Le Livre de la Pousta/Chapitre XI

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Traduction par Guillaume Vautier.
Paul Ollendorff (p. 215-222).

JEAN LE NAZARÉEN


Quelques jours avant mon départ pour l’Orient, Jean le Nazaréen vint me faire ses adieux.

C’est un homme usé par les labeurs quotidiens de la vie champêtre, et son corps cassé reflète les grandes luttes de l’existence.

Je l’invitai à prendre un siège, il s’assit auprès de moi, ôta son chapeau, ne regardant rien autour de lui. Tapis, tableaux, bronzes, tous les objets qui expriment la vanité éternelle de l’homme ne l’intéressaient pas. Dans mon cabinet de travail Jean ne voyait que moi.

Il me regardait bien en face. Je n’ai jamais vu des yeux plus purs, plus limpides que les siens. Il me semblait que son regard pardonnait même les péchés qu’il ne pourrait comprendre.

Au début, il me parla de choses indifférentes, mais toujours me regardant bien en face, en me fixant. Il me semblait qu’il voulait voir clair dans mon âme et qu’il voulait me comprendre puisqu’il portait dans son cœur le pardon. Une gêne presque inconsciente m’envahit. Je voulais parler d’autre chose, mais c’était malgré tout « l’Essentiel » qui m’attirait vers lui. J’ai pris son bras en l’invitant à faire le tour de mon jardin.

Nous partîmes. C’était lui qui parlait toujours d’une voix claire sans vibration, d’une voix sans nuance, d’une voix monotone.

— Le jardin, monsieur, c’est aussi notre seule passion. Tout est là. Le bon Dieu aime les fleurs puisque la renaissance de la vie terrestre nous les apporte… J’ai vendu tout ce que je possédais pour avoir un arpent de vignes.

— Mais ayant des vignes vous produisez du vin, et pourtant les spiritueux vous sont défendus.

— Tout ce qui est péché peut devenir vertu. L’excès est le vice, le juste milieu est le mérite. Avoir du vin dans sa maison, et malgré cela rester sobre, voilà ce qui plaît à Celui qui s’occupe de nos récoltes.

Puis après un instant de silence il continue :

— Votre jardin est beau, vous avez des oliviers : c’est l’arbre de la souffrance. Et des cyprès aussi : ce sont les premiers que je vois. La tristesse, n’est-ce pas, c’est la tristesse qui vous attire dans la vie ? me demanda-t-il subitement.

— Si j’éprouve le besoin d’une consolation, je tâche de consoler autrui.

— Pourquoi êtes-vous triste ? me questionna-t-il, assombri pour un moment. La tristesse est la destruction de la vie. Dieu ne veut pas qu’elle nous envahisse. Vous n’avez pas le droit d’être triste.

— Pourquoi suis-je triste ? Dites plutôt, Jean, pourquoi vous êtes serein ?

— Je suis serein parce que tout ce que j’ai prouve que je n’ai rien à perdre.

— Alors vous pensez que les biens de Dieu peuvent nous rendre tristes ou gais…

— Ce sont nos actions qui sont nos seuls biens.

Il était convaincu et doux à la fois.

— Mais peut-être je vous fais mal, continua-t-il, je suis trop hardi, vous m’en voulez.

Mais dès qu’il eut prononcé ces paroles, il en lut la réponse dans mes yeux. Alors, d’une voix presque éteinte et toujours monotone, il continua :

— Abandonnez vos travaux, je le sais, vous êtes écrivain. À quoi bon ? Vous vous occupez trop de la vie, vous croyez que vous avez le droit de créer. C’est l’affaire de Dieu, et non la vôtre. Vous nous regardez en face, vous aimez votre gent, vous en exprimez l’âme avec tant d’amour… J’ai lu un de vos livres, — disait-il, puis sans hésitation il poursuivit l’œuvre qu’il avait commencée, ma conversion, — vous avez tort. Ce que vous narrez est indigne d’un chrétien, et surtout de vous-même. Ne vous éloignez pas de nous. Ne cherchez pas à traduire avec des forces humaines les belles œuvres de Dieu. Ne vous créez pas des idoles d’après votre propre image. Car ne croyez pas qu’elles soient dignes d’intérêt pour l’homme. Seigneur, — disait-il d’une voix presque morte en prenant mes mains dans les siennes, — soyez des nôtres. Vous l’êtes, je le sais, par le cœur, et surtout par ce que vous percevez du monde d’ici-bas. Vous êtes un de nos « amis ». Ce sont les êtres humains et non les objets qui vous intéressent. Tâchez de faire de votre vice une vertu. Vous aimez les humbles, soyez des nôtres. Puis il sortit de sa poche un petit bouquin usé : c’était la Bible.

— Je vous apporte l’Écriture, la seule digne d’être lue. Lisez-la, et vous reviendrez à nous ; vous ne saurez dorénavant rien de tout ce qui est absent de notre cœur. Vous serez croyant de tout ce qui fut dit, et ignorant de tout ce qui passe, comme nous le sommes. Vous serez des nôtres.

— Et vous-même, Jean, avez-vous pu oublier ?

— Non, et c’est mon mérite. Je sais que j’ai péché, je sais que la vie est semée de fleurs, je sais des baumes du printemps… Venez au sentier neigeux, venez à nous, Maître. Soyez à nous et vous aurez la joie d’être enseigné par ceux qui n’ont jamais su…

Revenir, apprendre, oublier !

Il me regarda encore une fois dans le blanc des yeux, longuement. Puis il partit.

Je ne l’ai plus jamais revu.