Le Livre de la jungle (trad. Fabulet et Humières, ill. Becque)/Service de la Reine

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Traduction par Louis Fabulet et Robert d’Humières.
Éditions du Sagittaire (p. 219-252).








SERVICE DE LA REINE








Il avait plu à verse pendant un grand mois — plu sur un camp de trente mille hommes et de milliers de chameaux, d’éléphants, de chevaux, de bœufs et de mulets, tous rassemblés en un endroit appelé Rawal Pindi, pour être passés en revue par le Vice-Roi de l’Inde.

Le Vice-Roi recevait la visite de l’Amir d’Afghanistan — roi sauvage d’un pays plus sauvage encore, et l’Amir avait mené comme garde du corps huit cents hommes avec leurs chevaux, qui n’avaient jamais vu un camp ni une locomotive de leur vie — des hommes sauvages et des chevaux sauvages, nés quelque part au fond de l’Asie centrale. Chaque nuit on pouvait être sûr qu’une troupe de ces chevaux briseraient leurs entraves et galoperaient du haut en bas du camp à travers la boue, dans l’obscurité, ou que les chameaux rompraient leurs entraves et se mettraient à courir et à tomber par-dessus les cordes des tentes, et l’on peut imaginer quel agrément c’était là pour des gens qui avaient envie de dormir.

Ma tente était dressée loin des lignes de chameaux, et je la croyais à l’abri ; mais, une nuit quelqu’un passa brusquement la tête dans l’intérieur, et s’écria :

— Sortez, vite ! Ils viennent ! Ma tente est par terre !

Je savais qui ce « ils » voulait dire ; aussi j’enfilai mes bottes, mon caoutchouc, et me précipitai dehors dans le gâchis. La petite Vixen, mon fox-terrier, sortit par l’autre côté ; puis, on entendit gronder, grogner, gargouiller, et je vis la tente s’affaler, tandis que le mât se cassait net, et se mettre à danser comme un fantôme en démence. Un chameau s’était empêtré dedans, et, tout furieux et mouillé que je fusse, je ne pus m’empêcher de rire. Puis je continuai de courir, car je ne savais pas combien de chameaux pouvaient s’être échappés ; et, peu de temps après, hors de vue du camp, je pataugeais à travers la boue. À la fin, je trébuchai sur la culasse d’un canon, et j’aperçus que je me trouvais non loin des lignes de l’artillerie, là où on dételait les canons pour la nuit. Ne me souciant pas de barboter plus longtemps dans la brume et dans le noir, je mis mon caoutchouc sur la bouche d’un canon, construisis une sorte de wigwam à l’aide de deux ou trois refouloirs trouvés là par hasard, et m’étendis le long de l’affût d’un autre canon, inquiet d’où Vixen était passée, et d’où je pouvais bien me trouver moi-même.

Au moment où je me préparais à dormir, j’entendis un cliquetis de harnais et un grognement, tandis qu’un mulet passait devant moi en secouant ses oreilles mouillées. Il appartenait à une batterie de canons à vis, car je distinguais un bruit de courroies, d’anneaux, de chaînes et de toutes sortes de ferrailles sur sa selle matelassée. Les canons à vis sont de tout petits canons faits de deux parties que l’on visse ensemble quand arrive le moment de s’en servir. On les hisse sur les montagnes, partout où peut passer un mulet, et ils rendent de grands services pour combattre en terrain rocailleux.

Derrière le mulet, venait un chameau, dont les gros pieds mous s’écrasaient et glissaient dans la boue, et qui balançait le cou comme une poule égarée. Heureusement, j’entendais assez le langage des bêtes — non pas des bêtes sauvages, mais celui des bêtes de camp, naturellement — que m’avaient appris des indigènes, pour savoir


ce qu’il disait. Ce devait être le même qui s’était étalé dans ma tente, car il interpella le mulet :

— Que faire ? Où aller ? Je me suis battu avec une chose blanche qui flottait, et elle a pris un bâton et m’a frappé au cou.

C’était le mât brisé de ma tente, et cela me fit plaisir.

— Continuons-nous à courir ?

— Ah ! c’est vous, dit le Mulet, vous et vos collègues, qui avez ainsi bouleversé le camp ? On vous rossera en conséquence ce matin, mais autant vous donner un acompte.

J’entendis le cliquetis des harnais, et le chameau reçut dans les côtes deux ruades qui sonnèrent comme sur un tambour.

— Cela vous apprendra, dit-il, à courir une autre fois à travers une batterie de mulets, la nuit, en criant : « Au voleur et au feu ! » Couchez-vous, et tenez votre grand niais de cou tranquille.

Le chameau se replia à la façon des chameaux, en équerre, et se coucha en geignant. On entendit dans l’obscurité un bruit rythmé de sabots sur le sol, et un grand cheval de troupe arriva au petit galop d’ordonnance, comme à la parade, franchit la culasse d’un canon et retomba tout près du mulet.

— C’est honteux, dit-il, en soufflant par les naseaux. Ces chameaux ont encore dévalé dans nos lignes… c’est la troisième fois, cette semaine. Le moyen pour un cheval de rester en forme si on ne le laisse pas dormir !… Qui va là ?

— Je suis le mulet d’affût du canon numéro deux de la Première Batterie à Vis, dit le Mulet, et l’autre est un de vos amis. Il m’a réveillé aussi. Et vous ?

