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Le Livre de mon ami/Le Livre de Suzanne/Suzanne

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Calmann-Lévy (p. 193-223).
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Le livre de Suzanne

I

SUZANNE

I

LE COQ

Suzanne ne s’était pas encore mise à la recherche du beau. Elle s’y mit à trois mois et vingt jours avec beaucoup d’ardeur.

C’était dans la salle à manger. Elle a, cette salle, un faux air d’ancienneté à cause des plats de faïence, des bouteilles de grès, des buires d’étain et des fioles de verre de Venise qui chargent les dressoirs. C’est la maman de Suzanne qui a arrangé tout cela en Parisienne entichée de bibelots. Suzanne, au milieu de ces vieilleries, paraît plus fraîche dans sa robe blanche brodée, et l’on se dit, en la voyant là : « C’est, en vérité, une petite créature toute neuve ! »

Elle est indifférente à cette vaisselle d’aïeux, aux vieux portraits noirs et aux grands plats de cuivre pendus aux murs. Je compte bien que, plus tard, toutes ces antiquités lui donneront des idées fantastiques et feront germer dans sa tête des rêves bizarres, absurdes et charmants. Elle aura ses visions. Elle y exercera, si son esprit s’y prête, cette jolie imagination de détail et de style qui embellit la vie. Je lui conterai des histoires insensées qui ne seront pas beaucoup plus fausses que les autres, mais qui seront beaucoup plus belles ; elle en deviendra folle. Je souhaite à tous ceux que j’aime un petit grain de folie. Cela rend le cœur gai. En attendant, Suzanne ne sourit même pas au petit Bacchus assis sur son tonneau. On est sérieux, à trois mois et vingt jours.

Or, c’était un matin, un matin d’un gris tendre. Des liserons emmêlés à la vigne vierge encadraient la fenêtre de leurs étoiles diversement nuancées. Nous avions fini de déjeuner, ma femme et moi, et nous causions comme des gens qui n’ont rien à dire. C’était une de ces heures où le temps coule comme un fleuve tranquille. Il semble qu’on le voie couler et que chaque mot qu’on dit soit un petit caillou qu’on y jette. Je crois bien que nous parlions de la couleur des yeux de Suzanne. C’est un sujet inépuisable.

— Ils sont d’un bleu d’ardoise.

— Ils ont un ton de vieil or et de soupe à l’oignon.

— Ils ont des reflets verts.

— Tout cela est vrai ; ils sont miraculeux.

En ce moment Suzanne entra ; ils étaient, pour cette fois, de la couleur du temps, qui était d’un si joli gris. Elle entra dans les bras de sa bonne. L’élégance mondaine voudrait que ce fût dans les bras de sa nourrice. Mais Suzanne fait comme l’agneau de La Fontaine et comme tous les agneaux : elle tette sa mère. Je sais bien qu’en pareil cas et dans cet excès de rusticité, on doit sauver au moins les apparences et avoir une nourrice sèche. Une nourrice sèche a des grosses épingles et des rubans à son bonnet comme une autre nourrice ; il ne lui manque que du lait. Le lait, cela regarde seulement l’enfant, tandis que tout le monde voit les rubans et les épingles. Quand une mère a la faiblesse de nourrir, elle prend, pour cacher sa honte, une nourrice sèche.

Mais la maman de Suzanne est une étourdie qui n’a pas songé à ce bel usage.

La bonne de Suzanne est une petite paysanne qui vient de son village, où elle a élevé sept ou huit petits frères, et qui chante du matin au soir des chansons lorraines. On lui accorda une journée pour voir Paris ; elle revint enchantée : elle avait vu de beaux radis. Le reste ne lui semblait point laid, mais les radis l’émerveillaient : elle en écrivit au pays. Cette simplicité la rend parfaite avec Suzanne, qui, de son côté, ne semble remarquer dans la nature entière que les lampes et les carafes.

