras balancés les confient aux nuages. Et ceux-ci déposent toute mon attente sur l’horizon des côtes inconnues. »


La voix de L., qu’il avait charmante, me troublait infiniment…

Gêné d’avoir tant parlé, il chercha derrière lui une retraite, son palais proche le pont Saint-Ange, un autre secret que les brumes.

Nous, nous quittâmes dans la cour, entre les fontaines et le lierre. À son seuil, il me promit enfin quelques détails sur Jean. Il ne pouvait pas montrer plus de complaisance.


… Les nuits romaines m’ont enveloppé le cœur…


PREMIÈRE PARTIE


« PLAISIR »


Aux jeunes Romaines, pour peu qu’elles aient confiance.

PREMIÈRE JOURNÉE

CHAPITRE PREMIER


Une femme mystérieuse…
Se tient debout, silencieuse…

Th. Gautier.


Le lendemain, j’ai trouvé L… classant des papiers :

« Voilà, dit-il, les notes que Jean prenait pour plus de lucidité. Il n’a pas eu le courage de les brûler. Mais elles lui semblèrent cruelles. Et par dégoût de la crise qu’il avait traversée, il me les envoya. Car il sut bien alors comme je l’avais compris…

Nos relations ne se sont pas établies aisément. Il témoignait de la défiance. J’eus beau lui parler de son père, mort quelques années plus tôt, comme d’un ancien ami ; recevoir un camarade que, pour l’aventure du voyage, sa famille lui avait adjoint… Le camarade ne parlait que du Béarn où il était né, et désirait son entrée à la Bibliothèque Vaticane… Deux ou trois personnes à qui je les présentai l’un et l’autre, les ont jugés timides.

Inquiet de désir, d’impatience, soucieux de tout atteindre, sans que pour l’en approcher, on lui abîme rien, Jean ne se laissait pas conduire. Maladroit encore à se mêler dans la vie, il ne paraissait guère la discerner à Rome sous tant d’abandon et de magnificence.

Nos siècles d’histoire, monsieur, n’aboutissent cependant qu’au pittoresque. J’espérai le lui faire entendre ; et, par des spectacles si variés, le convaincre enfin de plus de souplesse… Nous allâmes ensemble au Museo nazionale.


i


Depuis dix ans, les Ministères ont logé un lycée de jeunes filles, un asile d’aveugles et une collection de sculptures dans les thermes ruinés de Dioclétien… Michel-Ange y ménagea une Chartreuse : son cloître enferme la cour centrale, ornée des cyprès qu’il planta, dominée par le campanile de Santa Maria degli Angeli. Les fleurs alternent avec des sarcophages où des corps mal taillés s’étendent, figurent des défunts, les époux… Je me souviens d’une courtisane brutalement dénudée, les bras pris en arrière dans sa robe, et des boucles aux tempes… De quelle ombre la lumière lui chargeait la poitrine !

… Vous connaissez, monsieur, des jeunes femmes qui mettent de la grâce à grouper, près de leur bergère tous les aimables mots qu’on leur propose ! D’aucun visiteur, il ne semble pas qu’elles acceptent rien : au vrai nul ne se retire satisfait de soi. Elles nous grisent et nous éloignent. — Ainsi Jean, parmi des images complaisantes, s’entourait de solitude et ne laissait retomber que des souvenirs d’enfant :

« Sur les prés, disait-il, quand on a douze ans, c’est chercher les caresses que dormir, mordre un fruit, écouter en secret des camarades qui chantent mieux que l’oiseau. Si l’on fait les foins, le beau désir de se rouler dans leurs souples amas ! Le village peine à l’entour, et jusqu’aux sœurs de l’Hospice qui surveillent les revenus de leurs vieillards, des orphelines. Nous rions parce qu’il y a une forte odeur de thym dans l’air, qui excite nos membres…

Quand les herbes fauchées laissent le sol plus dur déjà, le ciel lance par son travers des vents que les haies ne suf­fisent plus à rompre. On ne peut plus longuement s’asseoir. Mais le repos pénètre la promenade, l’heure des stations, de l’attente… »

Puis il ajoutait sur un ton plus âpre :

« À la Côte d’Azur, j’ai passé le soir dans l’odeur des oranges. Leur arbre était plein d’abeilles… Elles se fourrent dans les parfums comme nous nous blotissons sur le monde. Et c’est un suc qui nous englue… »

La douceur de l’air couvrait la volup­té… De sa plus profonde mémoire Jean dégageait l’éveil du plaisir. À ces pre­miers frissonnements dans une tendre chaleur, je crois voir un petit paysage du Nord : près des saules, un jeune gar­çon qui se dévêt avant qu’il se jette à l’eau… Les souvenirs, monsieur, offus­queraient la vie, s’ils n’aidaient à son effort.

… Jean s’intéressait aux sculptures. Mais, par crainte de se livrer mieux encore, il n’avouait que des admirations lointaines. Il parlait du Musée de Mar­seille.

Jean y avait vu le portrait du Puget, celui que le peintre fit de sa mère, le plan de leur maison et les profils de Caravelles qu’il ornait pour le Roi ; sur­tout, une esquisse où, dressé sur la croupe du Centaure son maître, Achille combat un obscur ennemi… Les jeunes gens, monsieur, qui d’abord prétendent tout conquérir, haussent leur taille de notre aide et nous méprisent. Ils ne veulent se mesurer qu’avec le divin inconnu. Mais s’ils nous échappent, le plaisir nous assure la revanche. La passion, le désir mêlent leurs cris à tous les vents, les y perdent, et sur l’amour ramènent au plus commun destin.

C’est pourquoi les hommes d’expérience ont des curiosités perfides :

« Jean, lui dis-je, dans ce Musée si beau, il n’était donc pas une image féminine ? Jadis, y figurait, peinte par Nattier, Mme de Châteaudun qui fut maîtresse de Louis xv… »

— « Je sais. Elle porte en diadème sur le front le croissant de Diane, et sa robe bleue repose sur des nuages… À peine un déguisement… Pour moi, si j’avais une maîtresse, je la ferais peindre parée à la turque, comme ce fut de mode sous la Régence. Et peut-être, en pendant, voudrais-je un prestigieux Circassien qui ne serait pas moi. »

Cette réserve, ce « si j’avais une maîtresse », à Rome, ne passent plus pour de la naïveté. On peut dire qu’ils empruntent le ton ecclésiastique… Ils nous retiennent à chercher sous le manteau.


ii


Un matin, sous le même cloître, j’ai surpris Jean qui fredonnait un noël : « Nous venons tous pleins d’espérance — saluer avec révérence — l’enfant né dans cet humble lieu… » Et sitôt qu’il m’eut aperçu : « Nous croyons, ajouta-t-il, qu’une belle année surgit, que l’adolescence sera un étonnant luxe… Rien ne naît, et nous demeurons seuls. »

Je perçus une sorte d’ironie : « Un jour, lui repartis-je, dans cet Orient dont vous aimez les lointains, une inconnue, la Belle Marie donna à des Grecs de l’Athos un grain de l’encens que les Mages offrirent au Bambino. Les moines l’ont serti d’un filigrane d’argent, et l’adorent. Autour de lui, ils oublient le monde, leur mère et jusqu’au ciel. Préférez-vous donc ces psalmodies ? »

« Je ne veux pas, m’a-t-il répondu, de votre talisman. Le rêve qu’il procure est monotone. Mais, plutôt que la joie bruyante, j’admets la patience, le silence. L’homme joyeux parcourt la route, entraîné par des chansons. Il n’entend rien au mystère des nuits, et ne se réserve pas une part de soi-même… Dans les cellules, derrière nous, ne passent jamais que les cortèges plus apaisés des dieux. »

Par les portes basses, on pénètre en effet, les plus jolis jardins intérieurs : deux colonnes sous l’arcade, une vasque, de la vigne mal venue y accompagnent les statues brisées de Pâris, Hélène… Comme on fait la part de l’ombre, quand elle s’avance avec égalité sur un corps penché ! Il tend un bras, ne sourit même point, mais semble le plaisir soumis à l’accoutumance des caresses. Et nos pas qui déplaçaient le gravier, suffisaient bien à bruire.

Tout près de là, on peut voir la Junon colossale à qui Gœthe, chaque matin, demandait la sérénité. Mais c’était pour mon ami, le consentement à trop de paix. « Gœthe, m’a-t-il dit, vieillard, a cru chérir sans trouble Bettina von Arnim. Elle rencontra Beethoven, et écrivit au poète : « Quel homme que ce Beethoven ! Il m’a fait oublier ton visage, ô Goethe ! » Ainsi, l’immobilité faiblit sous la plus subtile fantaisie, une figure de jeune fille.

Le Désir seul assemble, soutient la vie… Je me rappelle le glissement de la faux sur les champs, bruit simple, de bon travail qui pendant quelques secondes ne décroît pas. Il fait planer la plus charmante tension ; le bonheur, l’orgueil de tout fléchir, enlever sous le passage de notre volonté. »


iii


Le canon de midi résonnait… Jean se leva, considéra deux têtes d’auroch qui provenaient des jardins de Salluste et paraissaient barbares au milieu des fleurs :

« Le prince de Danemark, dit-il, aima la belle Hilde, et son chant retentissait jusqu’à la haute fenêtre où elle était assise. Comme la nuit s’en allait, « Qu’ai-je entendu, dit la Reine ; c’est la plus noble mélodie ! Plût au ciel que mes chambellans s’y complaisent… » Elle s’exprimait sans doute un peu bien librement. Mais le Désir est plus sonore que les cloches, et devance le prêtre. Si nous ne savons pas en faire une organisation du monde, il nous laisse dehors. »

Jean prononça ces mots avec surprise, en tournant la tête.

D’un angle, avançait une jeune femme. Elle portait un grand chapeau d’ailes noires semblable à la coiffe de Mercure, une robe de flanelle blanche, et un petit col de velours orange lisérait son cou de désir.

Avec hésitation, Jean s’excusa de prendre le premier congé de moi. Tandis que je m’éloignais, je le vis qui se dirigeait vers elle. — J’avoue, monsieur, que je les ai suivis.

Malgré les derniers battements de la cloche sur lesquels on ferme le Musée, ils entrèrent à la collection Ludovisi. Et par la porte vitrée, je les ai vus debout devant le trône de Vénus, qui porte sur ses bas-côtés une mince Sicilienne nue et jouant de la double flûte. Ils la contemplaient avec un peu de moquerie.

Je ne doutai pas qu’à cette nouvelle venue Jean se fût soumis. Trois jours après, j’en étais assuré. »



CHAPITRE ii


Que de belles ont à moins perdu leur indifférence !
Lucie de Chateaubriand.

D’où venait-elle ?

Je ne l’ai jamais su. L’ami de Jean n’en parlait point ; car il était sans imagination. Quand il eut, après lui, quitté Rome, de leur intimité, seul y demeura un jeune abbé que les circonstances firent bientôt muet, et qu’il ne me convenait guère d’interroger.

Jean l’appelait Dorietta, nom qui, contre l’usage, n’était pas d’une Sainte, mais le pouvait devenir, l’an prochain, d’une courtisane, fantaisie qui laissait agréablement voleter leur amour sur ce qu’il faut toujours admettre d’instinctif… Pour moi, il m’enchantait que, derrière Jean si singulièrement placé sur l’inconnu, je puisse imaginer l’ombre de ce beau Gianetto Doria, dont les yeux noirs et le nom me rappelaient Dorietta ; la chevelure bouclée, au portrait qu’en a laissé le Bronzino, le visage de Byron. Elle gardait peut-être, sur les rives du Tibre, l’assurance de ces aventuriers, leur goût de vivre et de vaincre.

Ce fut, m’a dit Jean, aux Lanzi de Florence, que pour la première fois, je causai avec elle, librement. »

Ils s’étaient assis dans la Loggia, sur le banc de pierre qui court au long du mur, derrière le groupe violent de la Sabine enlevée par le Romain. Et Jean s’était excusé :

« Vous trouverez ce siège trop élevé. Il nous oblige de poser les pieds sur son rebord… On connaît bien le médiocre de sa taille… »

Elle se taisait, surprise qu’il eût pu lui parler sans émoi de son corps. D’ordinaire, elle ne le sentait que pour en perdre la conscience dans ce qu’avec trouble, elle imaginait de l’amour. Par la rue, avec la liberté que laisse l’Italie, elle avait vu les jeunes gens délier les bras de quelque bouquetière, et renverser sur leur épaule sa tête. Comme il n’avait pas apporté de roses, elle discerna le défaut d’une caresse. Elle sourit, avec un peu d’anxiété et d’ironie… Telles sont les petites filles, malicieuses quand elles rêvent d’amour ; angoissées si on les oublie dans leur solitude. Sur l’abandon, elles ne raisonnent point, et ce qu’elles ont d’esprit s’allie à la curiosité.

Le plus souvent, les hommes taisent avec soin les heures de la vie qu’ils croient plus intimes. Ils ont tort, puisqu’elles ne furent possibles qu’en rejoignant de très générales conditions. Tous les savent ; il ne reste donc que d’embellir.

« Et j’y tâche, poursuivait Jean, si je me raconte. »

Cette demi-réflexion, un sourire sur lequel il se retirait, l’allure toute romaine de Dorietta, approchaient ce récit d’une fable. Mais, en faisant son amie étrangère à ma ville, il me témoignait qu’il ne supporterait pas de nouvelles questions.

Pour peu que vous sachiez, monsieur, les ardents déserts de Rome, vous goûterez un conte qu’inventait peut-être Jean de ses premières voluptés. Si je n’étais qu’un simple Italien, épris de la vie facile et d’un large plaisir, sans doute verrais-je en tant de précautions, la seule timidité d’un enfant venu du Nord, qui ne se fie point encore à la beauté de nos nuits et qu’il s’agit de déniaiser. Mais Jean me fait souvenir de l’amoureuse chanson : « La mer est calme, la nuit est belle ! Quel plaisir de déjeuner sur la barque. » Il avait rencontré une loge ouverte, Dorietta sur les vents, le plaisir et l’inconnu…

Un Hollandais, le pasteur Colerus raconte que Spinoza, étant jeune, ne put épouser Mlle van den Ende qui savait le latin et la musique, parce qu’un étudiant hambourgeois lui offrit un rang de perles et qu’elle le lui préféra. Spinoza, dépité, s’efforça de connaître géométriquement l’espace.

Pour nous, qui avons mis des colliers d’ambre sur la gorge de Dorietta, afin qu’ils la protègent du mauvais œil, osons la fantaisie, une prière… Supplions le Destin qu’il l’entraîne, la contente ; emmêle, à ses matins, le plaisir, le désor­dre… »

CHAPITRE iii


Bienheureux ceux qui sont doux, parce qu’ils possèderont la Terre.
Deuxième Béatitude.

« … Sur les allées de la villa Borghèse, Jean se plaisait à conduire Dorietta.

Par les calmes après-midi de septem­bre, quand ils avaient franchi les murs de ce parc public après avoir été l’une des plus précieuses retraites de Rome, ils jouissaient de la promenade qui ne laisse d’intérêt qu’à son propre mouve­ment.

Elle épand sur toutes les rencontres, les plates-bandes, les visages, une belle indifférence… Dorietta, lui-même ne parlaient point. Ils s’essayaient à rythmer leur allure ; à laisser choir sur de la paresse, toute curiosité.

Je connais des bonheurs qui sont de charmantes mièvreries, quand tout le frêle consiste à jouer de son propre cœur ; délicieux instants où nous n’osons pas dire le trouble qui nous égare. Alors se prononcent des mots si légers qu’ils s’enfuient… Demander des nouvelles d’une jeune femme, c’est moins que l’apercevoir au détour d’un sentier. Mais, l’insinuer parmi l’indifférence, quel plaisir pour que la politesse s’incline, et donne à notre cœur plus d’émotion.

Ainsi, monsieur, Jean menait Dorietta sous les pins de la Villa Borghèse. — Il aimait qu’à leur ombre, sur les longues prairies, elle glisse, s’absente…


i


De mille accidents au passage, Jean se détournait. Nul soin ne le distrayait qu’une caresse dont accompagner Dorietta. Tant de mesure, près de son amie, les enveloppait de douceur. Ils devenaient peu à peu des errants à qui rien ne s’assemble.

Ils foulaient un sol noir, des herbes. Et les lents effluves du brouillard naissant diminuaient sur les lointains, la violence du paysage. Rien n’attirait, n’en imposait. S’ils avaient eu de la tristesse, ils l’eussent perdue dans cette lénifiante monotonie.

Tout ce vague, où Jean semait les heures, l’aidait à combler de bien peu la journée : Sa prudence empêchait que rien chante ou disperse leur plaisir.


Jean savait que le parc rejoint les terrasses du Monte-Pincio ; et comment trois cents mètres au delà, ils eussent contemplé la plus belle vue sur Rome. Mais Jean ne voulait subir que la lumière, des parfums, la chaleur ; tous ces soutiens de l’existence qui n’ont jamais meurtri la tendresse.

Il respirait avec aise, comme un remède, l’odeur forte des pins échauffés, qui plaisait à son goût susceptible. Il y laissait flotter ces senteurs de forêt mouillée, de fumées errantes au soir, qui démêlent lentement la patience dans l’air, et, sur des contrées plus septentrionales, avaient enveloppé son enfance. Il associait les lieux, des souvenirs, son ardeur pour ne voir que Dorietta saisissable, lointaine.


