Le Livre de raison/01

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Joseph de Pesquidoux
Le Livre de raison
Revue des Deux Mondes7e période, tome 8 (p. 417-430).

LE LIVRE DE RAISON

Je le continue après plus de cent ans. Le dernier feuillet date de 1820. Il est de la main d’un arrière-grand-parent, ancien officier de voltigeurs qui, au retour de l’Épopée, déjà dans son âge mûr, en sa qualité de cadet, avait pris chez son frère aîné dans la vieille maison paternelle son dernier billet de logement. Dans la France d’autrefois, les fils puinés restés célibataires, qui n’avaient point fait fortune, revenaient au foyer familial chercher asile. Le voltigeur apparut donc un soir sans s’annoncer, après avoir passé dix ans pour mort. Il embrassa son frère, s’inclina devant sa belle-sœur, visita la chambre qu’il allait occuper, ouvrit sa serviette, soupa, et puis tira sa chaise au coin du feu et, poussant ses pieds vers les chenets, commença tout de suite pour ses neveux l’histoire de ses campagnes. Il devait la reprendre bien souvent depuis, assis devant l’âtre, comme fasciné par l’ombre immortelle du Héros.

C’était un homme de stature moyenne, dru de muscles, énergique, infatigable, avec des traits mats, aquilins, animés d’yeux ardents gris bleus qui regardaient en face, attentivement, comme sur le champ de bataille. Il disait volontiers de lui : « Je suis le type du fantassin français. » Au moral, instruit, lettré, amant de l’antiquité, lecteur impénitent d’Horace, et se piquant d’art, de musique surtout. Il jouait du violon avec méthode et sentiment, il possédait un son émouvant. Il avait enfin souci d’élégance sans affectation, en particulier les dimanches et fêtes où il restait fidèle à l’habit gros bleu à boutons de cuivre. Il passait pour courtois avec les hommes quoique distant et, bien que revenu des choses de la chair, sinon du cœur, pour galant avec les femmes. De sa vie agitée, risquée aux quatre bouts de l’Europe, il ne gardait qu’une maigre pension, sa croix, et un harnois de combat composé de toute sorte de buffleteries et d’armes. Il faisait deux parts de sa pension. Il donnait l’une, la plus importante, à son aîné, en compensation du lit, du couvert, du feu et de la chandelle, balance au reste toute à son profit, et il gardait l’autre pour se vêtir et pour bourrer sa pipe.

Comme il avait partagé sa pension, il partagea son existence. Il s’adonna à la chasse et à l’agriculture. Peu à peu, avec le besoin de commander dont il ne pouvait se départir, pris à manier la troupe, il se substitua à son frère dans la conduite des équipes, l’agencement et la surveillance des travaux, l’emploi des gens et des bêtes, s’effaçant toutefois devant le chef de la maison lorsque celui-ci agissait en maître : dans la direction générale du bien, les débats d’affaires au cours des foires, les ventes à domicile, le règlement des salaires. Même, les jours de presse, il se plaisait à mettre la main à l’outil. Et, d’avoir traversé tant de pays, abordé tant de peuples jaloux ou hostiles, erré de nations en nations sans jamais se fixer ni s’attacher, il portait au coin de terre où il était né, où il mourrait, où tous les siens se succédaient, un amour passionné comme pour une créature. À l’époque des grands travaux, quand les heures sont trop courtes pour vaquer aux soins du domaine, il ne s’accordait ni retard, ni repos, il ne se délassait seulement qu’un moment le soir avec son violon, que l’on entendait frémir dans l’ombre… Et cependant, l’autre goût, celui de la chasse, le tenait aussi fortement. Les grains semés, la vigne taillée, la fenaison ou la moisson faite, la vendange coulée, il empoignait son fusil, sifflait ses chiens et battait le pays. Il possédait des chiens bleus de Gascogne, renommés pour leur gorge sonore, qui réjouissaient son oreille de leur musique ardente. Il forçait le sanglier, le renard et le lièvre ; il traquait les blaireaux en maraude, au clair de lune ; et lorsque des froids inusités faisaient remonter chez nous les loups de la Bigorre, il les attaquait à grand aboi. Il dédaignait un peu la plume. La bécasse seule l’intéressait : elle exige un coup d’œil sûr et prompt. En mars toutefois, à l’époque où les palombes reviennent d’Afrique, annonçant l’afflux des sèves, il les capturait, au filet. Bon ou mauvais temps n’existait point pour lui. La neige, le vent, la pluie étaient ses vieilles connaissances. Il partait, de gros souliers ferrés aux pieds, le béret sur le chef, couvert de laine épaisse, venue des brebis de son frère, et d’où l’on tirait tout : guêtres, culotte, gilet, habit… On conte que certains jours, criblé d’averses, l’hiver, il revenait ruisselant, trempé comme une éponge. On le repoussait dès le seuil.