Quand Suzanne parut, la salle à manger devint très gaie. On rit à Suzanne ; Suzanne nous rit : il y a toujours moyen de s’entendre quand on s’aime. La maman tendit ses bras souples, sur lesquels la manche du peignoir coulait dans l’abandon d’un matin d’été. Alors Suzanne tendit ses petits bras de marionnette qui ne pliaient pas dans leur manche de piqué. Elle écartait les doigts, en sorte qu’on voyait cinq petits rayons roses au bout des manches. Sa mère, éblouie, la prit sur ses genoux, et nous étions tous trois parfaitement heureux ; ce qui tient peut-être à ce que nous ne pensions à rien. Cet état ne pouvait durer. Suzanne, penchée vers la table, ouvrit les yeux, tant et si bien, qu’ils devinrent tout ronds, et secoua ses petits bras comme s’ils eussent été en bois, ainsi qu’ils en avaient l’air. Il y avait de la surprise et de l’admiration dans son regard. Sur la stupidité touchante et vénérable de son petit visage, on voyait se glisser je ne sais quoi de spirituel.

Elle poussa un cri d’oiseau blessé.

— C’est peut-être une épingle qui l’a piquée, pensa sa mère, fort attachée, par bonheur, aux réalités de la vie.

Ces épingles anglaises se défont sans qu’on s’en aperçoive et Suzanne en a huit sur elle !

Non, ce n’était pas une épingle qui la piquait. C’était l’amour du beau.

— L’amour du beau à trois mois et vingt jours ?

— Jugez plutôt : coulée à demi hors des bras de sa mère, elle agitait les poings sur la table et, s’aidant de l’épaule et du genou, soufflant, toussant, bavant, elle parvint à embrasser une assiette. Un vieil ouvrier rustique de Strasbourg (ce devait être un homme simple ; la paix soit à ses os !) avait peint sur cette assiette un coq rouge.

Suzanne voulut prendre ce coq ; ce n’était pas pour le manger, c’était donc parce qu’elle le trouvait beau. Sa mère, à qui je fis ce simple raisonnement, me répondit :

— Que tu es bête ! si Suzanne avait pu saisir ce coq, elle l’aurait mis tout de suite à sa bouche au lieu de le contempler. Vraiment, les gens d’esprit n’ont pas le sens commun !

— Elle n’y eût point manqué, répondis-je ; mais qu’est-ce que cela prouve, sinon que ses facultés diverses et déjà nombreuses ont pour principal organe la bouche ? Elle a exercé sa bouche avant d’exercer ses yeux, et elle a bien fait ! Maintenant sa bouche exercée, délicate et sensible, est le meilleur moyen de connaissance qu’elle ait encore à son service. Elle a raison de l’employer. Je vous dis que votre fille est la sagesse même. Oui, elle aurait mis le coq dans sa bouche ; mais elle l’y aurait mis comme une belle chose et non comme une chose nourrissante. Notez que cette habitude, qui existe en fait chez les petits enfants, reste en figure dans la langue des hommes. Nous disons goûter un poème, un tableau, un opéra.

Pendant que j’exprimais ces idées insoutenables que le monde philosophique accepterait toutefois, si elles étaient émises dans un langage inintelligible, Suzanne frappait l’assiette avec ses poings, la grattait de l’ongle, lui parlait (et dans quel joli babil mystérieux !) puis la retournait avec de grandes secousses.

Elle n’y mettait pas beaucoup d’adresse ; non ! et ses mouvements manquaient d’exactitude. Mais un mouvement, si simple qu’il paraisse, est très difficile à faire quand il n’est pas habituel. Et quelles habitudes voulez-vous qu’on ait à trois mois et vingt jours ? Songez à ce qu’il faut gouverner de nerfs, d’os et de muscles pour seulement lever le petit doigt. Conduire tous les fils des marionnettes de M. Thomas Holden n’est, en comparaison, qu’une bagatelle. Darwin, qui est un observateur sagace, s’émerveillait de ce que les petits enfants pussent rire et pleurer. Il écrivit un gros volume pour expliquer comment ils s’y prenaient. Nous sommes sans pitié, « nous autres savants », comme dit M. Zola.