Dans les plants plus espacés, quand les pins suspendent des corbeilles d’ombre à leurs branches, il songeait aux vergers de la Grèce. Car il distinguait ces doux parfums d’abondance, tirés des fruits, de la fraîcheur et du miel, qui, là-bas, font la saison légère et bien munie.

… Jean, lorsqu’il menait avec tant de douceur que c’en devient un rêve, Dorietta par la main, poursuivait la vie avec hésitation et nonchalance, de la réserve, comme si derrière quelques voiles il devinait qu’elle passe.

II


Je n’ai pas eu l’honneur, monsieur, de connaître la mère de Jean ; et son fils en parlait bien peu… Elle devait avoir l’âme délicate, soucieuse de lui donner de la religion pour qu’au delà de ses dix-sept ans, il la transforme, à fréquenter quelque jeune femme, en vénération et tendre amour.

Le goût d’une certaine mesure, la notion de distances qui laissent au bonheur sa durée, nous valent de reconnaître où la beauté séjourne. Et nos mères dont la prudence ne veut pas que leur fils soit un héros, lui souhaitent cependant un divin entourage, après qu’elles l’ont fait se jouer sur les pelouses du jardin.

Comme Jean savait, monsieur, s’arrêter ! se baigner d’indulgente lumière, et ne rien retenir ! — Il ne voulait, ces jours-là, que déposer d’un seul regard, sur deux yeux troubles, tout le possible de l’univers…

Sous ces arbres, les impatients viennent rêver… Il a dû plus d’une fois écarter le souvenir de M. de Chateaubriand qui, lassé par son ambassade, y regrettait Paris et l’Orient.

Jean s’appliquait à n’incliner Dorietta sur aucune hâte. Il lui semblait qu’elle figurât sur le monde comme les nymphes dansent simplement sur la clairière qu’elles ont choisie. Elle ne soumettait, ni ne demandait rien ; et n’avait d’insistance qu’à se poser sur la vie.

III


Il advenait pourtant que Dorietta éprouve de la fatigue, une légère inquiétude. — Elle soignait son visage, l’équilibre de son voile, et craignait qu’à tant allonger la promenade, Jean souhaite enfin les beautés plus ardentes que conseille la saison.

Vous souvient-il, monsieur, du triomphe de Flore, tel que Poussin le compose ?… Les fleurs d’un arbre ne cachent pas ses branches. C’est le printemps plus raisonnable, alors que ses intentions demeurent la parure. Et la déesse Pomone, Flore est assurée dans ses avantages.

Mais une maîtresse qui commet l’imprudence de promenades à la fin de l’été y rencontre une abondance, des parfums qui la gênent.

Sur les vastes espaces où flotte le regard de Jean, Dorietta s’égarait. Et, percevant le peu qu’il l’a faite, elle ne soupçonnait pas de combien il l’entoure.

… Lui-même, dans sa pensée plus allègre pourtant que le vent sur leurs têtes, hésite, s’encombre. Il voyait son déplaisir et comme elle se dérobe.


Les Borghèse conservent une aquarelle de Christian Baur qui montre au dix-septième siècle leur jardin envahi par des capitans, de luxueux Orientaux. — Désirs, mollesse que suggèrent des fonds d’avenues où Jean n’admettait que de l’ombre !

Les heures où règne librement la lumière, le troublaient de leur chaleur, comme s’il eût pu en attendre des caresses silencieuses. Il rêvait qu’elles le déposent hors ces parcs mal limités dont le désordre rejoint la campagne.

Et pour que Dorietta dévête sa fatigue, que lui-même restreigne leur détresse, il la faisait entrer dans les salons de la villa ; ce qu’en Italie nous nommons « Casino », véritable demeure d’amour ».



CHAPITRE iv


J’ai pris ce jeune lion sans
filet, comme tu peux voir.
Euripide.


« À vingt ans, vous le savez peut-être, monsieur, il n’est pas dans Rome, un lieu plus redoutable. Dans la langueur des jardins Borghèse, ce pavillon n’offre à l’âme que des tableaux, du luxe, d’amoureuses images qui séduisent la volonté.

Sur la campagne, le désir se disperse. Elle le renvoie, l’affaiblit, s’y mêle. Toujours, sur la baie de Naples les chansons se diluent : elles s’éloignent, et ne fût-ce que dans l’eau, trouvent enfin un accueil, la mollesse.


Mais ici tout obsède. Des apparences humaines divinisent, proposent l’amour. La Danaé du Corrège accueille Jupiter ; Apollon poursuit Daphné. Tant de précision assure le plaisir, et Jean ne peut plus craindre qu’aucun appel l’égare.


I


Plus tard, Jean me l’avoua : Jamais il ne pénétrait dans ces salles, que ne tombe son angoisse.

Il savait combien l’art simplifie mais il ne laissait pas de soupçonner derrière lui toute la vie. À leur extrême, il se maintenait avec sécurité.

« J’ai fréquenté, disait-il, Ie secret palais où règne Circé… » Car il avait vu dans la galerie, le tableau de Dossi : cette magicienne d’invention grecque, vêtue à l’orientale et groupant autour d’elle les beaux amusements du Tasse et de l’Arioste. Sans doute, à ses pieds, gisait un lion, ménagerie sauvage que Jean rêvait au bourg d’Èze en compagnie de Zarathoustra. Sans doute, dans le parc, Goethe a surpris les sorcières de Faust, leurs cris désarticulés… Mais lui, sur le dallage des lumineux salons, il ne suivait que le déroulement du plaisir, une lente allure.


Il regardait le bas-relief ancien, où l’on voit Ajax entraîner Cassandre… Et il lui rapportait les vers d’Euripide : « Ô couronnes du dieu que j’ai le plus chéri, ma main vous enlève de ce corps encore pur et je vous livre au souffle des vents… » — Ainsi la jeune fille dans ce divin séjour célèbre elle-même l’hyménée. Elle arrache les attributs de la fête, et se tourne vers Hécube sa mère : « Pare, lui dit-elle, ma tête victorieuse. Réjouis-toi de cette royale union… »

Dorietta rassurée perdait sa fatigue, toute mesure !… Le palais se prêtait aux simples émois de l’amour.

Au centre de la pièce, sur le lit Pauline Bonaparte repose, plus belle que Vénus ; et son frère est maître du monde. Cependant Camille Borghèse, son époux porte le titre de Prince de Sulmone, où naquit Ovide…

Ah ! les divines Métamorphoses. Voici le dernier secret qui s’annonce. Comme le poète latin et les dieux qu’il nous conte, nous préparerons la volupté des attributs du monde. Sur l’amour, nous inclinerons les arbres, les nues les vents : Ils porteront, propageront notre désir, qui, calmement, disjoint le poids du jour…


Jean se tournait vers Dorietta avec autant de sûreté que Troïlus, frère de Cassandre, lorsqu’il aborde Cressida : « Viens, lui dit-il. Il nous faut le secret. »


II


Dans l’extrême jeunesse, l’amour ne nous laisse rien prévoir que de net. — Nous voulons que notre trouble ondule à notre gré. Notre amie le sait, et, presque toujours nous oppose ce qui disperse au mieux son sourire, de la douceur.


… Elles soupçonnent le mal qu’elles font au jeune homme impatient, ces Dianes qui l’ayant une fois surpris, se plaisent à renouveler leur apparition. En place du clair soleil dans lequel il les pourchassait, elles l’entourent de mille nuages parfumés et roses qui l’enivrent et l’affadissent.

« Mais nos jeux, disait Jean, nos soins, de la tendresse nous enlèvent à la duperie des jeunes femmes qui voudraient détenir le monde. C’est à nous qu’il revient de les y promener. »


Déjà, monsieur, vous avez méprisé la nature. Les longs après-midi, vous avez demandé à la douceur de l’air, à la largeur du ciel, de calmer, de dissoudre votre angoisse. Or un amour sûr de soi-même crée le maître de l’espace : il est une jeune fête…


Dans la galerie du premier étage, une toile du Dominiquin montre la chasse de Diane, des nymphes qui jouent sur la rivière. La déesse songeuse, de beau visage, orne de perles sa chevelure. Le plaisir suspend aux arbres trophées, couronnes, guirlandes. D’aisance, d’allégresse, il fait respirable le triomphe. À son rythme, tout s’organise.

S’incliner vers Dorietta devient une révérence. Et Jean comprend que le jeu, sa gaieté, de prestes mouvements promettent ce que conseille un séjour enchanté.

Jean souhaite fournir à Dorietta sa fantaisie. Il est trop persuadé que complaisance, liberté entourent l’amour, pour ne pas croire qu’en en cernant sa maîtresse, il la voile de divines légèretés. — Que l’allégresse devienne ce qu’elle interpose entre elle-même et le soleil, le regard des hommes, et, durant la solitude, l’âcreté de ses nuits !… Il la voudrait apeurée, sensible à ce point qu’elle devine, dans le vent qui la frôle, l’hésitation d’une parole sur sa nuque.

En clôture, en confort, il espère autour d’elle le maintien d’un tel ordre qu’il puisse, avec égalité, rêver toute la plaine, choisir les plus simples roses et de leurs guirlandes enlacer son amie : Belle chasseresse dans l’ombre des bois, prêtresse de l’amour, en un temple perdu sur les bords d’un lac calme.

Comme s’il lui proposait un semblable refuge, Jean voulait que Dorietta, des fenêtres, contemple la cour d’honneur.

On ne l’entretenait pas ; et la mousse envahissait son dessin, les statues. De la mélancolie, une trop grande sujétion au soir tombant dégradaient la moindre fantaisie. Quand ils descendaient, Dorietta frissonnante se plaignait d’un accueil si maussade.


Dans les taillis, le jour mourait, à l’abandon… Ce n’était que le laisser-aller des brumes ; et les géraniums abattaient sur la terre moite leur odeur sauvage… Ah ! l’amertume, sur le soir, du parc Borghèse. Des pins bleuissent les ombres. Elles troublent les gestes, dépriment les volontés, ralentissent la promenade. — Dorietta déclinait dans la douceur : un brouillard la vêtait, où son jeune visage éparpillait l’habile regard d’une nymphe.


Nous sommes tous fouettés du vent, de la poussière. Ils irritent notre orgueil et nous lancent à la lutte. Ces grands agents de brusquerie, de soumission, ces rafales plus puissantes que notre course, enlèvent. Mais la fièvre et la tristesse accablent.


Autour de soi, Jean n’entendait rien bruire. Il s’affolait du silence, de la volupté qu’il dépose. Et Dorietta, nonchalante, n’attendait pas une parole.

Des jeunes gens s’ils chantaient en regagnant les murs, le faisaient souvenir des soirs où il errait encore sans vertige… Il redoutait, il voulait la nuit comme presque enfant il avait souffert, alors que, de l’Amour, il ne savait pas le précis.


Il essayait quelques ruses.

Des écriteaux disaient les fleurs empoisonnées. Il espéra qu’à les lire, Dorietta s’effraierait… D’aussi puériles dangers s’alliaient à l’obscurité maladive…

Jean parlait de la petite princesse Marc-Antoine Borghèse, lady Gwendoline Talbot, prise, un soir de fête, de fièvre sous ces arbres jusqu’à en mourir le lendemain. Mais, insouciante, Dorietta ne se troublait pas au nom d’une jeune femme populaire dont cinquante Romains, en se relayant, avaient porté le cercueil à San Lorenzo in Lucina : un tel triomphe ne figurait-il pas comme un cortège d’amour, une sorte de bacchanale…

Quand Childe Harold termine son pèlerinage dans Rome, c’est encore une princesse anglaise, morte elle aussi à vingt ans, la princesse Charlotte, qu’il pleure. Romantiques déclamations ! Jean les soupçonnait bien lointaines lorsqu’il voyait Dorietta caresser d’un doigt nu la main qu’elle n’avait pas dégantée.


Vous avez croisé, monsieur, dans nos musées de sculpture, les Heures qui soulèvent Aphrodite hors la mer. Oui, tôt ou tard, elles dégagent le plaisir, et nous forcent d’oublier… Quand elles atteignaient à la nuit, Jean consentait enfin qu’elles l’attirent. Il cédait à leurs soins indiscrets… »

CHAPITRE V


Qu’il est doux, ma Lisidis,
de venir partager avec toi la
couche longtemps solitaire.
Nodier.


Pour achever son récit, L… s’était levé. Il marchait, tandis que m’accoudant aux fenêtres, je regardais fuir le Tibre. On construisait sur ses rives ; et il reflétait les échafaudages comme il avait apporté les matériaux de toute Rome. — Dans ce paysage imparfait, aussi incapable que nous-mêmes sur la vie de combiner l’essentiel et le momentané, les déesses de la fièvre, se levant des eaux, m’exaltaient :

« Il faut, murmuraient-elles à ma jeunesse, que des garçons de vingt ans, alors que la vie s’offre à eux, y mêlent le bonheur, la fatigue et l’oubli. Nous saurons bien empêcher qu’ils se jugent.

« Ils se promènent sur les quais, et attendent de nos brumes qu’elles leur ravinent le cœur… S’il s’effraie, nous l’effarerons d’une solitude plus grande ; si l’orgueil le visite nous l’obligerons à se renoncer… Enfin ils connaîtront une maîtresse toute puissante et, dans sa retraite, nul plaisir qu’elle ne l’ait préparé… »

Éternels débats d’Éros qui, jusque dans l’abandon, n’admet pas qu’on le voie… Le matin, secrètement, il parcourt l’espace, et se reprend à dominer la terre.

En souriant, L… feuilletait un volume. « Quand votre La Fontaine, me dit-il, dans les jardins de Versailles narre à ses trois amis les amours de Psyché, leur société se plaint du sol trop humide. » Et il lut : « Tous ensemble prièrent ceux qui leur faisaient voir la Grotte, de réserver ce plaisir pour le Bourgeois ou l’Allemand, et de les placer en quelque coin où ils fussent à couvert. Ils, furent traités comme ils souhaitaient. » Puis : « Où Jean se retire, il convient, monsieur, que sur le seuil, je vous arrête…


Dorietta avait dit son inquiétude, car elle souffrait du soir en plein air. C’était une âme tendre, capable d’analyse sensuelle et qui, pour mieux goûter un baiser, se faisait d’abord autoritaire. Sur des riens, par un peu de coquetterie, pour se soumettre une journée où Jean l’avait trop conduite, elle demandait qu’il s’expliquât. Les sphynx roses du portique égyptien surtout, dans le parc de la Villa, lui déplaisaient.

« Vous ne vous êtes pas promenée, lui répondait Jean, sur d’assez nombreux jardins… J’en connais un, près Paris, dont le nom peut vous plaire : Bagatelle. En lisière du bois, ses terrasses dominent la plaine comme des rives leur étang. On s’y accoude en paix aux mêmes monstres qui portent, cette fois, des amours enfantins. »

Mais il n’avouait pas le Degré de Versailles, où il savait en perspective la statue d’Ariane délaissée, qui penche la tête sur son bras. — Ainsi, quand il attirait Dorietta, Jean réservait toujours une image plus profonde, l’y promenait, et confondait son ignorance avec la légende, jusqu’à maîtriser l’inconnu…

Par les soins dont il l’entourait, il cherchait à rejoindre les premiers mots qui la durent troubler, lorsque les lointains, la chaleur commencèrent à l’émouvoir. — De telles paroles égrènent la sensibilité des jeunes femmes. En l’égarant sur mille souvenirs, elles la réduisent en délicates poussières que les dispositions de l’heure, son secret, ses parfums dispersent. Il ne nous en reste que ce que nous voulons garder, au revers d’une caresse ; au creux de notre main. Et c’est après que tant d’appauvrissement laisse à notre amie une timide gravité qu’un premier baiser lui paraît un sourire…


La possession d’une maîtresse limite à sa beauté l’univers. Et Dorietta attire tous les rêves. — Mais elle serait plus belle endormie sur un vaste champ de silence. Le bourdonnement des airs soutiendrait alors son règne. Nul besoin de la conquérir.

Dans la nuit encombrée de plaisir, il me semble que Jean, séparé de tout Rome, la rêvant, parlait à Dorietta sur de tendres caprices. Il lui disait que leur solitude ne les confondait pas. Il eût aimé qu’elle s’inquiète ; et cherchait pourtant une volupté capable d’effacer le désordre… Il appelait l’inconscience.


Presque chaque jour, Dorietta se confessait, Cette singulière intrusion de l’idéalisme dans leurs plaisirs, ne déplaisait pas à Jean. Des scrupules occupaient la pensée de son amie, la limitaient… Il savait bien les assoupir.

… Elle avait pour directeur un jeune prêtre espagnol dont Jean se fit un guide dans les Catacombes. Il y gagna de voir de médiocres peintures murales qui figurent le Christ sous les traits d’Adonis, et la Bible en scènes de mythologie. L’abbé s’enthousiasmait aux querelles d’exégèse que ces graffiti provoquent ; car il préférait les cathédrales gothiques de Burgos et de Séville à l’ordonnance romaine.

Jean s’enquérait peu d’érudition. Mais il prenait plaisir à noter comme les systèmes, les dogmes, tous les efforts de la Raison à conquérir la vie, se valent auprès d’une gentille image ; n’aboutissent enfin, sous Rome, dans l’ombre, qu’à du minime et du précis. »


J’ai relu à Rome même, les Élégies de Gœthe… Il y fait preuve avec tant de philosophie, d’une sagesse un peu vulgaire ! « J’ai possédé, dit-il, une jeune femme de belle poitrine, parce que j’offris à sa mère, voiture, théâtres, festins… »

En 1789, André Chénier, de séjour à Londres, aimait une jeune fille dont il ne garda que le portrait. Sur cette miniature, il a composé des vers grecs si brûlants, que les éditeurs n’osent pas les traduire… Excès du cœur ! Tendre indécence ! Comme votre secret éblouit la nuit chaude…




DEUXIÈME PARTIE


« LA LUTTE »


À Daphnis, deux mois
après qu’il eut épousé Chloé.