Alors il contournait la maison, il gagnait la cuisine, et là, pour se sécher et pour se réchauffer, il s’asseyait sur la boîte à sel, sous le manteau de la cheminée, dans la flamme presque. Il s’y endormait. Et bientôt sous la force du feu, un brouillard, une buée s’élevait de ses jambes, de ses flancs, de ses bras, de toute cette masse laineuse gonflée d’eau, et l’entourait d’une vapeur continue, derrière laquelle il paraissait trembler. « Il fumait comme une charbonnière. » Et les gens souriaient sans souffler mot, et les chiens que l’on écartait les trouvant trop crottés, allongés dans la pièce, le regardaient avec envie tenir « lou cournè, » le coin de l’âtre. Et les petits poulets premiers-nés de l’année, que l’on élevait près du foyer à cause du froid, dans des fonds de paniers garnis de duvet, qui sont curieux, hardis et entreprenants au possible, étonnés de cette brume où les éclats du feu jouaient, sortaient un à un de leur gîte et, sautant de la chaise proche sur la boîte, de la boîte sur le dormeur, assiégeaient ses genoux et s’y installaient, à la façon dont ils envahissaient les bancs autour de la grand table. Ils s’y groupaient et, enveloppés de cette vapeur tiède, ravis apparemment de la chaleur vivante qui se dégageait sous leurs pattes, le long des jambes de l’homme, pareille à celle de l’aile maternelle, ils se blottissaient les uns contre les autres en pépiant doucement de plaisir, et s’endormaient aussi…

Je n’ai point dit, je crois, le nom de ce grand-parent. Il s’appelait Jean de Heugarolles, du nom d’une terre donnée jadis à un fils, sise au-dessus de la forêt de l’Aveyron où sourd une fontaine de Saint-Jean souveraine contre les rhumatismes. Une sorte de castel, écroulé aujourd’hui, occupait le centre du domaine. Il contenait une salle de dimensions inusitées, aux ouvertures profondes comme des stalles dans des murs en pierres taillées, aux voûtes en maçonnerie, au carrelage cimenté, dont je dirai quelque jour l’histoire. Les hiboux maintenant hantent seuls ses arcs rompus, et s’appellent les uns les autres durant la nuit… Travailler le bien, fouetter ses chiens, faire chanter son instrument ou lire Horace, là n’était point toute l’occupation de ce cadet. Il tenait encore, il rédigeait « le Livre de Raison. » Nos pères désignaient sous ce mot le journal de famille, mi-agenda, mi-mémorial où, à côté des comptes hebdomadaires et mensuels, paie des ouvriers, ventes et achats, dépenses de la maison, on lisait le relevé des faits saillants intéressant le domaine, au sujet du bétail, des travaux effectués, des exploitations projetées ; comme aussi l’exposé des améliorations obtenues et des expériences poursuivies ; comme enfin le récit des événements domestiques : naissances, mariages, morts, sans parler des surprises de la vie. Il contenait souvent une autre partie encore, toute intime, toute d’avertissements des pères à leurs fils, à l’aîné surtout en qui s’incarnait la tradition, de conseils qui traitaient des préoccupations matérielles et morales de l’homme à la tête d’une maison, et s’inspiraient à la fois de méthodes de culture et de principes de conduite. C’était comme autant de jalons plantés sur le chemin parcouru pour indiquer le sens de la marche depuis l’origine, pour inculquer l’instinct de prévoyance et l’idée de suite, aiguiller la race vers l’avenir. Celle-ci progressait ainsi sur un bien sagement administré, dans une maison « gouvernée » soigneusement, à l’abri d’un toit respecté, dans une atmosphère où se respiraient l’économie, l’ordre, la tempérance, la chasteté, qui seules mènent loin les lignées… Je sais tel feuillet sur la foi en la Providence qui n’a pu être écrit que dans le silence de toute autre pensée, seul à seul avec son espérance, au soir de la vie, alors que l’on entend avec l’oreille de l’âme les morts de votre sang vous appeler…