— Numéro quinze, troupe E, Cinquième Lanciers… Le cheval de Dick Cunliffe. Un peu de place, s’il vous plaît, là.

— Oh ! pardon, dit le Mulet. Il fait si noir qu’on n’y voit guère. Ces chameaux sont-ils assez dégoûtants ? J’ai quitté mes lignes pour chercher un peu de calme et de repos par ici.


— Messeigneurs, dit le Chameau avec humilité, nous avons fait de mauvais rêves dans la nuit et nous avons eu très peur ! Je ne suis qu’un des chameaux de convoi du 39e d’Infanterie Indigène, et je ne suis pas aussi brave que vous, Messeigneurs.

— Alors, pourquoi ne pas rester à porter les bagages du 39e d’Infanterie Indigène, au lieu de courir partout dans le camp ? dit le Mulet.

— C’étaient de si mauvais rêves, dit le Chameau. Je suis bien fâché. Écoutez ! Qu’est-ce que c’est ? Faut-il courir encore ?

— Couchez-vous, reprit le Mulet, ou bien vous allez vous rompre vos longues perches de jambes entre les canons. (Il dressa l’oreille, aux écoutes.) Des bœufs ! dit-il. Des bœufs de batterie. Ma parole, vous et les vôtres avez réveillé le camp pour de bon ! Il faut un joli boucan pour faire lever un bœuf de batterie.

J’entendis une chaîne traîner au ras du sol, et un attelage de ces grands bœufs blancs taciturnes qui traînent les lourds canons de siège, quand les éléphants ne veulent plus avancer sous le feu, arriva en s’épaulant ; sur leurs talons, marchant presque sur la chaîne, suivait un autre mulet de batterie, qui appelait avec affolement « Billy ».

— C’est une de nos recrues, dit le vieux Mulet au cheval de troupe. Ici, jeunesse. Assez braillé, l’obscurité n’a jamais encore fait de mal à personne.

Les bœufs de batterie se couchèrent en même temps et se mirent à ruminer, mais le jeune mulet se blottit contre Billy.

— Des choses ! fit-il. D’affreuses et horribles choses, Billy ! C’est entré dans nos lignes tandis que nous dormions. Pensez-vous que ça va nous tuer ?

— J’ai grande envie de t’allonger un coup de pied numéro un, dit Billy. A-t-on idée d’un mulet de quatre pieds six pouces, avec ton éducation, qui déshonore la Batterie devant ce gentleman ?

— Doucement, doucement ! dit le cheval de troupe. Souvenez-vous qu’on est toujours comme cela pour commencer. La première fois que j’ai vu un homme (c’était en Australie et j’avais trois ans), j’ai couru une demi-journée, et si ç’avait été un chameau, je courrais encore.

Presque tous nos chevaux de cavalerie anglaise dans l’Inde sont importés d’Australie, et sont dressés par les soldats eux-mêmes.

— C’est vrai, après tout, reprit Billy. Assez tremblé comme cela, jeunesse. La première fois qu’on me plaça sur le dos le harnais complet avec toutes ses chaînes, je me dressai sur mes jambes de devant, et à force de ruades jetai tout à terre. Je n’avais pas encore acquis la véritable science de ruer, mais ceux de la batterie disaient n’avoir jamais rien vu de tel.

— Mais ce n’était ni harnais ni rien qui tintât, dit le jeune mulet. Vous savez, Billy, que maintenant cela ne me fait rien. C’étaient des choses grandes comme des arbres, et elles tombaient du haut en bas des lignes et gargouillaient ; ma bride s’est cassée et je ne pouvais pas trouver mon conducteur. Je ne pouvais même pas vous trouver, Billy ; alors je me suis sauvé avec — avec ces gentlemen.

— Hum ! fit Billy. À l’annonce de la débandade des chameaux, j’ai filé pour mon propre compte. Lorsqu’un mulet de batterie… de batterie de canon à vis — traite de gentlemen des bœufs de batterie, il faut qu’il se sente bien ému. Qui êtes-vous, vous autres, là, par terre ?

Les bœufs refoulèrent leur nourriture, et répondirent tous deux à la fois :

— Le septième joug du premier canon de la Grosse Batterie de Siège. Nous dormions, lorsque les chameaux sont arrivés, mais quand on nous a marché dessus, nous nous sommes levés et nous sommes partis. Il vaut mieux dormir tranquilles dans la boue que d’être dérangés sur une bonne litière. Nous avons dit à notre ami qu’il n’y avait pas de quoi s’effrayer, mais il savait tant de choses qu’il en a pensé autrement. Wah !

Ils continuèrent à ruminer.

— Voilà ce que c’est d’avoir peur, dit Billy. On se fait blaguer par des bœufs de batterie. Je pense que cela te fait plaisir, jeunesse.

Les dents du jeune mulet sonnèrent, et j’entendis qu’il parlait de ne pas avoir peur d’aucun vieux bifteck du monde ; mais les bœufs se contentèrent de faire cliqueter leurs cornes l’une contre l’autre, et continuèrent de ruminer.

— Ne te fâche pas, maintenant, après avoir eu peur. C’est la pire espèce de couardise, dit le cheval de troupe. Je trouve très pardonnable d’avoir peur la nuit, lorsqu’on voit des choses qu’on ne comprend pas. On s’est échappé de nos piquets des douzaines de fois, par bandes de quatre cent cinquante ensemble, et cela parce qu’une nouvelle recrue s’était mise à nous conter des histoires de serpents-fouets qu’on trouve chez nous, en Australie, au point que nous mourions de peur à la seule vue des cordes pendantes de nos licous.