DEUXIÈME JOURNÉE


CHAPITRE VI


Ah ! mon fils ! c’est l’amour, c’est l’amour insensé ! Qui t’a jusqu’à ce point cruellement blessé !
A. Chénier.


Je me suis assis vers une heure, dans Saint-Pierre, sur la base d’un pilier… Toujours, il y flotte de l’obscurité, de l’encens, et leur capuce pèse à la gorge des frères qui prient.

Au sortir, l’aspect froid de la place blanche, verte, semble tout clarifier. Le regard atteint sur la droite jusqu’à la vigne Mattei, entre les colonnades. Et je me repris à vouloir du repos, de l’ordre.


Mais L… m’accueillit par des paroles troublantes :

« Comme le poids de l’attente, monsieur, insiste sur l’horizon qu’on s’est efforcé de maintenir si pur, si paisible ! Le cœur s’affole et perd toute maîtrise de soi… Quand Dorietta passait, les ondulations de sa robe n’étaient plus pour Jean de la grâce où à peine s’immisce la poussière. Il voyait dans sa traîne la draperie, la promesse d’une défaillance. Il imaginait comment la soutenir et sur quoi l’appuyer.

Tant d’obsession m’inquiétait… Lassé peut-être de mon empressement, il m’avait avec négligence parlé de son amie, conté leurs après-midi aux Jardins Borghèse. Je l’ai vu plus d’un soir, nerveux, s’accouder à la fenêtre où vous êtes, chercher à se calmer par le spectacle du Tibre qu’à votre âge on trouve vite accablant ; puis s’en prendre à de bien pauvres détails, caresser, sur la tablette où il se pose, ce moulage en plâtre d’une main.

Son camarade, plongé dans les manuscrits orientaux du Vatican, ne lui était pas un secours. Je lui fis connaître divers jeunes gens de la société romaine : leurs préoccupations ne différaient pas assez des siennes pour l’en distraire. Les archéologues de l’École française lui parurent sur la vie de tels spécialistes qu’il déclara préférer, devant le palais Farnèse où leur pays les loge, le marché du Campo di Fiore. « Là du moins, disait-il, on trouve au milieu de vieilles soies, mille objets à revendre, fatigués par l’usage, retombant au quelconque et à l’inconnu. »

Un jour enfin, comme s’il m’eût demandé protection, il m’offrit de l’accompagner. Et, longtemps, nous avons erré sur les premières terrasses du Pincio, devant une ancienne église de France, le couvent de Saint-François cédé aux Dames du Sacré-Cœur, et la Villa Médicis… Nous pouvions contempler la ville depuis cette allée ombreuse qu’on nomme la « Trinité des Monts ».


I


Nous y fûmes par l’escalier d’Espagne dont le marbre, sous le soleil encore haut, gardait un pénible éclat. Ses deux cents marches, dans Athènes, eussent porté des processions. Mais les Cardinaux romains ne donnent plus de fêtes. Il n’y passe que des étrangers, les vendeuses de fleurs, tout le commun de la vie. - - Jean, par respect pour ce qu’il croyait déjà la faiblesse de mon âge, s’arrêtait, se retournait vers la Via Condotti qui s’en va au Tibre, étroite et garnie de chapelets comme un bazar d’Orient.

Il souriait au souvenir d’enfantillages qui l’avaient amusé sur les bancs d’église, à cet égrènement si simple des jours. Mais l’odeur forte des mimosas, des roses lui remettait l’inquiétude au visage, lui rendait ce souci de la volupté qui convainc de fermer les yeux.

« Je sais bien, murmurait-il, comme tous ces parfums ne valent pas plus qu’une musique de commande. Ils me font souvenir des orchestres de brasseries qui, les soirs, me dégoûtaient le cœur… » Ainsi, dans l’obsession, il continuait de discerner le vulgaire.

Si nous faisons de la vie un débat intellectuel ; si nous y mêlons l’orgueil et un grand soin de l’esprit, quelle difficulté à y insérer l’amour !… Le jour d’une chanson, il faut que des bruits plus obscurs enlacent notre voix : sinon, la volupté l’étouffe.


II


« J’ai connu, disait Jean, d’autres terrasses en bordure de la vie, où, dans un désir imprécis de conquête, je souffrais la solitude…

« Rives du Rhin, vieux remparts de Bonn, d’où le regard file au long du fleuve, mené sur la lande plate, par des cantiques et des fugues, l’été, l’impatience de quinze ans…

« Garigues de Provence, sèches et désertes, faisant aux pères du jeune Mirabeau un sang si vif que, libre enfin, il les en injuria…

« Et, si je visitais mon ami, promenades de Pau, sous un climat trop doux qui détend les visages, laisse bruire chaque feuille des arbres, d’ardeur ou d’abandon…

« Partout un chemin qui suit la perspective !… Mais rien, ici, ne m’est docile. Et devant l’inconnu, je ne sais plus que m’arrêter, timide. Dorietta m’a distrait, m’isole, me pénètre de lâcheté.

« Le mieux que j’obtienne des choses, c’est d’imaginer qu’elles la fatiguent, l’endorment. Alors son sommeil m’attire, son sommeil que je souhaite troubler… Je m’enveloppe de mélancolie romaine comme d’un manteau, pour veiller Dorietta, et dans le silence, j’amoindris autour d’elle, la réalité des paysages… »

On voyait les dômes des églises dans un désordre de maisons et de cours ; au loin la façade régulière du Vatican et les lignes des montagnes. Il en montait peu de bruit ; et la bigarrure des toits se confondait sous la lumière. On ne cherchait même pas un arbre près duquel goûter l’ombre et le murmure d’une fontaine. Ce n’était que l’ennuyeux spectacle de l’inutile.


III


… Sur ces terrasses, l’idéal du jeune homme dès qu’il souhaite la beauté sur le monde, vous accourez du Nord pour clamer votre joie. Mais bientôt, si vous êtes sensibles à la mesure, accablés de soleil, vous rêvez la fraîcheur de quelque salon clos où dormir. Après le voyage, l’amour, vous ressemblez à Télémaque, lorsque échappé de la tempête, au plus se réjouit-il parmi les nymphes de Calypso, de porter délicatement une belle tunique…


Comme Jean avoue son attente…

« Toute curiosité meurt… Je désire le vague et l’ignorance… Je ne veux pas que tes doigts heurtent rien. En hésitant je les promènerai dans un brouillard qui m’adoucisse même le bonheur…

« Dans la crypte de Lourdes, j’ai lu en ex-voto, trois beaux mots dont je voudrais charmer l’avenir : « À Notre-Dame de Lourdes, — Reconnaissance — Confiance — Abandon. » C’était l’incantation pleine de grâces, de jeunes femmes grecques, les Ursulines du Sacré-Cœur de Lutra, dans l’île de Tinos…

Devant ce rocher, Albert de La Ferronnays, qui passait des après-midi de malade sur un pont de bateau, admira sa cathédrale. Il eût voulu y séjourner. La belle prudence, et comme de peu se compose la vie…

« La même année, sa sœur Olga, leur père étant ambassadeur à Rome, fit au couvent du Sacré-Cœur sa première communion. Sans doute, elle chanta le Veni Creator et supplia le Seigneur qu’il lui emplisse le cœur. Le soir venu, sa compagne Pauline écrivit deux phrases que j’ai apprises : « Enfin, nous sommes sorties, et quand la porte s’est refermée sur nous, il m’a semblé que nous nous retrouvions dans un monde effrayant, agité. Tout ce qu’il y a de doux ici-bas restait derrière ces murs.


« Sur des marches où j’hésite, il n’est plus que l’effroi de ces petites filles. Elles mêlaient aux grands mots timides des prêtres : « Tout passe ! », les vers d’amour de Silvio Pellico : « Dio amore ! mio Diletto… Le cœur de mes délices a battu sur mon cœur… » À douze ans, elles soupirent la passion, et leur enfance m’opprime de volupté… »




CHAPITRE VII


— Oserais-tu contempler la Mort ?
— Je ne l’ai pas encore vue.
— Elle n’a pas de forme.
— Est-ce la Mort que le Silence ?
Byron.

« La plainte de Jean, monsieur, cette abusive volupté qui le laisse si timide, énervent son profil ; réduisent la terrasse aux malaises de l’aurore, quand on s’éveille dans la brume…

Vers 1885, mes camarades et moi, nous sortions de détresses analogues, par une boutade, quelque insolence, ce que nous nommions de l’énergie et de la volonté. Les plus délicats goûtaient peut-être ce charme douloureux de suivre le visage d’une amie qui se défait sur le soir et donne à tant d’éparse mélancolie de la grâce et de l’unité.

Mais Jean n’avait pas un cœur si simple… L’amoureuse nonchalance composait son attitude. Il l’eût voulu étendre sur la Ville comme la Mort, qui s’accroche à nos ruines, et fait la banlieue, nos places si fiévreuses.


I


Près le Pincio vint s’abattre, défigurée par la fatigue, Mme de Beaumont que les amis de Chateaubriand surnommaient « l’Hirondelle ». — Un instant, elle rêva dans le Colisée qui fut à Rome sa seule visite. Mais, comme d’instinct, elle ressaisit sa direction… Elle regagna, place d’Espagne, son appartement, une petite cour plantée d’un oranger qu’alors Jean aurait aperçu de la Trinité…

Il n’aimait pas les agonies d’oiseau. — Quand le désordre intervient chez une maîtresse sous des yeux de vingt ans, il peut n’affleurer qu’un défaut de toilette. Une tendre curiosité suffit à le réparer. Et nous voilà émus à plaisir… Mais l’odieux que la lutte, de la sentimentalité transforment la dernière heure en accident ! Les effrois d’une mourante ne prolongent que le vertige. Ils ne nous font pas pressentir une plus sûre paresse.


Perclus de douceur, de lassitude, Jean mêlait aux ressauts du désir l’ondulement sourd de la crainte… Derrière lui, dans l’église, il n’eût encore trouvé que d’aussi violentes images, des protestations et la défaillance, le cadavre de Jésus qui retombe de la Croix sur la Vierge évanouie.


II


Jean connaissait la tradition qui mène le Poussin étudier cette fresque de Daniel de Volterre… J’ai désigné l’emplacement de sa maison, à deux pas. Et nous lui prêtions, ce me semble, le visage attristé de l’Hercule qu’il dessina pour les jardins de Vaux : vous le retrouverez à Versailles.

Fixé à Rome dans l’espérance d’y mourir, le Poussin en aima les solitudes : landes, recoins ombreux où, sur la pente d’un val, les forêts ne semblent qu’un long repos laissé par la méditation… Comme à l’entour du moindre geste, l’espace aussitôt s’organise ! Ces retraites où l’homme séjourne, se fondent à l’univers par une telle douceur que toute sauvagerie s’en efface. Poussin y peignait l’heureuse éducation de Jupiter, Narcisse étendu près de l’onde où il se mire et la Nymphe Écho redisant ses chansons. Mieux que Dorietta, d’aussi simples échanges combinent à l’air léger la politesse humaine. Sur la contrée, la vie flotte aisément. Elle n’est que de la belle tenue. Et, après tout, s’il s’agit de mourir, la nudité des murs, dans l’ombre, nous prépare en paix au caveau.


Poussin veilli ne suivait même plus jusqu’au Ponte Molle la rive du Tibre où parfois les vents effeuillent un arbre et le tordent pour le soumettre à l’incessant courant de l’air… Mais il se promenait devant l’église de la Trinité, discutant un tableau, conseillant ses élèves. Il leur enseignait de masquer le tumulte de la vie par des groupements bien établis. Il répétait qu’on ne peut figurer la mort même, son néant : mais au plus, ses approches et comme il l’avait essayé pour complaire à Monseigneur Barberini, une femme éplorée, des soldats qui s’étonnent, un mourant, Germanicus, qui renonce…


Jean adoptera-t-il donc des gestes convenus qui modèrent, auxquels s’en remettre ?… Pour un garçon avide qui n’a pas vingt ans, c’est un calmant, un remède, je ne sais quel secours sur le vide où l’inquiétude s’épuise…

III


Il était un peu plus de quatre heures. La porte de l’église s’ouvrait pour le Salut. Et tous les errants de la ville montaient vers les jardins du Pincio ; car à l’approche du soir on y fait de la musique.

L’allure de la promenade, les parfums émouvaient l’humble science que Jean gardait du plaisir. Et l’esprit plus libre, il percevait sur le ciel de jolies couleurs, ces transparents nuages que les vierges ont pouvoir d’attirer, quand elles troublent l’espace de leurs assomptions… En vérité, c’est Dorietta qui joue de ce bleu, de ce rose, pour que son visage ait plus de magnificence. Elle charme Jean… Je le devine qui s’abandonne, désire obscurément.

De belles femmes, de jeunes hommes et des enfants qui portent la veste napolitaine, se groupaient sur les degrés, s’appuyaient aux rampes… Par une ancienne convention, ils se proposent comme modèles aux artistes qui délaissent l’atelier quand la lumière y manque et viennent suivre la chute du jour. Ces gens demi-déguisés, la souplesse qu’ils gagnent à poser nus et les gestes habiles dont ils insèrent leur métier jusque dans la vie, donnaient le goût d’un art précis, de phrases menues et sans portée.

Au lieu de la lassitude, de l’oppression et du désir, la fantaisie s’offrait… Jean l’a compris ; mais il s’est révolté : « Voilà donc la comédie ! » disait-il avec une légère honte… »



CHAPITRE VIII


Le goût du grand sommeil m’envahit… Dormir… Pauvre cœur !
Amiel.


« J’ai fait entrer Jean au parc de la Villa Médicis… Là, du moins, j’espérais calmer son inquiétude, le soustraire pour un temps à ces trop vastes perspectives d’où il ne dégageait qu’un obsédant visage.

Sur ce lieu clos, les fins de journée évitent ces misérables et langoureux soirs où l’on a tant scruté l’inconnu, que fatigue, détresse, solitude composent un besoin de sentiments allègres que le baiser enchanterait. Des arbres et quelques fabriques n’y laissent libre qu’un parterre. Le regard s’arrête aux bosquets sans rien pouvoir conquérir ; et leur tranquillité fait de la vie moins l’entreprise de l’amour qu’un arrangement.

Dans des pavillons, épars, nul ne soupçonne de naissantes images du plaisir, les ébauches des sculpteurs… À discerner leurs loges sous les charmilles, on évoque ces oratoires des séminaires où de jeunes diacres viennent chanter les cantiques. Les élèves de la Villa redisent comme une légende les soirées musicales auxquelles Ingres, leur ancien directeur, s’était plu, quand Fanny Mendelsohn jouait les Lieder de son frère… Tout n’est ici que variations sur une plus profonde volupté. Ainsi, nos sœurs à dix-huit ans, nous interprétaient avec bien de la mesure les chants les plus passionnés.


Que de fois j’accompagnai des jeunes femmes à leur visite de l’Ecole !… De suite, on leur montrait le portrait de chaque pensionnaire, suspendu aux murs de la Salle commune.

Elles s’étonnaient à la vue d’une table qui n’était pas desservie : rien ne valait leur frémissement à traverser ce réfectoire. Mais, avec de jolis rires elles cherchaient les images d’un musicien, d’un peintre. Et, si la toile était haut placée, elles suppliaient qu’on la leur descende. Elles rêvaient la gloire sur de jeunes visages, elles se livraient en sécurité, à tout un jeu d’admiration, à une gracile comédie qui vaut bien l’amour.

Je cherchai à évoquer autour de Jean ce divertissement qui promène l’esprit entre l’inconnu et l’irréel… J’aurais voulu lui simplifier la vie. Je lui souhaitais la gaieté des Faunes qui portent des raisins dans leurs bras… Il ne faut jamais cueillir qu’une part légère de l’abondance, comme sur les plus beaux mots que l’homme prononce : Amours, Désirs, Pleurs, capables de dire toute son histoire, il brode encore la plaisanterie…


Jean se dérobait :

« Je connais, me dit-il, vos jolies visiteuses… Elles ont de la curiosité et le plus mobile visage parce qu’elles recherchent comme se fait la beauté, et les soins qu’il y faut prendre. Elles s’ingénient à varier les heures. Elles réduisent tout en mille grâces. Elles ne veulent que goûter dans les jardins.