En remontant parmi les pages, en dehors de ces notes émouvantes, on rencontre des détails d’administration et d’organisation, d’enfantement quotidien, où le souci du sol est si constant et profond qu’il en devient évocateur. Et l’on voit l’aménagement d’un jardin potager, dont le tracé se dessine de jour en jour, avec les allées à angle droit divisant les planches ; les arbres fruitiers en ligne au milieu des carreaux ; les bordures de buis où les soirs d’orage, l’été, on ira chercher des escargots à la lueur des lanternes ; et la charmille, en marge de la pièce, vers le couchant, plantée de petits pieds arrachés dans le bois, que l’on dirigera en tonnelle continue appelée « cabinet de verdure, » lieu futur de causeries à l’ombre, autour de la tasse de café ; et les buissons de rosiers, les touffes de giroflées et les faisceaux de lys pour diaprer et pour embaumer l’enclos.

On voit le défrichement de landes communales achetées aux confins du bien. Marché à la convenance de tous : de la municipalité heureuse d’écouler de maigres terrains à fin de vaine pâture ou de limite, du propriétaire satisfait d’arrondir l’héritage, de faire tache d’huile sur le pays, d’obtenir par là peut-être droit de pigeonnier. On accordait ce droit aux vieux possédants, vivant noblement sur le sol, et dont les terres étaient assez vastes pour donner pâture à des pigeons, qui volent loin, sans dommage pour le voisin. Ce défrichement était rude, alors que l’on ne connaissait pas le coutre puissant d’Avignon où l’on attelle trois paires de bœufs, et que, les tauzins arrachés, les tertres nivelés, la thuie coupée ras, il fallait défoncer l’étendue are par are à la pioche. On appelait ces chantiers en patois « lou chartic, » mot dont la signification profonde indique l’effort à déployer pour venir à bout des choses enracinées. La terre s’ouvre bien sous la sueur, sous le souffle haletant de l’homme !… Plus loin on assiste au déblaiement d’une marnière, derrière les arbustes et les rejets de toute essence, sous son manteau d’osmondes, d’aubépines et de houx. On découvre la veine chargée de chaux, précieuse pour amender et réchauffer les terres froides, pour les « réparer. » Engrais à longue action, apporté sans bourse délier aux sillons, est-il dit, sans perte de temps, le travail se poursuivant durant les jours « morts, » dans l’intervalle des soins de saison donnés au domaine. Mais l’on entre dans « le parc. » Le terme a une double acception. Le parc est à la fois l’étable et la cour à fumier. C’est là que le bœuf meugle en tirant sur sa chaîne, que le coq chante en grattant les détritus. On y apprend le roulement, le rapport, les mutations des bêtes. On y est mis au courant de leur caractère et de leur tempérament, de leur aptitude au travail et à la reproduction, de leur condition. Même on relève leur aspect, l’aisance de leur allure et la beauté de leur ligne, signes d’équilibre musculaire. J’ai appris là une particularité dans l’emploi de la laine récoltée et filée à la maison. Non seulement on en tirait les vêtements courants et certaines jupes, certaines capes de femmes, plus fines, rayées rouge et gros bleu, d’un effet charmant, mais encore on en tissait pour les hommes une étoffe de choix, souple et chaude, légère, nommée « cazeheyt, » proprement : « fait chez soi, » où l’on coupait leur habit de mariage et d’enterrement. Les noces finies, on le mettait de côté, toute la vie, pour servir une dernière fois dans le tombeau. Quelle signification prenait cet humble vêtement associé à deux grands moments de l’existence : celui où l’on promet et reçoit l’amour, celui où l’on rend son âme !…