— Tout cela est bel et bon dans le camp, observa Billy ; je ne laisse pas de m’emballer moi-même, pour la farce, quand je reste à l’écurie un jour ou deux ; mais que faites-vous en campagne ?

— Oh ! c’est une tout autre paire de bottes, dit le cheval de troupe. J’ai Dick Cunliffe sur le dos, alors, et il m’enfonce ses genoux dans les côtes : tout ce que j’ai à faire, c’est de regarder où je mets le pied, de bien rassembler mon arrière-main et d’obéir aux rênes.

— Qu’est-ce que cela, obéir aux rênes ? demanda le Jeune Mulet.

— Par les gommiers bleus d’Australie, renâcla le cheval de troupe, voulez-vous me faire croire qu’on ne vous a pas appris dans votre métier ce que c’est que d’obéir aux rênes ? À quoi êtes-vous bons si vous ne pouvez pas tourner tout de suite lorsque la rêne vous presse l’encolure ? C’est une question de vie ou de mort pour votre homme et, bien entendu, de vie ou de mort pour vous. On commence à appuyer, l’arrière-main rassemblée, au moment où on sent la pression de la rêne sur l’encolure. Si on n’a pas la place de tourner, on pointe un peu et on se reçoit sur ses jambes de derrière. Voilà ce que c’est que d’obéir aux rênes.

— On ne nous apprend pas les choses de cette façon, dit Billy, le Mulet, froidement. On nous enseigne à obéir à


l’homme qui nous tient la figure : à avancer lorsqu’il le dit, et à reculer lorsqu’il le dit également. Je suppose que cela revient au même. Maintenant, tout ce beau métier de fantasia et de panache, qui doit être bien mauvais pour vos jarrets, à quoi vous mène-t-il ?

— Cela dépend, répondit le Cheval. Généralement, il me faut entrer au milieu d’un tas d’homme hurlants et chevelus, armés de couteaux… de longs couteaux brillants, pires que les couteaux du vétérinaire… et il me faut faire attention à ce que la botte de Dick touche juste, sans appuyer, la botte de son voisin. Je vois la lance de Dick à ma droite de mon œil droit, et je sais qu’il n’y a pas de danger. Je n’envie pas la place de l’homme ou du cheval qui se trouveraient dans notre chemin, à Dick et à moi, lorsque nous sommes pressés.

— Est-ce que les couteaux font mal ? demanda le Jeune Mulet.

— Heu… j’en ai reçu une estafilade en travers du poitrail une fois… mais ce n’était pas la faute de Dick…

— Je me serais bien occupé de qui c’était la faute, si on m’avait fait mal ! interrompit le Jeune Mulet.

— Il faut s’en occuper, repartit le cheval de troupe. Si vous n’avez pas confiance dans votre homme, aussi bien décamper tout de suite. Quelques-uns de nos chevaux s’y entendent, et je ne les blâme pas. Comme je le disais, ce n’était pas la faute de Dick. L’homme était couché sur le sol, et je m’allongeais pour ne pas l’écraser, mais il me lança une estocade de bas en haut. La prochaine fois que je franchis un homme couché par terre, je pose le pied dessus… et ferme.

— Hem ! dit Billy ; tout cela paraît bien absurde. Les couteaux me font l’effet de sales outils en toutes circonstances. Mieux vaut escalader une montagne, une selle bien équilibrée sur le dos, se cramponner des quatre pieds et des oreilles, grimper, ramper et se faufiler, jusqu’à ce qu’on débouche à ces centaines de pieds au-dessus de tout le monde, sur une saillie — juste la place de ses sabots. Alors, on s’arrête et on ne bouge plus — ne demande jamais à un homme de te tenir la tête, jeunesse… on ne bouge pas pendant qu’on visse les canons, et puis on regarde tomber parmi les hautes branches des arbres, très loin au-dessous, les petits obus pareils à des coquelicots.

— Vous ne butez donc jamais ? demanda le Cheval de Troupe.

— On dit que lorsqu’un mulet bronche, on peut fendre l’oreille à une poule, répondit Billy. De temps en temps, peut-être une selle mal paquetée fera verser un mulet, mais c’est très rare. Je voudrais pouvoir vous apprendre notre métier. C’est une belle chose. Eh bien ! Il m’a fallu trois ans pour découvrir ce que les hommes me voulaient. Toute la science consiste à ne pas se détacher sur la ligne du ciel, parce que, si vous le faites, on peut vous tirer dessus. Souviens-toi de cela, jeunesse. Reste toujours caché le mieux possible, même s’il faut faire un détour d’un mille dans ce but. C’est moi qui mène la batterie quand on arrive à ce genre d’escalade.

— Se laisser fusiller sans une chance de courir sus aux gens qui tirent ? fit le cheval de troupe en réfléchissant profondément. Je ne pourrais pas supporter cette idée-là. Je voudrais charger — avec Dick.

— Oh ! non, vous ne voudriez pas ; vous savez qu’aussitôt en position, ce sont les canons qui font toute la charge. Voilà qui est scientifique et net : mais les couteaux — pouah !

Il y avait quelque temps que le chameau de convoi balançait sa tête de-ci et de-là, cherchant à glisser un mot dans la conversation. Et je l’entendis qui disait timidement, en toussant pour s’éclaircir la gorge :

— J’ai — j’ai — j’ai fait un peu la guerre, mais ce n’était pas en grimpant, ni en courant comme cela.