« Dans mon enfance, un prêtre me parlait de cet arbre franciscain dont Lorenzo Sebastiani a décoré l’église de San Guiliano à Venise. Un saint assis dans les branches, prêche de douces sottises. Et les feuilles régulièrement groupées, ne remuent même pas. Quelques-unes pourtant retombent sur un cardinal, un moine en extase… Il est toujours sur l’horizon un arbre immobile à l’abri duquel contempler la plaine…

« Je ne voudrais pas en entendre plus ce soir…

« Quel geste pourrait ajouter au silence ? Sur ses genoux ayant joint les mains, Dorietta perdrait tout caprice. Elle ne témoignerait que la souplesse du corps… »

On en vient parfois, monsieur, à chercher un certain dégoût de l’esprit, comme le bain de fraîcheur que le soir assure… Aux derniers rayons du soleil, deux ou trois pins projetaient des ombres si longues que leur silhouette paraissait une déclivité du terrain. Et leurs troncs élançaient un moment le regard sur les pelouses…

Molles dérives, repos, indifférence… Jean sait que Dorietta lui réserve autant de mélancolie sur ses lèvres. Comme dans la chambre, elle lui restreindra le cœur !… »


En sortant du Palais L., j’ai regardé vers Saint-Pierre et le pont Saint-Ange. Pourquoi, sous un ciel d’orage, leur reflet dans l’eau est-il si calme ? Les troubles, les colères, toutes ces belles passions désirées, n’en est-il plus de possible ? Le fleuve souillé, mat, rejoint l’apaisement de vieux visages dont on soupçonne la vie infâme… Ma vue hésite, à tant d’ombres veules et je ne puis plus moi-même que consentir, m’abandonner…




TROISIÈME JOURNÉE

CHAPITRE ix


Tout cela n’est autre chose
qu’une intempérance, une maladie,
un dérèglement de l’esprit,
un dessèchement du cœur,
une misérable captivité qui ne
nous laisse pas le loisir de
penser à nous.
Bossuet.


Au réveil, les nouvelles de France n’ont guère dissipé mon amère torpeur. Je n’ai pas reçu un ami, visité un musée, jusqu’à ce que baisse le jour… Alors, je suis allé demander à L… qu’il poursuive son récit.

« Jean, me dit-il, essaya de lutter… Il voulut, à des heures qu’il se ménageait, parcourir la ville, oublier le plaisir, du moins s’en distraire… Il cherchait dans la foule, sur nos rues, une sorte de liberté…

C’est à Rome, je ne sais quelle confiance en l’amour : il rassure le plus timide, confond tous les visages, adoucit le regard même de Dorietta… Le jeune homme considère au passage les grands yeux étonnés des Transtevérines dont la bouche est un peu marquée. Et il erre d’église en église, y trouvant de l’encens et des marbres vifs, du luxe, de l’ombre, pour disperser ensuite au soleil son désir d’émotion, de miracle et de gloire…

Les opinions particulières se perdent. On voit des prêtres qui, sans péril, promènent tout le jour leurs séminaristes. Et les moines n’observent plus la règle stricte du silence… Jean entendait les femmes qui, pour se le désigner, le nommaient, par un vieil usage romain, « Consul de beauté ». Et d’abord un peu gêné par tant d’amitié brutale, il jouissait de laisser sous leurs cils, pour le rêve du soir, ce visage qui l’empêtrait jusque dans l’amour, cette part de lui-même qui le limitait encore dans l’émoi des caresses… Avec quelle indifférence, il coudoyait des passants que rien ne hâte ! Leurs remarques l’associaient, sans qu’il en prît soin, à la beauté du jour, à l’universel plaisir… Il leur mêlait Dorietta, l’oubliait avec eux, et ne retenait que leur promenade, leur façon d’errer et de rire, leurs saluts et leurs retours de tête, ce mouvement onduleux des places et de la rue, qui soutient notre désir et fait plus agile la pensée.


« Quand j’étais petit, me disait Jean avec cet adorable front sérieux des garçons qui sourient, j’aimais caresser du bout du doigt ma lèvre ; et si je réfléchis seul, il m’advient encore de m’y risquer… Ne fût-ce qu’un parfum m’apporterait une volupté plus forte. Mais c’est un léger plaisir qui m’aide à rêver, le contentement donné à cet incessant besoin d’imagination amoureuse qu’il faut bien conduire jusque dans la méditation. »

L’amusant transport de l’enfance sur des journées de flânerie ! Quand il ne veut que du précis, Jean sait donc qu’il lui faut encore se confondre, s’alanguir, chercher le nom de l’indistinct.


I


Rome est le lieu, monsieur, où passent avec langueur tous ceux qui veulent se soumettre, ces abbés Lacordaire, ces amoureux de vingt ans et ces jeunes hérétiques à la recherche d’une vérité plus aiguë. À force d’ouïr les beaux chants des églises, de se faire humbles pour accueillir la saison sur leurs délicats visages, ils ne désirent plus se composer l’âme que de prestiges. Ils les savent emprunter au mystère, et ne craignent plus les apports d’un pays si doux. Ils ne disent pas que rien ne dure, car leur esprit d’ordre répugne à combiner des débris. Mais ils discourent sans insistance, et consentent à l’usure. L’unité de l’église les assemble et maintient leur vie dans un demi-ton qui leur plaît… Rome amoureuse, religieuse disperse leurs regards, leurs oublis, tout ce qu’ils laissent derrière soi, leurs curiosités et leurs vœux. Elle n’admet que le culte, un peu d’action régulière, pour que des gestes figurent enfin la vérité sur le vraisemblable et le convenu.

Ainsi Jean dérive le plus réel, l’habitude, l’obsession sur ce qui glisse, murmure… Un jeune homme très réaliste, un peu libertin ne néglige pas les appels les plus sourds. Car ils laissent supposer de secrètes voluptés, plus de visages sur l’inconnu.


J’ai bien compris qu’il fallait à Jean un muet compagnon de rêverie, une sorte d’idéal à poursuivre dans ses courses. Et je lui indiquai près d’ici, au no 20 de la via Monte Brianzo, la maison où, dans la compagnie de La Mennais, Lacordaire séjourna à vingt ans.

Celui-là n’était rien qui ne le pût toucher. Même goût de la philosophie, et cette éloquence subite que l’occasion soutient. Il avait eu la romantique enfance, ce désir de gloire qui flatte notre littérature. Il plaignait l’abandon des jeunes hommes dans Paris et ces promenades sur les banlieues de province où trop d’inquiétude et de vigueur les trouble. — Jean connaissait à Nancy, que plusieurs de ses parents habitaient, cette cathédrale construite à l’image des églises romaines, où Lacordaire dominicain inaugura ses conférences par des mots qui d’abord étonnent et puis désenchantent : « … Mes frères, je vous apporte le bonheur !… »


Le Bonheur ! Mot vague, but illusoire !… Comme par son charme, les promenades de Jean aussitôt s’ordonnèrent. Il fut à chercher les diverses adresses du Père dans Rome ; et d’abord, près San Nicolo in Carcere, le couvent — il appartient aujourd’hui à la Croix-Rouge italienne, — où l’abbé était descendu avant qu’il se fît moine, six semaines après la mort de sa mère. Près du Corso, Jean s’enquit de l’Albergo Cesari que le Père habitait s’il visitait la Cour de Rome. Mais une inscription posée par la jeunesse libre-penseuse en déshonore la façade.

Jean s’arrêta surtout à Saint-Eusèbe… Au cours d’une retraite chez les Jésuites, Lacordaire y avait projeté d’appauvrir encore sa vie, de la confier, plus simplement à l’invisible.


II


Cette chapelle était, d’intérieur, blanche, ronde, parée de moulures ; un oratoire où, les siècles derniers, Christine, reine de Suède, les épouses des Stuarts exilés, la comtesse d’Albany eussent prié… Je crois que Jean en aimait l’insignifiance, l’hospitalité de salon ; et qu’y étant allé un jour malade, dolent, avec le besoin d’être secouru, il y recherchait la discrétion des parfums qui subsistent dans toutes les églises du monde. Indéfiniment, que le soleil baisse ou se lève, ils soutiennent la sérénité du repos. À leur contact, l’air est aussi doux que l’insensible passage de l’heure. Et l’obligation où l’on est de conserver dans un lieu saint une certaine tenue, empêchait que cédant au sommeil, Jean s’y reconnût accablé.

Il y trouvait de l’aise pour songer à Dorietta. Les mendiants qui murmurent à la porte, ne le distrayaient même pas. Et quand sur le dossier des bancs, il eût lu la prière qu’on déclame en un italien sonore à la Mère des Douleurs : « Deh, Madre nostro amorosa. Vedite quanti pericoli nell’anima e nel corpore circondono… », il les reconnut bien, les périls de l’âme et du corps… Il les savait plus âpres que la misère, toute l’aventure et aussi tout le confort de l’espace, cette insinuante volupté !… Et il se souvenait d’une sicilienne de Pergolèse que des inconnues mal voilées lui chantaient dans les rues : « Ogni pena più spetata soffriria qu’est’alma afflita e desolata se godesse la speranza di potersi consolar… »

Toute peine ; toute souffrance ! Le pouvoir de consoler… Ce sont presque les mots de Juliette à sa nourrice, le matin, quand elle a quitté Roméo, et le dissimule à son père, à sa mère… Jean rêve que Dorietta, sur le ton des Litanies, balbutie de douces paroles… Il se prête à leur caresse avec la sensualité d’un culte qui vêt de soies et de perles la Reine du Ciel. Dans cette église mondaine que les Jésuites desservent, il n’imagine plus qu’une feinte confiance, des génuflexions. Et il admet un acte détestable, presque sacrilège… Jean supposa qu’il écoutait la confession de Dorietta.

Ah ! l’inouï plaisir d’épandre sur l’espace, de rendre à l’ombre cette histoire d’amour qui l’obsède ! de confondre le visage de son amie, le voiler sous les cheveux d’une pénitente !…

Jean s’assied près l’unique confessional. Au murmure des voix, il se rappelle le jeune prêtre espagnol dont il a fait son ami, et qui refuserait à Dorietta de l’absoudre… Il lui plaît de devenir un obstacle qui la limite. Il s’enchante que l’église, la plus forte organisation de l’inconnu sur ces lieux, la diminue. Il tressaille, s’il l’entend qui mêle leur amour, contre la bouche grillée, à l’impureté de l’air… Rien n’empêchait qu’il l’imagine. Ne lui avait-il pas interdit le plus léger parfum, de peur qu’elle l’étourdisse avant même qu’il lui eût pris un baiser ? Ne savait-il pas aussi les détours plus sensuels de la voix qu’on ne comprend et qui se replie, semble une plainte, dégrade toute patience, tout soupir. Ainsi, quand Dorrietta repose, il l’avait surprise plus d’un soir parmi des étoffes qui s’affalent. Il l’avait admirée dévêtue, caressant les grains d’ambre de son cou.

Et Jean qui ne respecte rien, retombait aux noms de toutes ces femmes à qui Lacordaire disait ses projets et ses vœux, Mme Swetchine plus subtile qu’une néo-grecque, Mme de Prailly qui lui vantait les parfums d’Hyères, et la comtesse de la Tour du Pin pour qui il aima Versailles ; car à vingt ans, elle s’en remit sur sa direction… Lèvres dont la tendresse élève la foi, les plus capables peut-être de rapprocher l’âme de l’inconnu parce qu’en l’énervant, elles l’y perdent.


Jean entourait Dorietta de variété et de rythme… Sans doute, il se répétait ces versets de David que j’ai retrouvés dans ses papiers : « De mon cœur est sortie, dit la Reine, la bonne parole… Ô roi, tu l’emportes de beauté sur les fils des hommes ; et la grâce est répandue sur ta bouche… » Mais voici ce qui est répondu à cette princesse : « La reine s’est tenue à sa droite en vêtement tout brodé d’or… Après elle, des vierges furent menées jusqu’au roi : elles furent introduites dans le sanctuaire royal. »

Dialogue plus beau, monsieur, que tous les chants d’église, et sensible même à ceux qui ne croient point ! À la voix triomphante d’une jeune femme sûre d’elle-même, le chœur des hommes s’oppose, soutenu par les orgues et la fatalité. Il dit le droit au changement, l’éternel mouvement. Il remet de l’hésitation jusque dans l’âme la plus fière, et réduit les caresses, la flatterie de la parole. Pour moi, je ne suis jamais entré dans une église romaine, sans me pénétrer d’une atmosphère mystique. J’y respire les joies, les pleurs des femmes, des épouses ; les délices des jeunes hommes et leurs repentirs. Ce n’est pas, comme dans vos chapelles gothiques, le Dies Iræ, le sentiment de la faute ; mais, au milieu du luxe, tant de conscience de soi qu’on reconnaît partout l’analogue, de la condescendance jusqu’à vouloir partager l’universelle noblesse…

Ainsi Jean traîne son amie sur des décors. Il l’entoure de compagnes, de rivales. Il lui cherche des gestes qui la soumettent. Car il l’aime, mais ne veut pas qu’elle règne.


III


Peut-on, monsieur, calmer de telles fièvres ? Tout, même le silence, enivre… Leur immobilité accable. J’en ai vu qui fermaient les yeux, et, de vertige, ne les voulaient pas rouvrir… « Tes beaux yeux sont las, pauvre amante ! — Reste longtemps sans les rouvrir, — dans cette pose nonchalante — où t’a surprise le plaisir… »

Jean ne sait plus par quels soins extrêmes de l’âme, se réserver. Et comme les derniers aveux de sa faiblesse, ces objets dont on s’éprend d’un tel amour sur le ciel parce qu’ils y paraissent seuls et tremblants, un arbre qui s’effile, une ombre qui s’efface, il a copié ces lignes du Père : « Je suis toujours étonné de l’empire qu’exerce sur vous la vue de la beauté extérieure, et du peu de force que vous avez pour fermer les yeux. Je vous plains bien de votre faiblesse, et je l’admire comme un grand phénomène dont je n’ai pas le secret… »

Il ignorait donc, Lacordaire, qu’on écoute des voix en se froissant de douleur la tempe sous la main ! Il ne supposait pas que pour s’obliger à garder le silence, on en vient aux meurtrissures !… Comment les peut-on assembler, l’apaisement et la divine insistance ?… Autour de Dorietta, dans les brumes croissantes du soir il ne s’est ordonné que l’église, son unité, sa froideur, un dépôt, administratif du ciel…

Jean a pris la Via delle Sette Sale, tortueuse, humide, derrière Saint-Martin des Monts où le Poussin, dans des paysages composés par le Guaspre, a peint des figures humaines…

Jean n’est pas loin du couvent des Frères Mineurs, où leur ordre s’est réfugié quand ils quittèrent la Trinité. Ils conservent le Cénotaphe de Michel-Ange. Mais Jean se détourne d’une tombe vide et il préfère se réfugier en l’église voisine, San Pietro in Vincoli.

Saint-Pierre dans les chaînes… Les Lois… Le Législateur… Jean y cherche le visage du fameux Moïse qui lui révélera le calme et la bonne mesure… La statue ne lui a semblé qu’une œuvre d’architecte, un corps solide sur deux fortes jambes, une barbe et des draperies ornementales… Il en vient à l’ironie. Puisqu’on a fondé une Congrégation des Chaînes de Saint-Pierre, Jean persuadera Dorietta qu’elle s’en mette. Elle portera de petites chaînes en bracelet.

Gagné par le grand silence indifférent, Jean réduit l’humain à quelques épreuves… Il songe comme Saint-Pierre, une première fois s’évada. Un Ange le conduisit jusqu’au mur de ville, et le laissa seul dans l’obscurité. Ainsi, le miracle qui vaudrait l’univers, le déserte. Notre pauvre cœur n’y sait rien de durable et de rare.

« Je suis toujours, me disait Jean, ce petit garçon qui, le dimanche, répétait avec inconscience, comme un salut, ce bel hosannah : « Élevons nos cœurs vers le Seigneur ! » … Je ne connais pas même Jésus, et pour mon cœur, il n’y faut pas d’image précise. Je ne retiens que ce mouvement : il suffit à m’insérer dans toute la journée. »

… Il aimait ces gestes futiles qui n’ont pas d’objets précis, mais réunissent jusqu’à les mêler nos plus profondes habitudes et l’inconnu. « Allez et marchez » disait le Christ au paralytique devant la Belle Porte du Temple ; et le malade, relevé, s’éloignait. — Jean, lorsqu’il sortait de l’église, faisait l’aumône. Nulle action ne l’émouvait plus. Une main se tend, saisit, emporte : pour qui ? vers quoi ? Il ne le savait pas… Morceaux de pain, friandises, cigarettes que fume un enfant… »



CHAPITRE x


Rome et mon âme me suffisaient.
Lamartine.


« Sur les fins d’après-midi, quand le coucher du soleil ne laisse plus distinguer les yeux des jeunes femmes, mais persuade qu’ils sont plus brillants, Jean retournait à San Pietro in Vincoli… À force de précautions, il se réservait par-dessus la volupté, une sorte de fragile domaine, et s’y maintenait quelques heures, comme un métaphysicien croit dominer le monde. En divers lieux de Rome, il put saisir ces apparences d’intellectuel bonheur.


I

Saint-Pierre dans les Liens, basilique toute nue, plus froide que Saint-Eusèbe ; de vieilles colonnes régulières, en partageant l’espace, donnaient à Jean de l’assurance. Il s’y retirait de la foule, et plusieurs fois y conduisit son ami l’Orientaliste.

Jean le menait à la tombe d’un philosophe qu’ils eussent pu aimer, un homme du Nord, fils de pêcheurs sur le Rhin, comme les della Rovere à Savone qui, si longtemps, ont possédé l’église… Nicolas de Cues, cardinal, a composé un sage et mystérieux volume, la « Docte Ignorance »…

Sur ce titre, Jean aimait égarer son camarade, témoigner, en le lui vantant, qu’entre eux deux ne persistait aucun accord de l’esprit, « car lui-même n’admettait pas d’érudition, simplement, de la paresse, tout subir. »


En vérité, monsieur, Jean connaissait, sans qu’il l’avoue, les systèmes du Cusan. Il avait lu comme la Vie nous cache Dieu ; mais aussi qu’à tendrement agir, nous pouvons dès ici-bas le rejoindre, nous fondre à ses Vertus.