Enfin, voici les contrats liant le maître envers ses ouvriers et ses métayers, et ceux-ci envers lui. J’indique tout de suite qu’il y a une différence essentielle entre ceux qui concernent les ouvriers, salariés à l’année, et ceux qui regardent les métayers, véritables associés, vivant de père en fils dans la familiarité du maître. À l’alinéa ouvriers ou « brassiers, » toute une réglementation d’heures de travail est établie. Nous y recourons encore. Elle suit, le long de l’année, la croissance et la décroissance de l’astre, avec des dates fixes, jours de fêtes de saints souvent, comme point d’avance ou de recul du temps de présence. La journée s’étire de 8 heures en hiver à 12 et 13 en été. Chose curieuse, non seulement le moment, mais encore la durée des repas et leur nombre sont arrêtés. À partir du 15 mars, par exemple, on déjeune à 8 heures, et l’on a trois quarts d’heure ; à partir du 4 mai, une heure ; et, pour le goûter, à ce même mois, trois quarts d’heure à 4 heures et demie, tandis qu’en septembre on ne goûte plus. Et de même, je veux dire même réglementation, pour le dîner. Cela était fondé sur la peine que prenait l’ouvrier, sur la sueur qu’il versait, afin qu’il trouvât, par le repos et la nourriture, une réfection proportionnelle. L’homme en ce temps semble plus près de l’homme… Les contrats signés avec les métayers prenaient le nom, solennel presque, « d’actes de bourdalerie, » de « bourdalé, » métayer. Ils sont l’énumération minutieuse des droits et des devoirs réciproques du bailleur et du preneur dans l’exploitation de la terre dont ils vivent. La liste en est plus complète que de nos jours, révélant une connaissance réfléchie du fond humain. L’esprit qui l’a dictée s’y fait jour dès les premières phrases. Le métayer s’engage à travailler le bien « en bon père de famille, » et le maître, à côté, à ne point le laisser « pâtir de pain, » soit pour cause de fléau, soit pour cause indépendante de sa volonté. Cette promesse de labeur consciencieux d’une part, de secours bien entendu de l’autre, confère à ces engagements je ne sais quelle probité, quelle dignité absente trop souvent de ceux que nous signons.

Ainsi, au cours du temps, se composait le Livre de Raison, manuel agricole, code moral à l’usage des familles, qui marquait les étapes vers le but poursuivi : la pérennité du nom. Longtemps il fut tenu, apportant dans les moments difficiles une solution parfois, un exemple souvent, un réconfort toujours. J’ai lu, j’ai médité ces vieux papiers, j’y ai puisé, j’y puiserai encore, persuadé que tout aux champs vient de loin, est affaire d’expérience et de tradition vivifiées par les conceptions nouvelles, certain que nombre d’us et de coutumes dont nous avons ri étaient l’aboutissement d’observations séculaires, et que la plupart des échecs subis sont dus à l’ignorance ou au mépris des avertissements transmis. Je ne citerai qu’un fait. Nos pères avaient dit que tous les terrains ne portaient pas sûrement le cep, et chacun d’eux chez lui avait désigné ce sol impropre. Nous passâmes outre presque tous. Confiants en des sèves étrangères puisées au torrent américain, alléchés par le rendement des racinés-greffés, des directs, des hybrides, nous avons planté de la vigne partout, hormis sur nos toits. Là même où nos pères avaient élevé des doutes, fait leurs réserves, le travail nous est resté pour compte. Un de mes vieux métayers a l’habitude de répéter : « Il ne faut pas essayer de faire tenir un pailler sur sa pointe : » c’est-à-dire d’élever quoi que ce soit ici-bas sans assises ; quoi que ce soit, surtout une fortune foncière. En ajoutant des feuillets au livre de Jean de Heugarolles, je n’ai d’autre ambition que de poursuivre et de planter un jalon.


I. — COUPE DE TAILLIS
Janvier 1922.

J’ai mis la hache, cet hiver, dans mon taillis du Lémou, d’une contenance de quatre hectares. Je l’exploite tardivement. Ce n’est point un exemple à suivre. Il a vingt-cinq ou vingt-six ans : cinq de trop. Dans nos terres argilo-marneuses ou siliceuses, profondes, grasses et chaudes, baignées en sous-sol de nappes et de bassins alimentés par les sources ou les pluies, le bois monte vite, et les coupes sont mûres à l’ordinaire au bout d’un lustre. Au delà de vingt ans, le taillis perd, en ce sens qu’il se gêne, ne s’étoffe plus, occupe la souche sans profit, retarde le renouvellement des brins. Enfin, toute tête qui n’est point rafraîchie à temps par la taille se fatigue. Je n’ai pu faire autrement. L’inquiétude générale a gagné nos marchés. L’écoulement de ce qui n’est pas denrée alimentaire est difficile.