— Non. Maintenant que tu le dis, repartit Billy, on s’en aperçoit. Tu n’as pas beaucoup l’air fait pour grimper ou courir. Eh bien ! comment cela se passait-il chez toi, balle de foin ?

— De la vraie manière, répondit le chameau. Nous nous couchions tous — —

— Oh ! Croupière et Martingale ! s’exclama le cheval de troupe entre ses dents. Couché !

— Nous nous couchions, une centaine environ… continua le chameau, en un grand carré, et les hommes empilaient nos kajawahs, nos charges et nos selles, à l’extérieur du carré ; puis ils tiraient par-dessus notre dos, oui, de toutes les faces du carré.

— Quelle sorte d’hommes ? N’importe quels hommes au hasard ? demanda le cheval de troupe. On nous apprend à l’école du cavalier à nous coucher et à laisser nos maîtres tirer par-dessus nous, mais Dick Cunliffe est le seul homme à qui je me fierais pour cela. Cela me chatouille au passage des sangles et, en outre, je n’y vois rien, avec la tête sur le sol.

— Que vous importe qui tire par-dessus vous ? répondit le chameau. Il y a beaucoup d’hommes et beaucoup de chameaux tout près, et des masses de fumée. Je n’ai pas peur, alors. Je reste tranquille, et j’attends.

— Et cependant, dit Billy, vous faites de mauvais rêves, et vous bouleversez le camp la nuit. Eh bien ! Avant que je m’étende — je ne parle pas de me coucher — et que je laisse un homme tirer par-dessus mon corps, mes talons et sa tête auraient quelque chose à se dire. A-t-on jamais entendu parler de choses pareilles !

Il y eut un long silence. Puis, un des bœufs de batterie leva sa grosse tête pour dire :

— Tout cela est vraiment fort absurde. Il n’y a qu’une manière de combattre.

— Oh ! allez-y, dit Billy. Je vous en prie, ne vous gênez pas pour moi. Je suppose que vous autres, vous combattez en vous tenant debout sur la queue ?

— Une seule manière, dirent-ils tous deux ensemble (Ils devaient être jumeaux). La voici : Mettre nos vingt attelages au gros canon aussitôt que Double-Queue commence à trompeter. (Double-Queue est le nom d’argot de camp par lequel on désigne l’éléphant.)

— Pourquoi Double-Queue trompette-t-il ? demanda le jeune mulet.

— Pour déclarer qu’il n’ira pas plus près de la fumée en face… Double-Queue est un grand poltron… Alors, nous tirons tous ensemble le gros canon — Heya — Hullah ! Heeyah ! Hullah ! Nous ne grimpons pas, nous autres, comme des chats, ni ne courons comme des veaux. Nous cheminons par la plaine unie, nos vingt jougs à la fois, jusqu’à ce qu’on nous dételle : puis, nous paissons tandis que les gros canons causent à travers la plaine avec quelque ville derrière des murs de terre. Et des pans de mur


croulent, et la poussière s’élève comme si là-bas de grands troupeaux rentraient à l’étable.

— Oh ! Et vous choisissez ce moment-là pour paître ? dit le jeune mulet.

— Ce moment ou un autre. Manger est toujours bon. Nous mangeons jusqu’à ce qu’on nous remette le joug, et tirons de nouveau le canon pour revenir où Double-Queue l’attend. Parfois, il y a dans la ville de gros canons qui répondent, et quelques-uns d’entre nous sont tués, mais alors, il y a plus à paître pour ceux qui restent. C’est le Destin — voilà tout. N’importe, Double-Queue est un grand poltron. Voilà la vraie manière de combattre. Nous sommes deux frères, nous venons de Hapour. Notre père était taureau sacré de Shiva. Nous avons dit.

— Eh bien ! j’ai certainement appris quelque chose ce soir, dit le cheval de troupe. Et vous, Messieurs de la batteries des canons à vis, vous sentez-vous enclins à manger quand on vous tire dessus avec de gros canons, et que Double-Queue suit par-derrière ?

— À peu près autant qu’à nous vautrer par terre et à laisser des hommes s’étaler sur nous, ou à courir parmi des gens à coutelas. Je n’ai jamais entendu pareilles billevesées. Une saillie de montagne, un fardeau bien équilibré, un conducteur à qui s’en remettre pour vous laisser poser les pieds à votre choix, et je suis votre mulet ; mais — les autres choses — — non ! dit Billy, en frappant du pied.

— Évidemment, reprit le cheval de troupe, tout le monde n’est pas fait du même bois, et je vois bien que dans la famille, du côté de votre père, on devait être lent à saisir beaucoup de choses.

— La famille de mon père ne vous regarde pas, s’écria Billy avec colère ; car tous les mulets détestent s’entendre rappeler que leur père est un âne. Mon père était un gentleman du Sud, qui n’aurait pas été gêné de mettre en charpie n’importe quel cheval. Mets-toi ça dans la tête, gros Brumby !

Brumby veut dire rossard sans origine. Imaginez les sentiments d’Ormonde si un cheval d’omnibus le traitait de carcan et vous pouvez vous figurer ce que ressentit le cheval australien. Je vis le blanc de ses yeux étinceler dans l’obscurité.