Mais je ne suis pas, heureusement, un aussi grand savant que M. Zola. Je suis superficiel. Je ne fais pas des expériences sur Suzanne, et je me contente de l’observer, quand je puis le faire sans la contrarier.

Elle grattait son coq et devenait perplexe, ne concevant pas qu’une chose visible fût insaisissable. Cela passait son intelligence, que d’ailleurs tout passe. C’est même cela qui rend Suzanne admirable. Les petits enfants vivent dans un perpétuel miracle ; tout leur est prodige ; voilà pourquoi il y a une poésie dans leur regard. Près de nous, ils habitent d’autres régions que nous. L’inconnu, le divin inconnu les enveloppe.

— Petite bête ! dit sa maman.

— Chère amie, votre fille est ignorante, mais raisonnable. Quand on voit une belle chose, on veut la posséder. C’est un penchant naturel, que les lois ont prévu. Les Bohémiens de Béranger, qui disent que voir, c’est avoir, sont des sages d’une espèce fort rare. Si tous les hommes pensaient comme eux, il n’y aurait pas de civilisation et nous vivrions nus et sans arts comme les habitants de la Terre de Feu. vous n’êtes point de leur sentiment ; vous aimez les vieilles tapisseries où l’on voit des cigognes sous des arbres et vous en couvrez tous les murs de la maison. Je ne vous le reproche pas, loin de là. Mais comprenez donc Suzanne et son coq.

— Je la comprends, elle est comme petit Pierre, qui demanda la lune dans un seau d’eau. On ne la lui donna pas. Mais, mon ami, n’allez pas dire qu’elle prend un coq peint pour un coq véritable, puisqu’elle n’en a jamais vu.

— Non ; mais elle prend une illusion pour une réalité. Et les artistes sont bien un peu responsables de sa méprise. Voilà bien longtemps qu’ils cherchent à imiter, par des lignes et des couleurs, la forme des choses. Depuis combien de milliers d’années est mort ce brave homme des cavernes qui grava d’après nature un mammouth sur une lame d’ivoire ! La belle merveille qu’après tant et de si longs efforts dans les arts d’imitation ils soient parvenus à séduire une petite créature de trois mois et vingt jours ! Les apparences ! Qui ne séduisent-elles pas ? La science elle-même, dont on nous assomme, va-t-elle au-delà de ce qui semble ? Qu’est-ce que monsieur le professeur Robin trouve au fond de son microscope ? Des apparences et rien que des apparences. « Nous sommes vainement agités par des mensonges », a dit Euripide…

Je parlais ainsi et, me préparant à commenter le vers d’Euripide, j’y aurais sans doute trouvé des significations profondes auxquelles le fils de la marchande d’herbes n’avait jamais pensé. Mais le milieu devenait tout à fait impropre aux spéculations philosophiques ; car, ne pouvant parvenir à détacher le coq de l’assiette, Suzanne se jeta dans une colère qui la rendit rouge comme une pivoine, lui élargit le nez à la façon des Cafres, lui remonta les joues dans les yeux et les sourcils jusqu’au sommet du front. Ce front, tout à coup rougi, bouleversé, travaillé de bosses, de cavités, de sillons contraires, ressemblait à un sol volcanique. Sa bouche se fendit jusqu’aux oreilles et il en sortit, entre les gencives, des hurlements barbares.