Je verrai pour la troisième fois exploiter ce coin de terre. C’est un plateau légèrement renflé, orienté vers l’Est, qui descend en pentes rapides de tous côtés, sauf au couchant où il continue le relief du sol environnant. Je l’ai connu d’abord en futaie de hêtres, puis en taillis comme aujourd’hui. Les hêtres se pressaient là comme un peuple. Tout un peuple debout, fait d’arbres magnifiques, aux troncs lisses, marbrés de blanc et de vert, de la stature et du volume de fûts de temples, immobiles comme eux, portant à hauteur de voûte des plafonds plats de branches enchevêtrées, dont une ombre froide tombait en averse muette. C’était dans la direction du plateau, au milieu, qu’ils se montraient le plus imposants. Face à face, laissant entre eux une allée large de plusieurs mètres, ils régnaient sur deux rangs prolongés. Route herbeuse unique, avec ses colonnades vives que l’on voyait de loin mener vers l’étendue ouverte irradiée de jour. Enfant, j’appelais cette voie végétale : le chemin de lumière. Il y avait là, pour moi, dans cette futaie, des enchantements sans pareils. Levers et couchers d’astres, le matin, le soir, à la nuit ; jeux d’ombres et de rayons sur ces piliers polis, sous ces nefs épaisses, qui leur donnaient un visage de monument ; rumeur ou gémissement du vent rompu et tamisé par les cimes, parmi un ruissellement continu de sons ; voix des choses, des bêtes, de l’homme proche qui s’y répandaient en échos ; sanglot cristallin d’une source, tombant dans sa coupe d’argile ; frémissements du sous-bois au passage d’un gibier ; cri aigu d’un martin-pêcheur, niché au bord de l’eau, qui se levait soudain et fuyait, éclair bleu dans l’ombre verte ; tout était émerveillement journalier… Je passais là mes jours libres. J’y comptais des gîtes et des demeures, à la façon des animaux et des hommes, j’y traînais des pièges et des armes de bois, j’y vivais des histoires sans fin d’Indiens… Mais rien ne dure… Un soir d’automne, mon père, qui aimait à revenir de sa promenade à cheval par le chemin de lumière, nous dit : « Ma vieille futaie se couronne toute ; il va falloir l’abattre. » Les arbres qui se couronnent sont ceux dont les cimes et les racines sèchent. Tandis que leurs pieds s’ossifient pour ainsi dire, leurs têtes se ceignent d’un bandeau de branches mortes, cercle pâle qui reluit au soleil. Les hêtres séculaires se glaçaient à la fois par la souche et par le faîte. On fit venir des bûcherons de la montagne. Ils arrivèrent, grands, osseux, rasés, voûtés un peu comme ceux qui ont l’habitude de travailler courbés, armés de cognées en forme de coins, d’un fil ardent au possible. Ils portaient un vêtement de rechange, deux paires de sabots, en cas d’en briser accidentellement, d’un choc d’outil, et des couvertures pliées pour jeter sur leur dos les jours de pluie. On leur donnait le vivre et le couvert. J’entendis la chute du premier arbre, le lendemain, à l’aube. Il s’écroula dans un mugissement, en écrasant le sous-bois autour de lui. Et puis je partis en voyage. Au retour, « à la prime, » au printemps, le plateau, les pentes, tout était nu. Les arbres, les troncs, sains encore, chargés un à un sur des essieux découplés, avaient été enlevés pour servir de pilotis, — le hêtre immergé devenant indestructible, — les maitresses-branches pour être débitées en limons, en brancards, en pilons et en jantes. Rien ne vivait plus de ce monde sonore et mouvant ; la source seule ruisselait toujours, ceinte d’une bordure de violettes nouvelles…