— Dites donc, fils de baudet d’importation malagais, fit-il en serrant les dents, je vous apprendrai que je suis apparenté, du côté de ma mère, à Carbine, le vainqueur de la Coupe de Melbourne, et nous ne sommes pas habitués, dans mon pays, à nous laisser passer sur le ventre par un mulet à langue de perroquet et à tête de cochon dans une batterie de pétardières et de chassepots. Êtes-vous prêt ?

— Debout, sur les jambes de derrière ! brailla Billy.

Tous deux se cabrèrent face à face et je m’attendais à un furieux combat, lorsqu’une voix gargouillante et qui roulait sourdement sortit de l’obscurité à droite.

— Enfants, qu’avez-vous à vous battre ? Calmez-vous.

Les deux bêtes retombèrent en renâclant de dégoût, car cheval ni mulet ne peuvent souffrir la voix de l’éléphant.

— C’est Double-Queue ! dit le cheval de troupe. Je ne peux pas le supporter. Une queue à chaque bout, c’est trop.

— Exactement mon avis, dit Billy, en se pressant contre le cheval pour se rassurer. On a des points communs.

— Nous tenons ça de nos mères, dit le cheval de troupe. À quoi bon se chamailler pour si peu ! Eh ! Double-Queue, êtes-vous attaché ?

— Oui, répondit Double-Queue, dont le rire roula tout le long de sa trompe. Je suis au piquet pour la nuit. J’ai entendu ce que vous disiez, vous autres. Mais n’ayez pas peur, je reste où je suis.

Les Bœufs et le Chameau dirent à mi-voix :

— Peur de Double-Queue, quelle absurdité !

Et les Bœufs continuèrent :

— Nous sommes fâchés que vous ayez entendu, mais, c’est vrai. Double-Queue, pourquoi avez-vous peur des canons lorsqu’ils parlent ?

— Eh bien ! dit Double-Queue, en frottant une de ses jambes de derrière contre l’autre, exactement comme un petit garçon qui récite une fable, je ne sais pas tout à fait si vous comprendriez.

— Nous ne comprenons pas, mais cependant il faut tirer jusqu’au bout les canons, reprirent les Bœufs.

— Je le sais et je sais aussi que vous êtes beaucoup plus braves que vous ne pensez. Mais, pour moi, c’est différent. Le capitaine de ma batterie m’a appelé l’autre jour « Pachyderme Anachronique ».

— Quelque autre façon de combattre, je suppose ? dit Billy qui reprenait ses esprits.

— Vous, vous ne savez pas ce que cela veut dire, naturellement. Moi, je le sais. Cela signifie : entre le zist et le zest, et c’est juste où j’en suis. Je puis voir dans ma tête ce qui arrivera quand un obus éclate ; et vous autres, bœufs, vous ne pouvez pas.

— Moi, je peux, dit le cheval de troupe, à peu près du moins. J’essaie de n’y pas penser.

— Je vois mieux que vous, et j’y pense, moi. J’ai plus de surface qu’un autre à préserver et je sais qu’une fois malade, personne ne connaît la manière de me soigner. Tout ce qu’ils peuvent faire est de suspendre la solde de mon cornac jusqu’à ce que je me remette, et je ne peux pas me fier à mon cornac.

— Ah ! dit le cheval de troupe. Cela explique tout. Je peux me fier à Dick.

— On me percherait un régiment entier de Dicks sur le dos, sans que je me comporte mieux. J’en sais juste assez pour me sentir mal à l’aise, et pas assez pour aller de l’avant malgré tout.

— Nous ne comprenons pas, dirent les Bœufs.

— Je sais que vous ne comprenez pas. Ce n’est pas à vous que je parle. Vous ne savez pas ce que c’est que du sang.

— Oui, nous le savons, répliquèrent les bœufs. C’est une chose rouge qui imbibe la terre et qui sent.

Le cheval de troupe lança une ruade, fit un bond, et s’ébroua.

— Ne parlez pas de cela, dit-il. Je le sens d’ici, rien que d’y penser. Cela donne envie de se sauver — quand on n’a pas Dick sur le dos.

— Mais il n’y en a pas ici, dirent le chameau et les bœufs. Pourquoi êtes-vous si stupide ?

— C’est une sale chose, dit Billy. Je n’ai pas envie de me sauver mais n’aime pas en parler.

— Vous y êtes ! dit Double-Queue, en agitant sa queue pour expliquer.

— Sûrement. Oui, nous avons été ici toute la nuit, dirent les bœufs.

Double-Queue frappa le sol du pied, en faisant résonner son anneau de fer.


— Oh ? je ne vous parle pas, à vous. Vous ne pouvez pas voir à l’intérieur de vos têtes.

— Non. Nous voyons par nos quatre yeux, dirent les Bœufs. Nous voyons droit en face de nous.

— Si je n’étais capable que de cela et de rien autre, vous n’auriez pas besoin de tirer les gros canons. Si je ressemblais à mon capitaine — il peut voir, lui, les choses à l’intérieur de sa tête avant que le feu commence, et il tremble du haut en bas, mais il en sait trop pour fuir — si je lui ressemblais, je pourrais tirer les canons à votre place. Mais si j’étais aussi malin que tout cela, je ne serais jamais venu ici. Je serais roi dans la forêt, comme j’avais coutume, dormant la moitié du jour et me baignant à mon gré. Je n’ai pas pris mon bain depuis un mois.

— Tout cela sonne très bien, dit Billy, mais il ne suffit pas de donner à une chose un nom qui n’en finit pas pour y changer quoi que ce soit.