— À la bonne heure ! m’écriai-je. Voilà l’éclat des passions ! Les passions, il n’en faut pas médire. Tout ce qui se fait de grand en ce monde est fait par elles. Et voici qu’un de leurs éclairs rend un tout petit bébé presque aussi effrayant qu’une menue idole chinoise. Ma fille, je suis content de vous. Ayez des passions fortes, laissez-les grandir et croissez avec elles. Et si, plus tard, vous devenez leur maîtresse inflexible, leur force sera votre force et leur grandeur votre beauté. Les passions, c’est toute la richesse morale de l’homme.

— Quel vacarme ! s’écrie la maman de Suzanne. On ne s’entend plus dans cette salle, entre un philosophe qui déraisonne et un bébé qui prend un coq peint pour je ne sais quoi de véritable. Les pauvres femmes ont bien besoin de sens commun pour vivre avec un mari et des enfants !

— Votre fille, répondis-je, vient de chercher le beau pour la première fois. C’est la fascination de l’abîme, dirait un romantique ; c’est, dirai-je, l’exercice naturel des nobles esprits. Mais il ne faut pas s’y livrer trop tôt et avec des méthodes trop insuffisantes. Chère amie, vous avez des charmes souverains pour calmer les douleurs de Suzanne. Endormez votre fille.

II

ÂMES OBSCURES

Tout dans l’immuable nature
Est miracle aux petits enfants ;
Ils naissent, et leur âme obscure
Éclot dans des enchantements.

Le reflet de cette magie
Donne à leur regard un rayon.
Déjà la belle Illusion
Excite leur frêle énergie.

L’inconnu, l’inconnu divin
Les baigne comme une eau profonde,
On les presse, on leur parle en vain :
Ils habitent un autre monde.

Leurs yeux purs, leurs yeux grands ouverts
S’emplissent de rêves étranges.
Oh ! qu’ils sont beaux, ces petits anges,
Perdus dans l’antique univers !


Leur tête légère et ravie
Songe tandis que nous pensons
Ils font de frissons en frissons
La découverte de la vie.

III

L’ÉTOILE

Suzanne a accompli ce soir le douzième mois de son âge, et depuis un an qu’elle est sur cette vieille terre, elle a fait bien des expériences. Un homme capable de découvrir en douze ans autant de choses et de si utiles que Suzanne en a découvertes en douze mois serait un mortel divin. Les petits enfants sont des génies méconnus ; ils prennent possession du monde avec une énergie surhumaine. Rien ne vaut cette première poussée de la vie, ce premier jet de l’âme.

Concevez-vous que ces petits êtres voient, touchent, parlent, observent, comparent, se souviennent ? Concevez-vous qu’ils marchent, qu’ils vont et viennent ? Concevez-vous qu’ils jouent, car le jeu est le principe de tous les arts. Des poupées et des chansons, c’est déjà presque tout Shakspeare.

Suzanne a une grande corbeille pleine de joujoux, dont quelques-uns seulement sont des joujoux par nature et par destination, tels qu’animaux en bois blanc et bébés de caoutchouc. Les autres ne sont devenus des jouets que par un tour particulier de leur fortune : ce sont de vieux porte-monnaie, des chiffons, des fonds de boîtes, un mètre, un étui à ciseaux, une bouillotte, un indicateur des chemins de fer et un caillou. Ils sont les uns et les autres pitoyablement avariés. Chaque jour, Suzanne les tire un par un de la corbeille pour les donner à sa mère. Elle n’en remarque aucun d’une façon spéciale, et elle ne fait généralement aucune distinction entre ce petit bien et le reste des choses. Le monde est pour elle un immense joujou découpé et peint.

Si on voulait se pénétrer de cette conception de la nature et y rapporter tous les actes, toutes les pensées de Suzanne, on admirerait la logique de cette petite âme ; mais on la juge d’après nos idées, non d’après les siennes. Et, parce qu’elle n’a pas notre raison, on décide qu’elle n’a pas de raison. Quelle injustice ! Moi qui sais me mettre au vrai point de vue, je découvre un esprit de suite là où le vulgaire n’aperçoit que des façons incohérentes.