Mes souvenirs m’entraînent… Avant de commencer la coupe d’un taillis, on nettoie le terrain au croissant. Mille parasites l’encombrent, ronces, thuie, genêts et houx, brins de toute essence, inutilisables pour quoi que ce soit. On prend cette mesure par raison d’évaluation d’abord, de célérité dans le travail ensuite. On estime mal les perches masquées par ces broutilles ou mêlées à elles ; on perd du temps à les couper à la fois au fur et à mesure qu’on les atteint, à lâcher la hache pour saisir le croissant, ou inversement, en cessant d’abattre afin de nettoyer, au lieu de continuer sans arrêt une même besogne. Le sol propre, on désigne et on marque les baliveaux : un par are, ou deux, s’il se peut. Ce sont les sujets de la futaie future, comme une sorte de pépinière en place, assolée dès le premier bourgeon. On les choisit en conséquence : francs de pied, seuls sur leur racine, droits, élancés, d’un jet, de peau fine, lisse et pure, graduellement effilés. On conserve d’abord les chênes et les châtaigniers, ensuite les ormes et les charmes. Les hêtres sont à évincer. Le taillis languit à leur ombre, trop épaisse et trop froide. Tout cela terminé, les ouvriers entrent dans le taillis pour le « coucher. » Il y a un sens de coupe, ou plutôt de chute. Tout le bois doit tomber dans la même direction, comme si l’on faisait une jonchée. L’élagage en est plus rapide. La pièce entière abattue, l’on commence à ébrancher et à épointer à l’une des extrémités du chantier, et l’on finit à l’autre, sans quitter le fil, le long de chaque perche. On va devant soi, on « descend » sans perdre un pas. Derrière, les souches restent, bossuant le terrain, sectionnées presque à fleur de tronc, les tiges étant coupées à angle droit, par larges entailles nettes, de forme légèrement convexe, afin d’obtenir le glissement de la pluie sur la plaie. Bien entendu, on n’emploie jamais la scie. Les dents de l’instrument déchirent la fibre, obstruent de poussière de bois les canaux où monte la sève, et retardent ou contrarient son jaillissement. Ces moignons, suivant l’essence, sous l’action de l’air, offrent des colorations différentes. Il en est de veinés et de sanguinolents qui prennent des tons de chair blessée.

Le bois élagué, épointé, on le débite selon l’usage qu’on en veut faire. Le chêne en pièces de charpente légère, en bûches et en rondins ; le châtaignier en chevrons, en douves de futaille, en piquets de vignes ; et quelques sujets pour « mâts » de pailler ; et les branches des deux en « faissonnats » ou fagots. Il est des acheteurs pour chaque catégorie. Vendre en bloc au même individu est une mauvaise opération. De plus, il faut savoir ce qu’on écoule, la qualité en entraînant le prix. Telle pièce est plus ou moins serrée de grain, tel piquet plus ou moins nourri en cœur. Les vignerons, par exemple, attachent une juste importance à cette densité. Les pointes de châtaignier sont utilisées par les jardiniers et les forgerons. Les plus branchues servent à ramer les petits pois, les autres à chauffer les fers pour roues. Tout le monde a vu ramer des pois, sinon chauffer des cercles. On pose ceux-ci à terre, les uns sur les autres, on les couvre de ces ramilles, on y met le feu. Le métal rougit et se dilate. On le saisit avec des pinces, on l’applique autour de la roue. Et tout de suite on l’inonde d’eau. Il siffle, fume, refroidit, se contracte, étreint à fond les jantes qui craquent en se serrant sur elles-mêmes. Puis tout se tait. C’est ajusté. Ces pointes ont une flamme vive, ardente, pétillante, d’un éclat intense… Je connais un atelier situé sur une côte, à l’entrée des pignadas landais, où ce brasier palpite encore souvent au crépuscule. On le voit tomber, se ranimer, jeter de courtes lueurs, osciller un moment sur la ligne immense d’ombre sortie de la forêt. On dirait un œil qui clignote, un œil énorme et enflammé, tout brûlant, dont l’aspect est tel qu’il fait hésiter au loin les passants, et que les chiens, arc-boutés sur leurs pattes, la queue en cercle sous le ventre, hurlent à la mort en le fixant.

La dimension donnée au bois pour la vente varie avec chaque pays. Chez nous on scie des bûches et des rondins d’un mètre, et des piquets d’un mètre 20. Les faissonnats sont débités à 2 mètres de long et à 1 m. 20 de tour. Comme ils sont achetés par les boulangers pour leur four, on a l’habitude de mêler à chaque fagot deux ou trois bûches. Celles-ci, une fois les branches consumées, continuent à brûler et maintiennent dans le four la chaleur nécessaire à cuire le pain. Les faissonnats sont façonnés dans des « moules », appareils rudimentaires composés de deux traverses accouplées où, à distance calculée, face à face, sont fichées quatre hautes et fortes chevilles. Les branches sont couchées là-dessus, empilées entre les chevilles, dans le sens transversal, jusqu’à ce qu’elles atteignent le volume demandé. Elles reposent aussi sur des liens de bois tordu, à plat contre le sol, que l’on rabat et que l’on noue sur elles. Et le fagot est fini. Tout bois et de tout âge n’est point susceptible de faire, sans se casser, ces sortes de cordes. On choisit des rejets de deux ans, hauts d’un mètre 50 au moins, soit de chêne, de noisetier, de saule, soit d’une essence blanche.