Quand il est las de pressentir et d’attendre il ne saura jamais quel appel, dans ces églises qui tiennent en suspens tous ses émois de jeune garçon, Jean retrouve donc sous des termes logiques, placides, le droit au repos, la confiance, de quoi s’abandonner à de secrets murmures… Il laissait tomber la voix même de son ami. Et, au fond de son cœur enivré par l’espace, le vide, elle n’était pas plus qu’un bruissement de feuilles sur toute la campagne où règne la saison.


Maître Eckhardt, un grand mystique d’Allemagne, qui fut l’initiateur de Nicolas de Cues, jugeait la science, de Dieu un éternel retour de Jésus en nos âmes. Et il célébrait un quotidien Noël… Au cloître du Museo Nazionale, Jean, lui aussi, m’avait laissé entendre un cantique : « Nous venons tous pleins d’espérance, — saluer avec révérence, — l’enfant né dans cet humble lieu… » Mais il ne se proposait plus que l’attente, une paisible conquête des jours. Il soupçonnait qu’à user de délicatesse, il pourrait surprendre dans le silence un ordre qui l’adopte et l’entraîne, le berce.

Et il fréquentait les quartiers déserts de Rome, sa plus lointaine colline, que le Tibre, en la contournant, isole… L’Aventin ne porte que des vignes, quelques églises, le couvent presque ruiné de Sainte-Sabine. Il est, comme dit Virgile, le « Mont des Oiseaux »… À s’y promener loin de Dorietta, peut-être Jean entendra-t-il sur les heures du jour, ces notes légères, ces cris qui ne sont ni la tristesse ni la joie, mais dégagent, mieux que le plus noble effort.


II


Le couvent de Sainte-Sabine, monsieur, n’a plus cette pacifique richesse que je lui connus encore avant que le Roi occupe Rome. Deux cloîtres, de grands jardins, un palais qui porta les armes des Savelli, entourent l’église. Mais le promenoir où le jeune Chassériau peignit le portrait de Lacordaire, n’est plus que la cour d’un lazaret… Dans cette sérénité, l’État n’a su mettre que des malades.

Toujours les Dominicains ont préféré la Procure de Viterbe, ou, près du Panthéon, Santa-Maria sopra Minerva… À peine si quelques Pères veillent encore sur leur église construite des débris d’un temple de Diane. Et le curieux l’aborde dans le même silence où l’avait trouvée Stendhal vers 1820, quand une vieille femme aveugle en était seule gardienne… Comme, en effet, les écarts de la ville ne s’entourent que du plus général ! On n’y sent rien qui distraie l’âme, l’emmène ; tout au plus la pureté de l’air.

Et nous demeurons repliés sur nous-mêmes…

Dans une cour, entre des briques, parmi les herbes folles, les moines montrent un oranger qu’ils disent planté par Saint-Dominique. — Jean qui eût méprisé l’arbre de Mme de Beaumont, parce qu’il ne devinait à son entour que des plaintes et le désordre, s’arrêtait devant la relique. Elle lui semblait une sorte de « mai » consacré où pourraient onduler la chaleur, son désir. Presque au centre du sanctuaire, il retrouvait enclose une plante tenace, comme sur l’Acropole d’Athènes, un olivier soigné à la mémoire de Pallas, dans une atmosphère que les dieux ont quittée… L’oranger de Saint-Dominique offrait la branche où l’esprit se pose et, humblement, écoute, sans le troubler, l’univers…

Jean que surchargeait l’abondance, souhaitait encore des royaumes plus simples, plus vastes… Jadis, dans la Grèce qu’il aimait, les Sages eussent conté qu’il cherchait à surprendre des secrets divins, et qu’à certaines heures, dédaigneux de l’amour, il s’employait aux muettes complaisances de Diane.

Sur ces lieux, Jean ne voulait que des paroles insignifiantes : elles n’auraient de suite que dans le mystère d’un cœur facile à émouvoir.

« J’ai pris le goût, me disait-il, des lectures ecclésiastiques, lettres de direction à des jeunes gens épris du divin Maître, qui se condamnent à tant de mesure parce qu’ils cherchent l’inexprimable… Leur langage est réservé : son moindre excès se perd dans la défaillance des imaginations… Je voudrais connaître les jeunes femmes avec qui ils causent. Car c’est l’indicible qu’ils balbutient, presque l’amour qui s’intimide.

« La grande paix serait de promener un ami silencieux : jamais on ne domine mieux le monde. Ce semblant d’affection isole notre cœur, limite nos espoirs. Quand nous prend un besoin de tendresse, nous songeons au service qui fonda notre amitié… Dorietta exige qu’on l’amuse. Mais lui, il me prendrait toute ma mémoire. Il se chargerait du passé. Et je le laisserais faire le vide en moi pour acquérir plus de résonnance… »

À la Villa Borghèse, monsieur, j’ai souvent remarqué une toile de Merisi de Caravage, un jeune David pâle, vêtu de noir et qui surgit des ténèbres. Il n’a pas de fantaisie que dans ses yeux fiévreux. Un béret et une plume de paon témoignent sa jeunesse et son enfantillage. Pourquoi Jean n’avait-il pris garde à ce baladin de la mélancolie, soutenant l’énorme chef de Goliath, comme s’il eût cueilli l’univers ? Un compagnon, ses bravades nous aident à porter l’existence, où conquérir nous laisse trop seul… Jean lui eût remis tout le savoir, le souvenir. Il n’eût gardé que l’allégresse sur de l’indifférence, comme la vie s’est posée sur la mort.


Sans doute, il m’a conté que plus d’un soir, il avait erré en compagnie d’un camarade, sous la pluie, dans la brume et l’odeur du pétrole d’« auto ». — Mais, au sortir du collège, on rêve de chemins plus nobles que des flaques d’eau ne souillent pas. Nul ne sait encore oublier, négliger, faire part à deux… On ne voudrait que marcher seul, en maître… « Si je vous dis parfois, ajoutait Jean, ce que je pense de Rome, c’est qu’à coup sûr, vous ne m’entendez pas sans réserve. Vos étonnements, votre patience m’isolent… Je crois un instant détenir mieux que vous, la Ville, toute la Vie.


« Si j’écoute la chanson de Dorietta, je mets en œuvre auprès d’elle la plus extrême politesse. Alors, au lieu de se défendre dans une atmosphère trop chaude, elle se rassure. Elle consent que je déroule ses tresses… Et quand elle croit me dominer, nous atteignons le désordre de la passion qui emmêle sa chevelure et nos soupirs… Puis la fatigue l’accable, et moi, je possède toute la nuit… »


III


Il n’est pas, monsieur, plus d’orgueil. Jean admettait que Dorietta prît avec lui un léger ton de protection. Il se croyait assez de réserve intellectuelle pour s’y dérober. — Si l’on aime une jeune femme qu’un autre conduit, la musique crée à son entour un mouvement qui n’humilie pas, presque le pouvoir de l’envelopper… Mais Jean savait mieux que la musique : l’espace même qui la supporte.

Rarement agile dans ses gestes, il l’est du moins à combiner ses pensées. Il imagine son amie jusque dans les bras d’un autre. Et pourtant, il sait bien qu’il en demeure le maître.


Dorietta voudrait qu’il rêve son seul visage. Elle emploie l’intrigue à ce bien peu qu’est le succès. — Dans ses habiletés, son insistance, Jean reconnaît les efforts continus de la Raison… Il leur préfère si délibérément des attitudes que cette petite volonté ne l’entraîne plus… Il s’en remet à elle de veiller à leurs plaisirs…

Jean peut suivre du regard le vêtement blanc de Dorietta si cru, si dur : il l’adoucit au mauve des horizons, et, en plein jour, sous la grande richesse de la lumière. Puisqu’il ne concerte rien, ne doit-il pas tout composer comme la Fable ? Dorietta trouve en lui de la bonté, un paresseux qui s’enchante de laisser surgir presque la fiction.


Dans les jardins de Sainte-Sabine, vers le Tibre, le Père Lacordaire semait des graines envoyées par la princesse Borghèse, belle-mère de cette jeune femme qui prit la fièvre sous les pins… Jean se fût mal résolu à tant d’activité…

Il aimait le sourire presque rituel du moine, qui plaît aux jeunes gens capables de préférer la tristesse à la sympathie… C’est bien la fin de nos pensées, la dispersion des troubles qui agitent l’âme, un peu moins encore que les paroles incohérentes où s’abandonnent les impulsifs. Le sourire réunit notre cœur à l’accueil de l’air. Il met de la fragilité sur nos ignorances…


Jean fut tout heureux ce soir-là… Il se croyait une conscience du monde légère, agrandie et cependant riche d’amour. Et parce qu’à son âge, le moindre contentement incite à l’action, il voulut marcher.

… Je l’ai rencontré, passant au Corso sans qu’il ait vu ma voiture. Il allait, rapide, sifflant même des lèvres. Et les jeunes Italiennes se retournaient à tant de gaieté. Enfin, il atteignit dans l’obscurité, la place du Peuple déserte. Il m’a confié que nulle surprise ne lui causa jamais un tel mal… Ah ! Berceau de la nuit que borde la fadeur de deux églises, d’un jardin qui finit, de la campagne qui commence ! Vous décomposez trop vite une âme qui ne veut que l’équilibre, accoupler son désir et le possible de la conquête…


Jean, rentré à son hôtel, ne lut point, ne causa pas. Mais, de son lit, il entendait le murmure des voisins. Et sur les lèvres, il devinait l’inquiétude, l’inévitable baiser… »



CHAPITRE XI


…Vos yeux, vos tristes yeux…
Racine.


« Les journées qui suivirent, laissèrent à Jean une période de calme et de puérilité.

Cette fièvre nonchalante que tant de désirs disjoignent, un monastère, plus de paix, un refuge propre aux novices l’endormaient. Et retrouverait-il l’équilibre de l’âme aux approches de cette arrière-saison, où devant la nature encore bonne et gaie, on ne laisse pas de prendre quelques précautions ?


I


Dorietta voulut connaître un séjour tranquille dont l’air plus pur et la fraîcheur renommée dans Rome lui avaient fait Jean moins nerveux, plus aimable ; contempler près de lui la brume rose qui dort sur la Ville, les teintes jaunes de la terre et des eaux où gisent le servage, l’ardeur. Et Jean la mena sur l’Aventin.


Quand nous découvrons l’amour, ses jeux si précis, nous ne gardons du monde que de vagues impressions, je ne sais quelle chaleur, quelle lumière… Nous nous connaissons dans l’âme une sécurité, mille délicatesses qui ne se nomment pas plus que les traits du visage et les rides aux paumes de nos mains. Jean transformait en confiance une sorte de mollesse native ; et dans cette atmosphère qu’il jugeait sereine, il ne redoutait plus que Dorietta pas­sât.

Lorsqu’ils vinrent à Sainte-Sabine, l’Église était fermée. Jean sourit qu’elle ne les reçût pas, comme si un sanctuaire lui ménageait son secret. Du parvis, il indiqua simplement à Dorietta le buste de la Sainte placé dans une niche sur la porte : buste d’impératrice ro­maine, transformé, adouci, innocenté ; à peu près une princesse…

Ils s’en furent jusqu’à l’esplanade voisine, absurde petite place ornée de pylônes à ses angles ; de cuirasses, de drapeaux sculptés. Il ne reste que d’y répandre du sable pour en faire un lieu de repos, où descendre de sa voiture. Piranèse l’a décorée, comme le Cardinal de Polignac dressait des estrades sur la Piazza Navone, quand il y donnait des joutes en l’honneur du roi de France. — Dorietta songeait à ces chars de triomphe qui, les jours de Carnaval, parcourent magnifiquement le Corso. Elle n’entrevoyait que l’allégresse, des fêtes.

Mais les éternels clochers, le Prieuré de Malte, de noirs cyprès l’entourent ; et Jean continue de savoir mieux qu’elle les enveloppements de la vie. — Il connaissait les vues de Rome qu’a gravées le Piranèse, solennelles, désertes : leur noblesse se compose d’un peu de proportion sur les plus humbles ruines.

Si l’on a réduit l’espace à de l’ordre, de la symétrie, on peut imaginer l’infini, et lui faire supporter ce qu’il surgit d’émotion, d’inouï tremblement. Les rêves, à l’entour du moindre visage, s’élancent ; conquièrent et lui rapportent toute l’attente. — Jean ne veut pas que Dorietta l’enivre, l’oblige à mépriser rien. Il usera son amour en la douceur, à la patience des choses…


II


D’une allée qui descend près l’église du Prieuré, Dorietta et Jean pouvaient voir l’atmosphère bleue de la campagne romaine. Par-dessus les murs bas des jardins que dépassent les fourrés d’eucalyptus, d’orangers, souriait une mansuétude qui atteint jusqu’aux Monts de la Sabine…

Sans doute, Dorietta joignit sa main au poing de Jean qu’il laissait à l’abandon. Et debout près de lui, se reculant un peu, elle devait avoir un avide regard… Elle admirait le spectacle de la plaine avec un semblant d’ironie. Car elle se croyait assurée de distraire bientôt sur sa seule tête l’allégresse qu’il conseillait à Jean ; de recueillir ses prières… Elle se pencha sur lui avec réserve, puisqu’elle savait comme ce grand garçon sentimental admettait peu qu’on l’obsède. Et, prenant pour plus d’humilité le tutoiement qu’excuse la langue italienne :

« Que je suis heureuse, murmurait-elle, de te plaire !… Je jouis du bruissement de ma robe dans le silence où il me faisait peur ; et je ne me regarde plus pour connaître si je suis belle. Quand la joie bourdonne, je demeure sans inquiétudes, car je sais bien à qui la dire… Dans la solitude qui me troublait plus qu’aucune rencontre, je n’ai point de honte… Je puis enfin ne pas être timide. Et j’ai l’âme légère, comme les soirs de jeûne, en allant à l’église. »

Ainsi elle répétait d’incessantes phrases d’amour. Mais lui, il ne l’écoutait guère. Il n’entendait que le son de sa voix, cette promesse sourde du plaisir qu’il pouvait confondre avec le beau paysage. — Dorietta avait ces petits cris de jeune femme contente et presque sensuelle qui déchirent l’air pour le troubler, — s’imposer, comme la cigale s’entête à divertir la prairie.


Jean se souvenait de soirs passés en Grèce, à quinze ans, fatigué, malade, soigné par des jeunes filles. Il y avait composé sa paresse des plus belles offres du monde, et, sans envie, sentait errer autour de lui la générosité, la beauté, la gloire…

… Dorietta fut suprise qu’il la voulût encore envelopper des lointains, et qu’il ne lui parlât pas de l’éclat du jour uniquement pour lui dire, en madrigal, comme il ne vaut point ses yeux. Qu’était donc cette habitude de ne l’accepter jamais seule, mais de la cerner, de la perdre en des enchantements ? La coquetterie qu’elle met en œuvre lui paraît plus raisonnable que tant d’immobilité, de monotonie. Elle redoute des maléfices et n’ose plus que prier.

Quand ils s’en retournent et qu’ils passent devant Saint-Alexis, elle y fait entrer Jean. Sainte Françoise, patronne de Rome guérie par miracle de maladie, est venue dans cette église remercier Dieu : Dorietta espère que des supplications arracheront son cœur à l’agoisse, son ami à la magie, et il faut bien le dire, leurs deux jeunes corps à trop d’errements et de promenades…

III


Rien ne vaut de sortir vers cinq heures, pour errer dans le brouillard qui tombe. Alors la lumière de quelques globes électriques se dépose comme des perles, de troubles regards sur la brume où le jour laisse encore sa clarté. À peine si les dalles humides réfléchissent quelques lueurs : c’est toute une reconnaissance d’amour, de tendres visages que le plaisir rosit… Je ne sais rien pour me faire plus supportable la volupté, mieux évoquer les heures de mon adolescence.


Quand Dorietta et Jean redescendent vers la Ville que saint Pierre appelait Babylone, du même nom que Racine l’opulente Bagdad, qui donc leur dira la parole de l’apôtre aux Romains : « Mes bien-aimés, ne vous effrayez pas du feu ardent qui vous dévore… »

… Ils pouvaient voir devant eux, par delà le cimetière des Juifs, les ruines vives du Palatin. Des terrasses s’étalent à ses flancs et leurs balustrades dessinent la flânerie.

Mais au bas de la montée, un moulin mécanique mêlait son bruit au chant d’un orgue… Trop de tristesse et d’émoi pour atteindre les bords du Tibre !… Le fleuve délite ses quais, ravale leurs sables et en dépit des amarres, ne laisse point aux barques de repos.


Près la vieille église grecque de Santa Maria in Cosmedin, devant le temple consacré à la Madone du Soleil, Jean n’a point voulu quitter Dorietta pour un soir, avec des mots qui lui déplaisent. Car de la sentir souffrante eût vaincu ce qu’il se ménageait d’apparente liberté. — À une vendeuse en plein air il acheta deux roses blanches, un bouquet de narcisses. Peut-être que demeurée seule, elle y plongerait son visage…

Lui, volontairement, il n’imaginait sur ces parfums que les serres en bordure du parc où il avait joué enfant, les fleurs que sa mère choisissait, qu’il cueillait dans les bois en aspirant la prime-saison…


Au vrai, sans qu’il le sût bien, Jean ne désirait qu’une sorte de chasteté, de pureté. Elle le garderait de trop admirer, de se soumettre… Il lui fallait de l’indifférence, une tendre simplicité d’âme, presque le dégoût.