Pourtant, je ne m’abuse pas ; je ne suis pas un père idolâtre ; je reconnais que ma fille n’est pas beaucoup plus admirable qu’un autre enfant. Je n’emploie pas, en parlant d’elle, des expressions exagérées. Je dis seulement à sa mère :

— Chère amie, nous avons là une bien jolie petite fille.

Elle me répond à peu près ce que madame Primerose répondait quand ses voisins lui faisaient un semblable compliment :

— Mon ami, Suzanne est ce que Dieu l’a faite : assez belle, si elle est assez bonne.

Et, en disant cela, elle répand sur Suzanne un long regard magnifique et candide, où l’on devine, sous les paupières abaissées, des prunelles brillantes d’orgueil et d’amour.

J’insiste, je dis :

— Convenez qu’elle est jolie.

Mais elle a, pour n’en pas convenir, plusieurs raisons que je découvre mieux encore qu’elle ne ferait elle-même.

Elle veut s’entendre dire encore et toujours que sa petite enfant est jolie. En le disant elle-même, elle croirait manquer à certaine bienséance, et ne pas montrer toute la délicatesse qu’il faut. Elle craindrait surtout d’offenser on ne sait quelle puissance invisible, obscure, qu’elle ne connaît pas, mais qu’elle sent là, dans l’ombre, prête à punir sur leurs bébés les mamans qui s’enorgueillissent.

Et quel heureux ne le craindrait pas, ce spectre si certainement caché dans les rideaux de la chambre ? Qui donc, le soir, pressant dans ses bras sa femme et son enfant, oserait dire, en présence du monstre invisible : « Mes cœurs, où en sommes-nous de notre part de joie et de beauté ? » C’est pourquoi je dis à ma femme :

— Vous avez raison, chère amie, vous avez toujours raison. Le bonheur repose ici, sous ce petit toit. Chut ! Ne faisons pas de bruit : il s’envolerait. Les mères athéniennes craignaient Némésis, cette déesse toujours présente, jamais visible, dont elles ne savaient rien, sinon qu’elle était la jalousie des dieux, Némésis, hélas ! dont le doigt se reconnaissait partout, à toute heure, dans cette chose banale et mystérieuse : l’accident. Les mères athéniennes !… J’aime à me figurer une d’elles endormant au cri des cigales, sous le laurier, au pied de l’autel domestique, son nourrisson nu comme un petit dieu.


« J’imagine qu’elle se nommait Lysilla, qu’elle craignait Némésis comme vous la craignez, mon amie, et que, comme vous, loin d’humilier les autres femmes par l’éclat d’un faste oriental, elle ne songeait qu’à se faire pardonner sa joie et sa beauté… Lysilla, Lysilla ! avez-vous donc passé sans laisser sur la terre une ombre de votre forme, un souffle de votre âme charmante ? Êtes-vous donc comme si vous n’aviez jamais été ? »


La maman de Suzanne coupe le fil capricieux de ces pensées.

— Mon ami, dit-elle, pourquoi parlez-vous ainsi de cette femme ? Elle eut son temps comme nous avons le nôtre. Ainsi va la vie.

— Vous concevez donc, mon âme, que ce qui a été puisse n’être plus ?

— Parfaitement. Je ne suis pas comme vous qui vous étonnez de tout, mon ami.

Et ces paroles, elle les prononce d’un ton tranquille en préparant la toilette de nuit de Suzanne. Mais Suzanne refuse obstinément de se coucher.

Ce refus passerait dans l’histoire romaine pour un beau trait de la vie d’un Titus, d’un Vespasien ou d’un Alexandre Sévère. Ce refus fait que Suzanne est grondée. Justice humaine, te voilà ! À vrai dire, si Suzanne veut rester debout, c’est, non pas pour veiller au salut de l’Empire, mais pour fouiller dans le tiroir d’une vieille commode hollandaise à gros ventre et à massives poignées de cuivre.