— Chut ! fit le cheval de troupe. Je crois que je comprends ce que Double-Queue veut dire.

— Vous comprendrez mieux dans une minute, dit Double-Queue en colère. Pour le moment, expliquez-moi pourquoi vous n’aimez pas ceci !

Il se mit à trompeter furieusement de toute sa force.

— Arrêtez ! dirent ensemble Billy et le cheval de troupe.

Et je pus les entendre trépigner et frémir. La trompette d’un éléphant impressionne toujours désagréablement, surtout dans la nuit noire.

— Je ne m’arrêterai pas, dit Double-Queue. Tâchez


de m’expliquer cela, s’il vous plaît ? Hhrrmph ! Rrrt ! Rrrmph ! Rrrhha !

Puis il s’arrêta tout à coup, et j’entendis dans l’obscurité une petite plainte qui m’apprit que Vixen m’avait enfin retrouvé. Elle savait aussi bien que moi que la chose au monde que redoute le plus l’éléphant, c’est un petit chien qui aboie ; aussi, elle se mit en devoir de persécuter Double-Queue dans ses piquets et jappa autour de ses gros pieds. Double-Queue s’agita et cria :

— Allez-vous-en, petit chien ! Ne flairez pas mes chevilles, ou bien je vais vous donner un coup de pied. Bon petit chien — gentil petit chien. Là ! là ! Rentrez à la maison, vilaine bête jappante ! Oh ! personne ne l’ôtera donc de là ? Il va me mordre dans une minute.

— Paraît, dit Billy au cheval de troupe, que notre ami Double-Queue a peur à peu près de tout. Si on m’avait donné une pleine ration par chien auquel j’ai rué dans les mâchoires sur le champ de manœuvre, je serais à cette heure presque aussi gros que Double-Queue.

Je sifflai et Vixen courut à moi, toute crottée, me lécha le nez, et me raconta une longue histoire sur ses recherches à ma suite dans le camp. Je ne lui ai jamais laissé savoir que je comprenais le langage des bêtes, de peur qu’elle prenne ensuite toutes sortes de libertés. Aussi je la boutonnai dans le devant de mon manteau, tandis que Double-Queue s’agitait, foulait le sol, et grondait en lui-même :

— C’est extraordinaire ! Tout à fait extraordinaire ! Un mal qui court dans notre famille… Maintenant, où est-elle passée, la sale petite bête ?

Je l’entendis tâter autour de lui avec sa trompe.

— Je crois que nous avons tous nos faiblesses, chacun les siennes, continua-t-il, en se mouchant. Tout à l’heure, vous autres. Messieurs, paraissiez inquiets, je crois, lorsque je trompetais.

— Pas inquiets exactement, dit le cheval de troupe mais cela me faisait comme si j’avais eu des frelons à la place de ma selle. Ne recommencez pas.

— J’ai peur d’un petit chien, et le chameau que voici a peur, la nuit, des mauvais rêves.

— C’est heureux de n’avoir pas à combattre tous de la même façon, dit le cheval de troupe.

— Ce que je voudrais savoir, dit le jeune mulet, qui avait gardé le silence pendant longtemps, ce que je voudrais savoir, c’est pourquoi il nous faut combattre du tout.

— Parce qu’on nous le dit, fit le cheval de troupe, avec un ébrouement de mépris.

— Ordre donné, dit Billy, le Mulet.

Et ses dents sonnèrent.

Hukm hai ! (C’est l’ordre), dit le chameau avec un glouglou.

Et Double-Queue et les bœufs répétèrent :

Hukm hai !

— Oui, mais qui donne les ordres ? demanda le Mulet de Recrue.

— L’homme qui marche à votre tête.

— Ou qu’on porte sur le dos.

— Qui tient votre caveçon.

— Ou vous tord la queue, dirent Billy, le cheval de troupe, le chameau et les bœufs l’un après l’autre.

— Mais, à eux, qui donne des ordres ?

— Voilà que tu veux trop en savoir, jeunesse, dit Billy, bon moyen de s’attirer un coup de pied. Tout ce qu’il faut, c’est obéir à l’homme qui vous tient la figure, et sans faire de questions.

Il a raison, dit Double-Queue. Je ne peux pas toujours obéir, parce que je suis entre le zist et le zest ; mais Billy a raison. Obéissez à l’homme près de vous, qui donne l’ordre, ou bien vous arrêtez toute la batterie, et on vous rosse par-dessus le marché.

Les bœufs de batterie se levèrent pour s’en aller.

— Le matin vient, dirent-ils. Nous allons nous en retourner à nos lignes. C’est vrai, que nous ne voyons que devant nos yeux, et que nous ne sommes pas très habiles ; mais c’est nous cependant les seuls, ce soir, qui n’ayons pas eu peur. Bonsoir, gens de cœur.

Personne ne répondit, et le cheval de troupe demanda, pour changer de conversation :

— Où est ce petit chien ? Un chien quelque part, cela veut dire un homme.

— Ici, jappa Vixen, sous la culasse du canon, avec mon homme. C’est vous, grosse bête, gros étourneau de chameau, là-bas, c’est vous qui avez renversé notre tente. Mon homme est très en colère.

— Peuh ! dirent les bœufs. Il doit être blanc ?

— Naturellement, il l’est, dit Vixen : croyez-vous que c’est un bouvier noir qui me soigne ?