… C’est pourquoi il passa la soirée dans un café, parmi le va-et-vient des clients et des garçons. »



Je me souviens… Sur les quais de Florence, où je passais avec une jeune femme, un enfant m’a dit : « Ta dame est la plus belle !… » Il m’a semblé que tout saluait ma compagne, et portait notre amitié.

Les esprits qu’ont formés le plaisir et notre extrême civilisation, ne dédaignent pas les plus vulgaires rencontres. Ils savent qu’aux plus jolies choses, il faut, pour les servir, l’humilité.

Mais la jeune femme me méprisa de lui rapporter un bas compliment. Elle n’y distingua pas mon soin de la faire adopter par tout le calme univers.

… Et pourtant, la volupté traîne sur le monde : chacune s’y fie…


QUATRIÈME JOURNÉE

CHAPITRE XII


… Je gémis d’avoir une pauvre âme — faible autant que serait l’âme de quelque femme.
De Vigny.


Un orage venu d’Albano avait éclaté au matin sur la ville. On souffrait encore de la chaleur… L… eut une boutade :

« Les isolés, les meurtris de la vie, ceux qui se réfugiant en soi, n’ont pas su se faire leur place au soleil, qu’ils l’aillent donc chercher sur le Forum romain. Ils y trouveront les marches des temples, d’informes blocs de marbre, et s’y chaufferont au soleil jusqu’à l’heure où la malaria sévit.


D’abord, poursuivit-il, on subit le silence. À peine si parfois les orgues d’une église voisine émettent sur ce champ clos de plaintifs accents. Continuement, le ciel y laisse tomber son calme, et les jours passent sur l’égalité de l’âme.


I


Lorsque, par une pente artificielle, on descend au Forum près de la basilique Jules, nul ne sait s’il est un cimetière ou un chantier, le désordre d’une résurrection. De fait, ni l’un ni l’autre : il gît hors le Temps… C’est un lieu fatigué, qui conserve de la beauté, mais n’aura plus d’histoire. Rien ne lui aboutit… Les églises qui le bordent, semblent des corbeilles prêtes à recueillir sur l’extrême limite les dernières offrandes du monde chrétien. La rue qui le longe sous le Capitole, et le sépare de la municipalité moderne, ne porte qu’un nom de miséricorde, la « Via della Consolazione »… En vérité, quand on ne sait plus ce qu’est ni la Consolation, ni le Plaisir ; quand on a dans le cœur assez d’indifférence pour admettre sans les suivre tous les émois imaginables, il n’est que de tenter un pas encore, et, pour une lire, se laisser glisser sur le Forum.


Dorietta qui, depuis son inquiétude n’a jamais mieux senti ce qui compose l’amour, et se réveillait demi-brisée dans la douleur, obéissait à un obscur désir de se contempler dans la plainte. Il la menait sur ces ruines… Elle confondait assez naturellement l’imploration de la divinité avec le culte des pierres. Elle espérait de se fier aux débris de statues qu’admirent du moins « ceux qui savent ». Mais Jean ne s’intéressait ni aux pierres, ni même aux roses qui surgissent de leurs assemblages.

Sans doute, il n’était pas insensible à la grâce de quelques colonnes encore debout… Quand, à côté de l’église Sainte-Françoise, sur la limite des fouilles, il eut trouvé le tertre d’où elles composent au mieux leur perspective, il ne lui importa plus que de s’y asseoir… Il regardait le profil de Dorietta…

Délicatesse, littérature, souvenir de ces couvents de femmes qu’il avait tant visités enfant ? Il lui déplaisait d’errer avec elle sur le préau des Vestales. Il se contenta d’envoyer, à sa sœur, dans une lettre trois pétales qu’il y ramassa… Il maintenait son amie près l’Arc de Titus sur le terre-plein qui le sépare de Sainte-Françoise, heureux dans leur solitude. Et le sable, quelques carrelages de marbre disjoints recouvraient autour d’eux le parvis du Temple de Rome et Vénus.

Des tons fauves, des mousses, le palais des Césars, un décor que rêve le Manfred de Byron avant qu’il meure, environne de trop d’ornements l’esprit de Jean. Il soupçonne le désordre de soi-même, un difficile équilibre. Il s’irrite qu’une atmosphère si chargée encombre le cercle pur où depuis Èze se mouvait son désir… Le goût qu’il conserve de revivre ses premières années, l’amenuise. Et, proche de Dorietta, il se devine un enfant.

Il a noté qu’un tableau de Gérôme l’obsédait : près d’une femme étendue, les jambes mollement fléchies, un garçon, sur une terrasse napolitaine, dans le soleil et les vignes, s’amuse à faire combattre deux coqs. Toutes, Elles laissent s’exercer notre prestesse… Elles attendent… Elles savent bien que près d’Elles on n’essaie le moindre jeu que pour s’en alléger le Désir… Au vrai, Jean est un jeune Seigneur, le roi de la concupiscence…


II


Tandis que Dorietta se trouble et qu’elle ne lui paraît si sûre d’elle-même que parce que la passion l’intimide, Jean s’irrite de sentir autour d’elle comme une conspiration de ces lieux. Cette cruauté que donne un inconscient désir, lui fait la voix moqueuse pour parler de sainte Françoise à qui, semble-t-il, elle s’en remet.

S’il ne rapporte pas devant son amie les impuretés que Bayle accumule sur la Légende, il lui raconte les vœux absurdes de la Bienheureuse. Et, avec un peu d’insolence, il lui parle aussi de Delphine de Provence, comtesse d’Arian en Napolie… L’une et l’autre, jusque chez leur époux, menaient la vie chaste du cloître.

Jean s’amuse de mettre Dorietta dans l’irréel et l’impossible… Il lui dit les luttes de Françoise contre les démons, et qu’un Italien, Nicola da Foligno a peint Satan lui dérobant son enfant. Il dit ses visions, de beaux jardins, des ruisseaux d’or, des chœurs d’anges. Toutes ces richesses, il les traite d’illusoires. Il dissout dans une pauvre logique les enchantements de l’extase. Il veut décevoir Dorietta, la meurtrir.

… Enfin veuve, Françoise fonda près du Forum le couvent de la Tor de Specchi… La Tour des Miroirs ! Bel intérieur où nul ne retrouve que soi, monotone reflet de solitude… Jean songe au salon de glaces où le Prince Charmant prit son premier repas avec la Belle réveillée d’un siècle : ils ignoraient l’heure jusqu’à oublier de dîner… C’était encore le petit jardin du château d’Ansouis, où Delphine avait vécu en Provence. Tout au haut des tours, une chambre s’ouvre sur une étroite terrasse où des buis, un élégant essai d’ornementation subissent sans tourmente l’effort passionné des vents… Jean cherche que Dorietta s’affaiblisse et s’inquiète jusqu’à sentir en elle-même la vie défaillir. Il lui plairait qu’elle se lamente, emplisse enfin de sa détresse le vide si terne de l’espace.

Jean peut avoir cherché les joies d’amour profond et les voluptés souples du corps. La souffrance a des appels plus âpres… Nous avons aimé les châles noirs, la paix de notre mère veuve : ils recouvrent les délices de notre enfance. Mais à éparpiller dans la solitude les murmures de sa voix lasse, quelle prudence, quelle nuit sans écho, quel silence ! Leur fils, s’il erre le soir dans la ville brillante, se souvient d’un foyer où les bruits s’amortissent, expirent. Tout lui demeure indifférent…

Il passait sur Jean, monsieur, de ces heures où l’esprit s’immobilise, se sentant proche d’être entraîné… Alors, mon ami avait ces yeux qui regardent, mais ne voient point, les pommettes des joues un peu brûlantes… États physiques qui semblent nerveux, et voisins du plus brutal désir…


III


Tout le long du soir, Dorietta s’asseyait sous le porche de l’église, à la balustrade, comme les enfants qui au bord des rivières, sur les ponts balancent leurs pieds agiles… Derrière trois cyprès, l’énorme Colisée s’écrasait, absurde… À peine, les arènes d’El-Djem, sur la route de Sfax, quelque lointain désert de l’Orient… En l’espace, il figure la régularité, la fadeur, une méditation sur soi. Que reste-t-il d’extérieur dans une nuit qui nous clôt, nous pénètre, devient notre paupière et nous baise ; une nuit à laquelle m’abandonne le souffle de notre bien-aimée ?

Dans une telle détresse, Jean regrette que Dorietta ait les mains vides. Si elle avait tenu un chaud objet, il le lui eût pris, pour se prémunir de son poids, d’un peu de superstition, contre tant de vertige… Il l’écoute qui, tranquillement, parle de sainte Françoise.

Dorietta répète la Légende, pour que Jean s’accommode… Avec finesse, elle décrit la patience de Françoise, raconte son pèlerinage à Assise…

Assise, un lieu si doux, qu’il le faut visiter dans la fatigue d’amour… Alors, en cette sorte de rêve, quand toute l’activité fléchit, éclate la belle assurance du Poverello aux jeunes nobles, ses compagnons de plaisir : « Un jour viendra que je serai aimé de toute la terre… » Quand notre corps a trop exercé l’imagination, de tels épanchements reposent. Ils annoncent des promesses qui nous rendent à l’instinct, à la jeunesse. Et l’on attend beaucoup encore de l’université où se dessine l’année éclatante.

… Vous méprisez, monsieur, les Idylles… Pour moi, ces deux enfants maladroits sur le désastre du Forum, m’ont amené à relire les Pastorales du Tasse : « Eh bien, y déclare Sylvie, quand j’entendrai les soupirs des arbres, je consentirai à aimer… »

Le vent du soir, l’Alto qui vient de la haute mer, les apportait tous vers Jean et Dorietta, en passant sur les jardins des Césars, où il courbait, malgré leur résistance, quelques peupliers blancs…



CHAPITRE XIII


Ne me dites rien, je ne suis pas en état de vous entendre…
B. Constant.


« Souvent, Dorietta et Jean sortaient de la ville afin que ses bruits et la foule ne les distraient point l’un de l’autre. Les après-midi, ils se faisaient conduire dans la campagne ; et Rome dans les herbes ne leur paraissait bientôt pas plus qu’une abandonnée, gisant derrière eux sur tout un passé de misère.

Ce furent de longues courses par la lande, où Dorietta, heureuse de régner enfin seule, ne trouvait dans son ami qu’un jeune insensé. — L’abondance légère de la tristesse autour d’eux le calmait, donnait quelque régularité à ses gestes, les approchait de la caresse et lui emplissait l’âme du plaisir d’aimer. Ces fadeurs lui paraissaient moins irritantes sur une contrée sans écho, où rien n’est occasion, où nul objet au long du chemin, n’insiste sur la souffrance, ne la ridiculise. Il n’imaginait qu’une libre, nette, obsédante fantaisie. Il y consentait, monsieur, comme on doit mourir. Sans doute alors, nul ne voit plus la vie que comme un champ désolé d’où rien n’intéresse sinon, soi. Et tout le corps se tend, pour approcher un inconnu qu’on peut appeler « d’amour »… Car tous deux, pays de l’enchantement, îles noires des dieux inférieurs, s’atteignent par l’ardeur, de la souffrance physique, un halètement qui nous désaccorde du monde.


I


Souvent, le ciel grisâtre avait la teinte des lieux qui ont le plus subi ; où des nomades allumèrent un feu dont les cendres demeurent ; où des troupeaux s’arrêtèrent, et, dans leurs pacages, foulèrent le sol jusqu’à le retourner. Terre de pauvreté, d’usure, que coupent à peine quelques fossés vite recouverts d’algues traînantes. Ailleurs, des mottes se fendillent, et leurs émanations malsaines éveillent dans l’esprit des formules de Science. Mais nul savoir, nulle religion ne vaincraient la fièvre et tant d’aridité. Que peut être Dieu sinon l’accablement du jour, le poids inexprimable des nues ?… « Vous exercerez, Seigneur, l’oppression sur le monde… » On en lit la sentence Via Nazionale, au seuil d’une chapelle américaine où Burne-Jones peignit en effet les déserts de la Bible… Jean n’a plus au cœur que de la lâcheté. Et il se tait pour mieux accompagner son amie en souveraine.


Quand on erre par les champs, au long d’horizons qui suffisent à un fleuve, rien ne prédit que le voyage va finir… Dorietta et Jean parcourent au plus souvent la Voie Appienne, le chemin de Naples qui passe à Terracine, Minturne et Capoue. Ces noms d’histoire fastueuse, ils les négligent. Et ils vont droit devant eux… Ils renouvelaient dans la volupté les courses anciennes de cet adolescent qui n’aima pas les sentiers, mais que poussaient sur les grandes routes et au bord régulier des canaux, le désir de rêver la vie, et le goût de penser. Le cheminement des aqueducs ne l’étonnait guère plus que les travaux de la voie ferrée. Il n’égarait pas si loin le désir. Mais un cortège de tombes lui encadrait l’image la plus touchante, la mieux abstraite de la vie : cet entêté mouvement, sans but avouable, sans origine certaine sur l’étendue, dans l’ignorance.


Tous deux n’employaient que ces divines manières de parler en général, qui maintenaient entre eux de la mesure et recouvraient la promesse du plaisir… Si Dorietta voulait causer de soi, Jean s’effrayait, parce qu’il eût fallu demander aux environs qu’ils accueillent sa confidence. Et Jean craignait s’il jugeait son amie esseulée, de souffrir.

Après le deuil, la maladie, nous reconnaissons une à une les choses. Et, de nouveau l’angoisse se distend. Quelques apparences brillantes viennent couvrir trop de lucidité. Elles nous convainquent encore de nous fier en la vie : nous redevenons son hôte… Jean se tourne vers Dorietta. Il n’espère plus que se réfugier près d’elle, dernière parure de son trouble, jolie joie de son corps…


II


Près de Sainte-Calixte, on a montré à Jean un triste jardin tel qu’un cimetière à l’écart des villes, et masquant l’entrée des Catacombes. Pie IX s’y venait promener, le regard tantôt vers Saint-Pierre, tantôt vers la tombe de Cecilia Metella qui s’opposent. Il méditait sur la ruine de l’Empire Romain et les promesses d’éternité faites à son Église… Jean sait trop que nous gisons toujours sur le sol. À peine y sommes-nous l’humble motif de nos prières. Au vent de les égarer, les porter jusqu’au sein de ce que nous ne comprenons plus.

Dans le bosquet de la Nymphe Égérie, des pauvres ne mendient que leur pain… Sur ces campagnes autrefois habitables, la recherche d’une brebis perdue, le regret d’une bergère infidèle ou malade, allumaient des autels agrestes où les pâtres portaient des touffes d’herbes odorantes. Seuls, les airs dispersaient leur fumée, en tiraient un réconfort des dieux.

Nous demeurons oppressés de notre corps.

Dans ces halliers, étourdi peut-être par la chaleur, le Père Lacordaire, celui-là même de qui Jean avait aimé la douceur, s’est roulé, dévêtu, parmi les ronces…


Dorietta et Jean, près ce bois, descendaient de voiture. Et ils marchaient sur les foins. Jean, avec inconscience s’émouvait plus encore de suivre son amie vers la source, parce qu’enfant, il avait connu cette humidité sur les prés.

Je vous ai dit comme il cherchait dans les paysages ces analogies un peu folles, dont lui seul pouvait entretenir le secret. Il superposait en elles des mondes inconciliables. Et, négligeant leur réalité, il se diluait de l’un à l’autre. « La promenade, disait-il, en devient plus aisée… » Moins de netteté laissait dans sa pensée plus de paresse. Et il lui semblait que l’instant se composait d’un rien…

Un motif architectural protège la source à son apparition dans un mince vallon, d’où bientôt elle se perd sur un sol fangeux. Pénétré d’une brume qui enveloppe Dorietta, Jean évoque toutes ces princesses d’Orient que les embruns de la mer ont amenées jusqu’à la côte romaine : Charlotte de Lusignan, reine de Chypre, qui naviguait sur les galères de Malte, et surtout cette banale Cléopâtre qui vit mourir César et qu’Antoine reçut à Tarse… Tarse, la ville construite en un jour, et qui portait pour emblèmes un cerf dévoré par un lion !… Belles images du violent plaisir… Claude Gelée les couvre de lumière fiévreuse… Je souhaite à Jean, pour épurer cet Orient de mauvais aloi, une petite esclave qui enchanta nos anciens salons français, Mlle Aïssée, disant : « Moi qui vous parle, je me tue de sensibilité… » Il eût pu se plaire à son verbiage.

Jean souhaitait n’être qu’une patiente figure sur qui Dorietta se pencherait pour causer. S’offrir à la fantaisie comme le centre de l’univers, ainsi que de petites misérables tendent les beaux fruits sous le soleil, quel délire des sens et quelle soumission de l’esprit !… La parole assemblerait tous les tons de la voix, les hauts et les bas, les varierait à notre entour… Cette attente d’un luxe insaisissable est le moment de plus parfaite soumission. Nous ne voulons que deviner quels instants notre amie va créer. Nous ne sommes pas loin d’échapper à l’espace, pour peu qu’elle prolonge, élargisse, égare le désir.


III


Dorietta ne songeait qu’à plus d’intimité… Et quand ils s’en retournaient,

> elle demandait qu’on s’arrête à quelque « Osterie ».