On les ramasse un peu à l’avance, afin que, durcis, ils résistent mieux à la torsion fortement imprimée sous le pied. Tout cela terminé, le bois est disposé pour la vente ; en « toises » de quatre mètres cubes s’il s’agit de bûches et de rondins, en « cordes, » s’il s’agit de piquets. Une corde en contient mille. Pour les faissonnats, on les dresse par vingt, la charge d’un char, le long des baliveaux. La marchandise « montre » ainsi « ce qu’elle est, » et de plus s’aère, se sèche lentement. On paie 20 francs de façon la toise, 50 la corde, 10 le char. On écoule en ce moment les bûches à 60 francs, les piquets à 150, les fagots à 20. Les quelques pièces légères du lot font l’objet d’un marché à débattre… Ici, je ne puis passer sous silence, au risque d’être moqué, l’action de la lune sur les liens et sur les pousses… Il faut se garder de couper ces liens avec la nouvelle lune, s’ils sont de chêne, et s’ils sont de noisetier, de saule, de bois blanc, avec la lune faite, ancienne. Ils ne se laissent point tordre, ils rompent infailliblement. Donc, couper ceux-ci pendant le premier quartier, ceux-là après. Mais des liens se remplacent ; il n’en va point de même pour les pousses. Et des pousses mal orientées en naissant le restent toute leur crue. Bien entendu, leur force, leur épaisseur, leur valeur pâtissent grandement de ce mauvais départ. Or, toute souche rasée avec la nouvelle lune n’émet que des pousses horizontales. Aucune tige droite, perpendiculaire, n’en saurait jaillir. En conséquence, il est capital de ne point commencer l’abattage avec la lune neuve, comme de l’interrompre au moment de chaque renaissance, d’attendre que l’astre soit franchement « passé » au moins par le premier lundi ou vendredi. Les rejets à peine nés en effet fléchissent : tissu herbacé encore, fragile, inconsistant au possible. Ils se couchent, fuient parallèlement au sol, comme s’ils voulaient échapper, se soustraire à une influence maligne. Et lorsqu’ils se lignifient, mettent des feuilles, celles-ci sortent chétives, décolorées, privées pour toujours de ce beau ton vert-sombre des rameaux séveux. Quelques-unes tournent au gris-argent, pareilles à des flocons de laine abandonnées là par un troupeau errant. À travers tout le firmament, le rayon de la planète pèse sur ces ramures, le rayon dévorant qui ronge les pierres exposées au Levant…

Le taillis sera tout entier par terre en avril, avant la pousse, de crainte de la retarder. Les hommes travaillent du matin au soir. Tout de suite, en débutant, ils ont attaqué la pièce derrière un pli de terrain, à l’abri du vent d’Ouest, vent de la pluie chez nous. Ils ont laissé là le premier baliveau, façonné là les premiers faissonnats, et bâti avec eux une hutte, en les appuyant contre l’arbre, comme pour la vente. Et, afin de rendre étanche ce toit, ils ont garni les interstices des branches de thuie-fine et de fougères, agencé un chaume où le jour filtre à peine. Ce petit enclos est leur réduit. Ils y dînent à midi, assis par les beaux jours sur le revers du relief, et, s’il pleut, sous la hutte. Ils s’y réfugient en cas d’averses persistantes, ils y allument de petits feux pour cuire un œuf sous la cendre.