Huah ! Ouach ! Ugh ! firent les Bœufs. Allons-nous-en promptement.

Ils plongèrent dans la boue, et firent si bien qu’ils enfilèrent leur joug dans le timon d’un caisson de munitions, où il resta fixé.

— Maintenant, ça y est, dit Billy tranquillement ; ne vous débattez pas. Vous voilà en panne jusqu’au jour… Que diable vous prend-il ?

Les bœufs faisaient entendre les longs ronflements sifflants, familiers au bétail hindou, se poussaient, se bousculaient, tournaient sur eux-mêmes, piétinaient, glissaient et faillirent choir, pour finir, dans la boue tout en grondant de fureur.

— Vous allez vous casser le cou d’ici un instant, dit le cheval de troupe. Quelle mouche vous pique lorsqu’on parle d’homme blanc ? Je vis avec eux.

— Ils — nous — mangent ! Tire ! dit le bœuf le plus proche.

Le joug claqua avec un bruit sec, et ils disparurent pesamment.

Je ne savais pas auparavant ce qui effarouchait le bétail hindou à la vue des Anglais : nous mangeons du bœuf ! — viande à laquelle ne touche jamais un conducteur de bétail — et, naturellement, le bétail n’aime pas cela.

— Qu’on me fouette avec mes chaînes de bât, si j’aurais pensé que deux gros blocs pareils pouvaient perdre la tête ! dit Billy.

— N’importe, je vais voir cet homme. La plupart des hommes blancs, je le sais, ont des choses dans leurs poches, dit le cheval de troupe.

— Je vous laisse, alors. Je ne peux pas dire que je les aime plus que cela. D’ailleurs, les hommes blancs sans gîte pour dormir sont la plupart du temps des voleurs, et j’ai sur le dos pas mal de propriété du Gouvernement. Viens, jeunesse, et retournons à nos lignes. Bonne nuit, Australie. Au revoir, à la parade demain, je suppose ? Bonne nuit, vieille balle de foin ! — Tâche, une autre fois, de ne plus me frapper, hein ? Bonne nuit, Double-Queue ! Si vous nous dépassez sur le terrain, demain, ne trompetez pas. Cela dérange l’alignement.

Billy, le Mulet, s’en alla clopinant, de son pas à la fois boiteux et martial de vieux militaire ; la tête du cheval de troupe vint fouiller dans ma poitrine, et je lui donnai des biscuits tandis que Vixen, qui est la plus vaine des petites chiennes, lui contait des mensonges au sujet des douzaines de chevaux que nous possédions, elle et moi.

— Je vais à la parade demain dans mon dog-cart, dit-elle. Où serez-vous ?

— À la gauche du second escadron. C’est moi qui règle le pas pour toute la troupe, ma petite dame, répondit-il poliment. Maintenant, il me faut retourner auprès de Dick. Ma queue est toute crottée et il lui faudra deux heures de grosse besogne pour me panser avant la manœuvre.


La grande revue des trente mille hommes au complet avait lieu dans l’après-midi, et Vixen et moi nous occupions une bonne place, tout près du vice-roi et de l’amir d’Afghanistan. Celui-ci, coiffé d’un haut et gros bonnet d’astrakan noir, portait une grande étoile de diamants au milieu. La première partie de la revue fut superbe, et les régiments défilèrent vague sur vague de jambes se mouvant toutes ensemble et de fusils tous en ligne, jusqu’à nous brouiller les yeux. Puis la Cavalerie déboucha au son du beau galop de Bonnie Dundee, et Vixen dressa les oreilles sur la banquette du dog-cart. Le second escadron de lanciers fila devant nous, et le cheval de troupe parut, la queue en soie parfilée, faisant des courbettes, une oreille droite et l’autre couchée, réglant l’allure pour tout l’escadron. Et ses jambes allaient comme sur une mesure de valse. Puis vinrent les gros canons et j’aperçus Double-Queue avec deux autres éléphants, attelés de front à un canon de siège de quarante, tandis que vingt attelages de bœufs marchaient derrière. La septième paire, qui portait un joug neuf, semblait quelque peu lasse et courbatue. Enfin arrivèrent les canons à vis ; Billy, le mulet, se comportait comme s’il eût commandé toutes les troupes, et les cuivres de son harnais huilé de frais faisaient cligner les yeux. J’applaudis, tout seul, Billy le mulet, mais il n’aurait pour rien au monde regardé à droite ou à gauche.

La pluie se remit à tomber et, pendant quelque temps, il fit trop de brume pour distinguer les mouvements des troupes. Elles avaient formé un grand demi-cercle à travers la plaine et se déployaient en ligne. Cette ligne s’allongea, s’allongea, toujours, jusqu’à compter trois quarts de mille d’une aile à l’autre — solide mur d’hommes, de chevaux et de fusils. Puis cela marcha droit sur le vice-Roi et l’amir et, à mesure que cela se rapprochait, le sol se mit à trembler comme le pont d’un steamer lorsque les machines forcent la vapeur.

À moins d’y être on n’imagine pas l’effet effrayant de cette ruée en masse de troupes sur les spectateurs, même sachant que ce n’est qu’une revue. Je regardai l’amir. Jusque-là, il n’avait pas manifesté signe d’étonnement ou de quoi que ce fût ; mais alors, ses yeux commencèrent à s’ouvrir de plus en plus, il rassembla les rênes de son cheval et regarda derrière lui. Un instant, il sembla sur le point de tirer son sabre et de se tailler une route à travers les Anglais, hommes et femmes, qui se trouvaient dans les voitures à l’arrière.