De la terrasse plantée de pins, on ne voyait même pas les Monts de la Sabine roses comme des œillets. Le soleil n’atteignait déjà plus que les nœuds des branches, ce point où se séparent les plus fortes ramures. Et Jean s’inquiétait à pénétrer dans une obscurité qui lui disait trop de misère : s’arrêter dans l’ombre en face des plus belles teintes bondissant sur la vie !…

Mais il lui déplaisait que Dorietta moque l’enseigne, « Au Paradis de l’Espérance ». Ils mangeaient de beaux raisins, tels que Poussin les imaginait en Terre Promise ; des grappes retombantes où elle choisissait les graines… Quelques enfants chantaient près d’eux de ces vers d’amour qu’on appelle « Frottole », c’est-à-dire petits fruits, sans doute parce que les jeunes gens s’en emplissent la mémoire, et les échangent comme des figues séchées au soleil sur les claies.

Dorietta s’étendait sur un banc, avec des gestes un peu libres. Et comme elle se plaçait de côté, ses robes ployées entre ses deux genoux, marquaient de l’épaisseur, comme les premières ombres aux replis du sol, quand s’endorment les campagnes… Jean s’épouvantait de son sourire, et, pourtant il se laissait attirer… Il lui avait livré son imagination désolée, aride… Elle s’y reposait. »



La nuit, tout le quartier qui sépare Saint-Pierre du Tibre s’efface. Il ne figure plus devant l’église qu’un pan noir. Et la prestance du dôme est telle qu’une part de la ville lui sert ainsi de façade… J’ai vu, aux détours des routes, un monastère suspendu sur l’abîme, des clochers qui s’élancent et dont l’isolement effraie. C’est encore de la fantaisie, un effort au pittoresque. Ici, rien ne gît que d’accablé : un sublime que l’ombre pénètre. La volupté romaine abat, sous les nuits pesantes.

… Parfois dans les fonds de librairie, on trouve lithographiés des dessins de Delacroix, selon des médailles antiques. L’usure a fait les images de Zeus et d’Athéna fiévreuses. Leurs nets profils fléchissent, et, au lieu de s’enlever sur l’espace, s’organisent avec lui. Ainsi les traits de Jean… Je voyais ses gestes de vaincu, sa main hésitante déjà froissée, fripée.




TROISIÈME PARTIE


« MISÉRICORDES »


Pour Dorietta, ce qu’elle ne saura jamais.

CINQUIÈME JOURNÉE

CHAPITRE XIV


Ne songe plus qu’aux frais platanes.
V. Hugo.


L…, au cinquième jour débuta brusquement :

« Il fallait, dit-il, en finir… Jean ne se croyait plus capable que de suivre Dorietta. Et, cependant, il avait de tristes heures de silence… Bientôt, il m’éviterait, ne s’abandonnerait qu’au secret du plaisir. — Les moindres paroles, naguère, l’émouvaient encore, ces propos des travailleurs dans les granges : « Il fera chaud ce soir… On veillera sous les arbres… » Il entrevoyait un cercle d’ombrages où, dans la nuit, quelques mots s’échangent, tandis que la plaine est sans limite… Mais au fond de tout, il savait une abominable précision, bien plus de mystère dans les bosquets, et une volupté si forte qu’il n’en imaginait aucune autre.


I


Je n’espérais pas que Jean désirât des horizons plus purs, se souvînt de la France… Dorietta m’avait fait la réponse : « S’il se tait, ce n’est pas mal du pays. Car il n’a jamais nommé les meubles de sa maison, ni quelles fleurs on cultive en son jardin. Il ne rappelle même pas le mouvement des femmes sur la rue, quand sonnent les heures de prière… Je ne crois point qu’il veuille atteindre ces contrées orientales dont il cause souvent. Il les énumère trop distantes l’une de l’autre ! Avant qu’il s’embarque à Brindisi, à Ancône, il faudrait choisir. Et ce doux Jean ne souhaite plus rien. »

À sourire, elle n’avait que trop raison. Dans une telle aventure, Jean ne pouvait qu’abandonner le moindre projet qui fût d’ordre. Il ne voulait que s’enclore, peut-être se cacher.


Il racontait que, dans son enfance, on nommait la chambre de ses jeux, le « Capharnaüm ». Dorietta, étonnée par ce mot obscur qu’elle entendait à l’Évangile, interrogea son Confesseur : « Nous le traduisons, expliqua-t-il, — champ de la pénitence —, et aussi — champ de la joie, de la beauté. — Il désigne un lieu incertain de Galilée où la foule a reçu Jésus… »

Et Dorietta comparait à ce tumulte de cris, de jeux, de fables, les idées vagabondes de son ami : « Il ne veut, ajoutait-elle, rien connaître que de trouble. En plein jour, volontiers il ferme les yeux. Et si je lui demande ce qu’il voit : « J’admire, dit-il, la couleur pourpre que le soleil me met sur les paupières… »

Toute l’heure, monsieur, était dans ce mot sensuel et trop chargé de paresse… Je me permis d’intervenir, et déclarai à Jean que je le mènerais achever l’automne dans la montagne. Il y serait mon hôte, en ma maison d’Ariccia.


Il se laissa faire avec la nonchalance de qui ne sait plus résister… Pour Dorietta, ce fut la surprise. Elle se croyait si sûre de soi, au retour de la campagne romaine, enveloppée de châles, près de son ami… Ainsi, d’abord, une jeune femme dans la voiture s’entoure de confort de ses parfums, et nous la menons au spectacle. Mais, quand elle pénètre dans la loge, elle s’étonne du brusque vide de la salle, elle frissonne d’un semblant de solitude…


« Plutôt que de rester seule le soir, et que la ville me regarde comme une étrangère, je me mettrai d’un couvent. Là, du moins, derrière la grille du chœur, il faudra bien que je chante. Ma voix troublera les plus jeunes gens qui suivent leur mère aux offices, et jusque le séminariste plaçant les fidèles dans l’église… »


Heureuses les petites filles qui portent de larges ceintures et des rubans dans leurs cheveux !… Elles témoignent à jouer autant d’ardeur, mais moins d’excès que cette lamentable… Peu à peu j’ai laissé tomber sa plainte…


II


D’Ariccie, nymphe de Diane, cette obscure déesse sauvage, Racine a fait une princesse Athénienne. Sa candeur humanise Hippolyte. Dans les bois d’Albano, la Légende veut que ressuscité par des herbes et l’amour, ce héros ait vécu sans renom… Je pouvais y espérer un retour de Jean à la bonté, à la santé de l’esprit.


Nous eûmes les plus indulgentes journées de l’automne à sa fin…

Jean qui avait aimé la promenade, reconnaissait en elle un dernier goût de flâneur venu du Nord, pour qui le bonheur est d’aérer sa migraine et d’aider au passage vif des vents sur son front… Si je parlais de Dorietta, il protestait qu’il eût voulu un dernier refuge, le Palazzo « non-finito » à Florence, pour son nom qui nous égare comme la vie. Sur elle rien n’aboutit qu’à des épisodes. Et toujours l’avenir s’y mêle. On ne sait de quoi tout est fait…

« Je croyais qu’on peut marcher avec la confiance des jeunes pâtres dans les nuits de l’Orient, mais on butte à l’angoisse… Je me souviens qu’aux Lanzi de Florence, il se dressait près de nous la statue d’une fille barbare, Thusnelda, captive chez les Romains. Elle ne laissait voir que l’impuissance de la mélancolie. »

Nous le savions bien tous deux : jamais, il ne s’arrêtera qu’à l’amour. Mais, tandis que sur les terrasses, regardant vers la mer et Porto d’Anzio, il consentait peu à peu à me dire son histoire, il me semblait que tant d’air pur, une si large vue lui rendraient le goût d’agir. Pour désorienté qu’on soit, quand on s’attarde au bord de l’abîme toujours un oiseau chante. Alors il s’organise comme des contes ; et la fantaisie nous recueille. Les lointains du sol ne paraissent pas plus sur le ciel qu’un long nuage… Il semble que l’on soit un petit enfant porté à mi-hauteur par de tendres bras.


Souvent, depuis Genziano qui domine le lac de Nemi, nous contemplions un plus médiocre spectacle, des bois qui affleurent une eau calme. On s’asseyait proches d’une église élevée aux frais de la Congrégation de la Mort, « ære sodalium mortis ». Et dans cette ombre, Jean rappelait avec délices, comme s’il y eût enfin trouvé une règle de prudence, la prescription de Renan à son lecteur, avant de le laisser lire le drame qu’il a placé sur ces rives : « Pour éviter le soupçon de couleur locale, habille tes personnages comme les Romains de Mantegna aux Eremitanti de Padoue. »

Beauté de la culture latine ! Faire son bien du déguisement ! Ne choisir, ne plus soigner en secret qu’un visage sur la vie !… Enfin, nous remplaçons la tête horrifiante de la Mort par des masques de comédie : ils nous laissent plus de repos. C’est l’un d’eux sous le coude de la nuit de Michel-Ange, celle « qu’il ne faut point réveiller ». Ce sont eux que nos amours brandissent et promènent dans leurs danses à l’entour des sarcophages. Et nos yeux, si le soleil ne les emplit pas, restent vides comme les leurs.


Près d’Albano, a vécu Télégone, fils d’Ulysse le voyageur et de Circé l’enchanteresse. Il y fonda Tusculum, qui fut une station de repos… Ainsi le désir et l’aventure, l’égarement et la volupté n’aboutissent qu’à de clairs nonchaloirs…

Pourquoi Jean n’admirerait-il pas la paresse de ces beaux garçons qui depuis Rome conduisent par la campagne, des fûts à Albano et vont y charger le vin du lendemain ?… Affalés, jambes pendantes, d’un abandon entier, ne menant même plus leur attelage, ils bravent une chaleur d’Orient. Ils traversent tout le jour et, à la nuit, s’en reviendront. Ah ! Silènes du pays qui vainquent à force de patience la monotonie du commerce, la fièvre ; et qu’arrêteront peut-être en un coin d’ombre, des courtisanes brusques…


III


Jean n’admit bientôt plus que je l’accompagne. Il me gardait rancune de le trop bien connaître…

Seul, il prenait la Galerie Supérieure, un chemin qui domine le lac d’Albano, en suivant la crête des monts. Il n’allait pas jusqu’à Castel-Gandolfo, dont il entrevoyait l’église posée parmi les arbres. Mais il s’arrêtait sur une esplanade qu’entourent les quatorze stations d’un chemin de Croix, dans un lieu choisi par un Abbé de Clairvaux, et qu’il préférait… L’admiration ne va jamais sans un peu de sensualité. Elle nous ramène dans la vie. Car l’arrêt qui nous surprend, nous fait souvenir que nous avons une âme étonnée. Et c’est elle que nous déposons sur les bois, les prairies qui dévalent, avec autant de vénération qu’un baiser au revers d’une main.


… Il y revenait à la nuit. Parfois, même en automne, elle est heureuse ; et la terre qui, tout le jour, fut d’ocre, paraît blonde. Les pentes confondent les murs d’enclos, leurs pierres sèches, les oliviers, et les champs dénudés. Il semble qu’y passe un troupeau léger conduit obscurément dans la poussière.

Jean s’éloignait du village par une route qui continuait de monter en tournant. Il longeait, un mur d’appui, contre l’espace qui disperse les nuages. Enfin, il atteignait le plateau désolé, où la lune ne lui laissait que son ombre…

Alors, il négligeait de se souvenir pour trouver un peu de quiétude. Sur ses désirs, ses émois, il ne laissait plus que la brume, de faciles nuances…


Au matin, monsieur, le grand souci, c’est de connaître si le brouillard tombe ou s’élève. Il en dépend que la journée soit lumineuse. Ainsi de l’éveil de l’âme… Mais des prières, ne fût-ce que d’autrui, s’associent à l’aurore. À la jeunesse, si elle hésite, qui donc s’associera ? »



CHAPITRE XV


Relevez-vous donc avec une
grande suavité de cœur, vous
humiliant… mais sans vous étonner…
François de Sales.


« Jean ne fut pas à Naples ni sur les côtes romaines que depuis les Monts Albains, il avait contemplées. Il redouta leur mollesse trop célèbre, des vagues qui ne déferlent plus sur la solitude, puisque des chansons et des rires, des fleurs qu’on leur jette, les accueillent. Il vivait une semaine où le moins nerveux jeune homme hésite à quitter sa chambre le soir, redoute la gaieté qui s’épand sur la rue, et même, ne traverserait pas, au matin, le marché aux fleurs de la Madeleine, la lumineuse terrasse des Tuileries… Si Jean gagne Ancône et l’Adriatique, c’est que, jugeant ces contrées moins enrichies de poésie, il espère leur demeurer insensible.


Au plus, en wagon goûtera-t-il un jour de bercement, d’ignorance, le bonheur de se croire perdu, sans qu’il puisse imaginer son but… Sous la pluie, il ne distingua que la verdure, ces alliances de la buée avec les arbres qui paraissent, quoique chaudes, si lamentables. Le cœur s’en trouble dans sa misère. Mais l’esprit les oublie.


D’Ancône, Jean m’écrivit une lettre insignifiante. Si, plus tard, il ne m’avait pas envoyé ses notes, je n’eusse plus rien connu de la crise qu’il traversait… Il rappelait seulement d’un mot notre conversation sur la mort à la Trinité des Monts, et disait : « Mourir n’est qu’une défaillance comme une autre, bien inutïle, une sorte de plaisir tranquille. Prendre une voiture par un froid aigre et qui fait souffrir ; fermer les yeux pour ne rien voir de la foule traversée ; et descendre vers quatre heures à Saint-Pierre, où l’on chante avec mille lumières les Vêpres du dimanche : ce n’est pas un moins médiocre éblouissement… »

… Il parcourait les environs afin de se fatiguer le corps, et, disait-il, de s’accoutumer à l’indifférence par la vue rapide de spectacles divers…

I


D’abord, Jean visita Urbin, petite ville fortifiée des Marches, et qu’un cercle de montagnes fait précise et robuste, une sorte de vaillante bien munie pour la vie. Mais elle garde cette atmosphère nonchalante, qui caresse Assise, Pérouse, et, jusqu’à dix-sept ans, Raphaël y vécut.

Lorsque Jean au sommet des rocs qui dominent le Métaure, visite son palais et les salles de fête d’une cour fameuse, il songe à Boccace, Marguerite de Navarre ; aux châteaux de Béarn, aux villas de Fiesole… Pau, Florence, pays où les contes éclosent, merveilleuses et lentes collines qui entourent la licence de moiteur et d’irréflexion plus que de consciente indulgence.

Ici, le débat entre la Volupté et la Vertu n’est plus qu’un songe. Toute réalité se dissout dans un sommeil flottant sur le visage du jeune guerrier que Raphaël y peignait, abandonné à de si beaux rêves… Je me souviens, monsieur, que Bach a composé une cantate sur un même sujet : Hercule au carrefour du Vice et de l’Honneur. Sa musique savante, un peu grêle n’est que l’ornementation de la pensée. Jean, paresseux, se tenait à égale distance de l’inquiétude… Il ne voulait plus s’orienter, ni que rien le dirige ; connaître ni droite ni gauche ; ni bien ni mal. Dans ce grand silence, cet aplanissement, les idées demeuraient pour lui abstraites, errantes, et figuraient à peine une sorte de cantique balancé.


Jean s’est promené sur ces régions bien faites pour soutenir une jeunesse difficile et dispenser des excuses au sensualisme de vingt ans… Un fleuve de montagnes s’y repose et, tout à coup moins agile groupe les Grâces : dans un peu de lumière, il les montre à poursuivre… Mais la mollesse ne vaut pas l’oubli.

Nos poètes savent des mythes qui nous simplifient jusqu’à communier avec tout l’univers… Le Léthé nous vide assez la mémoire pour errer parmi les ombres sans jamais plus les troubler. Des sources de l’Argolide réservaient à Junon une jeunesse toujours vierge qui lui permettait de croire à un éternel triomphe… Je sais un secret plus naïf, plus touchant, moins durable… Nous ne parlons pas encore et nos mères nous soutiennent dans leurs bras sur le monde. Elles nous persuadent sa bonté, et nous avons grande confiance. Après un tel règne, c’est bien de quoi garder un amène sourire…

Au Musée d’Urbin, Jean s’émut d’une « Vierge à l’enfant », fresque de Giovanno Santi, père de Raphaël ; le portrait probable de son épouse Magia Ciaria et de leur fils.


II


Jean aimait que la nuit surprenne son retour sur les chemins. Il attendait de l’obscurité qu’elle réduise à l’inconscience, sa propre hésitation… L’église d’Iesi où Pergolèse fut baptisé, lui parut trop vaste encore. La Maîtrise qui s’y exerçait le troubla. Il voulait, dans sa fatigue, éviter le moindre chant comme avant de s’endormir on écarte des pensées qui mèneraient sur de mauvais rêves… Rien de sinistre, monsieur, comme ces luttes de l’âme sur le bord de l’attente. Elles déconsidèrent jusqu’au mécanisme, et admettent je ne sais quelle fatalité à conduire l’esprit, les souvenirs.