Elle y plonge ; elle se tient d’une main au meuble, et, de l’autre, elle empoigne des bonnets, des brassières, des robes qu’elle jette, avec un grand effort, à ses pieds, en poussant de petits cris changeants, légers et sauvages. Son dos, couvert d’un fichu en pointe, est d’un ridicule attendrissant ; sa petite tête, qu’elle tourne par moments vers moi, exprime une satisfaction plus touchante encore.


Je n’y puis tenir. J’oublie Némésis, je m’écrie :

— Voyez-la : elle est adorable dans son tiroir ! »

D’un geste à la fois mutin et craintif, sa maman me met un doigt sur la bouche. Puis elle retourne auprès du tiroir saccagé. Cependant je poursuis ma pensée :

— Chère amie, si Suzanne est admirable par ce qu’elle sait, elle est non moins admirable par ce qu’elle ne sait pas. C’est dans ce qu’elle ignore qu’elle est pleine de poésie.


À ces mots, la maman de Suzanne tourna ses yeux vers moi en souriant un peu de côté, ce qui est signe de moquerie, puis elle s’écria :

— La poésie de Suzanne ! la poésie de votre fille ! Mais elle ne se plaît qu’à la cuisine, votre fille ! Je la trouvai l’autre jour radieuse au milieu des épluchures. Vous appelez cela de la poésie, vous ?

— Sans doute, chère amie, sans doute. La nature tout entière se reflète en elle avec une si magnifique pureté, qu’il n’y a rien au monde de sale pour elle, pas même le panier aux épluchures. C’est pourquoi vous la trouvâtes perdue, l’autre jour, dans l’enchantement des feuilles de chou, des pelures d’oignon et des queues de crevettes. C’était un ravissement, madame. Je vous dis qu’elle transforme la nature avec une puissance angélique, et que tout ce qu’elle voit, tout ce qu’elle touche s’empreint pour elle de beauté.

Pendant ce discours, Suzanne quitta sa commode et s’approcha de la fenêtre. Sa mère l’y suivit et la prit dans ses bras. La nuit était tranquille et chaude. Une ombre transparente baignait la fine chevelure de l’acacia dont nous voyions les fleurs tombées former des traînées blanches dans notre cour. Le chien dormait, les pattes hors de sa niche. La terre était trempée au loin d’un bleu céleste. Nous nous taisions tous trois.

Alors, dans le silence, dans l’auguste silence de la nuit, Suzanne leva le bras aussi haut qu’il lui fut possible et, du bout de son doigt, qu’elle ne peut jamais ouvrir tout à fait, elle montra une étoile. Ce doigt, qui est d’une petitesse miraculeuse, se courbait par intervalles comme pour appeler.

Et Suzanne parla à l’étoile !

Ce qu’elle disait n’était pas composé de mots, c’était un parler obscur et charmant, un chant étrange, quelque chose de doux et de profondément mystérieux, ce qu’il faut enfin pour exprimer l’âme d’un bébé quand un astre s’y reflète.

— Elle est drôle, cette petite, dit sa mère en l’embrassant.

IV

GUIGNOL

Hier, j’ai mené Suzanne à Guignol. Nous y prîmes tous deux beaucoup de plaisir ; c’est un théâtre à la portée de notre esprit. Si j’étais auteur dramatique, j’écrirais pour les marionnettes. Je ne sais si j’aurais assez de talent pour réussir ; du moins, la tâche ne me ferait point trop de peur. Quant à composer des phrases pour la bouche savante des belles comédiennes de la Comédie-Française, je n’oserais jamais. Et puis, le théâtre, comme l’entendent les grandes personnes, est quelque chose d’infiniment trop compliqué pour moi. Je ne comprends rien aux intrigues bien ourdies. Tout mon art serait de peindre des passions, et je choisirais les plus simples. Cela ne vaudrait rien pour le Gymnase, le Vaudeville ou le Français : mais ce serait excellent pour Guignol.