Enfin la marche en avant s’arrêta court, le sol cessa de trembler, la ligne tout entière salua, et trente musiques commencèrent à jouer ensemble. C’était la fin de la revue, et les régiments retournèrent à leurs camps sous la pluie, tandis qu’une musique d’infanterie attaquait :

Les animaux allaient deux par deux !
_______Hourra !
Les animaux allaient deux par deux,
L’éléphant et le mulet de batterie,
Et ils entrèrent tous dans l’Arche
  Pour se mettre à l’abri de la pluie !

J’entendis alors un vieux chef de l’Asie Centrale, à longue chevelure grise, venu du Nord avec l’amir, poser ces questions à un officier indigène :

— Maintenant, dit-il, comment a-t-on accompli cette chose étonnante ?

L’Officier répondit :

— Un ordre a été donné, auquel on a obéi.

— Mais les bêtes sont-elles donc aussi sages que les hommes ? demanda le Chef.

— Elles obéissent, comme font les hommes : mulet, cheval, éléphant ou bœuf obéit à son conducteur, le conducteur à son capitaine, le capitaine à son major, le major à son colonel, le colonel au brigadier commandant trois régiments, le brigadier au général, qui obéit au Vice-Roi, qui est le serviteur de l’Impératrice. Voilà comment cela se fait.

— Je voudrais bien qu’il en soit de même en Afghanistan ! dit le Chef ; car, là, nous n’obéissons qu’à notre propre volonté.

— Et c’est pour cela, dit l’Officier indigène, en frisant sa moustache, qu’il faut à votre Amir, auquel vous n’obéissez pas venir ici prendre les ordres de notre Vice-Roi.



CHANT DE PARADE DES ANIMAUX DU CAMP


Éléphants de batterie.


ALEXANDRE nous emprunta la force de l’Alcide,
La sagesse de nos fronts, la ruse de nos genoux.
Depuis, aux cous asservis pèse encor son joug solide.
Aux attelages de dix pieds faites place, tous,
_____________Au cortège
_______Des grosses pièces de siège !


Bœufs de batterie.


Ces héros enharnachés ont peur d’un boulet de Quatre,
La poudre les incommode, ils n’aiment plus à se battre,
Alors, nous entrons en jeu, nous hâlons, nous autres bœufs,
Aux attelages de vingt jougs, faites place, tous,
_____________Au cortège
_______Des grosses pièces de siège !


Chevaux de cavalerie.


Par ma marque à l’épaule, il n’est pas de chansons
Qui vaillent l’air des Lanciers, Houzards et Dragons,
Mieux me plaît qu’ « Au Pansage » ou bien « À l’Écurie »
Le galop pour défiler de Bonnie Dundee ![1]
Du foin, des égards, de l’étrille et du mors
De bons cavaliers et l’espace au dehors,
Par escadrons ! En colonne ! et je parie
Qu’on nous voit bien défiler à Bonnie Dundee.


Mulets de bât.


Quand mes compagnons et moi nous prenons, le long du chemin de la côte,
Un sentier perdu de cailloux bossus, nous marchons sans faire de faute,
____Car on peut grouiller et grimper, mes gars,
____N’importe où, paraître et dire : Voilà !
____Mais lorsqu’à la cime on se range,
____Le bonheur complet, c’est si l’on avait
____Une patte ou deux de rechange !

Merci donc, sergent, qui passes devant, lorsque la route n’est pas large,
Et sur toi malheur, failli conducteur, qui n’amarres pas droit ta charge :
____Car on peut grouiller et grimper, mes gars,
____N’importe où paraître et dire : Voilà !

____Mais lorsqu’à la cime on se range,
____Le bonheur complet, c’est si l’on avait
____Une patte ou deux de rechange !


Chameaux du commissariat.


Nous n’avons jamais eu nul vieux refrain chameau
Pour aider à traîner notre cahin-caha,
Mais chacun de nos cous est un trombone en peau
(Rtt-ta-ta-ta ! Chacun est un trombone en peau !)
Notre seule chanson de marche, écoutez-la :
Peux pas ! Veux pas ! N’irai pas ! Rien savoir !
Qu’on se le passe et allez voir !
Un bât tourne, tant pis, si ce n’est pas le mien ;
Une charge a glissé — halte, hurrah ! Crions bien !
Urrh ! Yarrh ! Crr ! rrh !
Quelqu’un écope et pas pour rien !


Tous les animaux ensemble.


____Nous sommes les enfants du Camp,
____Nous servons chacun à son rang,
____Fils du joug, du bât, des fardeaux,
____Harnais au flanc, ou sac au dos.
____Voyez notre ligne ondulée,
____Ainsi qu’une entrave doublée,
____Qui, par la plaine, va, glissant,
____Tout balayer au champ du sang ;
____Tandis qu’à nos côtés les hommes,
____Poudreux, muets et les yeux lourds,
____Ne savent pas pourquoi nous sommes,

____Eux et nous, voués sans retour,
____À souffrir et marcher toujours.
____Nous sommes les enfants du Camp,
____Nous servons chacun à son rang,
____Fils du joug, du bât, des fardeaux,
____Harnais au flanc et sac au dos !



  1. Vieil air de ralliement des partisans des Stuarts au temps de Cromwell. Il rythme, en général, les défilés au galop dans la cavalerie anglaise.