Jean regagna sa misérable chambre d’auberge, un lieu plus étroit encore, bien capable de lui plaire, parce qu’il se répétait sans cesse : « C’est tout simple, bien simple… » Alors, il songeait à l’avenir. Mais de tels mots demeuraient en lui prêts pour formuler tous les dégoûts, les renoncements…

Il eut un mouvement vers la glace. Il y cherchait son visage : il était seul, et tâchait à se raffermir. Mais il s’orienta mal et sur le tain, ne trouva que la fenêtre d’en face derrière laquelle se faisait la nuit… Nuit bleue, nuit sombre, autant que les regards de toutes ces femmes qu’il interrogeait depuis si longtemps, avec désir et naïveté. Non seulement sourire de Dorietta, mais l’obscure abondance de plaisir qui erre sous le passage des nues… Jean y discernait avec angoisse, cette aptitude au secret qui devance l’amour, une douceur où se complaisent les sentimentaux et les épris de la chair, parce qu’elle étreint l’âme et soumet notre corps.

Jean voulut cacher son visage, presque le meurtrir. Et il eut un geste qui vaut celui des femmes en deuil lorsqu’elles abaissent sur leurs yeux des voiles épais. Il étendit les bras sur son lit. Et, d’une main tenant l’autre, il déposait son front entre les coussins, pour qu’il se sente appuyé, soutenu…


Mais la nuit ne nous laisse jamais seul… Sur la campagne, elle pénètre jusqu’aux arbres et les enveloppe comme la mélancolie unifie nos attitudes… Jean se souvint des plants du nord, ces sapins réguliers qui servent au bornage. Continuement, sans fantaisie, ils semblent diviser par étages un lambeau de la brume. Les bruits et les chansons qui s’efforcent d’aménager l’espace si lourd, se déchirent à leurs branches… Dans la rêverie de Jean, il s’organisa comme de la musique. Elle l’entraînait sur un lent dégagement. Il ressentait la nonchalance, la confuse lenteur des beaux sons, des grands mots qui s’abattent : le soir, l’automne, la mort…

Guidé par les chants d’église, ne retrouverait-il pas ce calme que naguère il avait un moment conquis à Rome ? Il se pouvait que des souvenirs d’enfant religieux et confiant le soutiennent… Ce ne fut que la souffrance.


Parce qu’il était à Iesi, et que dans la cathédrale il avait entendu son orgue il se souvint du Stabat Mater, le plus douloureux chant qu’ait chanté Pergolèse, bien digne du goût romain et d’un esprit qui s’épuise… Jean entre vit une mère abandonnée sur des désastres, auprès d’un cœur qui ne la comprend plus. Et reprenant avec cruauté une ancienne habitude de méditation, le soir, il écrivit par un farouche accès de tendresse, cette page sans mesure :

« Je me sens, ma mère, plus loin, toujours plus loin de toi… Il est passé le moment, où il suffisait que tu m’aies compris, confessé ; le temps où je t’écoutais parler, m’enseigner une réserve qui tenait à l’écart du monde et donnait pourtant le gai désir de la vie. Ces espérances où nous avions nos secrets…

« Je sais bien qu’une phrase de douceur sur tes lèvres me troublera. Mais elle ne peut que m’émouvoir… Ta voix s’est perdue sur tous les lointains qui m’ont fait venir. Ma tendresse pour toi, est devenue un amour rare, dolent ; et qui ne raisonne plus…

« Ma simplicité de cœur, je l’ai répandue sur le monde monotone. Si tu m’as tenu dans tes bras, moi-même aujourd’hui, je ne me possède plus. Je ne suis qu’un errant peu capable de revenir.

« Tu poursuivras une paisible vie, et quand tu songeras à la mort, tu n’entreverras qu’une tombe confondue parmi les autres. Mais, ces mots qu’on lit dans les cimetières italiens, « Carissime… Deliciosa… », ils m’entraînent. Ils m’éloignent comme les brouillards légers qui se lèvent sur les prés, et dont tu cherchais à me garantir.

« Je demeure sur la vie sans prise aucune, aussi bien ému de mots abstraits qu’aux plus beaux souvenirs… Je m’égare dans la nuit qui vient. Elle est vide et n’emplirait pas tes deux mains… »


… Le premier texte du Stabat est attribué, monsieur, à un certain Jacopone, né à Todi, précisément le lieu où mourut Nicolas le Cusan, ce mystique qui avait ému Jean à Rome. Jacopone errait, un peu fou depuis la mort de sa femme et qu’il s’était fait Franciscain. Il avait un grand don de Poésie. Et il dansait sur les places des villes, dans les Marches et l’Ombrie, chantant sa douleur passionnée… Pergolèse qui mit ses vers en musique, est mort à vingt-six ans, d’abandon, épuisé de plaisir… Sur l’un de ses cantiques, s’est déroulée, dit-on, l’agonie de Chopin, place Vendôme, à Paris… Musique délicieuse, fantaisie de tous les vagabonds de l’amour et de la douleur ! Ruskin a dit de Giotto qu’il alliait la domesticité à la folie ; Quoi donc accordera, chez Jean, la folie et la science de soi-même ?…


III


« Mon fils, pourquoi ne pas le dire ? Je veux avec toi mourir ; mourir à ton côté… — Pourquoi le fils et sa mère n’auraient-ils pas même tombe obscure ? — Une même détresse accable l’un et l’autre. — Vous trouverez embrassés la mère et le fils, submergés[1]… »

… Jean ne peut confondre son trouble et le calme de sa mère. Mais il ne sait plus qu’elle… Si lointaine, pour ne pas la perdre, il l’entoure d’une dernière concession…

Jean imagine qu’ensemble, tous deux, s’agenouillent à quelque autel qu’elle préfère. Il lui aurait dit, le long du chemin, la monotonie, la langueur de la vie. Et il s’en remettrait à elle de déposer sur l’inconnu sa peine. Il désirerait qu’elle rêve ces douceurs absurdes, et croie en apaiser son mal… Puisqu’il ne se sent plus digne d’accueillir son sourire, il ne lui connaît pas de meilleur emploi que l’offrir aux images des églises. Quand on souffre même des souvenirs, ces médiocres statues nous attirent. Elles peuvent être sur le vide, dans la défaite, un dernier arrêt, le suspens de l’âme sur le plus simple.


Et Jean songeait aux Saintes menues, discrètes qui se nichent au-dessus des portes, dans la pierre des villages français. Il se souvenait surtout de la « Vierge au Moulin » que jadis il honora en une ville de la frontière allemande. Elle se dressait à la pointe d’une île entre les deux bras d’un fleuve. Et ce n’était en vérité qu’une ancienne pierre tombale mise debout, pauvre dame joignant les mains et baissant les yeux sur l’onde qui fuit… Elle se tenait aussi roide que les pieux coloriés où affleurent les vagues et s’attachent les barques, aux appontements. On n’avait ménagé devant elle aucun rebord où entretenir des bouquets. Elle ne laissait approcher sa robe que par les prières, des mots passagers…


De telles fictions persistaient seules dans l’âme d’un garçon épris de liberté, de mesure, et qui, au début de la vie, se croyait méprisable, inepte pour avoir tant désiré et si peu retenu.

Ainsi de ceux qui veulent communier avec le divin… Lorsque le consacrant ordonne de jeunes prêtres, il se tourne avant de leur imposer les mains, vers la foule et lui dit : « Vous qui les avez connus dès l’enfance, sous les yeux de qui ils ont grandi, avez-vous quelque reproche à leur faire ? » Et l’assemblée ne répond que par des larmes, le silence…

Or, Jean demeurait toujours seul, le soir… »



CHAPITRE XVI


Je jetai l’ancre sur le sable motivant.
Rivarol.


Il faut réunir les précau­tions et l’assurance.
Épictète.


« Les promenades de Jean ne dominaient plus rien, elles rejoignaient la mer.


Depuis Venise, jusqu’à Ancône, et plus bas encore, il ne pouvait trouver que des grèves informes, des étendues qui se rongent. La terre hésite à sortir des eaux, comme au matin de son lit en désordre, le jeune dormeur que sa mollesse fatigue. Jean confondait tous les rythmes de l’âme, se plaisait à des ondulations qui ne durent ni n’aboutissent. Et, dans le murmure des flots, c’était près de lui, le déploiement d’une mélancolie trop consciente, trop chantée, capable d’occuper l’espace à force de monotonie, de faiblesse.

… Il s’effrayait de comme il faut taire chaque heure, l’entourer de silence et de précautions qui l’useront. Il ne voulait maintenir que la politesse, ce dernier recours d’une âme que tout empreint ; le plus subtil moyen de rejoindre l’inconnu. Sa pratique suppose tant de patience, de délicatesse qu’elle nous y dissout, y laisse tomber nos secrets goutte à goutte, comme la pluie pénètre la brume.

Un peu de bien-être où Jean se détendait, lui permettait de croire qu’il touchait enfin la vérité. Mais aussi, quel dégoût d’avoir à trouver bon le repos ?


I


Jean se défendait du désir et du rêve… surtout, les soirs, quand l’asphalte des quais est chaud. Les navires ont baissé leurs voiles. Et une lourde humidité porte la nonchalance des arrimeurs un peu débraillés. De rares bruits s’étalent ou se dégradent. Les pas se font plus larges, plus lents, et le temps les pénètre, s’installe.

Qu’il fait chaud, traverser la chaleur !… Nous ne sentons que notre insertion dans la masse des choses, rien ne nous est épargné de ce qu’il faut subir. Les odeurs se propagent sûrement, avec insistance et des relents. La lumière du gaz se distribue en géométrie, et se retire. Tout est dessiné, préparé… Il n’en ressort pourtant que la monotonie. Et, puisqu’elle est la vie, il faut bien, yeux fermés peut-être, mais avec obéissance, s’y laisser glisser.


Naguère, Jean est allé à Recanati, bourg perdu, où, toute sa jeunesse, Leopardi rêva de connaître Rome et le monde… D’une loggia qu’il appelait le « Casino de la campagne », il observait les saisons, leur course sur les monts. De jeunes voix plébéiennes frappaient son oreille incertaine, et, dit une parente : « il en parlait comme un jeune Grec enthousiaste de la beauté » L’existence ne fut pour lui qu’une révolte contre la maladie et ses parents qui le gênèrent.

« Comme ceux-là, pensait Jean, toujours nous affadissent la vie ! Sur nos allégresses d’enfant, ils introduisent l’image de la mort. Leurs dernières bénédictions paraissent des gestes qui s’abattent. Et lorsqu’on interroge l’avenir, la désolante chanson que, dans la demi-obscurité de leurs demeures, ils y murmurent pour en mourir… ».

Sur l’Espagne, le confesseur de Dorietta contait comme on rencontre des Crucifix sous trois planches qui font toit. Le peuple les appelle des « humilitados »… Jean se souvient de ces pauvres refuges de la prière, dans la vaste lande. Là, se recomposent, à force d’humilité et de solitude, quelques débris de nos âmes épuisées… Nous devons laisser à l’espace de combiner nos pensées, notre démarche. Rien ne sert de lutter. Car, un jour, il mettrait enfin de la fatigue avec le soir sur nos fronts.


Tous veulent se distraire ; vivre seuls. La mort, plus large vol, les entraîne… Nos parents nous ont mal fait la leçon. Ils combattent ; ou, s’ils y renoncent, ayant de la religion, ils espèrent qu’en les élisant, Dieu relèvera ce peu qu’était leur cœur… Mais Jean n’attend pas de miséricorde. Il soupçonne que peu importe le résultat de ses œuvres. Il sait la mort inimaginable, et qu’elle ne montre rien au timide…


Seuls des soins à prendre l’intéressent. Car ils nous donnent, tels que nous les voulons, nos rêves, nos amis, et jusqu’à celle que nous allons choisir. — Sur notre horizon qui est quelconque, tranquille, certain, qu’une loi a modelé, nous tentons seulement une sorte d’insistance…

Imaginer ! Maintenir !… Quand Dorietta et lui, ils allaient le long du trottoir gris bordé froidement par un granit plus clair ; que, sans motif, ils se sont arrêtés ; puis que, se regardant, ils virent leurs yeux agrandis et les fermèrent, ils pressentaient la mort décevante ! Ils en voulaient déchirer la plénitude, injurier la sûreté !… Notre désir errant n’est pas d’autre désir.


II


Jamais rien n’est fini… Tout se prépare. S’il s’achève, nous l’ignorons déjà. Car nous savons bien dès lors le peu qu’il contenait. Les plus beaux projets ne prennent enfin place que dans l’inconnu et la mort. Nous ne pouvons que les aider à surgir.

Auprès d’une jeune femme qui l’écoute, un adolescent espère sans cesse l’amour. Quand cette amie, de sa chaise-longue et peut-être en rêvant, se prête au récit de notre semaine ; qu’elle en discerne avec un sourire les plus fiévreux moments et répond par des souvenirs futiles d’enfance, son visage emmêlé des coussins repose sur tout l’avenir. Nous croyons qu’elle découvre mieux que nous le possible. Vraiment, elle conduit notre désir. Elle le suspend… Nos plus belles heures s’uniront à celles-là. Et nous obtiendrons peut-être le ciel sur la terre si nous savons entretenir la fièvre de nos gestes… Il ne faut pas approcher ni poursuivre l’inconnu, mais le vivre ; et l’admettre en nous de peur qu’il se dérobe.


Des aïeux germaniques de Jean ont sans doute rêvé une connaissance exacte du monde : réduire à des formules, en une logique bien établie, tout l’espace. Il a vu sur l’allée du jardin, son père, n’imaginant que voyages, lui dire de beaux pays. Lui-même, en suivant le quai rectiligne, au bord des mers comprend enfin que nul acquis, nulle sûreté ne profitent… On ne conquiert que ce que l’on construit.


Par des soirs aussi magnifiques, les esclaves, les époux, tous les attentionnés procèdent à des installations. Et les splendeurs finissantes du jour leur laissent le goût des intérieurs, du confort… Ceux-là ne veulent qu’imiter, réaliser. Ils brusqueront l’arrivée… Pour Jean, faire accueil, c’est élargir, éblouir. Quand les jeunes femmes approchent le môle où nous les attendons, d’abord elles voudraient se retirer. Instinctif recul, afflux de l’émotion, de quoi reprendre un peu d’espace… Mais, lentement, autour d’elles nous conquérons le secret sur le soleil, la chaleur, toutes les fêtes qu’il faut savoir mener, et puis enfin laisser tomber.


III


Des villes voisines promettent encore à Jean de l’endormir, de l’enivrer… Venise cache le portrait de Mahomet II qui voulut tout savoir, parlait plusieurs langues et pilla Byzance. Dans le Sud, la cathédrale de Bari s’orne de mille entrelacs qui retiennent des tigres, des bêtes de proie. Avides désirs qui s’allient à la science et traînent sur d’infimes détails !… Jean contemple l’arc triomphal que les Romains ont élevé à Trajan, sur le port. Son inutilité et son orgueil l’arrêtent. Il admire comme le plus pur est artifice.

En Provence, non loin d’Èze, à Saint-Rémi se dresse un même arc, dans un paysage de rochers que le Poussin eût prêtés à la Sicile ; sur une esplanade où dansent, aux grands jours, les Félibres. Jean comprend aujourd’hui pourquoi, dans cette fête, l’avait gêné la plainte d’un camarade plus jeune qui rêvait seulement la vitesse de l’automobile. Cet impatient ne chantait qu’un bas désir : se répandre sans choix sur les routes… Il nous faut au contraire dégager peu à peu l’aventure et la vivre jusqu’à l’oublier…


… Ces soirs glissaient sur Jean comme l’image d’une jeune femme qu’il poursuivrait en vain. Elle l’évite. Et pourtant elle le possède. Et c’est d’une telle folie, cet irréel, ce réel, que l’existence s’en efface…

Jean traînait sa souffrance sur la banalité du paysage simplifié par la nuit, tandis que se noyait la chaleur… Et, parfois, il atteignait au travers de la fièvre jusqu’au bienfaisant matin, lorsque les petites filles sortent des chaumières et, dans l’herbe humide de rosée, posent brusquement leurs pieds nus. »




CHAPITRE XVII


Qui ne sait que la vue de
chats, de rats… emporte la
raison hors des gonds ?
Pascal.


« Jean, monsieur, a regagné Paris… Il voyage, demeure, repart. Il combine en effet l’action et le rêve, se débat avec l’inconnu.

C’est un remords pour moi que l’en avoir sorti… J’ai voulu vous donner un compagnon dans Rome, vous révéler des luttes qui m’étonnèrent souvent… La vie n’y a pas mis de conclusion. »

L… me désigna, près des braseros qu’on avait allumés pour lutter avec le crépuscule, un chat noir, immobile… Il semblait le classique compagnon de la philosophie.

« Ma bête familière, avait-il repris n’est que de faïence. Elle m’est venue, à bien près, d’Allemagne, de l’Est français. Jean me l’a envoyée, parce qu’il lui reconnaissait, la bonne tête fidèle du roi nègre, lorsqu’il aborde naïvement l’étable de Bethléem, dans le tableau d’Albert Dürer… Jean se souvenait donc de son noël…

Pour moi, qui en bon Italien aime la fantaisie, j’ai trouvé à mon chat un air mongol, assyrien ; fabuleux comme tous ces pays dont Jean rêvait… Je le nomme Darius pour me souvenir avec discrétion de Dorietta. Et puis, ne paraît-il pas l’ombre noire qui, dans une tragédie d’Eschyle accueille Xerxès vaincu ; défait, le plus luxueux jeune homme qui ait jamais pleuré dans les bras de sa mère… ? »


Ici finit le manuscrit


Je crois détruite la chambre que Dorietta préférait, les soirs, sur le Tibre.



  1. Jacopone da Todi.