Ah ! c’est là que les passions sont simples et fortes. Le bâton est leur instrument ordinaire. Il est certain que le bâton dispose d’une grande force comique. La pièce reçoit de cet agent une vigueur admirable ; elle se précipite vers le « grand charassement final ». C’est ainsi que les Lyonnais, chez qui le type de Guignol fut créé, désignent la mêlée générale qui termine toutes les pièces de son répertoire. C’est une chose éternelle et fatale que ce « grand charassement » ! C’est le 10 août, c’est le 9 thermidor, c’est Waterloo !

Je vous disais donc que j’ai mené hier Suzanne à Guignol. La pièce que nous vîmes représenter pèche sans doute par quelques endroits ; je lui trouvai notamment des obscurités ; mais elle ne peut manquer de plaire à un esprit méditatif, car elle donne beaucoup à penser. Telle que je l’ai comprise, elle est philosophique ; les caractères en sont vrais et l’action en est forte. Je vais vous la conter comme je l’ai entendue.

Quand la toile se leva, nous vîmes paraître Guignol lui-même. Je le reconnus ; c’était bien lui. Sa face large et placide gardait la trace des vieux coups de bâton qui lui avaient aplati le nez, sans altérer l’aimable ingénuité de son regard et de son sourire.

Il ne portait ni la souquenille en serge ni le bonnet de coton qu’en 1815, sur l’allée des Brotteaux, les Lyonnais ne pouvaient regarder sans rire. Mais, si quelque survivant de ces petits garçons qui virent ensemble, au bord du Rhône, Guignol et Napoléon, était venu, avant de mourir de vieillesse, s’asseoir hier avec nous aux Champs-Elysées, il aurait reconnu le fameux « salsifis » de sa chère marionnette, la petite queue qui frétille si drôlement sur la nuque de Guignol. Le reste du costume, habit vert et bicorne noir, était dans la vieille tradition parisienne qui fait de Guignol une espèce de valet.

Guignol nous regarda avec ses grands yeux, et je fus tout de suite gagné par son air de candeur effrontée et cette visible simplicité d’âme qui donne au vice une inaltérable innocence. C’était bien là, pour l’âme et l’expression, le Guignol guignolant que le bonhomme Mourguet, de Lyon, anima avec tant de fantaisie. Je croyais l’entendre répondre à son propriétaire, M. Canezou, qui lui reproche de « faire des contes à dormir debout » :

— Vous avez bien raison : allons nous coucher.

Notre Guignol n’avait encore rien dit ; sa petite queue frétillait sur sa nuque. On riait déjà.


Gringalet, son fils, vint le rejoindre et lui donna un grand coup de tête dans le ventre avec une grâce naturelle. Le public ne s’en fâcha point ; au contraire il éclata de rire. Un tel début est le comble de l’art. Et, si vous ne savez point pourquoi cette audace réussit, je vais vous le dire : Guignol est valet et porte la livrée. Gringalet, son fils, porte la blouse ; il ne sert personne et ne sert à rien. Cette supériorité lui permet de malmener son père sans manquer aux convenances.

C’est ce que Mademoiselle Suzanne comprit parfaitement et son amitié pour Gringalet ne fut point diminuée. Gringalet est, en effet, un personnage sympathique. Il est grêle et mince ; mais son esprit est plein de ressources. C’est lui qui rosse le gendarme. À six ans, mademoiselle Suzanne a son opinion faite sur les agents de l’autorité : elle est contre eux et rit quand Pandore est bâtonné. Elle a tort sans doute. Pourtant, il me déplairait, je l’avoue, qu’elle n’eût point ce tort. J’aime qu’à tout âge on soit un peu mutin. Celui qui vous parle est un paisible citoyen, respectueux de l’autorité et fort soumis aux lois ; cependant si, devant lui, on joue un bon tour à un gendarme, à un sous-préfet ou à un garde champêtre, il sera le premier à en rire. Mais nous en étions à une contestation entre Guignol et Gringalet.