À l’ordinaire ils mangent froid et gras. C’est l’époque où dans les maisons on a saigné les oies et « pelé » le cochon. Lorsqu’ils arrivent le matin, sous leurs effets de droguet de la Bigorre, sabots aux pieds, besace aux reins, celle-ci est rebondie. On y trouve du boudin et de la saucisse, des débris succulents de pâtés de foie, un morceau de cuisse d’oie ou une tranche de filet de porc, et surtout des « graissillons, » sortes de rillettes, qui font consommer beaucoup de pain et boire sec. Ils emportent un litre de piquepoult par jour. Parfois ils s’accordent une douceur. C’est du raisiné, tiré d’un verre enveloppé de linge fin, confiture faite avec les fruits de leur jardin, cuit dans leur vin, du vin doux, et réduite, réduite, qui est un dessert tonique, et que l’on étend en couche sombre sur sa miche. Ainsi lestés, ils ne s’interrompent que peu. Ils travaillent rudement, au milieu des sifflements des perches qui s’abattent, parlant peu, attentifs, occupés seulement de leur besogne de peur d’accident. Ils ne paraissent ressentir ni fatigue ni ennui. À peine de loin en loin ils jettent un regard sur le soleil qui marque la fuite de la journée. La cadence de leurs coups de hache ne se ralentit point. Où que l’on erre aux environs, pour peu que le vent porte, on les entend marteler les échos, plus rares et moins sonores à mesure que la coupe s’élargit. Cette absence d’échos est le propre des terres nues. Sans y aller, on peut suivre de l’oreille le progrès du travail. Ce rude labeur aura pourtant une fin. Un soir, en rentrant, ils diront chez eux : « À demain « lou floc, » le bouquet. » Ils ont l’habitude ici, le chantier terminé, d’attacher un bouquet à la pointe du dernier baliveau, comme les charpentiers couronnent de fleurs le faîte de la toiture achevée. Le mot signifie aussi réjouissance au bois pour tous, demain. Leurs femmes et leurs enfants le gagnent avec eux. Ils y vont assister aux dernières façons, y voir monter le floc, et partager à midi le repas de ces hommes, leurs maris, leurs pères, de qui vient le pain quotidien. Cette fois, les femmes font la cuisine. Chacune apporte son plat. C’est un pique-nique en famille. L’enclos s’emplit de flammes ardentes, comme celles qui chauffent les cercles, et l’on entend se griller, crever et fumer les viandes et pétiller le bois. On entend surtout sauter les crêpes, l’entremets traditionnel. Des crêpes rondes et lourdes comme des disques, parfumées à la fleur d’oranger. On les arrose de café corsé « d’un doigt » d’Armagnac. Et la joie du moment, du repas pris en commun, du chantier mené à bien éclate sur toutes les faces. Et comme ici la race est musicienne, éprise de voix humaine, toujours une femme se lève et chante dans l’espace ouvert.

J’ai fait réserver quelques pieds de charmes en lisière du taillis, déjà respectés par mon père, quand les grands hêtres furent mis à bas. Là, souvent, sa journée de maître terminée, un de mes grands-oncles venait s’asseoir au soleil couchant, sur un banc de gazon.

Il avait perdu sa femme, perdu ses fils, il achevait la vie seul, et c’était l’heure où il pensait à eux, au moment où la nuit va venir. L’horizon, de cette place, est immense. Comme animées d’un mouvement de glissement, de contrée en contrée, les terres ont l’air de couler jusqu’aux Pyrénées qui occupent le fond lointain du pays. Frappées d’éclat de lumière sur les reliefs, zébrées de lignes d’ombre dans les ravins, étincelantes de neige rose ou pourpre jusqu’à fleur d’aiguilles, elles siègent d’une mer à l’autre, de la Méditerranée à l’Atlantique, avec leurs pics, leurs caps, leurs tours, leurs ports et leurs puys, le Néthou, la Maladetta, le Perdu, le Mordang, l’Ossau, l’Urdos, à 2 500, 3 000, 3 400 et 500 mètres d’altitude, et trouent ou entaillent à vif le bord bruni du ciel. Et des féeries jouent sur elles, à chaque déplacement de l’astre qui s’abîme. Le spectacle est mouvant, magnifique et serein. Empli de ses souvenirs, le vieillard assistait à la chute du jour. Il entendait fuir le bruit et gagner le silence. Un char roulait sur la route, un taureau mugissait au bord du pré, un métayer hélait son pâtre ; ou c’était le cri des femmes appelant la volaille, l’aboi d’un chien au flanc d’un troupeau de brebis, le ululement du premier hibou, le dernier soupir de la brise, et puis, tout à coup, quand les feuilles même se taisaient, le carillon argentin de l’Angelus joyeusement égrené dans le crépuscule. Cela seul apaisait son cœur douloureux, cette communion avec la terre des aïeux. Et lorsque son frère ou son neveu, venu le visiter, le surprenait immobile, perdu dans cette vue et dans ces harmonies rustiques, il mettait un doigt sur ses lèvres et murmurait : « Écoute, comme c’est beau !… »


Joseph de Pesquidoux.