Mademoiselle Suzanne donne raison à Gringalet. Je donne raison à Guignol. Écoutez et jugez : Guignol et Gringalet ont longtemps cheminé pour atteindre un village mystérieux, qu’eux seuls ont découvert et où courraient en foule les hommes hardis et cupides, s’ils le connaissaient. Mais ce village est mieux caché que ne le fut, pendant cent années, le château de la Belle au bois dormant. Il y a quelque magie à cela ; car le lieu est habité par un enchanteur, qui réserve un trésor à quiconque sortira victorieux de plusieurs épreuves, dont l’idée seule fait frémir d’épouvante. Nos deux voyageurs entrent dans la région enchantée, avec des dispositions bien dissemblables. Guignol est las ; il se couche. Son fils lui reproche cette mollesse.

— Est-ce ainsi, lui dit-il, que nous nous emparerons des trésors que nous sommes venus chercher ?

Et Guignol répond :

— Est-il un trésor qui vaille le sommeil ?

J’aime cette réponse. Je vois en Guignol un sage qui sait la vanité de toute chose, et qui aspire au repos comme à l’unique bien après les agitations coupables ou stériles de la vie. Mais mademoiselle Suzanne le tient pour un lourdaud qui dort mal à propos et perdra, par sa faute, les biens qu’il était venu chercher, de grands biens, peut-être : des rubans, des gâteaux et des fleurs. Elle loue Gringalet de son zèle à conquérir ces trésors magnifiques.

Les épreuves, je l’ai dit, sont terribles. Il faut affronter un crocodile et tuer le Diable. Je dis à Suzanne :

— Mam’selle Suzon, voilà le Diable !

Elle me répond :

— Ça, c’est un nègre !

Cette réponse, empreinte de rationalisme, me désespère. Mais moi, qui sais à quoi m’en tenir, j’assiste avec intérêt à la lutte du Diable et de Gringalet. Lutte terrible qui finit par la mort du Diable. Gringalet a tué le Diable !

Franchement, ce n’est pas ce qu’il a fait de mieux, et je comprends que les spectateurs plus spiritualistes que mam’selle Suzon restent froids et même un peu effrayés. Le Diable mort, adieu le péché ! Peut-être la beauté, cette alliée du Diable, s’en ira-t-elle avec lui ! peut-être ne verrons-nous plus les fleurs dont on s’enivre et les yeux dont on meurt ! Alors que deviendrons-nous en ce monde ? Nous restera-t-il même la ressource d’être vertueux ? J’en doute. Gringalet n’a pas assez considéré que le mal est nécessaire au bien, comme l’ombre à la lumière ; que la vertu est toute dans l’effort et que, si l’on n’a plus de diable à combattre, les saints seront aussi désœuvrés que les pécheurs. On s’ennuiera mortellement. Je vous dis qu’en tuant le Diable, Gringalet a commis une grave imprudence.

Polichinelle est venu nous faire la révérence, la toile est tombée, les petits garçons et les petites filles s’en sont allés, et je reste plongé dans mes réflexions. Mam’selle Suzon, qui me voit songeur, me croit triste. Elle a communément cette idée que les gens qui réfléchissent sont des malheureux. C’est avec une pitié délicate qu’elle me prend la main et me demande pourquoi j’ai du chagrin.

Je lui avoue que je suis fâché que Gringalet ait tué le Diable.

Alors elle me passe ses petits bras autour du cou et, approchant ses lèvres de mon oreille :

— Je vais te dire une chose : Gringalet a tué le nègre, mais il ne l’a pas tué pour de bon.

Cette parole me rassure ; je me dis que le Diable n’est pas mort, et nous partons contents.